Une Enquête sur la nature
et les causes
de la misère des gens
Editions
Champ Libre 1976
I. L’ennemi a commencé
sa campagne de Russie.
1. Ce
monde est à la merci d’une idée.
2. Donner une forme publique aux
questions de publicité.
3. Nos ennemis les plus immédiats
sont toujours les tenants de la fausse critique.
4. Burlesques.
5. Il n’y a de spectacle que du
détail.
6. La totalité comme nouveau
détail.
7. L’ennemi est obligé de se
battre, c’est-à-dire de mentir, sur deux fronts.
8. Les idées s’améliorent,
l’ennemi y participe.
9. Mauvaises fréquentations.
10. I1 faut combattre le
situationnisme.
11. Le scandale du marxisme.
12. Marx économiste.
13. Marx idéaliste malgré lui.
14. L’économie est la police
secrète des idées.
15. Pour la bourgeoisie, il n’est
de bonne idée que morte.
16. La seule réalité pour la
pensée bourgeoise, c’est la pensée bourgeoise.
17. Staline dernière instance du
monde où triomphe la pensée bourgeoise.
18. Hegel fut modérément
hégélien.
19. La
réalité de l’aliénation est la réalité de ce monde irréel.
20. Le vrai malheur de la pensée
bourgeoise.
II. Confidential Report.
21.
Une scandaleuse confusion.
22. Mana.
23. À quoi pensent les
marchandises.
24. Enfin la vérité dans une
ténébreuse affaire.
25. Le commerce est la véritable
activité créatrice de la valeur.
26. L’évangile selon Ricardo.
27. L’humanité est ce qui se
perd, et donc ce qui se trouve.
III. La lutte de classe existe, mais pas seulement comme on suppose.
28.
Vorwärts !
29. Le salarié est un esclave qui
se nourrit de marchandises.
30. Le capital est l’argent qui
monte à la tête.
31. Le salariat est l’argent qui
perd ses illusions.
32. Avec le salariat
l’exploitation passe dans l’aliénation universelle.
33. Le développement du salariat
pose universellement la question de la richesse universelle.
34. À bas le prolétariat !
35. La question centrale.
36. La réponse théorique à la
question centrale.
37. La publicité, c’est bavarder
beaucoup.
38. Aux armes, citoyens !
I. L’ennemi
a commencé sa campagne de Russie.
1. Ce
monde est à la merci d’une idée.
Un
concept hante le monde, le concept de la publicité et ce concept est le concept
du monde lui-même. Le monde est hanté par son propre concept. L’I.S. avait
fondé sa cause sur l’insatisfaction. Devant le succès croissant de cette cause,
face au danger mortel que représente pour eux la publicité de l’insatisfaction,
les ennemis de l’I.S. se voient contraints d’organiser le spectacle de
l’insatisfaction*. L’ennemi est devenu pro-situationniste. Le situationnisme
est la forme la plus moderne du réformisme.
________________
* Ce concept nous est parvenu d’un correspondant anonyme. Si à Iéna l’esprit
allait à cheval, il va aujourd’hui par la poste.
2. Donner
une forme publique aux questions de publicité.
La
publicité a toujours manqué, mais pas toujours sous une forme publique.
L’ennemi ne peut plus dissimuler désormais que le monde est l’objet qui
constitue le principal intérêt du monde actuel. Rien ne nous empêche plus de
rattacher notre critique à l’absence de publicité et de prendre parti dans
cette absence, donc de participer à des luttes réelles et de nous identifier à
elles. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires avec un
nouveau principe : voici la vérité, mettez-vous à genoux! Nous développons
pour le monde des principes nouveaux que nous tirons du principe du monde. Nous
ne lui disons pas : renonce à tes luttes, ce sont des bêtises, et nous te
ferons entendre la vraie devise du combat. Nous ne faisons que montrer au monde
pourquoi il lutte en réalité et que la publicité est une chose que l’ennemi le
contraint d’acquérir quand bien même il s’y refuserait. Tout notre but ne peut
consister qu’à donner une forme publique aux questions de publicité.
3. Nos
ennemis les plus immédiats sont toujours les tenants de la fausse critique.
La
révolte contre les conditions existantes est partout présente. C’est le
spectacle de la satisfaction qui lui a fourni son projet explicite selon le
grand principe « l’unité de l’oppression fait la cohérence des rencontres
possibles ». L’ennemi a expérimenté dans l’épouvante que le plus grand
danger pour lui était que tout aille spectaculairement bien. Il faut donc
désormais que tout aille spectaculairement mal. Il s’agit que la révolte
partout présente ne puisse pas davantage préciser son objet et son
organisation. Les gens ont suffisamment manifesté leur intention de prendre
leurs affaires en main pour que l’on ne s’avise plus de s’y opposer de front.
La stratégie de l’État des choses est que justement le principe le plus
général, la critique de l’argent et de l’État, demeure prisonnier du
particulier et s’y abîme. La meilleure manière est de reconnaître quelque chose
dans cette révolte, ce qu’il y a de particulier, et de lui donner raison. Ce
qui était réellement en question en 1968, c’était le monde lui-même, la
totalité de ce qui existe. Mais ce principe invaincu n’a pas vaincu lui-même
parce qu’il ne s’est pas reconnu dans ses formes particulières, parce qu’il ne
put s’abstraire suffisamment de ces formes. Ce ne sont jamais les armes qui
manquent mais toujours les idées. C’est justement sur tout ce qui a survécu à
mai 1968 comme agitation sans pensée, agitation parcellaire, prolifération du
détail, donc ce qui en mai 1968 était déjà en retard, que l’ennemi
compte bien s’appuyer pour prolonger un peu sa domination. Pour cela, il lui
suffit de faire de tous les traînards contre-culturels de 1968, une avant-garde
spectaculaire. Nos ennemis les plus immédiats sont toujours les tenants de la
fausse critique, ses fonctionnaires patentés, garantis par le pouvoir et le
garantissant.
4. Burlesques.
L’ennemi
est contraint de copier jusque dans le détail ce que 1’I.S. fit en d’autres
temps. On peut déjà s’en rendre compte aisément dans le domaine comique des
vedettes de l’insatisfaction spectaculaire, où le célèbre tandem des
économistes polytechniciens pro-situationnistes Stoléru et Attali manifeste
l’extrême raffinement de tendances vaneigemiste d’État et
cybernético-debordiste dans le spectacle de l’insatisfaction. L’économiste
Guillaume cite longuement et élogieusement le situationniste Debord parmi une
brochette des pires crétins universitaires et tente de faire du concept de
spectacle un détail parmi d’autres détails d’épicerie sémiologique. Des concepts
comme aliénation et spectacle doivent être désinfectés après être
passés par la bouche d’un Guillaume. Cette graine de manipulateur nouvelle
gauche, amateur de « stratégie politique », d’autogestion et de
période de transition ne rêve de rien moins que « donner » « à
tous les hommes les moyens d’inventer leur avenir ». Citoyens,
indépendamment du fait que des Guillaume sont parfaitement incapables de faire
ce qu’ils prétendent pouvoir faire, supporterions-nous de « devoir »
quoi que ce soit à ce genre de detritus universitatis recuperans ?
Nous nous servirons bien nous-mêmes. Mais le plus amusant est encore le
situationnisme forcené du parti stalinien qui a brusquement décidé que l’on ne
pouvait plus continuer comme ça, que l’on ne pouvait plus supporter ce monde et
qu’il était grand temps « pour vivre libre » de se rendre compte que
Staline avait été un grand constructeur de situations.
5. Il
n’y a de spectacle que du détail.
L’insatisfaction
devenue officielle doit devancer la compréhension du monde par lui-même en publiant
tous les aspects de sa décomposition, mais séparément, comme détails. La lutte
est désormais la lutte entre la publicité de l’insatisfaction, qui est
insatisfaction portant sur l’essentiel, insatisfaction portant sur la
publicité ; et le spectacle de l’insatisfaction qui est
l’insatisfaction portant sur le détail. Pour le réformisme pro-situationniste,
il s’agit de tout évoquer sauf la question centrale, ou de ne l’évoquer
que de manière à la rendre incompréhensible, comme détail parmi d’autres
détails. Le langage du pouvoir est devenu furieusement pro-situationniste. Il
ne montrait que le bonheur partout en vitrine et partout au meilleur
prix ; il dénonce les défauts omniprésents de son système. Les possesseurs
de la société ont soudain découvert que « tout » y est à changer sans
délai, l’enseignement comme l’urbanisme, la manière dont est vécu le travail
aussi bien que les orientations de la technologie. Il faut bien comprendre
que lorsque le pouvoir et ses admirateurs de gauche parlent de
« tout » changer, il s’agit de changer tous les détails. Le monde de
la marchandise qui est essentiellement inhabitable tendait à le devenir
visiblement. Aussi leur faut-il de toute urgence le rendre
spectaculairement inhabitable, c’est-à-dire inhabitable pour une foule de
raisons de détail afin que la raison essentielle et unique demeure cachée. Et
bien entendu, ce sont les mêmes qui ont fait de ce monde ce qu’il est qui
entendent changer tous ces détails. Bref, ce monde a perdu la confiance de tous
ses gouvernements ; ils se proposent donc de le dissoudre et d’en
constituer un autre. Ils font simplement observer qu’ils sont plus qualifiés
que les révolutionnaires pour entreprendre un bouleversement qui exige tant
d’expérience et de si grands moyens; que justement ils détiennent et dont ils
ont l’habitude.
6.
La totalité comme nouveau détail.
La
saleté d’État, la saleté journaliste, universitaire, gauchiste, syndicale,
écologiste, stalinienne, contre-culturelle, ne parle plus que de qualité de la
vie, de qualitatif, de vie quotidienne, d’autogestion, de « changer le
monde », de « changer la vie ». Voici pour quelques détails de
plus. Mais le réformisme moderne a réussi à faire un nouveau détail de la totalité
elle-même. L’ennemi répond au concept du monde par sa propre mise en scène du
monde comme menace pour le monde, nouvelle version du spectacle de la fin du
monde. L’accumulation d’ordures sur terre (pas seulement l’accumulation
d’ordures de gauche, mais l’accumulation d’ordures stricto sensu)
constitue à point nommé la nouvelle « terre inconnue » grandement
prometteuse pour le renouveau colonial, le nouvel empire, la nouvelle et
éternelle jeunesse de la marchandise : le marché de la poubelle. Tout le
battage autour d’un débordement mondial des poubelles n’a qu’un but :
dissimuler encore un peu, après la grande alerte de 1968, que le seul
gaspillage essentiel est le gaspillage absolu de la vie humaine, que c’est toute
la vie humaine qui est gaspillée, que vivre, pour un homme, est devenu
quelque chose absolument dénué de fondement, que la vie humaine est devenue un
simple déchet, une simple ordure produite par le métabolisme des marchandises.
Le marché de la poubelle remplit parfaitement cette double fonction : 1) faire
un peu oublier la menaçante question centrale par le spectacle grotesque et
lamentable de l’insatisfaction mondiale des éboueurs ; 2) asseoir
toujours mieux l’État comme champion du labeur éternel dans la propreté,
champion de l’économie des ressources naturelles, avec plein de ministres de la
qualité de la vie et la fière devise : « l’État est là et la saleté
s’en va. » (Sauf la saleté de gauche qui aime tant l’État et le travail.)
L’incapacité excipe de l’incapacité pour justifier non seulement son maintien
mais encore son renforcement. La caractéristique essentielle de la marchandise
est qu’elle reproduit d’abord ses propres conditions, sa perpétuelle
autojustification, les nouvelles terres inconnues nécessaires à son
développement, et que rien, jamais, ne pourra lui être opposé dans ce domaine
où elle est sans rival, au point qu’elle est bien capable d’anéantir la planète
si rien d’essentiel ne lui est opposé. Sa limite réelle est ailleurs.
Elle n’a d’autre but que de produire les cendres dont elle renaîtra. Depuis 6
000 ans, l’histoire de la marchandise est l’histoire d’une longue et unique
catastrophe. La marchandise — en tant que rapport social — se nourrit des
ruines qu’elle n’a cessé de provoquer : Rome, l’Espagne de Philippe II,
l’extermination de tout ce qu’il y a de non marchand sur terre. L’eau, l’air
(toujours pris comme exemple de choses utiles et cependant gratuites par les
classiques, par Engels), le silence, les ordures, tout cela ne coûtait rien,
tout cela ne coûtait aucune peine, tout cela n’était pas encore objet d’échange
marchand. Cela ne pouvait pas durer. Cela était destiné à ne pas durer.
Le rôle civilisateur de la marchandise consiste à rendre sociales, de cette
manière abominable, des choses qui ne l’étaient pas. Nous assistons désormais à
la socialisation des ordures, à la socialisation de la société, à la
socialisation du monde. L’ennemi réplique aux tentatives de coup du monde en
faisant du monde une marchandise parmi d’autres. Il va vendre du monde comme il
a vendu du Bridel.
7. L’ennemi
est obligé de se battre — c’est-à-dire de mentir — sur deux fronts.
L’ennemi,
fidèle à son habituelle tactique spectaculaire, dénonce un mensonge devenu trop
dangereux par un nouveau mensonge. Mais cette fois, le nouveau mensonge est un
mensonge tardif, il n’intervient que lorsque le précédent a déjà produit son
autodénonciation. C’est sous la contrainte de cette autodénonciation que
l’ennemi doit précipitamment organiser la dénonciation spectaculaire du
spectacle, le retournement de la crise du spectacle en spectacle de la crise.
Le coup est passé si près qu’il ne peut plus compter sur l’oubli. Il doit
soutenir de front deux mensonges. Il doit soutenir simultanément le spectacle
de la satisfaction et le spectacle de l’insatisfaction, il doit prétendre à
l’existence de la publicité et à l’inexistence de la publicité. Ce monde doit
organiser et accroître le manque de publicité tout en déplorant le manque de
publicité. Mais ce mensonge bifrons n’est pas sans péril pour l’ennemi :
tout cela doit nécessairement se faire dans cette fameuse atmosphère de
frivolité et d’ennui qui précède les grands bouleversements*. Il faut à la fois
gémir sur le manque de carburant et construire des automobiles encore plus
grosses. Jusqu’à présent, les grandes manœuvres spectaculaires, telle la guerre
froide, arrivaient à avoir un caractère dramatique qui était leur ressort
essentiel et parvenaient à faire encore un certain effet. Désormais, la chose
se répète en farce : ces grandes manœuvres n’arrivent pas à avoir le
« sérieux » requis par leur ampleur et ne peuvent empêcher de se
dérouler dans le grotesque et l’incohérence. Même l’éventualité où la farce
tournerait absolument mal apparaît de plus en plus comme une fin parfaitement
adaptée à l’ignominie de ce monde, après tout, une manière comme une autre d’en
finir avec le labeur et l’ennui. La déconfiture du vieux monde apparaît dans ce
ridicule spectacle de la domination décomposée. Le grotesque de la guerre des
poubelles réside en ceci : il s’agit de passionner avec la question de la
survie de son espèce un bétail contemplatif qui est déjà humainement mort et
pour lequel son espèce est quelque chose de radicalement étranger et lointain,
le spectacle de l’espèce comme menace pour l’espèce.
___________
* Or on ne peut se moquer indéfiniment des gens, même de
parachutistes, comme l’a bien montré l’affaire du dynamitage de l’émetteur
de Radio-Renaissance et de la révolte des parachutistes de Tancos.
8. Les
idées s’améliorent, l’ennemi y participe.
Nous
apprenons soudain — à travers une foule de petits bulletins — qu’il manquait
des boutons aux guêtres situationnistes. Mais c’est à l’ennemi déclaré que
revient l’honneur de la critique fondamentale de 1’I.S. S’étant aperçu — et
avec quelle frayeur — que l’époque était décidément situationniste et trop pour
son goût, il a décidé de hurler avec les loups. Il est devenu
pro-situationniste. C’est à la fois le plus grand hommage rendu à l’I.S. et la
plus grande et la plus utile critique. C’est la récupération à laquelle
l’ennemi est contraint qui montre l’excellence des idées de 1’I.S. mais
surtout leur insuffisance. L’ennemi ne s’en tire jamais indemne. La
récupération est nécessaire. Le progrès l’implique. C’est l’ennemi lui-même qui
dénonce l’insuffisance de nos critiques par sa simple existence.
Toute défaite révolutionnaire a ceci d’une victoire de l’esprit qu’elle permet
de trancher entre ce qui est bon et ce qui est mauvais dans la théorie et dans
la pratique révolutionnaire. C’est l’épreuve du feu. C’est l’ennemi qui nous
débarrasse des traînards gauchistes, pro-situ et contre-culturels en les
embauchant dans son avant-garde, en les compromettant et finalement en leur
coupant l’herbe sous le pied. Citoyen, sache que, lorsque nous retrouvons comme
pourriture dans la bouche d’un ministre, d’un économiste, d’un stalinien ou
d’un gauchiste ce qui fut une idée, cette idée ne peut plus rien pour nous et
que tout concept vu en mauvaise compagnie doit être immédiatement et
impitoyablement passé par les armes de la critique. À lire les petites
publications pro-situ on pourrait penser que l’ennemi c’est 1’I.S. et que son
principal crime est d’avoir existé*. Ce qu’il faut critiquer, c’est le monde
qui critique pratiquement 1’I.S. et les masses de son époque, qui les critique
par le simple fait d’avoir survécu à leurs assauts.
__________
* C’est, bien entendu, aux yeux de l’ennemi, son principal crime.
9. Mauvaises
fréquentations.
Ainsi
faut-il que l’idée du pouvoir absolu des conseils d’ex-travailleurs soit bien inoffensive
et bien peu développée pour qu’on la retrouve en compagnie du curé
stalinien Garaudisque (le Monde du 20 août 1975) ou du militaire Fabiao
(le Monde du 21-22 août 1975). Ce dernier, interrogé sur les relations
qui pourraient exister entre un pouvoir central et des organisations unitaires
de base, répond : « Le pouvoir central n’a rien à voir avec le
pouvoir de base (on ne peut qu’être d’accord)... Le pouvoir de base quant à lui
est d’une toute autre nature (on ne peut qu’être encore plus d’accord). Sa
fonction est de résoudre les affaires quotidiennes, collectives de caractère
civique. » Voilà une conception bien particulière du pouvoir absolu des
conseils d’ex-travailleurs. Il s’agit de conseils qui toléreraient l’existence
de l’État et de l’argent. Selon Garaudisque, les conseils gèrent, contrôlent
l’activité sociale. Il y a donc les conseils d’une part et l’activité sociale
de l’autre, c’est-à-dire l’activité des amis de Garaudisque et de Fabiao.
Autogérez, nous gouvernerons. Travaillez, nous ferons le reste. Selon l’ordure
réformiste, les conseils de travailleurs s’occupent de la vie quotidienne,
tandis que l’État et l’argent s’occupent, eux, de l’affaire mondiale. La vie
quotidienne est à la mode. Tel imbécile parle d’autogestion de la vie
quotidienne (l’autogestion de rien), tel autre d’un syndicalisme de la
vie quotidienne. La vie quotidienne est le nouveau cheval de bataille du
réformisme moderne, parti dit communiste inclus. « On ne peut plus vivre
comme ça. » J’ai même rencontré une conne — à part cela parfaitement
charmante — qui déclarait aimer la vie quotidienne ! Elle avait entendu
dire, évidemment, comme Garaudisque et Fabiao, que 1’I.S. avait beaucoup parlé
de la vie quotidienne. Aussi pensait-elle — beaucoup plus innocemment que
Garaudisque et Fabiao — être à la mode. Seulement 1’I.S. a toujours parlé de critique
de la vie quotidienne. La naïve recherche du bonheur dans la vie quotidienne
telle qu’elle est, totalement privée de publicité, est précisément ce à quoi
s’essayent des milliers de cadres et de femmes de cadre. C’est la définition
stricte de la consommation du cadre que cette recherche d’un bonheur qui tolère
l’existence de l’État et de l’argent. La seule relation possible entre un
pouvoir central et des conseils d’ex-travailleurs est la guerre. Le
militaire Fabiao le sait mieux que personne, aussi termine-t-il sa déclaration
par un souhait : « Si l’on veut espérer qu’il y ait une relation avec
le pouvoir central, ce sera d’ici de longues années. »
10. Il
faut combattre le situationnisme.
