Posted by observatoire de téléologie on March 29, 2001 at 01:26:27 PM EST:
2. A Omar Wisyam : comment construire une théorie à partir de quelques bonnes volontés
Vous voulez construire une théorie. Vous voulez fédérer les bonnes volontés du debord of directors. Nous sommes interpellés par cette démarche et nous allons expliquer en quoi.
On ne construit pas une théorie sur la présomption de volontés convergentes, c'est-à-dire ex nihilo. Une théorie est d'abord le constat d'une pratique, elle-même théorique ou non. Elle est ensuite une ouverture, un projet, un mode d'emploi ou un bâton de maréchal qui ne trouve son sens que lorsqu'on le jette au-delà de l'ennemi.
Nous avons bien regardé jusque dans les coins : il y a quelques bonnes volontés sur le debord of directors. Il y a des intérêts. Il y a des ambitions. Il y a beaucoup d'œillères. Dans ce public de faibles, parce que vaincus, la volonté la plus développée est de montrer qu'on n'est pas faible, qu'on n'a pas été vaincu.
Nous pensons que ce que vous voulez construire abstraitement est déjà là depuis deux ans, en chantier. C'est la téléologie moderne. Cette théorie n'est pas née d'une bonne volonté partagée, mais d'un moment historique. Elle est née de deux assauts, assez rapprochés dans le temps, contre la société dans laquelle nous sommes. C'est pourquoi elle est d'abord le constat de la révolution en Iran (au sens large) et de la vague d'émeutes qui a commencé dix ans après le début de cette première vague, toutes deux battues. En tant que théorie sur le contenu de ces deux vagues de révolte, en tant que théorie sur le monde donc, elle propose un projet sur le monde qui dépasse tous ceux qui sont là. C'est en ce sens qu'elle est le trait d'union entre ces défaites et l'assaut suivant. Elle contient ce passé et sa faiblesse est essentiellement de contenir la défaite et elle contient l'avenir. S'il y a de la victoire dans la téléologie moderne, c'est dans ce qu'elle tient de l'avenir.
Cette théorie a de vastes horizons et de nombreuses et complexes implications ; les conditions de son existence sont difficiles, justement parce que le mouvement dont elle est une forme de l'héritage négatif est battu. Elle est faible, comme le commun des pauvres sur le debord of directors. De ses fondements à ses principes, de ses auteurs à sa logique, de sa publicité à son secret, elle apparaît d'abord comme une somme de faiblesses incompréhensibles. Nous avons donc voulu confronter cette théorie de l'époque, cette théorie du monde, cette théorie de l'humanité, nous avons voulu la mettre en jeu pour combattre sa faiblesse, en prenant le risque que sa faiblesse ou l'ennemi la détruise. Mettre en jeu sa pensée construite, sa théorie du monde, quand on la sait insuffisante, est le courage nécessaire dont les révoltés des vingt dernières années ont manqué au moment où leur révolte leur ouvrait tout le possible ; et nous avons toujours pensé que c'était la véritable cause de leur défaite.
Une théorie de l'humanité est sans doute une construction positive. Mais elle est façonnée par le négatif, en particulier la téléologie moderne, parce que son fondement et c'est la seule chose qu'elle a voulu conserver de l'époque précédente est ce négatif, quoiqu'il ait été battu. Vous voyez que, bien que toute théorie soit une construction positive, c'est le négatif qui reste le vrai et seul moteur d'une théorie sur l'humanité. C'est pourquoi la confrontation est la seule façon dont une théorie peut apparaître. Nous ne sommes pas venus sur le debord of directors pour chercher les bonnes volontés, mais pour y trouver les mauvaises.
Lorsque nous sommes venus sur ce site, c'était un désert de la pensée. Quelques touristes déguisés en bédouins postsituationnistes, tapés et aveuglés par le soleil, y échangeaient de grossières politesses en bâillant bruyamment. Il y avait des semaines entières ou personne ne disait rien : c'était les moments les plus riches. Nous n'y sommes venus que pour tremper notre arme, et nous avons transformé ce désert en oasis d'une seule idée. Même s'il y a aujourd'hui une moyenne de dix interventions par jour, il n'y a toujours qu'une seule idée, mais c'est déjà énorme, la téléologie moderne.
