Réponse à M. Voyer, Première Partie (la vraie)


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Posted by Tomás Rosa Bueno on July 03, 1997 at 08:57:45 PM EDT:

Réponse à M. Voyer, première partie ( la vraie)

Chèr Monsieur:

Peut-être à cause de mon passé et de mon genre de vie, je suis, comme le dit l’ex-anonyme Abalain, un peu paranoïaque. J’insiste à ne voir qu’une série de phrases bien cousues qui vont du rien au déjà dit avec “beaucoup d’élégance et très peu de substance”, comme disait ma grande-mère, où il pourrait y avoir une idée profitable cachée entre tant de belles tournures de style. C’est bien vôtre style, Monsieur, ce sur quoi en grande mésure est batie vôtre réputation si rédoutable.

Je dois commencer cette réponse en faisant état de mon total desaccord avec vôtre bonne disposition pour ce site deborchiste. Que de mignons garçons anarchistes, surtout ces anarchistes américains si dégoutants dans leur bonne volonté démocratique et leur demi-mysticisme tolérant, veuillent se faire un chatroom pour avoir de belles phrases à dire dans ces fêtes de solidarité et de fund-raising qu’ils ont l’habitude de faire, c’est bien leur style. Et mieux encore si le sujet de conversation est à la mode et savant, avec une ou deux célébrités comme vous pour faire chic. Je n’ai pas la prétention d’être reconnu publiquement (ni en privé) comme un brave théoricien, et surtout pas dans l’espoir sot qu’un lecteur hypothétique dans un coin perdu de la planète puisse tirer profit de ma sagesse. Il vaut mieux choisir à qui l’on parle, et je n’en ai rien à foutre de ce que disait Proust de la conversation: celui qui voudra me parler saura où me trouver, comme je vous ai trouvé ici, tout solitaire parmi ces anarchistes gobleurs de bytes.

Depuis voilà plus d'un quart de siècle, dès que j’avais la mauvaise habitude de publier de longs articles sur la révolution dans des révues clandestines que personne ne lisait, je n’ai plus jamais publié que dix lignes à la fois, et c’est une violence d’avoir à vous répondre en profondeur et plutôt longuement ici, dans ce que je considère comme un rassemblement éléctronique d'imbéciles; mais j’ai cru que je ne pouvais vous laisser sans réponse. Pour ce qui est du reste des habitués de ce trou du cul d’anarchistes, ces rétardés peuvent très bien continuer à exiger, comme l’ont fait tant d’anonymes indignés, que je présente mes “contributions” au “débat". De ma part, ils n’auront que des insultes.

Justement à cause de ces conditions que vous niez, le négatif doit travailler en silence, jusqu’au jour où il aura quelque chose à dire. Il fera alors comme il a déjà fait maintes fois un fracas qui, à l’exemple des équations de Schrödinger, sera entendu sans peine dans tous les coins du monde. En attendant il faut bien s’amuser un peu, et chercher et trouver des imbéciles à insulter est pour moi une activité trés agréable.

(D’ailleurs, comme j’ai moi-même démontré ici bien plus qu’une fois de trop, l’instantaneité du langage binaire se prête avec trop d’aisance au mot irreflechi et à l’empressement dans la réponse, ce qui n’est jamais très convenable pour une conversation. Ce qui ne saurait arriver dans une vraie assemblée, où la presence en personne fait moderer un peu les impulses.)

Ceci dit, je peux comprendre qu’on puisse rever d’une telle agora branchée et j’ai moi-même cru pouvoir la trouver ici, au début, ce qui explique mes “public apologies”. Les raisons pour y être dont je vous croyait coupable étaient fausses, et je vous ai jugé en partie fondé sur cette idée érronée que je me faisait d’elles. Mais cette démocratie dont vous revez n’a aucun résultat pratique dans le monde et donc n’est pas démocratique, sauf si on appelle résultat pratique de la démocratie quand Little Billy arrive à se dénicher une belle petite brunette aux fesses rondes dans une fête parce-qu’il se coutoie avec vous dans son site. A part ça, ce chatroom ne saurait avoir un caractère publique quelconque, même avec beacoup de bonne volonté. C’est un club, et, comme tous les clubs, ceux qui le prennent suffisament au sérieux pour vouloir s’y associer sont tout de suite assimilés à ceux qui n’y sont que pour y être vus.

La seule possibilité de démocratie que je vois à l’Internet c’est qu’elle donne à tout un chacun l’opportunité et les moyens de parler au plus grand nombre de ceux qui voudront l’entendre. Mais il ne faut pas vouloir y faire des simulacres de boulème, où la seule motivation possible est celle de se voir répondre au plus vite par le plus grand nombre, de s’y voir reconnu, au pire sens du terme: la même volonté qui s’est si bien et si confortablement installée chez M. Debord vers sa deuxième et irréversible fin. Une vraie pathologie de la reconnaissance.

Vous avez raison au moins sur une chose, mon chèr M. Voyer: à cause de ce même genre de vie très peu stable dont je vous parlai au début — le mot “wandering” n’est pas gratuit — il n’y a rien dans ce monde que j’aime, sauf mes enfants et deux ou trois femmes qui se sont trouvées sur mon chemin. Donc, je ne suis jamais content, c’est vrai. Si vous me le reprochez, c’est peut-être parce-que, du moins occasionellement, vous arrivez à l’être, et je vous envie pour ça. Et, tout comme vous, je ne suis pas satisfait de vôtre “oeuvre”. Il est évident qu’elle ne vous a pas donnée de l’immunité contre ce qui vous arrive dernièrement, ce qui est beaucoup dire.