Il
faut combattre le situationnisme. Et combattre effectivement le situationnisme
— il y a une mode pro-situ qui consiste, elle, dans l’opposition spectaculaire
au situationnisme — c’est d’abord combattre le marxisme. Les situationnistes
furent les premiers à combattre le marxisme, c’est-à-dire à rendre justice à
Marx. Il s’ensuit que rendre justice aux situationnistes c’est d’abord rendre
justice à Marx. On verra alors qu’il ne s’agit pas de faire un grand trait
entre le passé et l’avenir, mais d’accomplir les idées du passé. On
verra enfin que l’humanité ne commence pas une nouvelle tâche mais réalise son
ancien travail en connaissance de cause. Le marxisme est cette ignominie qui
prétend que la théorie peut avoir raison quand les masses ont tort ! Il
faut être un cocu de la taille de Castoriadisque pour imaginer que le marxisme
ait pu être une théorie vivante.
11.
Le scandale du marxisme.
Le
scandale du marxisme et du situationnisme consiste simplement à prétendre que
la pensée de Marx et la pensée des situationnistes sont vraies, alors que les
ennemis de Marx et les ennemis des situationnistes sont encore debout, comme si
la question de la vérité d’une pensée n’était pas une question pratique, la
question de sa puissance et de l’anéantissement de ses ennemis. En fait le
marxisme est la victoire de la « pensée » de Staline, c’est-à-dire la
victoire de sa police*. Le marxisme est la marchandise russe et chinoise. Le
marxisme est l’utilisation de ce qui est insuffisant dans l’œuvre et dans la
vie de Marx par les ennemis de Marx. Mais ainsi, c’est l’ennemi qui se donne la
peine de critiquer la pensée et la vie de Marx. Que voulez-vous, c’est la
guerre. La plus célèbre défaite de Napoléon est aussi sa plus célèbre bataille.
Marx serait un idéologue et Napoléon une baderne, sans doute**. Dans la guerre
sociale, la vie de Marx et la vie des situationnistes sont de vraies offensives
et de vraies batailles, car elles ont contraint l’ennemi à devenir ce
que nous voulons qu’il devienne : le marxisme et le situationnisme sont
les vrais mensonges, les mensonges qui portent sur les questions
essentielles, le faux véritable, le vrai faux. Il nous appartient de rendre
vraies la pensée de Marx et la pensée des situationnistes. Il nous appartient
d’abattre leurs ennemis, nos ennemis. Il nous appartient de faire triompher
pratiquement la pensée.
__________
* Note plaisante : propos d’un imbécile qui a toujours le mot pour rire,
dans le Nouvel Observateur du 7 juillet 1975 : « Je pense que
c’est bien le marxisme qui est au cœur du système soviétique. »
**
Il faut faire ici une distinction. Alors que les incroyables négligences et
extravagances de Napoléon à Ligny et à Waterloo, telles que nous les rapporte
Clausewitz, sont imputables entièrement à Napoléon, les
« négligences » et « extravagances » de Marx ne sont
imputables qu’aux ennemis de Marx. Notre parti a ceci de remarquable que ses
« fautes » ne sont imputables qu’à ses ennemis. Nos ennemis sont
responsables de nos « fautes » dans la mesure où celles-ci résultent
de l’insuffisant développement d’une époque dominée par nos ennemis, de
l’insuffisant développement de la domination de nos ennemis. Notre intelligence
consiste dans la critique de l’aliénation. L’ennemi est l’auteur
involontaire de l’aliénation. Nous ne pouvons critiquer une aliénation qui
n’existe pas encore, nous ne pouvons critiquer une aliénation que l’ennemi n’a
pas encore développée, nous ne pouvons avoir une forme d’intelligence
supérieure qui consisterait dans la critique d’une forme supérieure
d’aliénation n’existant pas encore. Notre intelligence est tributaire de
l’aliénation telle qu’elle existe, de même que le bas est tributaire du haut et
le négatif du positif. Notre intelligence ne pourra devenir absolue —
c’est-à-dire sans limite, sans aucun ennemi extérieur — ne pourra cesser d’être
un conditionné — c’est-à-dire quelque chose qui a supprimé ses conditions
extérieures, ses ennemis — que le jour où l’aliénation deviendra elle-même
absolue. Nous ne pourrons abattre définitivement notre ennemi tant que celui-ci
ne nous aura pas « contraint » à une intelligence définitive. C’est
l’ennemi qui nous « donne » la matière de notre critique. C’est
l’ennemi qui critique l’insuffisance de notre critique en y survivant. Mais
c’est aussi lui qui nous donne les moyens de moderniser notre critique car,
pour y survivre, il est contraint de moderniser sa domination, de
moderniser l’aliénation, il est contraint de nous contraindre à une
intelligence supérieure. L’ennemi devient de plus en plus intelligent et rapide
dans ses ripostes, parce que nous le contrai-gnons à être tel. Voilà une
réjouissante accélération de l’histoire dont nous pouvons nous flatter d’être
les auteurs. L’intelligence de l’ennemi est ce qui le conduit à sa perte !
Notre parti est immortel. L’ennemi ne peut espérer en venir à bout d’aucune
manière sinon par l’anéantissement de la planète.
12.
Marx économiste.
Il
faut bien dire, au risque d’insulter sa mémoire, que Marx fut aussi un
économiste. Marx, de même que les masses de son temps, n’a pas mené à terme la
critique de l’économie politique. Il a conservé au contraire le point de vue de
l’économie du travail d’autrui. La bourgeoisie a eu raison de Marx comme elle a
eu raison du mouvement ouvrier après 1848. On sait depuis la parution de Introduction
à la science de la publicité que l’échange est le moment essentiel
de l’humanité et que l’idée de l’échange est le moment essentiel de
l’échange. Il est bien évident que Marx, qui emploie pourtant plusieurs
centaines de fois le mot « échange » dans son œuvre, en ignore le
concept. Il néglige donc, malgré ses déclarations de jeunesse, l’idée comme
moment essentiel de la réalité. Il ne pouvait donc absolument pas démasquer
l’économie comme pensée honteuse et hypocrite qui essaye de se faire passer
pour la réalité, qui essaye de se faire passer pour l’unité contradictoire de
ce qui existe et de l’idée de ce qui existe. Il ne pouvait pas plus saisir le
vrai scandale de l’aliénation qui est aliénation de l’idée de ce qui existe. Il
a fallu pour que l’on connaisse à nouveau le prix du bavardage que, les choses
empirant, les derniers bastions où l’on cause, les derniers lieux où la
marchandise tolérait encore le bavardage, disparaissent ; et que cette disparition
fasse place à un immense silence plein du jacassement des marchandises et des
bavards professionnels, un silence de forêt équatoriale, un lieu absolument
hostile à l’homme. De même que le situationnisme de tous les pouvoirs et de
ceux qui les servent ne reprend de 1’I.S. que ce qui n’a pas abouti et s’est
révélé insuffisamment offensif, le marxisme, en tant que forme extrême de la
pensée bourgeoise, ne reprend de Marx que ce qui, en fait, n’avait jamais cessé
d’appartenir à la bourgeoisie*. En critiquant de cette manière les
insuffisances de notre parti, l’ennemi nous condamne à toujours plus de génie.
Merci. En devenant pro-situationniste, il devient franchement
anti-situationniste. Il va produire des situationnistes en masse. Encore merci.
__________
* Ce qui est insuffisant dans la pensée de Marx provient de ce qui est
insuffisant dans l’époque de Marx. Ce qui est insuffisant dans la pensée de
Marx appartient donc à l’ennemi dans la mesure où l’époque insuffisante
« appartient » à l’ennemi qui la domine. La lutte de Marx et des
masses de son temps a rendu insuffisante cette époque pour la bourgeoisie
elle-même en mettant en péril sa domination. La lutte de Marx et des masses
de son époque a donc contraint la bourgeoisie à développer cette époque, à
développer l’aliénation de cette époque, c’est-à-dire, en définitive, à rendre
cette époque toujours plus radicalement insuffisante. La limite de la critique
de l’insuffisance d’une époque n’est autre que l’insuffisante insuffisance de
cette époque.
13. Marx idéaliste malgré lui.
C’est
le même Marx qui déclare : « on ne part pas de ce que les hommes
disent, s’imaginent, se représentent » qui part, lui, d’une idée, d’une
représentation : l’économie, et veut en faire quelque chose
d’absolument réel, le réel par excellence, « le processus de vie
réel ». L’économie
n’existe que comme action de la bourgeoisie et comme
idée dans la pensée bourgeoise. Comme action, l’économie
n’est que l’économie du travail d’autrui. Comme idée, l’économie n’est que
l’idée que la bourgeoisie se fait du monde et veut que l’on se fasse du monde.
Quelle est cette idée ? C’est l’idée d’un monde où la bourgeoisie ne
dominerait pas, où l’action de la bourgeoisie ne serait pas une action de
domination, d’un monde, donc, où la bourgeoisie serait nécessaire. La
bourgeoisie est une classe dominante honteuse, c’est une classe dominante qui
prétend ne pas dominer. Marx saisit très bien la ruse. Il part en guerre pour
montrer le caractère apologétique de l’économie. À quel résultat
parvient-il ? Il éternise, en théorie, la bourgeoisie, mieux que la
bourgeoisie n’avait jamais pu souhaiter le faire, au point que la théorie à
laquelle il aboutit permet de concevoir un monde bourgeois sans bourgeoisie, un
monde qui demeure bourgeois quoi qu’il arrive, un monde où l’économie est la
réalité du monde. Or l’économie n’est rien d’autre qu’un mensonge de la
bourgeoisie sur la domination de la bourgeoisie. Et un monde où l’économie est
la réalité du monde est un monde où la domination de la bourgeoisie est la
réalité du monde. On comprend que Marx se soit mépris, car la pensée
bourgeoise, pensée d’une classe dominante honteuse, est une pensée honteuse. La
pensée bourgeoise étant un mensonge sur l’action de la bourgeoisie, comme tout
mensonge, elle tient à faire ignorer sa réalité de mensonge. Elle fait tout et
fera toujours tout pour faire oublier qu’elle est une pensée. Elle se souvient
trop bien que la Bastille était défendue contre tout sauf contre les idées.
C’est donc en accord avec la pensée bourgeoise, comblant ses vœux, que Marx
fait de la pensée un simple sous-produit de l’activité humaine, un simple
reflet bolchevik. C’est très précisément là le but poursuivi par la
bourgeoisie, se faire oublier comme classe dominante qui agit et qui pense.
L’économie est une idée qui doit demeurer secrète, car elle est une idée qui
plaide contre les idées. Marx fit donc une critique économique de l’économie,
du type : « l’économie est bien la réalité du monde. Seulement
la conception bourgeoise de l’économie est fausse. » Alors que l’économie n’est
rien d’autre que la conception bourgeoise du monde. Si l’économie existe,
c’est seulement comme conception bourgeoise du monde et comme domination
bourgeoise du monde, donc aussi comme domination du monde par la conception
bourgeoise du monde. Si l’économie est fausse comme pensée et comme action,
c’est parce que la bourgeoisie est fausse et nullement parce que la conception
bourgeoise de l’économie est fausse. L’économie qui est le mensonge de la
bourgeoisie sur le monde et sur la domination du monde par la bourgeoisie ne
saurait être vraie. L’économie ne constitue aucune catégorie réelle du monde.
La marchandise, l’argent, la valeur, le capital si. L’économie est seulement le
mensonge d’une classe particulière sur le monde. La marchandise, l’argent, la
valeur, le capital sont les propres mensonges du monde sur lui-même. La
marchandise, l’argent, la valeur, le capital ne sont pas des catégories
économiques. Ce sont des catégories du monde. Cela revient à dire que ces
catégories n’appartiennent pas à la bourgeoisie, que malgré tous ses efforts,
la bourgeoisie n’a jamais réussi à s’en emparer, que ce sont elles qui ont
toujours dominé la bourgeoisie et que tel est pris qui croyait prendre.
L’économie n’est rien d’autre que la tentative « scientifique » de la
classe bourgeoise pour dominer ces catégories de l’aliénation. La
version économique des catégories de l’aliénation n’est que la version
bourgeoise de l’aliénation.
14.
L’économie est la police secrète des idées.
Si
dans l’Antiquité, les catégories dominantes sous lesquelles sont saisis les
rapports sociaux et l’histoire sont des catégories essentiellement politiques
(le pouvoir dans la cité, les rapports entre les cités, la relation entre la
force et le droit, etc.), si l’économie du travail d’autrui ne reçoit aucune
attention, ce n’est ni parce que l’intelligence ou la réflexion étaient moins
« avancées » mais parce que l’économie du travail d’autrui ne s’était
pas constituée comme moment séparé, autonome, opposé au reste de la société, de
l’activité humaine (l’activité du bourgeois industriel). En un mot parce que
cette activité n’existait pas. L’économie du travail d’autrui est un mode
moderne et spécifique d’exploitation de l’homme par l’homme. Cette activité
n’apparaît que lorsque le commerce s’empare de la sphère de l’exploitation et
se charge lui-même de celle-ci. Une « véritable analyse » de
l’économie du travail d’autrui (une science qui indique comment s’enrichir le
plus rapidement, dira Engels) n’a pu avoir lieu qu’à partir du XVIIe et encore plus du XVIIIe siècle, c’est-à-dire avec
la naissance du salariat qui a en effet érigé l’économie du travail d’autrui en
moment dominant de la vie sociale. Et cette « véritable analyse » fut
pendant trois siècles aussi une activité pour faire de la pensée
bourgeoise et de l’action bourgeoise quelque chose de déterminant en dernière
instance, d’éternel, quelque chose qui devait avoir toujours le dernier mot.
(Comme son sinistre voisin, Staline tenta de faire de l’économie du travail
d’autrui, le facteur déterminant en dernière instance pour 1 000 ans.) C’est
seulement aujourd’hui avec les nouveaux efforts récents des masses pour se
supprimer que l’on sait que penser de cette « véritable analyse ».
Cette « véritable analyse » est une pratique de la classe
dominante. Les catégories en fonction desquelles nous pensons l’histoire sont
des produits réels du développement historique, mais elles sont surtout
les moments essentiels de ce développement, c’est-à-dire en fait, aussi
bien l’instrument essentiel de la domination d’une partie de l’humanité sur le
reste de l’humanité que l’instrument essentiel de la suppression de cette
domination. La « véritable analyse » de l’économie du travail
d’autrui fut véritablement le règne d’une idée et de la police de cette idée,
idée de la domination honteuse et domination d’une idée honteuse. L’économie
politique est la police secrète des idées.
15. Pour
la bourgeoisie, il n’est de bonne idée que morte.
Il
est certain que la morale, le droit, la religion, la métaphysique et tout le
reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent
(la conscience est la version bourgeoise de l’idée, l’idée que l’on pourrait
avoir seul) ne sont que faux-semblants, travestissements intéressés de la
pensée et de l’action réelles de la bourgeoisie. Cela est tellement reconnu
aujourd’hui que la bourgeoisie préfère moderniser son mensonge. Le marxisme est
son dogme nouveau. Elle prétend à la réalité absolue, sans partage, de
l’économie. Elle prétend donc que l’économie est le véritable acteur, ce qui
domine et qui décide en dernière instance. Cela est vrai, mais parce que, et
seulement parce que, l’économie est l’action et la pensée de la classe qui
domine et qui décide en dernière instance. Et cette classe ne peut continuer à
dominer que pour autant qu’elle peut dissimuler que son mensonge sur sa
domination est un mensonge, que pour autant qu’elle peut dissimuler que
l’économie, à part sa réalité d’action de la bourgeoisie, n’est qu’une pensée,
une simple vision du monde et non pas la réalité du monde. L’idéologie en
général est un mensonge sur la domination, c’est-à-dire un mensonge sur la
pensée, un mensonge sur l’idéologie, une pensée dont le seul but est de faire
oublier qu’elle est une pensée. La pensée de Staline n’est vraie, c’est-à-dire
dominante, qu’aussi longtemps qu’elle peut faire oublier qu’elle est une
pensée. L’ennemi ne redoute rien comme les idées. Il ne redoute rien comme la
puissance des idées vraies puisqu’il expérimente chaque jour la puissance des
idées fausses. Parmi tous les tabous qu’engendre la domination de la
bourgeoisie, le tabou central est la pensée elle-même. Elle n’a droit de cité
que lorsqu’elle prend une forme dérisoire et mensongère, religion, droit,
morale puis économie. Elle est sévèrement réprimée quand ce sont les masses qui
s’en emparent pour la réaliser.
16. La
seule réalité pour la pensée bourgeoise, c’est la pensée bourgeoise.
À
Washington, à Moscou, à Pékin, pour la pensée bourgeoise, c’est-à-dire dans
cette pensée, l’économie est la réalité du monde. Pour la pensée bourgeoise, la
réalité du monde est le mensonge de la bourgeoisie sur la domination de la
bourgeoisie. Pour la pensée bourgeoise, le vrai monde, c’est le monde décrit
dans Le Capital de Karl Marx. Or le monde est bien autre chose et
beaucoup plus. C’est d’abord le monde qui contient le mensonge de la
bourgeoisie sur le monde, mensonge qui est en fait et d’abord un mensonge de la
bourgeoisie sur la bourgeoisie. Et bien entendu, on ne trouve nulle trace de ce
mensonge dans le mensonge de la bourgeoisie sur le monde, on ne trouve nulle
trace de l’économie dans l’économie, on ne trouve nulle trace de l’économie
dans Le Capital de Karl Marx, nulle trace de la chose même.
Et pourtant, ce mensonge de la bourgeoisie sur le monde n’est pas un mince
détail de ce monde, c’est bien au contraire un détail considérable, un
mensonge qui se trouve dans toutes les têtes et qui y agit (et
qui bien évidemment n’y agit pas comme mensonge, comme illusion, mais comme
vérité, comme réalité), donc quelque chose doué de l’effectivité.
Autrement dit, le mensonge de la bourgeoisie sur le monde ne constitue rien
moins qu’un système mondial d’idées fausses sur le monde, un monde des idées
fausses sur le monde, et le monde réel est donc non seulement un monde qui
contient un monde des idées fausses sur le monde, mais un monde où agit
un fantôme du monde, un monde déterminé par un fantôme du monde*. Le monde réel
n’est donc pas le monde contenu dans la pensée bourgeoise, le monde contenu
dans Le Capital de Karl Marx, mais le monde qui contient la pensée
bourgeoise (ou la pensée bolchevik, c’est la même), le monde où la pensée
bourgeoise agit, le monde où la pensée bourgeoise triomphe, donc aussi
le monde qui contient les conséquences désastreuses (pour la bourgeoisie) de ce
triomphe**. Le monde est donc bien autre chose que ce que la bourgeoisie
prétend qu’il est car les conséquences de la pensée et de l’action de la
bourgeoisie ne font pas même partie de cette pensée et de cette action. Les
conséquences de cette pensée et de cette action ne sont jamais la réalisation
de cette pensée et de cette action ; mais bien au contraire leur
irréalisation croissante, la production de ce qui les nie comme pensée et comme
action. C’est en cela que la pensée bourgeoise est une pensée fausse, une
pensée qui ne se réalise pas. Et c’est en cela que la vérité de son action — le
maintien de sa domination du monde — devient de plus en plus menacée. Et c’est
bien là le vrai malheur de la pensée bourgeoise : plus elle fait d’effort
pour s’identifier à la réalité, plus elle devient le moment irréel du monde,
plus la réalité lui échappe. La réalité ? La misère des prolétaires. Quoi
que fasse la bourgeoisie pour maintenir sa domination, elle ne fait que
produire davantage de misère et de misère fondamentalement humaine. La misère
fondamentalement humaine est d’ailleurs la seule chose réelle que
produit la bourgeoisie. Le grand rôle civilisateur de la bourgeoisie consiste
dans cette production d’une misère fondamentalement humaine. Et la
véritable menace pour la bourgeoisie est cette production illimitée et non pas
les conséquences internes de sa domination que sont les crises dites
économiques. Le monde est la conséquence de lui-même et non pas seulement de
l’action et de la pensée bourgeoises. Ce qui est, non pas la dernière instance
du monde, mais la seule instance du monde, c’est le monde lui-même, c’est tout
ce qui existe. « Weltgeschichte ist Weltgericht " (en
français : « Malheur aux vaincus »). La bourgeoisie se heurte à un
monde historique, elle se heurte à la totalité de ce qui existe. Ce qui lui
échappe, ce qu’elle veut dominer, est en réalité un monde historique. La
bourgeoisie veut faire croire, d’abord à elle-même, que le monde qui lui
échappe n’est qu’un monde économique, n’est qu’un monde naturel. Tous ses
efforts pour dominer un monde supposé économique n’ont d’autre effet que
révéler de plus en plus ce monde comme historique, comme un monde qui contient
le négatif.
