Je pourrais réécrire ici le préambule de la note précédente : en lisant
divers articles de V. Descombes, je découvre d'autres façons d'approcher
certaines des questions que je souhaite traiter au cours de ces
"fragments". Dans "Le contrat social de Jürgen Habermas", une descente en flammes
publiée par "Le débat" en mars-avril 1999 (n°104), on trouve
la mise au point suivante :
“Habermas se réfère à Rawls : le propos
d'une "théorie de la justice" est de montrer qu'une société peut
trouver un état de stabilité en dépit du "pluralisme des visions du
monde". Il concède ceci : "[Rawls] a montré qu'une théorie normative de
la justice, telle qu'il la propose, peut se rattacher à une culture dans
laquelle les convictions fondamentales du libéralisme sont déjà, grâce à la
tradition et grâce à l'habitude, ancrées dans les pratiques quotidiennes et
dans les intuitions de chaque citoyen." Autrement dit, quand Rawls et
Habermas parlent de la société contemporaine pluraliste, ils n'ont pas en tête
des exemples de sociétés manifestement pluralistes comme la Chine ou l'Union
indienne. En réalité, le paradigme est fourni par les Etats-Unis. Le
pluralisme social qui intéresse les penseurs libéraux est donc celui de
sociétés dans lesquelles chaque citoyen a intériorisé les idéaux et les valeurs
du libéralisme. On ne saurait mieux dire que, si une société est pluraliste
dans le sens ici visé, c'est à la condition d'être en même temps fortement
intégrée par des valeurs communes, donc par une culture globale qui est commune
à tous.”
Ici prend place une note que je retranscris intégralement :
“Les auteurs qui
participent aux controverses contemporaines sur le "multiculturalisme"
tiennent en général pour acquis que la société américaine serait effectivement
une société porteuse de plusieurs cultures (les uns pour s'en féliciter au nom
de la liberté des minorités, les autres pour le déplorer au nom d'un idéal de civisme
républicain). Mais où trouvent-ils une pluralité culturelle aux Etats-Unis ? Le
fait est que ce n'est jamais là où un anthropologue aurait l'occasion
d'appliquer le terme (qui appartient à son vocabulaire savant) de différence
culturelle, par exemple dans la persistance d'une aire de culture amish en
Pennsylvanie ou d'une culture cajun en Louisiane. Les différences culturelles
qu'on mentionnera seront toujours comprises comme des "options"
offertes à l'individu : elles témoignent donc, à leur corps défendant, de la
puissance des valeurs individualistes dans la culture commune à la
quasi-totalité des citoyens américains.”
Fin de la note. Suivent des distinctions quant à la notion de pluralisme,
puis vient la conclusion :
“Le prix que nos contemporains attachent à
la possibilité d'une expression plurielle des opinions (individuelles)
suffirait à montrer que la société libérale moderne est, comme toute société,
intégrée par ses valeurs. Telle est, du moins, la thèse de la sociologie
durkheimienne. En revanche, la "théorie critique" - pour reprendre
l'opposition que faisait Herbert Marcuse entre sociologie et théorie critique
du social - estime que les sociétés ont été "durkheimiennes" dans le
passé, mais qu'elles le sont de moins en moins. Pour les héritiers de cette
théorie critique, d'accord sur ce point avec les philosophes qui croient que le
pluralisme libéral suppose la vérité de l'individualisme méthodologique en
sociologie, nous devons aujourd'hui concevoir un droit et une politique à
l'usage d'une société qui serait "pluraliste" quant à ses valeurs
ultimes.
“Il se trouve que le signalement offert de
la société libérale - signalement sur lequel Habermas s'accordait avec Rawls -
donne raison à la conception sociologique plutôt qu'à la théorie critique : la
différence entre les sociétés traditionnelles et la société libérale, c'est que
cette dernière est puissamment intégrée par les valeurs de l'individualisme, ce
qui lui permet de différencier la religion du politique et du droit. Elle peut
donc distinguer religion et citoyenneté (nationale). L'équivoque de la thèse
sur le pluralisme des "visions du monde" est donc la suivante :
puisque notre société accepte que les valeurs ultimes des individus ne
soient pas les mêmes (les uns pouvant être athées, les autres fidèles de telle
ou telle Eglise), on se figure que cela veut dire qu'il n'y a pas de valeurs sociales
ultimes, les mêmes pour tous. Il saute aux yeux que cette inférence est
invalide.”
On comprend
l'enjeu : accepter la notion de pluralisme sans examen, sous prétexte que nous
ne nous entretuons pas ou ne nous faisons pas jeter en prison à l'expression du
moindre désaccord entre nous ou avec l'Etat, peut revenir à accréditer l'idée
que la société libérale n'est pas justiciable, autant que les sociétés
traditionnelles, d'une analyse holiste (ou, ici, "durkheimienne").
C'est en fait prendre ses désirs, en tout cas ceux de Habermas et ceux des
promoteurs de la société libérale, pour des réalités, et donner trop de crédit au
discours que cette société tient sur elle-même - ou ne pas tirer toutes les
conséquences du fait qu'elle tient ce discours (Durkheim, lui, ne s'y était pas
laissé prendre. Mauss... ça dépendait des jours).
La suite de ce
raisonnement, tel que je le reformule, est connue des moralistes depuis Balzac
au moins : le transfert de croyance entre la noblesse réelle de
l'individualisme comme valeur (noblesse au moins au niveau de la notion
d'égalité des droits) et la réalité supposée effective, ici et maintenant, des
principes qui sous-tendent cet individualisme. D'où, sans même aborder les
questions de gouvernement et de politique, les moutons de Panurge de la
consommation, puis les mutins de Panurge, comme disait Muray, de la
"révolte", tous se croyant "personnels",
"indépendants", etc. N'y revenons pas. Finissons juste en signalant
qu'il n'y a rien d'illogique à ce que Habermas, qui vient du marxisme via
l'Ecole de Francfort, fasse le lien dans son oeuvre entre les erreurs
symétriques, quant à l'individualisme, du dit marxisme, et du libéralisme
moderne. Rien de nouveau sous le soleil...
Sur les mêmes sujets :
- j'ai évoqué Habermas et Rawls dans ma note sur Max Weber et la
modernité. Finalement, à lire l'article de V. Descombes, on en vient, contrairement
à ce que disait P. Ricoeur, à conjoindre ces trois auteurs, dans la
surestimation du conflit en société, sous l'angle tragique pour Weber, sous
l'angle du libéralisme rationnel comme seule issue à ce conflit pour les
Habermas et Rawls. Une autre fois peut-être...
- un exemple de consommation de mutin de Panurge est donné ici, section "On a mal au c...".