Une théorie sur l'humanité se forge en ennemi de ce qui est là. La téléologie moderne a immédiatement été prise pour ennemie par tous ceux qui étaient là. En effet, si tout le monde pensait que le debord of directors était un désert de la pensée, tout le monde pensait : à l'exception de la mienne. Ce trou à rat était en effet un concentré de concurrents de l'héritage du négatif de la période précédant celle dont nous venons. Nous, qui arrivions l'arme à la main, savions que cet endroit balayé par le sirocco était un petit fortin expérimental, le poste le plus avancé des satisfaits qui se disaient insatisfaits de 1968. Nous avons commencé par montrer à tout ce petit peuple qu'il défend depuis trente ans le monde que nous combattons depuis vingt ans. Ils ne l'ont toujours pas compris et c'est logique, parce que leurs outils pour comprendre ne sont forgés qu'aux insuffisances inhérentes à leur retard. Mais ils l'ont senti, il faut dire que nous avions formulé notre attaque de manière que cette différence leur laisse l'impression que nous étions intolérables. C'est à corps défendant, et avec d'incessantes violences, que se construit une théorie sur l'humanité : pour trouver les points faibles de l'ennemi, il faut tout engager là où il se croit le plus fort ; puis faire la différence.
Nous avons fait vieillir tout ce qui se traînait là. Nous avons fait des debordistes une droite médiocre et guindée, qui essaie de draper sa vieillesse dans la dignité du voile, mais qui n'ose même plus prononcer le nom de son icône, Guy-Ernest de Gaulle. Nous avons fait d'un petit notable obscur et qui rongeait son ambition dans des rêveries d'un autre temps, Jean-Pierre Mitterrand, le chef de la majorité de la petite agglomération. C'est que ce personnage falot était le seul théoricien patenté de tout le fortin : fourbe, lâche, corrompu, il est bien un chef de parti de l'époque de la gauche au pouvoir. Regardez son petit peuple rose. C'est la bonne pensée du lieu, comme il y a une bonne pensée dans le monde, qui combat ce qui lui est extérieur avec les mêmes moyens que la bonne pensée de gauche : ricanements, falsifications, calomnies, mais jamais d'arguments ou alors seulement face à ceux qui ne sauront pas contredire leurs dogmes fétiches usés et réfutés. Le voyérisme est devenu ce qui ne critique pas, et dont tous les moyens sont mobilisés pour empêcher la critique. Les dogmes de cette idéologie sont comme l'anti-antisémitisme, l'antifascisme, la bonne économie et la démocratie dans le vaste monde : ils sont présentés comme la juste cause d'une minorité courageuse là où ils ont déjà gagné la majorité des ruminants silencieux sans en faire autre chose que du bétail. Cela aussi est notre œuvre. C'est nous qui avons acculé cette canaille à adopter publiquement les techniques du vieux monde, à révéler sa haine du négatif. C'est nous qui avons montré que là sont la tranquillité et la satisfaction, l'absence de projet, son goût pour la contemplation maniérée. Cette droite roide et cette gauche gauchie, c'est nous qui les avons disposées ainsi. C'est nous qui les avons acculés à mentir et à falsifier. Leur arrivisme et leur corruption, leur analogie avec le spectre politique traditionnel, ne sont pas innés, ils ne sont que le résultat de l'activité négative de notre théorie de l'époque. Une théorie nouvelle commence par fabriquer des conservateurs récents, c'est-à-dire des conservateurs qui sont sincèrement convaincus ne pas en être.