__________
* Le monde « réel » est présentement un monde réellement
renversé où la réalité (la misère des prolétaires) n’est qu’une partie
de la « réalité » et où ce qui est réel (la misère) est privée
d’effectivité et ce qui est effectif (le monde que l’on trouve dans le
mensonge de la bourgeoisie sur le monde) est irréel.
**
La toute-puissance de la pensée bourgeoise, la toute-puissance de la pensée
fausse, de la pensée qui ne se réalise jamais, a fait de ce monde un monde où
la pensée est toute-puissante. Ce qui est en voie de disparition doit plutôt
être considéré dans ce qu’il a d’essentiel. Ce qu’il y a d’essentiel dans la
pensée bourgeoise n’est pas son irréalité mais la toute-puissance de cette
irréalité sur les hommes. La toute-puissance de la pensée fausse, la
toute-puissance de l’idéologie est ce qui ouvre la voie à la toute-puissance de
la pensée vraie, à la pensée qui se réalise, à la réalisation de la pensée. La
désaliénation ne suit pas d’autre chemin que celui de l’aliénation et le
mouvement qui établit le vrai et le vrai lui-même sont étroitement liés dans la
guerre sociale. La religion était la domination idéale des hommes par
leurs idées fausses sur le monde. L’économie (la domination de la bourgeoisie)
est la domination pratique des hommes par leurs idées fausses sur le monde. La
pensée bourgeoise a armé ce qui va l’abattre : un monde des idées
fausses sur le monde, un monde où les hommes sont pratiquement dominés
par leurs idées fausses est un monde à la merci d’une seule idée vraie,
car c’est un monde où les idées — vraies ou fausses — sont toutes-puissantes.
Selon Hegel, la force de l’esprit est aussi grande que son objectivation. Les
conditions objectives de l’esprit ne sont autres que l’esprit objectivé. Le
devenir monde de la marchandise est aussi le devenir monde de l’esprit :
le monde de l’esprit des choses. Là où l’esprit des choses est tout-puissant,
c’est déjà l’esprit qui est tout-puissant.
17. Staline,
dernière instance du monde où triomphe la pensée bourgeoise.
Nulle
part dans le monde n’existe quelque chose comme des modes de production, des
rapports de production, des forces productives, des conditions économiques, des
superstructures et des infrastructures, nulle part si ce n’est dans la pensée
bourgeoise. Si cela existe aussi dans le monde, c’est parce que le monde
contient la pensée bourgeoise, c’est parce que la pensée bourgeoise existe dans
le monde. Les seules choses qui soient réellement économiques dans ce monde, ce
sont la pensée et l’activité bourgeoise. Rien n’existe dans le monde qui soit
économique hors de la pensée bourgeoise et de l’action bourgeoise.
Ironie, ce qui était tenu — par tout ce qui adorait Staline et l’adore toujours
en secret - pour le trop lugubrement fameux « déterminant en
dernière instance », n’a jamais existé que comme idée dans la tête du chef
de toutes les polices. Comme l’avait si bien vu Marx pour la bureaucratie
prussienne, rien n’est plus purement idéal que la « matière »
bureaucratique. Et rien n’est plus sinistrement matériel que ses
« idées » en Sibérie ou à Dachau. Les crises économiques, les
contradictions économiques, le système économique ne sont pas des crises, des
contradictions, un système du monde, mais seulement des crises, des contradictions,
un système de la pensée et de l’action bourgeoise. Les crises, les
contradictions et le système du monde sont bien autre chose et d’un tout autre
ordre que ne peut l’imaginer la pensée bourgeoise. L’humanité depuis son
apparition est une seule et unique crise, la crise de la publicité,
l’aliénation de l’humanité, sa réalisation dans les choses. Les contradictions
du monde aujourd’hui, ce sont d’abord la pensée et l’action bourgeoise, cet
effort pour réaliser quelque chose d’irréalisable, pour réaliser l’argent sans
le supprimer ou pour le supprimer sans le réaliser. Le système du monde,
aujourd’hui, en tant que devenir monde de la marchandise, par un effort
commercial de 6 000 ans, est un système des idées fausses sur le monde, un
monde des idées fausses sur le monde, le monde de l’idéologie matérialisée, le
monde des fausses idées sur les idées*. Ce que la bourgeoisie nomme économie,
c’est en fait le monde historique qui échappe à l’action et à la pensée de la
bourgeoisie, mais pour celle-ci, le monde historique est un monde hostile et
surnaturel, le monde hostile et surnaturel qu’elle a toujours prêté aux
sauvages. Pour la bourgeoisie, le monde historique est un monde hostile et
menaçant qui se dérobe à tous ses efforts de domination et qu’il faut absolument
maîtriser en découvrant ses lois. Mais tous ses efforts pour considérer le
monde comme économie et pour déterminer les lois de cette économie s’avèrent
vains. Ce sont les sauvages qui ont raison : le monde est plein d’esprit.
La science positiviste est une magie matérialiste qui veut conjurer l’esprit,
qui veut conjurer le négatif. La bourgeoisie désigne par économie sa propre
ignorance et sa propre impuissance qu’elle habille avec les oripeaux de la
science et de la puissance. Économie est l’être supposé du monde au même
titre que Manitou. Certains universitaires veulent à tout prix nous
démontrer que l’économie n’existe pas chez les sauvages comme réalité de leur
monde, mais c’est pour mieux nous persuader qu’ici elle existe comme
réalité de notre monde. Or la raison pour laquelle l’économie ne saurait être
la réalité du monde chez les sauvages, c’est qu’elle n’est pas la réalité du
monde ici. Ici, l’économie n’est qu’un moment de la réalité et le moment
irréel, l’action et la pensée d’une classe qui tend vers l’irréalité, une
pensée et une action de plus en plus irréelle, qui se heurte de plus en plus à
la totalité de ce qui existe et qui révèle par là le vrai visage de cette
totalité. Et la raison pour laquelle il n’y a pas du tout d’économie chez les sauvages,
ni comme catégorie de la totalité, ni comme aucune autre catégorie, c’est tout
simplement que, chez les sauvages, il n’y a ni bourgeois, ni bureaucrates.
__________
* L’objectivité de l’histoire n’est autre que l’objectivité des idées fausses
sur l’histoire.
18. Hegel
fut modérément hégélien.
Il
s’agit de s’élever, toujours, contre la propagande qui veut que le
développement et la formation de la société soient assimilables à la marche de
la nature et de son histoire, qui prétend, donc, que le développement et la
formation de la société connaissent des lois. La dialectique n’est pas une loi.
La dialectique est l’intelligence dans la guerre sociale, 1’intelligence de la
guerre sociale. La dialectique, c’est l’esprit qui vient aux hommes. L’histoire
ne peut pas être à la fois un mécanisme et une guerre. Selon la bourgeoisie,
l’histoire est une guerre quand elle gagne. C’est une nature le reste du temps.
La propagande de la bourgeoisie, la propagande de l’économie politique veut
que l’histoire soit naturelle, c’est-à-dire à l’abri du négatif, à l’abri de
toute pensée qui ne soit pas la pensée bourgeoise. La bourgeoisie a besoin de
connaître cette frayeur, qu’elle prête si volontiers au sauvage, devant un
monde naturel, pour se rassurer, pour se distraire de sa frayeur devant
un monde historique. Elle a besoin de croire aux mirages qu’elle suscite. La
guerre que mène la bourgeoisie, c’est le commerce. L’aliénation est cette
guerre qui s’aventure toujours plus loin en territoire ennemi, c’est cette
guerre qui soulève les partisans sur son passage. L’aliénation est pour le
commerce ce que les steppes russes furent pour Napoléon. L’économie veut
étudier les lois de ce monde, car elle espère que son sérieux imperturbable
finira bien par en imposer au monde et par le convaincre qu’il obéit
effectivement à des lois. La seule loi du monde est : « Malheur aux
vaincus » (en allemand : « Weltgeschichte ist
Weltgericht "). Certes, l’aliénation est bien ce mouvement de
généralisation de l’activité consciente humaine qui fait que cette activité
devient naturelle au point que l’on peut reconnaître dans le monde décrit par
Darwin la société anglaise du temps de Ricardo avec sa division du travail, sa
concurrence, sa conquête de nouveaux marchés, ses inventions et la lutte pour
l’existence. Mais nous savons de mieux en mieux que cette nature est pleine
d’esprit, que si l’homme ne peut plus agir, c’est parce qu’il agit, que si
l’homme ne peut plus penser, c’est parce qu’il pense et que moins il peut
penser, moins il peut agir, plus il aspire à la pensée et à l’action et plus la
pensée et l’action auxquelles il aspire sont universelles. En ce sens, Hegel a
une fois de plus raison : la nature est bien un moment du devenir de
l’idée, la nature est bien un moment du devenir de l’activité consciente de
l’homme: le moment où cette activité consciente devient inconsciente, le moment
où la pensée et l’activité proprement humaines deviennent une propriété des
choses. C’est le moment où les choses imitent l’homme. La nature est bien une
imitation de l’idée. Ce monde est furieusement hégélien. Ce que l’imbécile
tient pour le délire de Hegel se révèle comme un discours d’une extrême
modération quand on découvre enfin, aujourd’hui seulement, de quel monde
parlait Hegel en 1807. Il s’agit de montrer que les prétendues
« conditions matérielles d’existence » ne sont en fait que des
conditions spirituelles d’existence, que la pensée est le moment essentiel de
la réalité et en particulier de l’irréalité, le moment par lequel la réalité
devient réelle, donc le moment proprement réel de la réalité, principe que
connaissent bien tous les pouvoirs et toutes les polices par l’usage immodéré
qu’ils font de l’intimidation, du mensonge et des idées fausses.
19. La réalité de l’aliénation est la réalité de ce
monde irréel.
De
même que dans le monde où domine la bourgeoisie, le plus sordide utilitarisme
voisine avec l’idéalisme forcené de l’argent, dans la pensée bourgeoise,
le plus pratique des volontarismes voisine avec le plus théorique des
fatalismes. La classe la plus audacieuse de l’histoire est la plus fataliste
quand il s’agit de concevoir l’histoire. S’il est regrettable que Marx ait
cédé, lui champion du parti de la conscience, au fatalisme bourgeois, il est
autant regrettable que 1’I.S., championne de la lutte contre le marxisme, y
cède à son tour. On peut lire en effet, page 25 de La
véritable scission que « le fonctionnement du système économique est
lui-même entré, de son propre mouvement, dans la voie de l’autodestruction ».
Mais rien n’existe comme
un système économique ailleurs que dans la pensée bourgeoise. Rien
n’existe réellement comme un système économique, dans le monde, sinon le
système de la pensée bourgeoise. Aussi, que le système économique
soit entré dans la voie de l’autodestruction signifie en vérité
que le mensonge postulant l’existence d’un tel système en lieu et place
de la réalité est entré en autodénonciation, qu’il devient de plus en plus
insoutenable, qu’il lui devient de plus en plus difficile de masquer la
réalité. Le fatalisme bourgeois revient à dire, que d’une part il y a un
mécanisme, une fatalité, un système économique qui constitue le gros de
la réalité et de l’autre cette petite chose falote, la pensée, la pensée niée,
le prolétariat, la misère des prolétaires, qui seraient causés par le
dérèglement d’un système sans pensée. C’est seulement quand le mécanisme irait
mal que naîtraient la pensée, l’espoir, comme des champignons après la pluie.
En vérité, le système économique constitue le gros du mensonge sur le
monde. Oui il y a bien une fatalité, mais pas celle que la bourgeoisie veut à
tout prix nous faire admettre. La fatalité réelle est une fatalité seulement
pour la bourgeoisie : la lutte de classe existe, la bourgeoisie doit
lutter pour dominer et se maintenir. Et cette lutte produit la misère
fondamentale, produit le prolétariat comme condition fondamentalement inhumaine
des prolétaires*. Il n’y a vraiment rien d’économique là-dedans, à part la
passion de l’or et du pouvoir de la bourgeoisie, et surtout rien de mécanique.
L’histoire passée a suffisamment montré, qu’en fait, toute crise dite économique,
c’est-à-dire toute crise de la pensée et de l’action bourgeoises que la
bourgeoisie parvient à faire avaler comme crise du monde fut avant tout
un spectacle, de grandes manœuvres qui permirent à la marchandise de
perfectionner son système de pensée mondiale. Si l’on peut parler de
« fonctionnement du système économique » c’est parce que le
« système économique », comme moment du mensonge de la bourgeoisie
sur la domination bourgeoise, a pour fonction de mentir sur la nature
réelle du monde et des crises du monde. Et il fonctionne réellement le
mieux quand il fonctionne apparemment le plus mal. L’économie,
c’est-à-dire l’action et le mensonge sur l’action de la bourgeoisie, ne peut exister
que dans un monde où l’on croit à la réalité économique du monde, dans un monde
où l’on croit à la nécessité de la bourgeoisie ; dans un monde où
l’on croit à la réalité économique du monde comme on crut naguère à la réalité
divine du monde et à la nécessité divine. La critique de l’économie est le
préalable à toute critique. De même que Dieu le fils était voué à la
crucifixion, le système économique est voué au mauvais fonctionnement. Le vrai
malheur de la bourgeoisie n’est pas dans ce malheur spectaculaire auquel est
voué le « système économique ». Il est que tous ses efforts pour
faire croire qu’il est là se révèlent de plus en plus vains. Et ce ne sont
surtout pas les malheurs dus au mauvais fonctionnement du « système
économique » qui contraindront les prolétaires à rechercher la pensée, à
résoudre l’énigme de leur misère, car le malheur « économique » est
justement là pour prétendre apporter une réponse bourgeoise à cette
énigme. On trouve un peu plus loin, page 27 :
« Le capitalisme a enfin apporté la preuve qu’il ne peut plus développer
les forces productives ». C’est très précisément ce que
« veut » le capitalisme. Il « veut » que l’on croie à
l’existence de « forces productives » comme à quelque chose de réel.
Y a-t-il meilleur moyen pour cela que d’apporter la preuve de son impuissance à
développer lesdites mythiques forces productives ? Y a-t-il meilleur moyen
de prouver l’existence de la licorne que de prouver son incapacité à dominer la
licorne ? Y a-t-il une meilleure manière de ne pas remettre
fondamentalement en question le mensonge économique que d’ergoter à l’infini
sur la domestication des forces productives, sur la domestication de la
licorne, quitte, afin de faire un peu plus vrai, à mettre l’existence de la
planète en jeu. Certes, la bourgeoisie n’est pas capable de faire tout cela exprès.
Sinon elle serait admirable et mériterait d’être servie avec dévouement
et fidélité. Mais elle exploite en fait cette situation tant que nous
ne la démentons pas. Il existe des forces dans le monde : les forces
telles que les pratiquent les physiciens et surtout une force redoutable par
son obstination : la force de la classe bourgeoise, la force que la
bourgeoisie déploie pour dominer le monde et maintenir cette domination, et les
forces des travailleurs qu’elle détourne et corrompt pour mener cette
entreprise absurde. Mais rien de réel dans le monde n’existe comme des forces
productives. « Force productive » est un mensonge proféré par
une bouche bourgeoise, ou par une bouche dominée par la pensée bourgeoise. Il
en est de même pour tout l’attirail des « contradictions » entre
lesdites forces productives et les rapports de production non moins mythiques.
Le plus mythique de ces rapports étant encore le capital. Le capital est tout
sauf un rapport de production. Il est étonnant de voir Marx se saisir sans
critique de cette vessie que lui tendent Smith et Ricardo. Et d’en faire la
caractéristique réelle de notre monde, mieux que n’auraient pu espérer
le faire les chantres de la bourgeoisie. Bien entendu, avec le même Marx,
nous affirmons que la caractéristique réelle de notre monde est la misère
fondamentale du prolétaire. On peut lire un peu plus loin, page31, à propos de
l’accumulation d’ordures sur la planète, entraînée par la déficience du
paraître dans soi marchand du monde, que « la simple sensation immédiate
des "nuisances" et des dangers (...) constitue déjà un immense
facteur de révolte, une exigence vitale des exploités, tout aussi matérialiste
que l’a été la lutte des ouvriers au XIXe siècle pour la possibilité de manger ». Cette lutte matérialiste
et le « matérialisme » qui en a résulté pendant 100 ans sont l’œuvre
involontaire de la bourgeoisie. Tandis que Marx y voyait, à tort, ce qui devait
détruire la bourgeoisie, ils furent essentiels pour sa sauvegarde. C’est précisément
en déniant à l’ouvrier la simple satisfaction animale du « manger »,
du « dormir » que l’exploiteur en fit un droit, une idée, quelque
chose d’humain, de social (Marx: dormir comme une bête dans une tanière est
devenu social, puisqu’il faut pour cela que la bête humaine paye).
Ainsi, le bourgeois insufflait-il à l’ouvrier son sordide utilitarisme. Comme
en témoigne l’histoire et surtout Marx, la question centrale de l’humanité ne
fut jamais absente de la lutte des ouvriers, mais de même qu’en 1968 cette
question, bien qu’invaincue, ne vainquit pas. Cette suprême ruse, bien
involontaire, fit que la lutte des ouvriers fut effectivement matérialiste, en
pratique et en théorie, le demeura et y fut maintenue sciemment pendant 100 ans
par la bourgeoisie, dès qu’elle se fut aperçue de l’aubaine. C’est ce
matérialisme qui triomphe aujourd’hui dans le monde entier, avec d’un côté la
méchante économie qui ne veut pas donner à manger et de l’autre les gentils
ouvriers qui veulent à manger ; mais la méchante économie sera bien punie
le jour où elle s’enrayera, et qu’alors les ouvriers se révolteront. C’est la
version Trigano de la lutte de classe. C’est une erreur de penser qu’un
« facteur », aussi « immense » soit-il — ici la totalité
qui vient brusquement à l’ordre du jour spectaculaire comme menace pour la
totalité — puisse « causer » une révolte capable de venir à bout de
la marchandise, s’il n’est pas central, essentiel, véritablement faux**. Quelle
qu’en soit l’étendue, si ce facteur demeure quelque chose de particulier, un
détail, face à la question centrale, quelque chose d’aussi particulier que ce
pour quoi les ouvriers du XIXe furent
contraints de se battre, il ne peut être qu’un brouillard, aussi
involontaire que celui d’Austerlitz, mais aussi propice à l’ennemi si aucun
soleil de l’essentiel ne vient le dissiper à temps. La question de la
réalisation pratique de la pensée n’est pas suspendue à l’issue de la guerre
des poubelles, mais bien au vrai malheur de la pensée bourgeoise. Le
vrai malheur de la pensée bourgeoise est bien autre chose que l’accumulation
d’ordures sur la terre: quoi qu’elle fasse pour dissimuler qu’elle est une
pensée, quoi qu’elle fasse pour dissimuler son action comme lutte acharnée pour
se maintenir, quoi qu’elle fasse pour se prétendre la plus matérielle réalité,
quoi qu’elle fasse pour dissimuler le rôle essentiel des idées dans les choses
humaines, elle développe ce rôle jusqu’à l’absurde et révèle ainsi à son corps
défendant le véritable enjeu de l’humanité. Et plutôt que la réalisation
pratique de la pensée soit suspendue à une « heureuse » ou
« malheureuse » issue de la guerre des poubelles, c’est bien cette
issue qui est suspendue à la réalisation pratique de la pensée. Si une fois de
plus, ce n’est pas la réalisation pratique de la pensée qui triomphe, mais le
spectacle des difficultés marchandes, ce sera un nouveau malheur pour
l’humanité, nouveau malheur qui, pas plus cette fois que toutes les autres, ne
pourra alimenter la révolte essentielle, qui, elle, ne peut avoir qu’une cause
essentielle : elle-même. Nous fondons notre démarche sur un parti pris.
Aujourd’hui, Hegel, Marx, l’I.S. commencent à avoir visiblement
raison : l’aliénation de l’esprit est le mouvement réel du monde. L’esprit
est ce que l’homme produit d’essentiellement humain. Et l’homme privé de sa
production essentiellement humaine est l’homme privé de l’esprit. Le producteur
humain privé de son monde est un producteur privé d’un monde de l’esprit.
C’est seulement parce que le prolétaire est un homme privé d’esprit que le
prolétaire est un homme contraint à rechercher l’esprit. Nulle privation de
nourriture, nulle privation d’air ou de repos, nulle contrainte
« matérielle » ne peut le contraindre à rechercher la pensée. Seule
en est capable la privation réalisée de la pensée. La privation
réalisée ? La privation d’une pensée réalisée, d’une pensée qui
existe. La marchandise est cette pensée qui existe et qui agit
universellement. Le prolétaire est cet homme privé de pensée qui existe
comme fond de la bête de somme privée de nourriture, d’air, de repos.