Mais passons à la substance.


Comme chacun peut le constater, vous dites n’importe quoi, et vous fondez vôtre argumentation sur ce qui vous semble plus convenable à chaque instant. Maintenant, selon vous, “pour Debord le concept de spectacle devait être celui de l’usage spectaculaire de la marchandise”, dans le sens de la notoire marchandise prestigieuse, comme la nouvelle cuisine que Mme. Levy achète pour faire enrager Mme. Sollers ou la nouvelle cuisine que le con sans sens de goût affirme aimer pour montrer qu’il est au courant des nouveautés. Surpris dans la tentative journaputiste de réduire le spectacle aux mass media, vous jouez maintenant au sous-vaneigemisme. Dans le cas de Vaneigem, qui a poussé ce concept à des extrémes ludicres dans son manuel de style, au fond le pauvre vieillard n’était qu’un barde de la construction de situations qui à la fin il a été écrasé par toutes les Rolls-Royce qu’il éssayait d’écarter de son chemin. Dans le cas des journaputes, c’est normal qu’ils essayent de réduire le monde à une place dont on suppose qu’ils sont les maîtres, ou au moins les grand-prêtres, et d’ailleurs c’est pour ça qu’ils sont payés. Dans le vôtre, même si j’essaye de l’éviter, il n’y a qu’un mot qui me vient à la tête: mauvaise foi. En réalité, ce sont deux mots, mais vous voyez ce que je veux dire.

La réduction du point de vue de son adversaire à quelque chose de risible ou de réfutation facile est un artifice pauvre, surtout quand cet adversaire, voilà plus de vingt ans, n’est plus là pour répondre. J’espère qu’on n’arrivera pas à dire de vous ce qui a été dit de quelqu’un d’autre il y a très longtemps: “Cette mauvaise foi délirante révèle assez bien la jalousie misérable qui ravage Front Noir. Et sa seule compensation est justement d’adopter, à l’échelle microscopique de son monologue, le langage même du pouvoir, qui dénonce ses adversaires sans dire exactement qui ils sont, et naturellement sans préciser leur véritable position”. Mais personne n’est ici pour défendre Debord, qui a très bien su se défendre lui-même avant d’avoir sa cervelle piclée en alcool.

On sait très bien, et vous êtes mieux placé que quiconque pour le savoir, que (1) Debord n’a jamais dit une pareille sottise; (2) même s’il l’avait dite, ça ne voudrait pas dire que le spectacle serait seulement l’usage spectaculaire des marchandises — rien ne pourrait nous empecher d’essayer d’améliorer une théorie si instigante(*); et (3) cet aspect “pyramide d’ignames” de la consommation n’est qu’une manifestation du coté pain et cirque du spectacle, où le pain prend la place du lion et viceversa, si l’on considère qu’un monde qui devient toujours plus rond il y a plus de quatre siècles puisse avoir des cotés — et l’élégance de vos ethnologismes ne change rien à cela. Très bien, c’est un atavisme d’époques plus heureuses et moins misérables, mais, et alors? On n’est pas ici pour parler de ce que ceci ou cela a été, mais de ce qui est et à quoi ça sert. Et la consommation spectaculaire est un phénomène du genre femme-barbue-chien-à-deux-têtes, très voyant et très bien sonnant dans les débats à la télé ou à la oueb, mais essentiellement secondaire, mineur, facile à comprendre et encore plus facile à répéter comme perroquet.


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(*) Même si on arrivait a me prouver que le concept de spectacle, chez Debord, chez vous et chez tous ceux qui remplissent la bouche pour en parler, est bien ce concept réduit et banal de mass media et de posséder des objets pour les montrer aux voisins, je serais forcé à admettre que tout continue, et que j’ai cru voir dans La société du spectacle une chose qui n’était pas là; et donc que je n’ai rien compris de toutes mes lectures. Et, redonc, c’est moi qui sait ce qu’il est, ce fameux spectacle. Veuillez vous addresser à moi la prochaine fois que vous voudrez en parler.

[Sous-note du 3 juillet]
C'est vous qui faites le malin, vous savez très bien ce qu’est le spectacle. Mais si vous tenez absolument à que je vous le dise quand même, voilà: le spectacle n’est rien d’autre chose que le discours de la marchandise, et ce discours est une encyclopédie. Le spectacle est ce qui nous parle à tout instant de tout ce qui existe, comme en d’autres temps Marco Polo nous parlait de ce qui existait en Chine. Sous les yeux de l’homme ébahi se déroule, sans qu’il y soit convié, l’humanité essentielle. Le spectacle moderne est le devenir monde de la marchandise, la substantialisation du monde; il est vraiment la religion materialisée. Comme Dieu autrefois, de nos jours le développement des rapports entre les marchandises médiatisés par les hommes ne laisse aucun endroit où le regard puisse se poser sans y rencontrer le spectacle à l’oeuvre.


Précisement.



M. Ripley s'amuse