La téléologie moderne contient une exigence profonde, non vérifiée, des deux vagues de révolte dont elle est issue, que nos touristes bédouins de la droite debordiste ou de la gauche voyériste n'ont pas trouvée dans leurs prospectus : le désir et la volonté radicaux d'en finir avec ce qui est là, c'est-à-dire le désir d'en finir avec la racine même de ce qui est là. Nous avons appris fort peu des choses théoriques que nous pensions rencontrer pour affermir ou invalider la téléologie moderne en venant sur le debord of directors. Cela accuse évidemment notre naïveté : comment, Omar Wisyam, dans un endroit où la seule idée vient de nous, pourrions-nous en trouver une autre ? Il n'y a pas de génération spontanée des idées, comme nous le savons tous ; surtout en un lieu où il y a génération spontanée des bonnes volontés, comme nous le voyons tous. On ne critique pas une théorie, comme la nôtre, parce qu'on est théoricien ; on devient théoricien parce qu'on critique une théorie comme la nôtre. Or la critique ne se ramasse pas dans les théories, au mieux elle y laisse sa trace. Dans la mesure où il y a ici une théorie, elle ne peut pas être critiquée par ceux qui sont là, parce qu'une telle critique trouve sa profondeur dans l'histoire et dans les tripes, deux choses qui ne sont sur le debord of directors que par la téléologie moderne. Nous avons pris du temps à comprendre que si nous n'avons pas rencontré la critique là où nous avons exposé la théorie de notre temps, c'est parce que la trace de la critique, ici et maintenant, c'est elle.
Nous avons suscité la contradiction sous ses formes les plus conservatrices : le dénigrement, la calomnie, la haine déguisée en mépris pour dissimuler l'impuissance à critiquer. La téléologie moderne s'est affirmée par ses ennemis comme la théorie de la colère irréductible, du négatif qui ne peut pas se satisfaire de soi, comme le programme de l'émotion humaine contre ce qui est là. Nous n'avons pas favorisé la compréhension, c'est un des dangers qui sont inhérents à la seule façon de présenter une théorie de l'humanité qui soit ennemie de celles qui sont là, nous n'avons favorisé que la haine et la colère, et c'est un beau résultat pour cette théorie de l'époque, tant il est cohérent avec l'époque dont vient la téléologie moderne : ceux qui voudront aller au bout de cette haine et de cette colère deviendront téléologues si leur niveau d'exigence leur fait craindre davantage l'approbation que la réprobation, les autres seront des voyéristes ou des gaullistes, des debordistes ou des mitterrandistes. Voilà des fédérations de bonnes volontés.
Nous voulions vous dire que la téléologie moderne occupe le terrain que vous nous proposez d'occuper avec vous, sans nous signaler dans quel but et autour de quel projet. Ce qui veut dire que si vous voulez à notre époque construire une théorie qui a pour but de changer le monde, de deux choses l'une : soit vous voulez changer le monde dans le but de l'accomplir, et à ce moment-là votre théorie n'est rien d'autre que la téléologie moderne ; soit vous voulez attaquer et dépasser la téléologie moderne. Mais en aucun cas l'avenir, au contraire du passé, ne pourra plus contourner ou éviter cette théorie de l'avenir. Elle est en effet la principale trace des deux derniers moments d'histoire. Et elle est, par conséquent, la proposition du moment le plus profond de l'histoire, le moment où l'histoire s'accomplit.
Comme vous avez compris que nous refusons de recruter, nous avons compris que vous ne cherchez ni à nous rejoindre (encore que lorsque vous titrez en citation d'une de nos phrases, "La théorie est aussi la recherche de qui est juste" au lieu de ce qui est juste, on pourrait déduire de ce lapsus que vous êtes plus intéressé par la rencontre que par la théorie) ni à nous critiquer. Et vous commencez à comprendre que la frontière ici passe entre les téléologues et les autres, puisqu'il a suffi de votre neutralité bienveillante à notre égard pour mériter les insultes les plus grossières de nos ennemis. Soyez convaincus que vous ne pouvez pas à la fois discuter agréablement avec nous et avec une Obertopp, par exemple, que nous avons surpris publiquement en train de mentir pour nous diffamer.
Voici donc ce que nous proposons : fédérez toutes les bonnes volontés que vous avez cru pouvoir déceler ici, sans nous. Tant que la « théorie » que vous appelez de vos vœux ne nous falsifie ni ne nous calomnie nous n'interviendrons pas. Nous pensons que vous verrez, mieux encore par notre silence que par l'expression de vos alliés, que si une telle théorie devait s'élever à la critique, la téléologie moderne deviendrait, pour elle aussi, incontournable.