L’être du prolétariat est très précisément la privation du prolétaire de tout
être social, c’est-à-dire de toute pratique de la pensée (la pensée est
pratique ou n’est pas, la pensée est le moment essentiel de la pratique
sociale) et c’est seulement cet être très particulier qui est capable de
contraindre les prolétaires à rechercher la pensée. Seul l’esprit peut
engendrer l’esprit, seul l’esprit peut agir sur l’esprit, seule l’absence réalisée
(pratiquement réalisée) de l’esprit peut engendrer l’esprit. Sur ce point nous
serons quoi qu’il en coûte d’une stricte obédience hégélienne : l’esprit
ne saurait être un conditionné, la liberté ne peut se tenir que d’elle-même, ou
alors l’esprit ne peut être conditionné que par lui-même, que par
lui-même objectivé comme sa propre condition, que par lui-même aliéné,
que par lui-même devenu monde. Un monde où ce qui agit universellement est
l’absence universelle de l’esprit est un monde où déjà l’esprit universel agit.
Heil Hegel !
__________
* Lutter est, pour la classe bourgeoise, une fatalité et une malédiction parce
que cette lutte est contradictoire. Les conséquences de son action sont
extérieures, étrangères à son action. L’aliénation est d’abord
l’aliénation de l’action de la bourgeoisie, l’aliénation est d’abord
l’aliénation du commerce, l’aliénation de la pratique spécialisée de l’humanité
par une classe particulière. La bourgeoisie est maudite. Ce n’est pas à elle
qu’appartient la suppression de cette aliénation car — c’est la définition
stricte de l’aliénation — cette aliénation est une conséquence extérieure à son
action, une conséquence hors de sa portée, hors de sa compréhension.
**
Selon le crétin convivialiste Illitch, « les nations surindustrialisées
vont être acculées par la menace du chaos » à un « mode de production
fondé sur un équilibre postindustriel ». Pour cet économiste, comme pour
tous les économistes, il ne fait aucun doute que l’économie est la réalité du
monde et que changer le monde revient à changer cette « réalité ». Or
la réalité du monde, c’est-à-dire la réalité de son irréalité, n’est pas
l’économie mais la marchandise. La réalité de ce monde n’est pas
« un mode industriel de production », ni même un mode marchand de
production, mais la marchandise qui est un mode particulier d’échange général,
de publicité ou plutôt d’absence publique de publicité, d’absence générale de
généralité. L’économie est la conception bourgeoise de la marchandise, la
conception bourgeoise de l’irréalité du monde. Ainsi l’économiste
institutionnaliste Illitch voudrait réduire la question centrale de la
publicité à une simple question d’outillage et dissimuler que l’outil moderne,
avant d’être un outil, est d’abord une marchandise, et que ce qu’il y a de
fondamentalement mauvais dans l’outil moderne est ce qu’il y a de
fondamentalement mauvais dans la marchandise. Certes, tout ce qu’il y a de
mauvais sur terre est devenu, peu ou prou, conséquence détaillée de la
marchandise, phénomène, symptôme, du mal marchand. Cela permet à l’ennemi, par
l’exposé spectaculaire et complaisant de ces conséquences détaillées mauvaises,
de dissimuler encore un peu ce qu’il y a de bon dans le mal
marchand : son essentialité, son universalité. Le réformiste
tiers-mondiste Illitch annonce clairement la couleur dès le début de son livre
La convivialité. Il se propose de découvrir des limites particulières
à la marchandise. Il se propose de dissimuler que la limite de la marchandise
est la marchandise elle-même. C’est le type parfait de gémisseur dont raffolent
les lecteurs de Nouveaux Observateurs. Il est par exemple capable de
constater que l’Américain moyen, dans sa puissante voiture, se déplace à la
vitesse moyenne de 6 km/h étant donné qu’il lui faut pour parcourir 10 000
kilomètres, 1 500 heures de travail social consacrées à la construction et à
l’entretien du véhicule, à la construction et à l’entretien des routes, à la
commercialisation du véhicule, à la police, justice, hospitalisation, etc.,
automobiles et enfin à l’utilisation proprement dite du véhicule. Mais il est
incapable de constater que ces 10 000 kilomètres sont parcourus en vain puisque
l’Américain moyen n’a strictement personne à qui rendre réellement visite.
Ainsi, où l’I.S. voit la totalité des conséquences de détail de la marchandise
« provoquer » la révolution, c’est-à-dire provoquer l’intelligence et
l’esprit ; le réformiste Illitch voit la totalité des détails provoquer un
changement économique. Il est bien clair qu’aucun chaos, aucune bêtise et
barbarie, n’est capable de « provoquer » l’esprit et l’intelligence
et que seule l’absence d’esprit, l’absence de l’intelligence,
c’est-à-dire la réalisation négative, aliénée, spectaculaire de l’esprit et de
l’intelligence peut provoquer l’esprit et l’intelligence. « Les
conditions objectives de l’esprit ne sont autres que l’esprit objectivé ».
Il faut noter encore la grande vogue du mot « global » chez l’ennemi.
Traduit en clair, ce mot signifie : totalité des détails, totalité
qui est elle-même un détail, totalité seulement pour un autre, totalité
seulement pour les propriétaires de ce monde.
20. Le
vrai malheur de la pensée bourgeoise.
L’économie
est la partie visible de la marchandise, la partie visible d’un monde où ce
sont les choses qui pratiquent l’humanité, qui pratiquent l’échange universel au
moyen des hommes. La partie invisible du monde est le silence des hommes.
La partie réelle de ce monde n’est pas la partie visible mais la partie
invisible*. La réalité dans ce monde n’est pas le bavardage avantageux des
marchandises mais le silence des hommes. Ainsi, dans ce monde, le vrai n’est-il
qu’un moment du faux. L’économie n’est autre que le spectacle des aventures
bourgeoises du monde. Le but de la bourgeoisie est de réduire le monde à
sa seule partie visible et irréelle. Elle entend passionner les foules avec le
spectacle de ses aventures. La crise économique n’est autre que le spectacle
de l’insatisfaction, de l’insatisfaction des possesseurs de ce monde. Ils
sont mécontents de ce monde et le lui font savoir. Comme il apparaît de mieux
en mieux que la misère proprement humaine est le moment réel du monde, la
bourgeoisie en donnant le spectacle de ses propres malheurs (et non pas du
malheur du monde) entend démontrer la réalité économique du monde par ce
sophisme : puisque l’action économique de la bourgeoisie ne peut
pas maîtriser le monde, c’est bien la preuve que la réalité du monde est
économique et que la maîtrise de cette réalité demande un renforcement de
l’action économique de la bourgeoisie**. Puisque la réalité du monde est
économique et que la bourgeoisie, l’argent, l’État ont tant de peine à la
dominer, c’est bien la preuve de leur nécessité. Qui donc serait capable de
dominer ce que la bourgeoisie ne peut dominer avec de si grands moyens ?
La bourgeoisie tire une vigueur nouvelle du spectacle de son impuissance et de
son ignorance. Plus sa pensée et son action s’avèrent impuissantes, plus elles
s’avèrent nécessaires. Aujourd’hui, il apparaît de plus en plus clairement que
non seulement aucune crise de l’action et de la pensée bourgeoises ne peut causer
une révolution réelle du monde (bien que ces crises soient parfaitement
capables de causer une destruction réelle du monde) mais que la crise économique
est la meilleure arme de la bourgeoisie pour masquer son véritable malheur,
pour masquer la véritable limite de la marchandise. L’aliénation est la
véritable crise du monde. L’aliénation est le véritable malheur du monde.
L’aliénation est aussi le véritable malheur de la bourgeoisie et la véritable
limite de la marchandise. Alors que la bourgeoisie peut toujours opposer une
nouvelle action à la crise de son action (sauf si entre-temps elle détruit la
planète) elle ne peut rien opposer, jamais, à l’aliénation que produit
réellement son action. L’aliénation est la véritable conséquence de son action
et cette conséquence ne fait pas partie de son action. La bourgeoisie ne peut
que lui opposer le spectacle des crises de son action, une diversion, une action
sur un autre terrain, une action retardatrice. Elle ne peut que détourner
encore un peu l’attention de son véritable malheur qui est aussi le véritable
malheur du monde. Le vrai malheur de la pensée bourgeoise est que les rapports
marchands, la marchandise, sont absence totale de rapports humains. Dans
l’aliénation, les rapports humains ne sont pas inexistants, ils sont absents.
ils sont réalisés, ils sont universellement réalisés, mais comme
activité des choses, comme spectacle. Ainsi, l’impuissance de la pensée et de
l’action bourgeoises n’est-elle pas son impuissance à dominer un « système
économique », à dominer le ramassage mondial et la production mondiale des
ordures. Bien au contraire, cette impuissance-là est le spectacle de son impuissance,
le mensonge organisé sur sa véritable impuissance. L’impuissance réelle de la
pensée et de l’action bourgeoises est leur impuissance à humaniser le monde,
leur impuissance à empêcher qu’elles ne produisent toujours plus — et cela est
leur véritable production — d’inhumanité, toujours plus de marchandises,
c’est-à-dire toujours plus, non pas d’inexistence de rapports humains,
mais d’absence de rapports humains, de spectacle de rapports humains
comme rapports réels entre les choses. L’impuissance réelle de la bourgeoisie
est son impuissance à empêcher que les rapports humains n’émigrent
toujours plus dans les choses, et que, ce faisant, ils ne se généralisent comme
spectacle mondial du monde, spectacle universel de l’universalité. L’ennemi a
commencé sa campagne de Russie. I1 s’aventure toujours plus avant dans les
steppes désolées de l’idéalisme absolu, toujours plus loin de ses bases
matérielles. I1 suscite partout sur son passage une soif de réalité sans
précédent. Le vrai malheur de la pensée bourgeoise est aussi la vraie limite de
la marchandise. La vraie limite de la marchandise, c’est le prolétariat. Le
prolétariat qui devient de plus en plus le vrai prolétariat, de plus en
plus vrai comme prolétariat, de plus en plus la vraie négation de la pensée, la
vraie négation de l’humanité. Le prolétariat est le vrai malheur de la pensée
bourgeoise. Le prolétariat est la condition de plus en plus fondamentalement
inhumaine des prolétaires. La vraie limite de la marchandise, c’est
elle-même comme devenir monde de la marchandise. Le prolétariat est la
marchandise devenue insupportable pour une raison fondamentale, la marchandise
devenue insupportable parce qu’elle est la marchandise. La vraie limite de la
marchandise, c’est l’insatisfaction du prolétaire. Non pas l’insatisfaction
mystifiée du con de base, insatisfait d’un mauvais ramassage des ordures, du
danger que lesdites ordures font courir à sa race de cloporte et apparemment
satisfait d’être un cloporte ; mais l’insatisfaction fondamentale
du prolétaire, de l’homme qui se sait prolétaire, du prolétaire qui s’indigne
de ce qu’on lui dénie sciemment l’humanité, le prolétaire insatisfait de la
marchandise, le prolétaire insatisfait du prolétariat. On comprend parfaitement
que face à cette raison unique, centrale, universelle, la bourgeoisie
veuille absolument rendre ce monde inhabitable pour une foule de raisons de
détail y compris pour des raisons « économiques » qui ne sont jamais
qu’une manière de considérer la totalité comme un détail. Puis, qu’elle
prétende y remédier par de nouveaux détails, par de « bonnes »
marchandises (la « bonne » marchandise est le cheval de bataille du
vaneigemisme d’État). La suppression de l’aliénation, la réalisation de la
richesse, la réalisation de la marchandise, ne suivent pas d’autre chemin que
celui de l’aliénation. Tout ce qui s’écarte de ce chemin, tout ce qui nous
invite à nous écarter de ce chemin — par exemple le spectacle des malheurs de
la bourgeoisie — est facteur de barbarie, facteur propre à distraire le
prolétaire de sa misère fondamentale. Après deux siècles de guerre sociale,
l’ennemi est passé maître dans les actions retardatrices. Devant la réalisation
toujours plus parfaite de la vraie misère, de la misère essentiellement
humaine : la privation explicite d’humanité, l’ennemi ne peut que livrer
un combat d’arrière-garde, il ne peut qu’essayer de nous faire sortir du chemin
de l’aliénation, il ne peut qu’essayer de distraire la masse des prolétaires
par de nouveaux spectacles et de nouvelles mises en scènes de plus en plus
mondiales.
__________
* Le monde visible est devenu strictement utopique — Utopie,
formé par Thomas More sur le grec ou, ne pas, et topos,
lieu : « lieu qui n’existe pas » (Dauzat/Larousse). Le monde que
l’on voit, la joyeuse animation des porteurs de marchandises, n’existe
strictement nulle part, si ce n’est dans la pensée bourgeoise qui bien
évidemment se trouve dans d’autres têtes que bourgeoises. Ce qui est réel par
contre, ce qui existe partout, c’est le monde que l’on ne voit pas, le malheur
omniprésent et sans bornes. Ce monde est donc un Geisterwelt, monde des
fantômes et monde invisible, où ce qui est visible est fantomatique et ce qui
est réel est invisible ; et non pas un Weltgeist, un esprit
mondial.
** Le fait que les crises économiques soient admises par les masses comme des crises du monde a pour conséquence que l’action de la bourgeoisie n’est pas connue comme action de domination d’une partie du monde sur le reste du monde, comme prétention d’un détail à la totalité, dictature du détail ; mais comme action légitime, scientifique. Si l’économie est la réalité du monde, alors l’action et la pensée bourgeoises sont l’action et la pensée requises par le monde, comme l’action et la pensée du physicien sont la pensée et l’action requises par le monde physique, la pensée et l’action que l’expérience ne dément pas (l’action de la bourgeoisie est l’action que ne démentent pas les prolétaires). Si les crises économiques sont des crises du monde, alors le monde est économique, alors l’économie est la réalité du monde, alors l’action et la pensée de la bourgeoisie sont l’action et la pensée requises, alors la bourgeoisie, l’argent et l’État sont nécessaires, alors il n’y a plus la moindre petite place dans le monde pour le négatif, pour l’esprit, pour une autre pensée et une autre action que celles de la bourgeoisie. La bourgeoisie : « L’économie, ça existe. La preuve : nous sommes incapables de la dominer. » Aujourd’hui, alors que « l’analyse économique » commence à faire rire tout le monde, l’ordure universitaire prépare en toute hâte une nouvelle version « réelle » du monde. Le monde n’est plus économique, il est structural et la dernière instance n’est plus l’économie mais le code. I1 s’agit de remplacer une vieillerie vraiment hors d’usage, le jdanovisme, par une autre encore pas trop défraîchie. Dans le monde jdanoviste, l’économie peut tout (Staline peut tout) et les hommes rien. Dans le monde structuraliste le code peut tout et les hommes rien. Ces deux « mondes » sont des mondes sans guerre sociale. La guerre sociale, voilà l’ennemi. La valetaille universitaire suppose que dans le monde tous les gens sont aussi soumis et aussi résignés qu’eux-mêmes, ce qui n’est pas le cas. De même que l’économie est la pensée et l’action de la classe des commerçants, le structuralisme est la pensée et l’action de l’État commerçant, de la bureaucratie commerçante. La structure et le code sont l’idée que les bureaucrates se font du monde. De même que l’économie exprime en réalité l’impuissance de la bourgeoisie à comprendre le monde réel, le structuralisme exprime l’impuissance de la bureaucratie à comprendre le monde réel. I1 s’agit de justifier l’impuissance par l’impuissance, il s’agit d’expliquer l’inexpliqué par de l’inexplicable. Le malheur de toutes les crevures structuralistes est que, découvrant, avec toute leur époque, le scandale de l’aliénation, s’apercevant donc que quelque chose conçoit et ne se laisse pas concevoir, ils désespèrent — vu la bassesse et la lâcheté de leurs survies, vu la soumission, dans leur survie, à tout ce qui existe — de jamais pouvoir concevoir ce qui conçoit et ne se laisse pas concevoir. Ils ont érigé leur propre impuissance et leur propre soumission en principe universel — entendez : « Tout le monde est aussi bête et aussi vaincu que nous. Personne ne pourra jamais rien comprendre et surtout rien faire à cela. » Il y a donc des structures, c’est-à-dire des traces d’une pensée, une empreinte du concept. Et puis c’est tout. Il n’y a ni pensée, ni concept. Malheur à vous, imbéciles. I1 n’y a pas de loi de l’humanité. La lutte de classe existe.
21. Une scandaleuse confusion.
La
valeur n’est pas une loi. Elle n’a pas non plus de loi. La valeur n’est pas une
« sphère ». I1 n’y a pas de sphère de la valeur. La valeur n’est pas
une substance. Elle n’a pas non plus de substance. On ne peut additionner ni retrancher de valeur.
Considérer la valeur comme le rapport dans lequel les produits du
travail s’échangent peut paraître un progrès sur la pensée qui fait de la
valeur une substance qui résiderait dans ces produits. Mais c’est néanmoins une
scandaleuse erreur, car la valeur n’est pas le rapport dans lequel
s’échangent les produits du travail. Le rapport dans
lequel s’échangent les produits du travail est l’échange lui-même ! La
valeur n’est que l’idée de ce rapport. Valoir, c’est, pour une
chose, s’échanger en pensée. Les choses valent, les choses s’échangent en
pensée d’elles-mêmes, les choses pensent ; et c’est un malheur. Puisque
dans nos contrées civilisées la pensée se tient dans les choses, dans les
objets de l’échange, l’échange lui-même, l’acte humain par excellence, y est un
acte privé de sa pensée*. Enfin c’est un scandale et un autre malheur que l’on
ait confondu si longtemps en théorie l’idée de la chose avec la chose même,
l’idée du rapport avec le rapport lui-même**. L’argent et l’État nous ont
rendus encore plus sots et bornés que ne le pensait Marx. Nous ne comprenons
même pas le langage de nos objets.
__________
* I1 est communément admis que les hommes pensent aussi. Mais il faut
remarquer que la pensée des choses est vraie et la pensée des hommes fausse.
Une pensée vraie est une pensée qui se réalise, seule la pensée des choses se
réalise. La pensée des hommes ne se réalise jamais.
**
Ainsi, dans Introduction à la science de la publicité on peut lire, §
58 : « Dans la célébrité, le rapport d’échange est donné
antérieurement aux choses échangées et indépendamment d’elles. » La thèse
correcte est évidemment : « Dans la célébrité, l’idée du
rapport est donnée dans les choses échangées, antérieurement au rapport et
indépendamment de lui. »
22.
Mana.
La
valeur est cette faculté qu’ont les produits du travail de s’échanger en pensée
sans aucune intervention humaine. Le mot valeur désigne proprement cette
pensée inhumaine et rien d’autre. On pourrait imaginer qu’il appartient au
moins à l’échangiste marchand de ratifier, de réaliser cette pensée. Pas même.
C’est encore une chose qui a seule le pouvoir de réaliser la pensée des
choses. Cette chose est l’argent, l’argent que l’échangiste a ou n’a pas. Cette
chose n’implique absolument aucun rapport individuel avec son propriétaire, sa
possession ne développe aucune qualité essentielle de son individualité. Son
propriétaire est un simple porteur d’argent. De même qu’il n’est plus en son
pouvoir de penser, il n’est plus en son pouvoir de réaliser la pensée.
L’observateur autochtone est si bête et si borné, il a tellement oublié
ce qu’est l’acte générique, la reconnaissance pratique, l’activité proprement
humaine, il est tellement occupé à lire le Nouvel Observateur, qu’il ne
peut même pas remarquer — pour s’en scandaliser — que ce qui constitue
l’humanité proprement dite est, dans son monde, la propriété et l’activité des choses.
L’observateur autochtone est tellement dénué d’esprit qu’il ne peut évidemment
pas remarquer que les choses en ont. On imagine par contre, l’étonnement d’un
observateur papou constatant que, dans nos contrées civilisées, il suffit de
sortir un petit disque de métal ou une petite feuille de papier de sa poche,
voire de faire un petit gribouillis sur du papier, pour échanger sans
desserrer les lèvres. On imagine sa stupeur devant le contraste entre le mutisme
des habitants de ces étranges contrées et le bavardage incessant des
marchandises. Son étonnement et son indignation, puisque dans son pays, les
minutieux échanges kula demandent jusqu’à trois semaines de bavardage, après
une expédition en haute mer qui peut durer un mois, et une préparation qui en
demande plusieurs. Le tout dans une orgie de bavardage. Dans nos pays, patrie
de l’ennui, les objets sont prééchangés. Tous les échanges possibles sont déjà
réalisés en pensée et cette pensée n’est plus le patrimoine, la noble tradition
d’un peuple, mais le patrimoine et la tradition des choses. De même la
réalisation de cette pensée n’est plus l’activité d’un chef de noble
lignage dont les qualités individuelles, l’audace, l’habileté, la beauté, la
séduction, sont justement renommées. Cette réalisation est le fait d’une chose.
Pensée et activité sont la propriété des produits du travail eux-mêmes, pensée
et activité sont des facultés des choses. « Valeur » est le mot qui
désigne ce qu’il y a de magique dans la marchandise. « Valeur »
désigne l’abstraction pratique, efficace, sociale — qui ailleurs est
noble activité humaine — de tout ce qu’il y a de particulier dans les produits
du travail. Cette abstraction réelle, cette action mystérieuse
est une propriété des produits du travail. Les produits ont de la valeur. Les
produits ont du mana. Ils ont cette propriété miraculeuse de faire eux-mêmes
abstraction de leur particularité, ils ont le pouvoir de produire
eux-mêmes le général, la suppression du particulier, noble pouvoir qui était
jusque-là réservé à l’échange des hommes entre eux. Évidemment, en
hommes civilisés que nous sommes, nous savons qu’il n’y a dans tout cela rien
de sérieux, que tout ceci n’est qu’un mirage, une illusion. Nous savons
que ce ne sont pas les produits du travail qui suppriment eux-mêmes ce qu’ils
ont de particulier, qui font eux-mêmes abstraction de leur différence. Mais
nous ne savons pas plus dire qui ou quoi opère cette abstraction que les
Mélanésiens ne sont capables de dire qui ou quoi se manifeste comme mana, cette
réelle propriété des choses. Chacun sait très bien que ce n’est pas
lui, puisqu’il trouve tout cela effectué sur le marché. I1 trouve sur le
marché le produit déjà échangé en pensée, à la fois différent et
identique. Le passage de la différence dans l’identité et de l’identité dans la
différence, l’apparence, est une propriété des choses mêmes. Sur le marché, la
pensée est une faculté des objets. « Valeur » est le nom donné à
cette pensée des choses*. Ainsi, ce rapport pratique par excellence
qu’est l’échange, s’effectue, dans notre monde magique, non pas par la volonté,
la science, la pensée, le savoir millénaire, la noble tradition des
échangistes ; mais parce que les objets de l’échange sont échangeables.
Dans la nature marchande, les pommes poussent tout échangeables, étranges
Hespérides. Dans le monde marchand, il est dans la nature des objets
d’avoir de l’esprit, d’être naturellement de pures apparences, au même titre
que dans le monde de la physique, il est dans la nature des choses d’avoir (ou
de ne pas avoir) une masse. L’échangiste (l’homme) n’est plus qu’un porteur de
marchandise (Hep ! porteur) puisque, comme le note judicieusement Marx,
les marchandises ne peuvent pas encore aller seules au marché (cela ne saurait
tarder).
__________
* Note burlesque : l’argumentiste Barthes qui a toujours le questionnement
pour rire, questionne dans le Monde du 18 septembre 1975 :
« L’art ne commence-t-il pas quand on rend les objets
intelligents ? » L’imbécile confond l’art et le commerce. L’ignominie
universitaire doit sa mince importance à l’éloge discret des objets (les
franches imbécillités d’un Dichter sont devenues, entre-temps, intempestives),
à la fausse critique questionnante de la marchandise. Ce genre de gens frétille
devant l’objet comme l’esclave à qui son maître daigne accorder un peu
d’attention.
23. À
quoi pensent les marchandises ?
Tout
ceci nous permet enfin de comprendre ce qu’est la marchandise : un produit
du travail qui effectue lui-même l’échange en pensée, un produit du travail qui
fait lui-même abstraction de tout ce qui pourrait faire obstacle à l’échange,
un produit du travail doué d’esprit, un produit du travail pré-échangé.
« Valeur » ne désigne rien d’autre que la pensée de la marchandise.
« Marchandise » ne désigne rien d’autre qu’un objet qui pense et qui
parle. Certaines chantent et dansent, font « pschitt », ne s’usent
que si l’on s’en sert, mais toutes disent fondamentalement, sous ce bavardage
apparent (on ne voit que lui, il est là pour qu’on ne voie que lui) :
« Je ne suis qu’en apparence du pain, je suis en vérité du vin, du fer, du
coton. » En fait ce qu’elles disent est encore plus fondamental,
encore plus général, elles disent : « Je ne suis qu’en apparence du
pain, du vin, etc. En vérité je suis 3 francs. » À quoi pensent les
marchandises ? À l’argent. L’argent est une idée qui est dans
toutes les marchandises. Comme marchandise, le produit du travail n’a pas
une détermination simple. I1 acquiert une propriété distincte de ses propriétés
particulières, il devient l’idée d’un rapport, qui plus est de caractère
général, à l’égard non seulement d’un autre produit, mais de tout produit
possible. La valeur, la pensée de la marchandise révèle, comme toute pensée, ce
à quoi pense la marchandise, révèle l’objet de cette pensée. La valeur
n’est pas la pensée de n’importe quel échange. C’est la pensée de l’échange
avec l’argent, la pensée de l’échange avec ce qui non seulement est lui-même
idée de l’échange avec tout ce qui existe, mais réalisation de cette idée.
L’argent n’est pas une marchandise ordinaire, c’est une marchandise qui
contient et l’idée de l’échange et la réalisation de cette idée.
C’est là la très philosophique définition de la substance : ce qui joint
l’existence à l’effectivité. L’argent est la substance qui existe. L’argent est
bien le dieu, non seulement des Juifs, mais de ce monde. Ainsi, les
marchandises pensent au réel, à tout ce qui existe, à la substance. La
valeur est l’idée de la substance. La valeur n’est rien d’autre que le
discours de la marchandise et ce discours est une encyclopédie. La marchandise
nous parle à chaque instant de tout ce qui existe, comme en d’autres temps,
Marco Polo nous parlait de ce qui existait en Chine. Ainsi, la marchandise
est-elle essentiellement spectaculaire : sous les yeux de l’homme
ébahi, se déroule, sans qu’il y soit convié, l’humanité essentielle. Le
spectacle moderne est le devenir monde de la marchandise, la substantialisation
du monde. Le spectacle est bien la religion matérialisée. Le monde a désormais
une substance réelle et non plus seulement divine. Ce qui originellement
pouvait encore passer inaperçu — justement parce que ne demandant rien à
personne pour agir et se développer — a tout envahi et ne laisse aucun endroit
où le regard puisse se poser sans y rencontrer la marchandise à l’œuvre.
24.
Enfin la vérité dans une ténébreuse affaire.
Voici
enfin très véridiquement exposée la théorie du fétichisme de la marchandise
dont la découverte revient incontestablement à Marx ainsi qu’à quelques poètes
dont Shakespeare, Goethe, Hegel. Et l’on comprend parfaitement pourquoi Marx
n’a pas pu exploiter sa découverte : il a négligé ce moment abstrait
essentiel pour l’analyse de l’humanité ou de l’absence d’humanité qu’est
l’échange. Et l’on comprend pourquoi il l’a négligé, avec les économistes
classiques (Ricardo moins que Marx et Smith moins que Ricardo. On comprend
aussi le pourquoi de cette étourderie de plus en plus méthodique). Simplement
parce que le développement de la marchandise a fait de l’échange, cette noble
activité humaine, une activité des choses. Et que Marx se penchant sur
l’activité humaine (la preuve ad hominem) ne risquait surtout pas d’y
trouver ce moment tant essentiel, pour la bonne raison qu’il n’y était plus,
qu’il avait émigré dans les choses. I1 a fallu attendre aujourd’hui pour
que, cette absence devenant tellement grosse, achevée, cette absence produisant
un tel vide (l’absence est un vide, ce que n’est pas
l’inexistence : le vide existe, contrairement à l’inexistence qui n’existe
pas, par définition) tu puisses, citoyen lecteur, lire les présentes lignes et
les rapprocher sans l’ombre d’une hésitation de ton expérience personnelle. On
comprend, du même coup, pourquoi Marx a fait du travail l’essence humaine. Le
travail est tout ce qui reste aux malheureuses créatures que nous sommes
devenues. Les choses échangent et l’homme travaille. Et encore, le travail
auquel est réduit la malheureuse créature n’est même plus le travail bestial et
borné : chasser, brouter, ruminer, etc., mais le travail abstrait, le
travail pré-supprimé, le travail supprimé avant que d’exister, le travail à qui
n’appartient pas sa propre suppression, le travail salarié. Ainsi, à produits
du travail pré-échangés, travail pré-supprimé. Marx a fait une théorie
fétichiste du fétichisme. Au moment où les masses sont vaincues dans leur
effort pour se supprimer, Marx prend peur des mots. I1 perd de vue la seule
maxime de la théorie : « Rien n’est trop hégélien pour les héritiers
de l’art et de la philosophie ». Marx dit dans Le Capital :
« Si les marchandises pouvaient parler... » alors qu’elles ne font
que ça. Elles ont confisqué toute la pensée et toute la parole au détriment de
la pensée et du bavardage des hommes. Cela montre bien comment Marx tourne le
dos à la réalité. I1 juge que cette réalité a bien trop d’esprit pour des
ouvriers vaincus et qu’il faut donc leur en faire une mouture bien
matérialiste, bien raisonnable, une version économique pleine de gros
bon sens bourgeois, et pourtant une version où les choses vont toutes seules
puisque les ouvriers se sont montrés incapables de triompher eux-mêmes de leurs
ennemis, une réalité qui leur mâche le travail et où Weltgericht se prononce
Lénine, Trotsky, Staline. La pensée de Marx est, à partir de ce moment,
empreinte de la contradiction de la pensée économique : la pensée est
tabou et les choses vont toutes seules. Cependant, une fois posée cette
restriction conditionnelle, « si les marchandises pouvaient
parler », elles diraient, selon Marx : « Ce qui nous regarde,
c’est notre valeur, notre rapport entre nous comme choses » (il faut
dire : « l’idée de notre rapport ») et puis :
« la valeur ne se réalise que dans l’échange, c’est-à-dire dans un rapport
social. » « Ne se réalise « ! C’est donc déjà dire que la
valeur n’est que l’idée de ce rapport (il faudrait dire aussi :
« dans le rapport social »). Où Marx avait-il donc la
tête ? Avec les ouvriers vaincus de son époque ! I1 s’agit de
renverser tous les termes de la théorie fétichiste du fétichisme de la
marchandise. 1) Ce n’est pas le travail qui est l’activité créatrice de la
valeur, mais bien le commerce, cette activité pluri-millénaire des marchands
dans leur effort pour réaliser, chacun pour soi, l’argent. La valeur n’est pas
une substance et n’a pas de substance. Des expressions comme « le travail,
activité créatrice de valeur " et " le travail, substance de la
valeur » sont absolument dénuées de sens. 2) Ce n’est pas la valeur qui
dépend du travail abstrait, mais bien l’établissement historique et millénaire
de la valeur comme pensée des choses qui permet, un jour, à une
poignée d’hommes entreprenants, de créer le travail abstrait, le travail dont
ils peuvent faire abstraction. 3) L’aliénation n’est pas l’aliénation du
travail, cette activité commune à tous les animaux, mais l’aliénation de
l’activité humaine essentielle (l’échange) et l’aliénation de ce qui, dans
cette activité, peut s’aliéner : l’idée de l’échange. Plus
l’échange devient général, universel, plus il devient l’affaire des choses et
plus l’homme devient le simple spectateur de l’activité humaine des choses.
25. Le
commerce est la véritable activité créatrice de la valeur.
C’est
à Marx que revient le mérite involontaire d’avoir poussé l’ambiguïté de
l’économie politique classique dans ses derniers retranchements, dans des
retranchements intenables. C’est à Marx que revient le mérite involontaire
d’avoir peuplé notre monde magique d’un fétiche de plus en faisant du travail
abstrait un acteur dans l’abomination de la valeur, en considérant
« le travail en tant qu’activité créatrice de valeur ». Le malheureux
travail est bien incapable de créer quoi que ce soit et surtout pas cette
scandaleuse chose sociale qu’est la valeur. D’abord, cette expression est
impropre puisqu’elle fait de la valeur une substance, une grandeur. Elle fait
de la valeur une dimension des choses au même titre que la longueur, la masse
ou encore une grandeur dont le temps serait la dimension. Mais on ne saurait
ajouter de la valeur ou retrancher de la valeur. « Addition de valeur »
et « soustraction de valeur » sont des expressions strictement
dénuées de sens*. Si je dis qu’un produit du travail imagine qu’il
s’échange contre 50 francs (la valeur n’est rien d’autre que l’imagination des
produits du travail) et qu’un autre s’imagine s’échanger contre 75 francs, je
ne puis conclure que l’un a plus d’imagination que l’autre. C’est pourtant le
sophisme que je commets si je déduis du fait qu’un produit du travail vaut 50
francs et qu’un autre vaut 75 francs, que l’un vaut plus que l’autre,
que l’un a plus d’imagination que l’autre. Dire qu’un produit du travail vaut
cinquante francs, c’est dire qu’un produit du travail s’imagine qu’il s’échange
contre 50 francs. Le scandale de la valeur, le scandale que les choses soient
douées d’imagination subsiste quel que soit le contenu de cette imagination,
quel que soit le coût de production d’un produit, quel que soit le prix d’une
marchandise. Quel que soit le coût ou le prix d’un produit du travail, ce
produit demeure pré-échangé, échangé en pensée, sans que le spectateur de cette
pensée soit concerné le moins du monde. L’argent est la véritable substance de
la marchandise, la plus philosophique, la plus spinoziste des substances**.
L’argent est le sujet de tout ce qui existe, car il est à la fois une chose et
l’idée de cette chose dans toutes les marchandises. Et il est pleinement
justifié d’additionner ou de soustraire de l’argent. L’argent étant aussi
une chose, il se prête parfaitement bien à ce genre d’opération qui est non
seulement possible, mais journellement et universellement pratiqué. Ensuite, en
aucun cas, le travail ne crée de valeur, la machine ne transmet pas, peu à peu,
de la valeur qui lui aurait été incorporée, etc. ; tout ceci est du
charabia animiste, du charabia fétichiste. Ce qui a créé et recrée
journellement la valeur, cette pensée des choses, c’est, au cours de
millénaires et de millénaires, la pratique des marchands. C’est la
pratique pluri-millénaire des marchands qui a peu à peu établi ce rapport
social qui est rapport entre les choses et absence de rapport entre les hommes.
C’est la pratique pluri-millénaire des marchands qui a peu à peu établi la célébrité
de l’argent, sa présence, comme idée, dans toutes les choses. Mais jamais un
travail autre que l’activité incessante des marchands ne peut créer quelque
chose comme la valeur. C’est seulement après une pratique pluri-millénaire des
marchands que peu à peu les produits du travail se sont mis à penser, à avoir
une valeur, c’est-à-dire à s’échanger en pensée indépendamment de toute pensée
humaine et indépendamment, même, de l’activité des marchands. C’est cette
pensée des choses, résultat du commerce spécialisé, qui a permis
en retour au commerce de se développer toujours plus facilement, qui a permis
au commerce de piller toujours plus tranquillement, toujours plus impunément.
Et ceci parce que la pratique avide des marchands se dissimulait
toujours mieux derrière cette pensée des choses, cette nécessité naturelle pour
les choses de s’échanger en pensée. Que l’activité du marchand se borne à
piller les exploiteurs locaux, ou bien qu’elle se charge elle-même de
l’exploitation du travailleur, c’est toujours cette activité, cet effort pour
réaliser l’argent, cet effort pour égaler sa fortune à tout ce qui existe, qui
provoque l’hégémonie universelle de l’argent, et sa présence comme idée dans
toute chose. Dans la querelle qui oppose ceux qui prétendent que le capital crée
la valeur et ceux qui prétendent que le travail crée la valeur, il faut
résolument prendre le parti des premiers. C’est bien le capital comme effort
historique des capitalistes pour réaliser l’argent, chacun pour soi, qui crée
la valeur, qui crée l’idée du rapport universel entre les choses, au détriment
des rapports entre les hommes.
__________
* À plus forte raison une expression comme « plus-value ».
**
Dans notre monde, celui de Hegel, nous voyons s’opposer le principe leibnizien
occidental de l’individualité comme individualité abstraite et vide et le
principe spinoziste oriental de la substance : l’argent, comme degré
essentiel dans le processus de développement de l’humanité, non pas toutefois
celle-ci en elle-même, non pas l’humanité absolue, le bavardage universel, mais
l’humanité dans la forme encore bornée de la nécessité : la Chose absolue.
C’est à cette négation de tout particulier que chaque homme doit être
confronté : c’est la libération de l’esprit et son assise fondamentale.
L’homme doit, comme prolétaire, baigner dans cet éther de misère de la
substance une dans laquelle tout ce que l’on a tenu pour vrai s’est englouti.
Le commerce a saisi l’être négatif de la détermination ou de la différence, et
a posé l’argent comme identique à soi différent de la différence ;
l’argent est l’identique substantiel où s’engloutissent toutes les déterminations,
l’unité abstraite, morte. Le commerce n’a pas saisi la négation comme négation
concrète ou infinie, bavardage universel, mouvement et vie. On doit bien
commencer par être commerçant mais on ne peut demeurer commerçant. L’argent est
le vrai, mais il n’est pas encore le vrai tout entier. L’argent est la
détermination universelle et ainsi la détermination abstraite. Si l’on s’en
tient à cette substance, on ne parvient à aucune spiritualité, activité.
L’argent est seulement substance figée, pas encore bavardage ; on n’est
pas chez soi... (le spectateur n’est chez lui nulle part). Dans l’argent, tout
est seulement jeté en cet abîme de l’anéantissement ; mais il n’en
provient pas et le particulier, le prolétaire est seulement trouvé là sans
avoir été justifié. L’opération qui concerne le prolétaire est seulement celle
qui consiste à le dépouiller de sa détermination, particularisation, à le
rejeter dans le besoin d’argent, absolu et un. C’est là ce qui est
insatisfaisant dans l’argent. La différence est présente extérieurement, reste
extérieure, on ne conçoit rien d’elle, ce qui entraîne qu’elle ne peut
s’adresser la parole dans la rue, car elle-même ne sait rien d’elle.
« Puissance absolue », « richesse de tout contenu », en
tant que nécessité, l’argent est bien rapport absolu, rapport de la substantialité
et de l’accidentalité, mais ce qui peut être trouvé et perdu, donc ce
dont l’effectivité est quelque chose d’accidentel. L’argent est l’humanité
accidentelle.
26. L’évangile
selon Ricardo.
Ricardo
prend moins de risques que Marx. I1 ne va pas jusqu’à confondre le travail
abstrait avec la valeur. I1 se contente prudemment de déclarer que la valeur
dépend de la quantité relative de travail que demandent les marchandises.
I1 ne tente pas lui, de dire ce qu’est la valeur (il faut de toute façon
laisser ce grand mérite à Marx). Ricardo n’a pas pour but, comme Marx,
l’essence des choses, mais seulement de savoir comment s’enrichir non seulement
le plus vite possible, mais surtout le plus longtemps possible. Malgré
sa prudence toute financière, le peu de risques qu’il prend sont des risques
pour rien. Ou bien sa proposition est vraie, mais elle est tellement générale
et valable pour toutes les époques qu’elle ne dit rien, rien qui caractérise
son époque (la nôtre). Ou bien sa proposition est fausse. Ricardo prononce sa
célèbre formule dans une société où la majorité des exploiteurs sont des
capitalistes qui passent le plus clair de leur temps à calculer des coûts de
production, à contrôler des coûts de production, à économiser le temps
d’autrui, où chaque capitaliste exploitant rencontre tout au long de sa vie le
temps — le temps d’autrui, le temps que met autrui à faire quelque chose —
comme un obstacle intolérable à son désir d’enrichissement. Le capitaliste
trouve toujours, lui qui ne fait rien, que, quoi que l’ouvrier fasse, il le
fait trop lentement, il y met trop de temps. I1 sait bien lui, capitaliste
exploitant, que le temps nécessaire (un certain temps quoi qu’il arrive) pour
produire quelque chose a toujours été le principal obstacle à son désir de
s’enrichir encore plus vite. I1 sait que le temps (la lenteur de l’ouvrier de
son point de vue) est une limite qui est également imposée aux autres
capitalistes. I1 sait bien, pour y « travailler » lui-même que chaque
capitaliste « travaille » avec ardeur à supprimer du temps (au sens
Auschwitz) pour pouvoir abaisser son coût de production. I1 sait que ce
qui empêche chaque capitaliste de réduire son coût de production
(indépendamment de la difficulté de nourrir l’ouvrier et sa famille avec rien,
avec moins que des pommes de terre à cochon et du pain falsifié) c’est la
difficulté considérable qu’il y a à réduire le temps de production, quoique
cette réduction soit continuelle et générale. I1 sait bien que le but de chaque
capitaliste — et ceci est son but propre — est de réduire à presque rien le
coût de production unitaire de ce qui sort de sa fabrique, dans le but simple
et sans équivoque d’accroître le plus possible la différence entre le coût de
production et le prix du produit sur le marché. Et pour cela il n’y a qu’un
moyen (indépendamment de l’effort des capitalistes qui
« travaillent » à réduire le coût des pommes de terre à cochon, du
blé et du pain falsifié), c’est de réduire le temps que mettent ses ouvriers à
produire chacun des objets qui sortent de sa fabrique, c’est de supprimer du
travail (au sens Auschwitz) dans sa fabrique, ou bien, pour un même nombre de
travailleurs, d’accroître le volume de sa production par allongement de la
durée du travail ou par l’augmentation de la taille de la fabrique. Dans ces
conditions d’une pratique journalière, constante, le temps de travail (la
lenteur des ouvriers, leur paresse bien connue) est bien l’ultima ratio, la
dernière instance d’une pensée qui n’a qu’un but : l’économie du travail
d’autrui. Ainsi voit-on que ce n’est pas tant la valeur d’une marchandise qui
dépend de la quantité relative de travail nécessaire pour la produire, mais
bien plutôt la pensée du capitaliste. C’est parce que le capitaliste exploitant
rencontre toujours sur son chemin le temps nécessaire pour produire quelque
chose comme un obstacle intolérable à son désir d’enrichissement que le temps
devient, dans la pensée bourgeoise, l’alpha et l’oméga, la dernière instance,
ce qui détermine toute l’activité bourgeoise. L’économie du temps
d’autrui est l’activité bourgeoise par excellence. Le temps nécessaire à
produire quelque chose est ce que s’applique à supprimer (au sens Auschwitz) le
capitaliste exploitant. I1 s’applique avant tout à économiser ce qui ne lui
coûte aucune peine. Et ceci, tous les capitalistes exploitants le font. I1 en
résulte que le temps est la limite absolue à laquelle ils se trouvent
confrontés dans leur volonté de s’enrichir. Aussi est-ce le plus simplement du
monde que dans la pensée bourgeoise en général, et dans la pensée de Ricardo en
particulier, se forme l’idée que la valeur d’une marchandise dépend de la
quantité relative de travail nécessaire pour la produire et non de la
rémunération plus ou moins forte accordée à l’ouvrier. Et dans un tel monde la
valeur d’une marchandise dépend bien de la quantité relative de travail
nécessaire pour la produire, mais parce que, et seulement parce que,
l’activité de tous les capitalistes consiste à réduire, à économiser ce temps.
Aussi, ce que dit Ricardo revient à dire, dans le meilleur des cas, que :
la valeur, la pensée des choses, résulte de l’activité des capitalistes pour
réaliser l’argent, pour s’enrichir, résulte de l’activité des capitalistes pour
augmenter indéfiniment leur fortune. I1 dit donc quelque chose qui est
généralement vrai, dans tous les temps où existent l’argent et l’activité de
ceux qui veulent le réaliser. Dans le meilleur des cas, Ricardo ne dit rien. I1
ne fait pas avancer d’un pouce la question de la valeur, la question de la célébrité
de l’argent puisque depuis 6 000 ans, la valeur, l’hégémonie de l’argent,
résulte de l’activité du capitaliste, résulte de l’activité spécialisée de ceux
qui veulent réaliser l’argent. Que l’activité des capitalistes consiste
principalement à piller ici et là les exploiteurs locaux, comme le firent les
Fugger, les Bardi, ou Jacques Cœur, ou bien que les capitalistes se voient contraints
de s’emparer de la sphère de l’exploitation, et contraints, alors,
d’économiser le temps d’autrui, la valeur, l’hégémonie de l’argent, dépend
toujours de leur effort farouche pour réaliser — chacun pour lui-même —
l’argent, cette idée qui exige impérieusement sa réalisation. Quand cet effort
est contraint de devenir un permanent calcul de coûts de production et
d’économie du travail d’autrui, la valeur, le fait que les choses s’échangent
en pensée, est toujours le résultat de cet effort élargi à la sphère de
l’exploitation, comme pendant 6 000 ans il fut le résultat de cet effort
restreint à la tromperie et au pillage des exploiteurs locaux. Ce qui distingue
l’exploiteur local et l’exploiteur capitaliste, c’est simplement que le premier
n’est pas contraint à économiser le travail d’autrui, et que le second
l’est. L’économie n’est pas l’activité du premier, son activité est la
dilapidation. L’économie est l’activité du second. Maintenant, si l’on prend la
formule de Ricardo à la lettre, elle est fausse. Sa prudence est encore plus
inutile dans ce cas puisqu’elle ne lui évite pas l’erreur. Le mérite de Marx
est d’avoir pris cette formule à la lettre. Ce n’est pas la valeur qui dépend
du travail abstrait, mais bien le travail abstrait qui dépend de la valeur. Le
travail abstrait résulte d’une activité. I1 résulte de l’activité du
capitaliste qui fait abstraction (au sens Auschwitz) du travail d’autrui. Le
travail abstrait est le travail dont le capitaliste fait abstraction. Et cette
activité nouvelle du capitaliste n’est possible que lorsque la valeur est
devenue générale, lorsque la pensée des choses a envahi toute chose. C’est bien
parce que quelque chose comme la valeur existe et à cause des conséquences
historiques de cette existence toujours plus universelle, qu’à une certaine
époque, certains hommes entreprenants inventèrent pratiquement le travail
abstrait, le travail dont on fait abstraction ; d’abord par le travail à
domicile et dans les manufactures, exploitant judicieusement une situation
historique de décomposition d’une certaine société, mais aussi contraints
eux-mêmes par ce qui démantelait cette société : le développement de
l’argent et la ruine de ceux que le commerce pillait jusqu’alors. C’est bien
parce que quelque chose comme la valeur existe (la pensée des
marchandises), c’est bien parce que quelque chose comme la marchandise existe
(c’est-à-dire des produits du travail qui s’échangent en pensée) et parce que
quelque chose comme l’argent existe (c’est-à-dire, non seulement un
produit du travail qui s’échange en pensée, mais qui réalise cette
pensée) que le capitaliste (qui existe lui aussi, que diable ! À
lire certaines pages de Marx on pourrait penser le contraire) put en venir — à
une certaine époque et pour certaines raisons datées — à calculer des coûts de
production, et cela dans un but bien défini et des conditions non moins définies.
C’est sur cette base solide, pluri-millénaire, sur cette pratique des choses
bien établie qu’il peut et qu’il veut calculer des coûts de production,
bien longtemps après avoir pillé et ruiné ici et là sans se soucier de calculer
quoi que ce soit. C’est bien parce que l’échange est effectué en pensée indépendamment
de tout acte humain et de l’incertitude des actes humains, que l’entrepreneur
peut s’appuyer sur ce phénomène naturel, qui a donc, comme tous
les phénomènes naturels, tel celui de la chute des corps, une régularité de bon
aloi qui contraste avec l’incertitude des actes humains (telle fête papoue
dégénérant en horrible carnage à cause d’on ne sait trop quelle offense). C’est
parce qu’il peut compter sur ce phénomène inhumain qui présente toute la
solidité de l’univers de Laplace, qu’il va pouvoir, d’abord calculer un
coût de production et ne produire que si ce coût est inférieur au prix
du marché et que si il ne peut trouver ailleurs un calcul plus
avantageux. Voilà donc tout le mystère de l’origine du profit ! C’est bien
parce que l’univers de la marchandise semble avoir une loi (le malheur de la
pensée bourgeoise est que ceci est une simple apparence et que la suite des
opérations a suffisamment montré qu’il n’en avait pas, au point que les désordres
d’une fête papoue peuvent paraître le calme à côté des désordres du monde de la
marchandise), qu’il va pouvoir tenter de la transgresser tout à son aise, et
pour son plus grand profit. C’est seulement après des millénaires de pillage
des communautés existantes, c’est-à-dire le plus souvent, des exploiteurs
locaux, que les marchands se virent contraints de se saisir eux-mêmes de la
sphère de l’exploitation. Et ceci pour une double raison bien simple :
ils ont ruiné tous ceux qu’ils pillaient ; le pullulement de leur classe
prospère les contraint à une concurrence féroce malgré le développement
universel du marché. C’est donc pour cette double raison, ruine de beaucoup de
ceux qui pouvaient ne pas compter et encombrement du marché, auquel il
faut ajouter cette autre : le développement du commerce de détail (le
commerce avec les gens pauvres qui doivent compter) que les marchands se virent
contraints de calculer des coûts de production. Mais ces raisons ne sont pas
suffisantes. La clef de voûte est la suivante : c’est seulement après que
le développement pluri-millénaire de la valeur, de la pensée des choses, eût
fait que tout ait une valeur, que tout effectue l’échange en
pensée, y compris ce que mangent les travailleurs, que le capitaliste peut calculer
un coût de production. I1 lui suffit pour cela d’additionner les prix de
ce qui est nécessaire pour donner effet au travail et de ce qui est nécessaire
pour nourrir le travailleur. C’est donc bien la valeur, chose historique et
sociale, qui une fois créée universellement par une activité pluri-millénaire
des marchands (parfois par un peuple entier de marchands) permet de créer
à son tour le travail abstrait, le travail salarié, c’est-à-dire le travail
sous une forme telle qu’il puisse entrer dans un calcul de coût de
production, que l’on puisse en faire abstraction. C’est donc bien la valeur,
c’est-à-dire la présence dans toute chose de l’idée de l’argent (qui
est lui-même l’idée de tout ce qui existe) qui, une fois créée par une pratique
pluri-millénaire, domine le monde entier qu’elle a conquis et démantelé et
permet à l’argent d’aller encore plus loin dans son œuvre de destruction
universelle, c’est-à-dire, plus exactement, son œuvre très hégélienne de
suppression universelle. C’est lui qui universellement force les contraires à
s’embrasser. C’est donc bien une fois solidement établie la célébrité de
l’argent comme ce qui a seul le pouvoir universel de réaliser la
pensée des choses, et de ce fait la toute-puissance de l’argent bien assurée,
toute-puissance qui consiste uniquement dans la mise en scène millénaire
et mondiale de sa toute-puissance (la célébrité est un système d’idées fausses
sur la célébrité) que le capitaliste peut se lancer lui-même dans
l’exploitation en y introduisant le calcul des coûts de production. Le
capitaliste ne peut calculer un coût qu’une fois que l’argent est bien présent
comme idée dans toute chose, une fois que toute chose a un prix et
principalement ce que mangent les travailleurs. C’est seulement lorsque presque
tout a été transformé en marchandises, en choses qui pensent, que
l’exploitation proprement marchande peut débuter. Résumons-nous. Ou bien
Ricardo nous dit que la valeur dépend de l’activité des capitalistes, ce qui
est sans intérêt pour nous. Je dis pour nous, puisque calculer des coûts de
production et chronométrer le travail sont des nécessités pour ceux qui ne
conçoivent d’autres formes de richesse que l’argent et l’État, pour ceux qui
n’aspirent qu’à ce genre de richesses (nous les méprisons parce que nous connaissons
toujours mieux leur misère fondamentale). Cette question ne peut avoir
d’intérêt que pour quelqu’un qui veut justifier le salariat et l’État,
maintenir et gérer le monde fondé par l’argent et l’État, un Ricardo, un
Lénine, un Mao, un Attali. Ou bien Ricardo nous dit que le « temps de
travail nécessaire » est ce qui agit et c’est une absurdité. C’est
cette absurdité que Marx décide de soutenir envers et contre tout, et d’abord
contre ses propres principes. Certes, nous savons bien que le temps de travail
nécessaire agit. Mais nous savons aussi qu’il n’agit que dans la tête du
capitaliste. C’est l’idée fixe du capitaliste. Ni Marx, ni Engels ne
comprennent l’humour anglais de Ricardo où « temps de travail » se
prononce « paresse de l’ouvrier » et « force de travail »
se prononce « faiblesse de l’ouvrier ». Ils ont décidé de prendre
Ricardo à la lettre, et de montrer que « le temps de travail
nécessaire » ça existe, et que ça existe indépendamment de
l’activité du capitaliste exploitant pour le réduire. Et pour soutenir
cela coûte que coûte, ils sont prêts à faire toutes les entorses à la réalité,
à inventer autant de fantômes qu’il faudra, des forces de travail, des forces
productives, des modes de production, des rapports de production, des
infrastructures, des superstructures, simplement pour prouver que le temps
de travail ça existe, que ça vit, que ça agit, que ça tire les ficelles,
que c’est le sujet substantiel de la réalité capitaliste et à la limite de
toute réalité (quel malheur !), que c’est l’essence subjective de la
propriété privée. Marx forge donc une théorie fétichiste du fétichisme, un
capitalisme sans capitalistes, et à la limite, malgré toutes ses
professions de foi contraires, sans salariés, et un prolétariat sans
prolétaires. Les choses doivent, pour diverses raisons, aller toutes seules.
Une réalité sans guerre sociale, une histoire sans conflit ou plutôt une
histoire où les seuls conflits sont les confits des « choses « :
forces productives, rapports de production, etc., et où les luttes réelles ne
sont que faux-semblants, simples vaguelettes à la surface de la
« réalité ». En 1848 les prolétaires sont vaincus dans leurs efforts
pour se supprimer. Ils ne peuvent donc empêcher que la pensée bourgeoise du
monde s’étale complaisamment. Cela ne veut pas dire pour autant que le monde
est tel que les bourgeois voudraient qu’il soit. Et cependant, Marx croit tout
ce que les bourgeois disent. I1 reprend sans les critiquer réellement toutes
leurs idées et il les « améliore ». Ce faisant, à son corps
défendant, il les rend ridicules et insoutenables. I1 révèle ce qu’elles sont.
Aujourd’hui, à Washington, à Moscou, à Pékin, à Alger, ces ridicules idées de
Marx sont le credo de tous les pouvoirs. L’histoire est amusante. Ricardo a
intoxiqué notre agent Marx. Mais rira bien qui rira le dernier. Notre agent
Marx intoxiqué est aujourd’hui ce qui intoxique tous les pouvoirs du monde avec
des idées ridicules ! Cher citoyen Marx, te voilà bien vengé. Si l’on
croit à ces fantômes, on est obligé de croire à la rareté comme donnée de
la nature, à la nécessité de la dictature cybernétique du calcul des coûts de
production (ce qui n’est dictature que dans la pensée et l’action du
capitaliste exploitant, cet exploiteur maniaque, et dans le monde où sévit ce
maniaque). On en vient à ne vraiment pas savoir comment se passer de l’argent
et de l’État*. On en vient à ne pas pouvoir avoir une seule idée contre
ce monde. (C’est bien le malheur de tous les imbéciles universitaires. On ne
fréquente pas impunément l’université). Marx en vient donc à prouver ce que
veut prouver l’économiste, ce que veut prouver un Malthus ou un Attali, que,
quoi qu’il arrive, il faudra continuer comme cela, en dernière analyse, ce qui
laisse évidemment toute liberté de changer tous les détails. Dans le meilleur
des cas, cette théorie absurde en arrive à des plaisanteries de comique
troupier. Marx n’écrit-il pas : « aucune forme de société ne peut
empêcher que d’une manière ou d’une autre le temps de travail disponible de la
société règle la production. » Et quelle est cette manière ou cette
autre : la même qui permet au canon de se refroidir. Question :
« Combien de temps met un canon pour se refroidir ? » Bonne réponse :
« Pour se refroidir, un canon met... un certain temps. » Évidemment,
quoi que fasse une société, il lui faut pour le faire, un certain temps.
Ainsi, tous les imbéciles de gauche mettent « un certain temps » pour
débiter leurs sottises et pousser leurs gémissements. Quand la terre connaîtra
la publicité, tout le temps passera en bavardages et en disputes
animées. Cependant, on ne pourra pas bavarder 25 heures par jour. Voilà donc
toute la science économique. La théorie de la plus-value se ramène aussi au
même genre de stupide plaisanterie : sous toute forme d’exploitation,
si un homme est exploité, il travaille pour son exploiteur, « un certain
temps ». « De quoi sont les pieds ? » « Les pieds sont
l’objet de soins attentifs et constants. » Marx bataille toute sa vie,
allant là où l’adversaire veut qu’il aille, pour prouver que l’ouvrier exploité
travaille un certain temps pour son exploiteur. Même un marquis savait
cela du temps du timide Stendhal. Voyer d’Argenson écrivait en 1827 :
« Mes amis, vous êtes des gens voués au travail. Votre destin est de
travailler, en moyenne, seize heures par jour. De ces seize heures, la moitié,
ou à peu près, est mise de côté pour former le patrimoine de
"l’élite" de la société, divisée en "propriétaires,
capitalistes, prêtres, fonctionnaires publics, rentiers, pensionnaires, rois ou
ministres, académiciens.« » Ce Voyer extravagant (et immensément riche)
écrivait aussi en 1833 : « Vous manquez à vos devoirs (...) si après
un soulèvement suivi de succès, vous êtes assez lâches ou assez ignorants pour
vous borner à exiger une amélioration de tarifs ou une élévation de
salaires. » Et voici pour terminer une remarque amusante. Ce sont les
mêmes dont l’alibi est la rentabilité, l’optimum, l’abstinence,
l’accumulation, le cash-flow, la lutte contre le gaspillage et l’anarchie
qu’entraînerait selon eux la suppression du calcul des coûts de
production comme type de rapports humains et comme correction de la paresse
naturelle des travailleurs, en un mot ceux dont l’alibi est l’économie du
travail d’autrui, qui emploient, disons 50 % de la population dite active à la
suppression du travail des 50 autres pour 100 : calcul des coûts, contrôle
des coûts, vente et revente, manipulation diverse de l’argent, armée et police,
clowns d’État. L’argent coûte cher. Ceci n’est évidemment qu’une remarque
plaisante. La question n’est pas là : elle est que l’économie du travail
d’autrui réussit à faire l’économie de la vie elle-même. Ce qu’elle gaspille réellement,
elle le gaspille absolument. Elle gaspille la réalité elle-même. Elle
gaspille la totalité de la vie en lui ôtant tout son sens. C’est peu de dire
que l’argent coûte cher à la société. L’argent est la véritable société.
C’est lui qui pratique réellement l’activité sociale. Face à lui la société
n’est plus rien. Ce sont les mêmes qui, en passe d’être découverts, sont tout
prêts à reconnaître et même à proclamer qu’ils gaspillent x % de l’activité
zombie somnambulique des porteurs de marchandises (ces mêmes porteurs
somnambuliques qui déclarent dans les sondages que sans le travail ils
s’ennuieraient) afin de laisser dans l’ombre le scandale de l’existence de
zombies en lieu et place d’hommes. Citoyens, lesquels d’entre vous entonneront
ce chant de sirène écologique ? Il se trouve évidemment des légions
d’imbéciles de gauche pour entonner ce chant. La question n’est bien évidemment
pas que 50 % de zombies travaillent et que 50 % pseudo-travaillent à supprimer
le travail des premiers. La question n’est pas non plus que x % de l’activité
zombie soit consacrée à des produits inutiles, nuisibles, ce qui laisserait
entendre qu’un produit du travail peut être, en particulier,
utile à l’homme, je veux dire humainement utile, utile à l’homme en tant
qu’homme. La question est que, quoi que produise une société basée sur
l’économie du tra-vail d’autrui, elle fait l’économie du bavardage et des
disputes qui sont la seule manière humaine d’organiser le monde. L’économie du
travail d’autrui fait en réalité l’économie de l’humanité. C’est elle qui
remplace les bavardages et les disputes qui sont la seule manière rationnelle,
la seule manière humaine d’organiser le monde. La seule chose qui soit utile à
l’homme en tant qu’homme, c’est le bavardage. La question est que l’argent et
l’État ont le monopole de la suppression mondiale du travail. I1 s’agit que la
totalité des hommes se charge enfin de supprimer elle-même la totalité du
travail. Il s’agit que le bavardage généralisé succède au calcul des coûts de
production comme nouveau mode d’existence des hommes.
__________
* C’est très exactement le but poursuivi par la bourgeoisie : que personne
ne sache comment se passer de la bourgeoisie.
27. L’humanité
est ce qui se perd, et donc ce qui se trouve.
La
théorie de la publicité permet de concevoir efficacement l’aliénation de
l’activité humaine, parce qu’elle seule est capable de concevoir l’activité
humaine. Marx, négligeant, dans l’analyse, le moment abstrait essentiel ne
pouvait mener à bien la critique de l’aliénation. L’aliénation n’est pas
l’aliénation du travail, cette activité commune à tous les animaux, mais bien
l’aliénation de l’activité humaine essentielle, l’aliénation de l’échange.
L’humanité n’est rien d’autre que la généralisation de l’échange, la
suppression de tout ce qu’il y a de particulier, d’indépendant dans l’échange.
L’aliénation est le moyen de cette généralisation, comme généralisation de
l’échange entre les choses. La préhistoire de l’humanité est l’histoire du
commerce. Cette préhistoire aboutit à la marchandise, à l’échange de toutes les
choses avec toutes les choses. La marchandise est l’aliénation de l’activité
des marchands, des hommes qui ont conçu le projet de concentrer entre leurs
mains toute l’humanité. La marchandise est en fait l’humanité qui se constitue
indépendamment de tous les hommes. C’est la conception strictement hégélienne
du dernier devenir de l’esprit : l’aliénation de l’esprit comme nature.
L’histoire proprement dite est au contraire le véritable mouvement qui
réinstaure l’humanité, la dénaturalisation de l’humanité. À se rechercher avec
trop de fièvre, la fièvre de l’or, l’humanité s’est perdue dans les
choses ; et l’histoire est le mouvement par lequel elle se retrouve et se
fonde. Aujourd’hui, la pensée de Hegel est totalement vraie. L’aliénation de
l’échange, sa généralisation dans les choses, est l’aliénation de ce qui, dans
cette activité, peut s’aliéner : l’idée de l’échange. L’idée de
l’échange est le moment essentiel de l’échange. L’échange vrai, c’est-à-dire
l’échange effectué, est la réalisation de cette idée. L’échange est l’idée
pratique, l’idée qui se réalise. L’échange ne tient sa consistance que de la
généralisation, de la publication de cette idée. L’échange n’a pas la
consistance immédiate, indépendante, du travail, de l’activité de l’animal.
L’échange ne tient sa consistance que de l’existence d’une même idée dans deux têtes.
La publicité de cette idée est immédiatement le moment consistant de l’échange.
La généralisation de l’échange, c’est-à-dire la généralisation de cette idée,
est aussi le moment consistant de l’échange. L’aliénation est la généralisation
de cette idée dans les choses. La consistance de l’échange, la publicité de son
idée, prend la solide consistance des choses. L’idée de l’échange devient
universelle mais elle devient aussi universellement indépendante de l’homme. La
valeur est l’idée de l’échange qui devient indépendante de l’homme. L’argent
est la réalisation de cette idée qui devient indépendante de l’homme. La
marchandise est l’échange qui devient indépendant de l’homme. Voilà en quoi
consiste l’aliénation de l’échange, l’aliénation de l’essence humaine. Mais
voilà aussi ce qui permet à l’idée de l’échange, à la réalisation de l’échange
et à l’échange lui-même de s’emparer du monde, de s’emparer de toutes les
têtes, de s’emparer de toutes les choses. Quand enfin l’idée de l’échange a
tout envahi, quand ce sont toutes les choses qui pratiquent l’acte humain
essentiel, qui le pensent, qui le réalisent, l’aliénation devient réelle.
Alors, tout ce qu’il y a de particulier dans l’échange est supprimé, mais le
prix de cette universalisation est la disparition de l’échange entre les
hommes. La publicité, la généralisation de l’échange est bien la suppression de
l’échange, la suppression de l’indépendance de l’échange. L’aliénation réalise
cette suppression. Mais c’est la généralisation elle-même qui est devenue
indépendante des hommes. L’échange est devenu absolument général*.
L’homme est réduit à contempler son humanité comme une nature, comme l’humanité
des choses. Certains choisissent ce moment pour reprocher à l’échange marchand,
à l’échange des marchandises entre elles, d’être individuel, alors qu’il est
tout sauf individuel, qu’il n’y a plus aucun échange entre individus, et que
l’individu est précisément cette invention toute moderne de l’homme qui
n’échange jamais, et qui cependant prétend, en l’absence de toute pratique
humaine, à l’humanité ; donc l’homme pratiquement inhumain et
idéalement humain, l’homme privé d’humanité, pure idée de l’humanité qui ne
peut jamais s’extérioriser, l’homme pour qui l’idée ne saurait être pratique et
est réduite à la pure conscience, à une idée qui ne peut jamais se réaliser.
Mais c’est aussi l’homme qui sait tout cela, le prolétaire. L’individu, le
libre travailleur, l’homme réduit à la pure conscience de l’humanité, le
spectateur, l’homme qui est réduit à contempler le spectacle de l’échange
universel des choses entre elles, l’homme qui n’échange jamais, qui ne parle
jamais, le porteur de marchandises. Le mouvement de l’aliénation est donc le
suivant : il fallait que l’individu pense la publicité avant que la publicité
puisse réaliser la pensée. La saisie de la sphère immémoriale de l’exploitation
par le commerce révèle l’essence, l’enjeu, de l’exploitation. L’exploité
est en fait spolié de la suppression de son travail, de la publicité.
L’exploitation moderne, le salariat, a ceci de particulier qu’elle tend à
passer dans la pure aliénation, qu’elle tend à accorder à l’exploité la
totalité de ce que produit le travail sans pour autant lui accorder l’humanité,
la suppression de la totalité du travail. Aucun romancier de la science-fiction
— qui pourtant baigne volontiers dans le sinistre et l’abominable — n’a été
capable de rendre la simple réalité de notre époque dans toute son
horreur : l’homme réduit à la condition de porteur de marchandises.
L’échange entre les hommes au moyen des choses a fait place à l’échange universel
des choses au moyen des hommes. Le chronométrage du travail d’autrui n’a qu’un
but: que les choses puissent s’échanger entre elles librement et sans
risques pour elles. La marchandise n’est pas une chose. La marchandise
n’est pas un rapport social entre des personnes. La marchandise est un rapport
social entre des choses médiatisé par des hommes.
__________
* Ce n’est pas tellement : « la publicité qui a déserté l’échange
particulier » (Introduction à la science de la publicité, § 64) que
l’échange particulier qui a complètement disparu pour devenir l’échange général
entre les choses, échange qui demande un chronométrage scrupuleux de l’activité
des porteurs de marchandises. La généralisation de l’échange qui est
suppression de ce qu’il y a d’indépendant dans l’échange, est elle-même quelque
chose d’indépendant, une nouvelle indépendance qu’il faut, comme telle,
supprimer à son tour. Le bavardage généralisé, la publicité, est la suppression
de cette nouvelle indépendance, suppression absolue de l’échange donc,
suppression absolue de ce qui supprime l’indépendance du travail et de ce fait
suppression absolue du travail.
III.
La lutte de classe existe, mais pas seulement
comme on suppose.
28.
Vorwärts !
Voici
qu’au moment où l’ennemi pensait en avoir définitivement terminé avec lui, le
concept d’aliénation revient en force, précisé, affermi, plus violent que
jamais. Le premier effet de surprise passé, on assiste à la reconversion de
toute la racaille. I1 s’agit d’étouffer coûte que coûte le scandale. Le
situationnisme, c’est-à-dire la forme diluée, inoffensive, homéopathique de la
critique de l’aliénation, vient à point nommé et le situationnisme des partis
staliniens n’est pas le moins étonnant. Cela étonne évidemment moins de la part
de la saleté dite socialiste qui a toujours maintenu des prétentions humanistes
face aux rigueurs jdanovistes. En 1968, ce sont les prolétaires qui s’en
prennent manifestement à l’aliénation, c’est-à-dire au prolétariat, à leur
condition inhumaine, ce sont les prolétaires qui s’avisent de supprimer
eux-mêmes le prolétariat. Avec le New Deal, la bourgeoisie relevant le gant
bolchevik reconnaît explicitement l’exploitation pour affirmer sa capacité à la
supprimer. La société s’applique alors à montrer qu’elle est bien capable de
donner tout sans que soit remise en jeu son ignominie fondamentale. Mais
le malheur de la pensée bourgeoise est que cet expédient produit le contraire
de ce qu’il était censé produire, il produit avec une netteté incomparable la réalité
de l’aliénation, il règle réellement la question de l’exploitation en
dévoilant sa réalité de fausse question. La question véritablement centrale,
essentielle, fondamentale de l’aliénation émerge brutalement dans une lumière
crue. Notre parti revient à la charge, posant, pour la résoudre, la seule
question qui importe. C’est pourquoi la bourgeoisie doit, dans un New New Deal
pro-situationniste poser elle-même cette question, à sa manière, afin de tenter
de ne pas la résoudre.
29. Le
salarié est un esclave qui se nourrit de marchandises.
L’époque
moderne, celle de Marx, la nôtre, n’est pas caractérisée par le capital, mais
par le salariat, par le fait que le capital, le commerce, s’empare de la sphère
de l’exploitation*. Au cours d’une soixantaine de siècles de commerce, le
capital était toujours demeuré extérieur à la sphère de l’exploitation. Quand,
voici quelques siècles, après avoir ruiné une bonne partie de la planète, le
commerce s’empare de la sphère de l’exploitation, il va créer une nouvelle
forme d’argent, l’argent qui ne peut s’accroître, le salaire. C’est cette forme
d’argent qui va révéler la pauvreté essentielle de l’argent et la pauvreté
secrète des maîtres. Le salariat, c’est d’abord la démocratisation de l’argent,
l’argent avili, car la démocratisation avilit tout ce qu’elle touche. Tout cela
n’était guère sensible du temps de Marx puisque le salariat en était encore à
ses débuts. Que prétend l’ennemi, que dit l’économie politique ? Elle
prétend que le capital ne caractérise pas seulement l’époque moderne, mais a
toujours existé. Elle a raison. Du moins l’existence du capital ne se distingue
pas de l’existence de l’argent. Elle prétend que l’époque moderne est toujours caractérisée
par le capital. Elle a tort, ou bien elle ne dit rien à force de généralité.
Plutôt que le capital soit un mode particulier de l’argent (Marx) c’est le
salariat qui est un mode particulier du capital. Que prétend Marx ? Que le
capital est ce qui caractérise l’époque moderne. II a tort. Ce qui caractérise
l’époque moderne est une nouvelle forme d’argent, qui contient en germe le
déclin du capital. On comprend bien les motifs de Marx quand on comprend la
ruse involontaire de l’ennemi. L’ennemi ne prétend pas seulement que le capital
comme forme immédiate de l’argent a existé dès que l’argent a existé. I1
prétend que le capital est un mode de production et il prétend que ce mode de
production a toujours existé. Or le capital ne saurait avoir toujours existé
comme mode de production, car le capital n’est pas un mode de production. Le
capital est un mode de publicité ou plutôt un mode d’absence de la publicité.
Marx va où l’ennemi veut qu’il aille, il bataille une vie durant pour prouver
que le capital n’a pas toujours existé comme mode de production, sans songer un
seul instant que le capital n’est pas un mode de production et que l’analyse
des modes de production, des gammes d’usinage, n’a aucune sorte d’importance
pour ce qui est son propos réel et qui est aussi le nôtre. Il en résulte une
suite catastrophique d’erreurs. I1 est parfaitement faux que : « La
transformation de l’argent (...) en capital ne se produit que lorsque la force
de travail est transformée en une marchandise pour le travailleur lui-même ;
donc quand la catégorie du commerce s’empare d’une sphère qui auparavant en
était exclue. » 1) Il est parfaitement faux que la transformation du
travailleur esclave ou libre en salarié soit nécessaire à la naissance du
capital. Bien au contraire, cette transformation demande un développement
considérable du capital, du commerce. 2) Ensuite, la « force de
travail », la force du travailleur donc, est principalement une
obsession qui habite la tête de l’exploiteur capitaliste. Il est obsédé par
cette force qu’il trouve toujours trop faible et trop coûteuse. 3) Mais
surtout, il est absolument faux que le travail (Smith) ou la force du
travailleur (Marx) deviennent des marchandises. Une marchandise est d’abord une
chose qui pense. Voici enfin la vérité sur cette question fondamentale :
ce qui est transformé en marchandise pour le travailleur lui-même, ce
sont les produits dont il avait l’habitude de se nourrir. Le salarié est
alors contraint de rechercher l’argent. Le capitaliste peut alors facilement
calculer des coûts de production. Voilà donc quelle est la véritable définition
d’un salarié : un salarié est un esclave qui se nourrit de
marchandises. Cette absurdité de la « force de travail » qui
devient une marchandise est certainement la plus catastrophique erreur de Marx.
Une erreur qui permet à la crapule bolchevique de se demander, 100 ans plus
tard, si le conducteur de locomotive produit ou non de la plus-value, qui
permet donc, pendant 100 ans de détourner l’attention de la question de
l’aliénation. 4) La sphère dont s’empare la catégorie du commerce n’est
pas celle de la mythique force de travail ou celle du travail, mais bien celle
de l’exploitation. L’exploiteur nouvelle manière devient un commerçant. Le
nouvel exploiteur a pour but l’argent et non plus la jouissance provinciale du
maître ancien. 5) Marx passe sa vie à prouver que l’ouvrier travaille
« un certain temps » pour son patron, pour la société, pour l’État,
ce qui a pour conséquence immédiate de laisser entendre que le bonheur consiste
à manger tout ce que l’on produit, que le bonheur consiste à être un animal, mais
surtout de cacher tout à fait que c’est tout son temps, toute
sa vie que l’ouvrier consacre à l’édification d’un monde absurde et qui ne le
concerne en rien. Ce n’est pas seulement pendant les quelques heures où
il travaille pour les besoins stupides de son patron, et celles où il travaille
pour le renouvellement des moyens qui permettent de produire un monde stupide,
mais aussi pendant celles qu’il consacre à sa propre subsistance, puisque cette
subsistance est celle d’un animal stupide. Cette stupidité ne s’arrête pas là,
au temps que l’ouvrier passe à produire des marchandises, mais s’étend aussi au
temps qu’il passe à les détruire. Tout le temps de l’ouvrier se passe à
produire puis à détruire des marchandises. Tout le temps du capitaliste
se passe à veiller à ce que les marchandises s’échangent bien entre elles. Mais
ce sont les marchandises qui pratiquent l’humanité, tout le temps, ce sont les
marchandises qui s’échangent universellement entre elles grâce au portage
humain. La vie quotidienne est la vie réduite au portage des marchandises.
__________
* La hiérarchie est le principe étatique, militaire, qui règne dans la
fabrique. Quand l’argent s’empare de la sphère de l’exploitation c’est aussi
bien le principe de cette sphère qui s’empare de l’argent. Le salaire
est l’argent hiérarchique. De même que la classe comme organisation sociale des
marchands semblait devoir libérer l’humanité de l’État, ce monstre froid, il
apparut avec l’aventure bolchevique que l’État commerçant était la
vérité de la classe des commerçants. De même que l’État moderne ne peut
plus se passer de l’argent, l’argent moderne ne peut plus se passer de l’État.
Le mouvement moderne du salariat est la réconciliation des frères ennemis par
la hiérarchisation de l’argent et l’universalisation de l’État. Jusqu’à
présent, l’argent avait toujours été pour l’État, le désordre, ce qu’il faut
supprimer sans le réaliser. Et l’État était pour l’argent, pour le commerce, l’obstacle
qu’il fallait abattre et qui fut abattu. Les deux anciens rivaux, dans
l’impossibilité où ils se trouvent, l’un de réaliser l’argent sans le
supprimer, l’autre de supprimer l’argent sans le réaliser (les bolcheviks), se
réconcilient dans un compromis. Le salaire est l’argent de l’État et l’État est
le capitaliste mondial. Le capital s’empara de l’exploitation et créa le
salariat. Que croyez-vous qu’il arriva ? C’est le capital qui creva.
30. Le
capital est l’argent qui monte à la tête.
La
forme moderne de l’argent n’est pas le capital, la forme moderne de l’argent
est le salaire. Bien au contraire, le capital est la forme immédiate de
l’argent, sa forme archaïque. Marx n’ignore pas cette ancienneté du capital. I1
y fait souvent allusion. I1 n’ignore pas non plus le concept du capital comme
contradiction immédiate de l’argent. On trouve ce concept dans la partie de son
œuvre qu’il a autocensurée. Quand l’argent, cette idée qui est dans toutes les
marchandises, s’avise d’entrer dans une tête, il change de nom, car il change
de nature. L’existence de l’argent comme idée dans une tête est radicalement
différente de son existence comme idée dans les choses ou de son existence
comme chose pure et simple. C’est précisément son existence comme chose pure et
simple qui contredit violemment son existence comme idée dans une tête.
L’existence de l’argent comme idée dans une tête est l’idée que l’argent peut
tout acheter. En fait, il ne peut pas tout acheter dans la réalité,
puisque dans la réalité l’argent n’est pas seulement une idée dans une tête,
mais aussi une chose et aussi une idée dans toutes les choses. Comme chose dans
une poche, l’argent n’existe jamais que comme quantité déterminée, quantum, il
ne peut acheter qu’une quantité limitée de tout ce qui existe, et la plus
grosse fortune est dérisoirement petite au regard de tout ce qui existe. Comme
chose dans une poche, l’argent est l’argent par tête. L’argent, l’idée de tout
ce qui existe est, comme chose, immédiatement limité. I1 est immédiatement
contradiction violente entre lui-même comme idée et lui-même comme chose.
L’argent est immédiatement la contradiction violente de l’idée et de la chose.
Ainsi, il suffit que l’argent pénètre dans une tête pour qu’il devienne ce qui
manque, ce qui fait défaut, ce qui doit s’accroître, pour que l’argent devienne
soif d’argent. Immédiatement l’argent a pour but l’argent. L’argent
n’est pas seulement un objet du désir d’enrichissement, c’est ce désir même. La
passion de l’argent est autre chose qu’un besoin particulier d’habits, d’armes,
de bijoux, de femmes, de vin. La passion de l’argent est la passion de
l’universalité, c’est la passion d’être tout. L’argent est immédiatement la
contradiction entre l’idée de tout ce qui existe et tout ce qui existe. Le capital,
c’est l’argent qui veut se réaliser comme argent. Le capital, c’est
l’argent qui monte à la tête. L’argent est immédiatement un mensonge sur
l’argent : alors que l’argent est essentiellement ce qui manque, la
rareté qui existe, le capital comme idée dans une tête de capitaliste et comme
activité du capitaliste est : ce qui manque mais qui peut s’accroître
indéfiniment. C’est l’argent qui veut se réaliser sans se supprimer. Le malheur
de la pensée bourgeoise est de vouloir réaliser l’argent sans le supprimer.
31. Le
salariat est l’argent qui perd ses illusions.
Le
salariat ne trouve pas son originalité dans l’exploitation mais bien au
contraire dans le fait que l’exploité va tâter à son tour de la magie de
l’argent. Le salarié est un esclave qui a accès au marché, qui est le lieu où
l’argent déploie son pouvoir, le spectacle de sa magnificence. I1 n’y a aucune
différence entre les malheureux qui construisirent la grande muraille de Chine
ou les pyramides égyptiennes et les malheureux qui construisent des pyramides
de boîtes de conserves pour chiens. Si il y en a une. Les seconds se
nourrissent de marchandises. Avec le salariat, pour la première fois dans
l’histoire de l’humanité, des esclaves vont tâter de l’aliénation. Jusque-là,
la sphère de l’aliénation et la sphère de l’exploitation étaient extérieures
l’une à l’autre. L’aliénation était un triste privilège réservé au maître,
riche seigneur se ruinant en soie, brocards et velours ou bien riche marchand
fou d’argent. L’esclave, le serf étaient préservés de tout contact avec cette
sphère infernale. L’exploitation produisait l’aliénation du maître et non celle
de l’esclave. L’aliénation du maître fut d’ailleurs la seule
« chose » qu’ait réellement « produite »
l’exploitation de l’homme par l’homme. L’aliénation de l’humanité ne pouvait
avoir lieu que parmi les « hommes » (non pas aussi parmi les bêtes
qui pensent, les esclaves). L’aliénation est le tort que se fait
l’exploiteur en voulant affirmer son humanité à l’aide des produits du travail
de son esclave. Quand le capital s’empare de l’exploitation, il contraint un
autre genre d’hommes que le capitaliste ou le riche exploiteur à rechercher
l’argent. I1 communique la soif d’argent à une nouvelle race d’hommes tout en
lui déniant les moyens d’y satisfaire. Pour la première fois dans l’histoire du
monde, des esclaves vont tâter de 1’« humanité » du maître. Mais en
tant qu’esclaves, ils sont immédiatement privés des illusions des riches sur la
richesse, illusions très réelles, très pratiques, qui consistent dans la
possibilité réelle, pratique, de s’enrichir. Le salarié est bien placé pour
être immédiatement (en quelques siècles) mécontent de l’aliénation. Le salaire
est la forme moderne, évoluée, achevée de l’argent : l’argent pauvre. Le
capital n’en était que la forme immédiate, la forme pleine d’illusion sur
elle-même, l’argent qui peut s’accroître indéfiniment. Avec le salariat,
l’argent va pénétrer dans de nouvelles têtes et s’y révéler pour ce qu’il est
essentiellement : rareté et utilité, mesquinerie et prosaïsme,
c’est-à-dire le contraire de ce qu’il prétend être. Le salariat révèle
l’essence de l’argent qui est de manquer essentiellement, sans aucun remède
possible. Dans la tête d’un salarié, l’argent demeure une idée qui réclame impérieusement
sa réalisation, comme dans la tête d’un capitaliste, mais dans une telle tête
cette idée est réduite à l’impuissance. Ce que découvre le prolétaire porteur
de marchandises et que ne peut découvrir le capitaliste porteur d’argent, c’est
que l’argent est un rapport social, et que ce rapport social est absence de
rapport social. Le prolétaire découvre que ce qu’il y a de fondamental dans sa
souffrance consiste à ne pas pouvoir nommer sa souffrance: il n’a rien à
dire sur cette souffrance, il est volé même de cela. Très bien. Sa souffrance
est justement de ne rien pouvoir dire de sa souffrance. Le prolétaire
souffre du monde entier, le prolétaire souffre de tout. I1 est condamné à
tout comprendre ou rien. Le capitaliste se contente de rechercher l’argent,
l’homme d’État le pouvoir. Le prolétaire, contraint pendant une brève période
de quelques siècles à rechercher l’argent, est déjà contraint de
rechercher la pensée. L’énigme qu’est devenue sa souffrance (l’esclave,
si son maître était méchant, savait de quoi il souffrait) est sa
véritable souffrance. Sa misère est devenue vraie parce qu’elle le contraint à
rechercher la pensée, elle le contraint à tout comprendre. C’est le sens
de la hâte, de la précipitation que met la racaille universitaire et politique
à fournir « sa » réponse à cette énigme qui vraiment devient trop
dangereuse, trop manifestement dangereuse pour elle en ceci que cette énigme
commence à fournir elle-même ses propres réponses pratiques et théoriques. La
misère du prolétaire se connaît enfin comme misère de la pensée pratique, comme
pensée qui échoue à comprendre sa propre misère.
32. Avec
le salariat, l’exploitation passe dans l’aliénation universelle.
Quand
le commerce s’empare de l’exploitation, quand le commerce abolit l’esclavage,
il dit à l’exploité : « Sois un homme, tiens, prends cet
argent. » Le nouveau maître infecte lui-même l’esclave affranchi avec sa
propre fièvre de l’or, avec sa propre idée de l’humanité. Alors, au cours de
trois siècles se produit le renversement suivant : c’est dans la sphère
même de l’exploitation que l’exploité peut encore affirmer son humanité. C’est
hors de cette sphère, là où le bourgeois lui reconnaît la qualité d’homme
(entendez la qualité de bourgeois, la qualité de consommateur de marchandises)
qu’il ne peut absolument pas affirmer son humanité. I1 importait peu au maître
antique que son esclave travaillât pour lui « un certain temps ». La
seule chose qui lui importait était que son esclave demeurât une bête comme une
autre, tandis que lui maître, pratiquait l’humanité. I1 n’y avait pas de
différence pour le maître entre son bœuf et son esclave. I1 les aimait bien
tous les deux, il appréciait leur force, leur gentillesse, leur patience. I1
les traitait avec bonté pourvu qu’ils ne s’avisassent point de prétendre à
l’humanité, ce qui arrivait rarement. Tout change quand le commerce se charge
lui-même de l’exploitation. Il invite l’exploité à être un homme libre,
entendez un homme qui a de l’argent, hors de la fabrique ; mais comme tout
maître, il le prie de rester tranquille dans la fabrique. Las ! I1 a
lui-même communiqué à l’esclave affranchi sa propre fièvre de l’argent, il lui
a fait partager sa passion pour le métal humain et il prétend lui dénier les
moyens de satisfaire cette passion. I1 a introduit le loup dans la bergerie. I1
met dans la main de son esclave l’idée de l’humanité et il
s’étonne de la retrouver dans sa tête. Que dit l’économie politique ? Que
la force de travail est une marchandise. Que voyons-nous ? Dans cette
société, les seuls rapports réellement humains que conservent les hommes entre
eux sont les rapports entre patrons et employés et employés entre eux, comme le
notait très bien Freud, un célèbre psychanalyste du début du siècle. Les seuls
rapports qu’aient encore les hommes entre eux sont l’âpre dispute que le
salariat a instauré entre les maîtres et les esclaves. L’établissement du
salaire et l’histoire de cet établissement est une âpre dispute pour savoir
combien de marchandises le salarié (cet homme qui se nourrit de marchandises)
va pouvoir porter, et la terre entière retentit pendant deux siècles de cette
bruyante querelle. Toute la terre est transformée en carreau du Temple.
L’établissement du salaire est donc exactement le contraire de l’établissement
du prix d’une marchandise. Ici, ce ne sont pas les choses qui pensent et qui
réalisent leur pensée. Ce sont bien les hommes qui se disputent, qui se
battent, qui se querellent. Les salariés réclament furieusement le droit d’être
exploités (le droit au travail) c’est-à-dire le droit de porter beaucoup de
marchandises, et pour le faire, le droit de produire beaucoup de marchandises,
toujours plus de marchandises. Pour un temps, la question centrale de
l’aliénation est complètement oubliée. Au terme de cette dispute, l’exploiteur
en vient à se laisser convaincre qu’il est de son intérêt — de l’intérêt du
commerce, de la marchandise — que le salarié puisse porter le plus de
marchandises possible, tout si possible, que toutes les marchandises soient
produites pour le salarié. L’exploiteur se décide donc à régler
définitivement la question de l’exploitation. Mais c’est alors que la
consommation de toutes les marchandises par tous les salariés révèle que,
quelle que soit la part (toujours cette gaminerie des parts de tarte) de
marchandises que le maître concède à l’exploité, celui-ci ne peut devenir un
homme, qu’aucun salaire ne pourra jamais réaliser son humanité. Cela culmine
avec le spectacle moderne. Aujourd’hui, tout ce que produit l’esclave salarié,
il le produit pour lui. C’est à lui que tout ce monde est destiné, avec ses
autoroutes pour l’imbécile automobiliste, ses télévisions pour l’imbécile
téléspectateur, sa police pour le protéger, ses gouvernements pour le
gouverner, avec ses bombardiers B 52 et son napalm pour faire de passionnants
faits divers pour l’imbécile de gauche, etc. Oui vraiment, l’ennemi a bien
réglé la question de l’exploitation et l’ordure bolchevique a joué là-dedans un
rôle non négligeable. Le salarié peut enfin constater qu’il est réduit au simple
rôle de porteur de marchandises, qu’il n’a d’existence sociale que le bref
instant où il porte une marchandise pour lui permettre de se réaliser comme
argent. Et aussitôt après, la brillante marchandise — telle la plupart des
insectes mâles après leur bref coït — meurt épuisée par sa copulation avec l’argent.
Le consommateur n’a plus dans les mains qu’un cadavre encombrant dont il faut à
tout prix se débarrasser. Le consommateur n’est que le vétérinaire des
marchandises. I1 est le praticien préposé à leurs brèves amours avec l’argent.
I1 veille à leur reproduction monstrueuse. On comprend alors le racolage éhonté
auquel se livrent les marchandises (par la bouche de leurs maquereaux
publicitaires), c’est pour elles une question de vie ou de mort. Si le client
ne vient pas, elles meurent avant d’avoir pu copuler avec l’argent, elles
meurent sans pouvoir se reproduire. Aussi font-elles tout, dans un bavardage
incessant qui masque leur bavardage réel, fondamental, pour persuader leur
porteur qu’elles sont, telle ou telle mieux que les autres, capables de
concentrer tous les regards ne fut-ce qu’un seul instant. Mais le porteur de
marchandises qui veut attirer tous les regards ne parvient pas même à en
retenir un seul. Après un siècle de lutte acharnée, on en arrive à cette
situation grotesque : enivrés par l’argent pauvre, enivrés par le désir d’enrichissement,
les esclaves salariés ont furieusement revendiqué le privilège de porter toutes
les marchandises. Ils ont furieusement revendiqué le droit de servir féalement
la marchandise. Aujourd’hui ils portent eux-mêmes presque toutes les
marchandises. Non contentes de cela, les crapules autogestionnaires demandent
le droit de porter absolument toutes les marchandises, y compris celles
qui constituent ce que l’économie politique nomme le capital. Ce genre de
marchandises était porté jusqu’à présent par les capitalistes eux-mêmes. Les
crevures autogestionnaires veulent que les prolétaires portent aussi celles-là.
Et puis, vous savez bien, les policiers aussi sont des travailleurs !
Après un siècle de luttes acharnées, partis de rien, les salariés sont enfin
parvenus à la misère. Le capitaliste est un homme qui veut réaliser l’argent.
Le salarié est un homme qui veut réaliser la marchandise. Le capitaliste veut
réaliser l’existence céleste de la marchandise. Le salarié veut réaliser l’existence
terrestre de l’argent, l’argent que l’on voit. Le capitaliste est un porteur d’argent.
Le salarié est un porteur de marchandises. Les capitalistes sont organisés en
classe. Les salariés constituent une masse. Les efforts des uns et des autres n’ont
qu’un seul effet : le libre échange des marchandises entre elles. La
production puis la destruction des marchandises après échange. Une crise
économique est un grand malheur pour les marchandises : elles sont
détruites avant échange, elles sont détruites avant d’avoir pu pratiquer
l’échange, avant d’avoir pu pratiquer l’humanité. Pour un instant, les
marchandises connaissent le même sort que les prolétaires. Quel scandale !
33. Le
développement du salariat pose universellement la question de la richesse
universelle.
La
position de l’économie politique sur la richesse revient à ceci : la
richesse consiste dans les produits du travail (Smith) ; mais c’est le
capital qui donne effet au travail, c’est lui qui raffine et qui divise le
travail, sans lui ces produits ne seraient pas. Donc le capital serait le
co-auteur de la richesse. Cette position sur la richesse, comme toutes autres
positions de l’économie politique est fausse. Elle ne vise qu’à dissimuler la
question de l’aliénation et à ramener celle-ci à la question de l’exploitation,
à rechercher donc, un juste partage de la trivialité matérielle. Cette
position vise à dissimuler que la richesse ne consiste pas dans les produits du
travail mais dans l’échange universel des activités et des produits des
activités, dans l’acte même de la suppression infinie, de la division
infinie du travail. Elle vise donc à dissimuler que le capital, qui est cette
activité de division et de suppression, est la vraie richesse, est toute la
richesse. Elle vise à dissimuler que le capital est l’activité d’une classe
qui a accaparé toute la richesse sur terre, toute l’activité de division
infinie, de suppression infinie du travail, toute l’activité du paraître dans
soi du monde, toute l’activité d’apparence de tout ce qui existe dans tout ce
qui existe. Ce que voudrait nous faire croire le papelard Smith est que toute
la richesse n’est pas du côté du capital, que la richesse réside aussi dans les
produits du travail, que la richesse réside aussi dans le travail. Ainsi, l’opération
de contre-espionnage des compères Smith et Ricardo peut paraître et veut
paraître une généreuse, une scientifique réhabilitation du travail selon le
principe : il faut rendre au travail ce qui est dû au travail*. Ce que
veulent « rendre » au travail les deux compères c’est la trivialité
qui n’a jamais cessé de lui appartenir après que la classe à laquelle
appartiennent Smith et Ricardo se fut chargée de la véritable richesse, de la
suppression mondiale du travail. I1 est bien clair aujourd’hui que ce qui
est dû au travail est la suppression du travail. Smith et Ricardo
voudraient bien faire oublier que le capital est un réel bienfaiteur de l’humanité,
non pas en tant qu’il développe la trivialité matérielle mais bien en tant qu’il
communique à l’humanité une inextinguible soif d’humanité. Le capital est un
bienfaiteur de l’humanité quand il montre à celle-ci, par le développement du
salariat, en quoi consiste la vraie richesse, comment il a concentré en lui
toute la véritable richesse du monde, en quoi il représente toute la fonction
mondiale de l’échange, en quoi il s’identifie totalement avec le paraître dans
soi du monde. I1 est un bienfaiteur de l’humanité quand il lui montre quel est
le vrai but poursuivi par l’exploitation. Ce que s’approprie réellement la
classe dominante et son État, c’est l’acte même de la suppression, de la
division mondiale du travail. C’est pourquoi, en dernier ressort, elle est
prête à accorder toute la trivialité matérielle aux prolétaires pourvu que l’essentiel
ne soit pas remis en jeu, pourvu qu’elle conserve le monopole de la suppression
infinie, de la division infinie du travail. Nous sommes parfaitement d’accord
avec Hegel : ce qu’il y a de beau dans le travail, c’est l’abstraction. Ce
qu’il y a de beau dans le travail, c’est sa suppression. Ce n’est pas au
commerçant que l’on peut apprendre ce qu’est la passionnante pratique du
commerce, le plaisir sauvage de l’argent pratiqué pour lui-même. Ce n’est pas à
lui que l’on peut apprendre que l’argent est le but de l’argent et se suffit à
lui-même. Par contre, le commerçant, ou plutôt celui qu’il paye pour penser,
voudrait nous apprendre quelque chose qui contredit sa pratique journalière. I1
veut nous apprendre que la richesse consiste dans les produits du travail. Tout
l’utilitarisme de l’économie politique n’a qu’un but : détourner l’attention
de la vraie question de la richesse, détourner l’attention de l’activité réelle
du commerçant. Le commerce est, en vérité, la pratique spécialisée de la
richesse. Pour l’économie politique, l’homme n’est plus qu’une hyène qui
profite du festin des choses. Tandis que les choses s’échangent entre elles, l’homme
profite, l’homme utilise. Ce que demandent Smith et Ricardo, c’est la liberté
pour les choses de s’échanger afin que les hommes puissent profiter à leur
aise**. Cela est illustré par la ridicule et célèbre robinsonnade du chasseur
et du pêcheur de Smith. En fait, le troc est la conception utilitariste
de l’échange, la seule conception à laquelle la pensée bassement utilitaire
engendrée par l’idéalisme de l’argent peut atteindre quand il s’agit de
concevoir l’échange entre les hommes et non plus un échange entre les
choses. L’imbécile moderne ne peut envisager que des mobiles bassement
utilitaires à l’échange entre les hommes et c’est cela qu’il dénomme le troc. L’ethnographie
a ruiné toutes ces robinsonnades utilitaristes. Les formes les plus hautes d’échange
chez les sauvages portent sur les objets réputés inutiles par les utilitaristes
modernes, c’est-à-dire sur les objets dont la seule utilité est de permettre l’échange.
L’économie politique prétend réduire le salarié à l’utilitarisme le plus bas.
Mais le salarié réel expérimente chaque jour davantage que dans la consommation
de marchandises, dans la consommation de produits du travail qui contiennent l’idée
de la richesse, il s’agit de bien autre chose que d’utilité, mais bel et bien d’humanité.
Le corollaire de la conception utilitariste est la conception bassement
utilitariste du communisme, la conception bourgeoise du communisme (cette
fameuse conception où l’on va à la pêche le matin, à la chasse l’après-midi et
où l’on fait de la théorie le soir), comme un monde de cocagne et de sucre
candy plein de saucissons et de petits oiseaux. Notre conception du communisme
est bien au contraire celle d’un monde où l’on bavarde nuit et jour, un monde
où l’on pratique la théorie sur la plus grande échelle : celle de l’univers.
De même, la paresse est la conception utilitariste de la suppression du travail
et ne rompt pas fondamentalement avec le travail servile. C’est la
revendication d’un esclave qui envie la paresse (la bassesse) de son maître.
Cette conception est ruinée aussi bien par le capitalisme que par l’ethnographie.
L’une nous montre la peine que se donnent les Trobriandais pour construire une
situation kula. L’autre nous montre la peine que se donne le maître
commerçant pour réaliser la richesse. Ce qu’il y a justement de plus
profond et de plus influent dans 1’I.S. est sa définition pratique de la
richesse comme construction de situations, c’est-à-dire des situations comme
seule production réelle de l’activité humaine.
__________
* Le but de la théorie de la plus-value, en un mot le but de la théorie de la
valeur-travail de Smith-Ricardo est de faire de l’exploitation une question
quantitative. Ce que révèle au contraire le développement, l’extension de cette
condition à la majorité des hommes, c’est que l’exploitation n’a jamais été une
question quantitative mais une question qualitative. Avec le développement du
salariat, le salarié expérimente ce pour quoi le maître marchand a mis la
planète à feu et à sang. Le salarié expérimente l’humanité du maître sans
aucune des illusions du maître. Les maîtres ont toujours été passionnés de
richesse. Mais ils ont toujours été passionnés d’aliénation.
**
Le pauvre de gauche est le pauvre qui se croit riche (ce rôle était jadis
dévolu à ce que l’on nommait « la petite bourgeoisie »). C’est un
imbécile qui s’imagine que l’on peut « profiter » de la marchandise,
que l’on peut « profiter » de ce monde. C’est un imbécile qui s’imagine
qu’il profite de la marchandise et il en a honte. I1 ne sait pas que c’est la
marchandise qui profite de lui. Cette honte n’a bien évidemment qu’un seul
but : lui éviter de devoir reconnaître qu’il est un pauvre, que le comble
de la misère, c’est lui. (C’est le pendant de la xénophobie et de l’antisémitisme
dans la petite bourgeoisie.) La culpabilité du con de gauche n’a qu’un
but : éviter de devoir reconnaître que les lâchetés et les renoncements
qui sont le prix qu’il a dû payer pour réussir sa survie (par exemple
supporter l’université quand il était étudiant, supporter l’immense
connerie des universitaires, lire et entendre les tonnes de conneries que l’étudiant
doit lire et entendre) sont vains et qu’il a dû lutter pour arriver à la
misère. Pour alimenter cette culpabilité il lui faut trouver coûte que coûte
plus pauvre (croit-il) que lui, ce qui explique sa gourmandise en tiers-mondismes
intérieurs et extérieurs, métropolitains et ultramarins. Le con de gauche est l’ennemi
déclaré de la richesse, le contraire du prolétaire, le pauvre qui ne sait pas
qu’il est pauvre. Le but de la classe dominante est de produire le maximum de
cons de gauche. Elle emploie pour cela une armée de salauds de gauche (la
classe dominante n’ose plus se dire de droite), universitaires, artistes,
journalistes, présidents-directeurs généraux, publicitaires, économistes,
anciens élèves de 1’E.N.A., ministres, hommes d’État. Le con de gauche fournit
la piétaille dans les grandes manœuvres réformistes de cette armée. Comme à la
chasse, le con de gauche sert d’appelant pour les canards sauvages.
34.
À bas le prolétariat !
Ce
qui désole le sénile, imbécile et universitaire Marcuse, nous réjouit : le
prolétariat a enfin disparu de la scène de l’histoire. Le prolétariat
spectaculaire a disparu. Merde pour le prolétariat spectaculaire. Merde pour le
spectacle du prolétariat. Mais de toute façon, à bas le prolétariat réel, à bas
les conditions qui sont faites par ce monde aux prolétaires. À bas le monde.
Qui peut bien avoir intérêt à se demander où sont passés les prolétaires, sinon
quelque manipulateur en chômage qui désespère de mettre la main dessus afin de
leur apprendre à vivre à la russe ou à la chinoise dans quelque « période
de transition », ou bien encore quelque fonctionnaire du ministère de la
police. Les prolétaires sont entrés en clandestinité. Ils sont de ce fait,
essentiellement anti-spectaculaires, ils sont ce qui ne paraît pas. Ils sont
définitivement à l’abri de toute représentation, de tout spectacle et de toute
police. D’aucuns regrettent le bon vieux temps du prolétariat spectaculaire. Et
ce progrès est le fait du spectacle lui-même. Le but du spectacle est la
suppression spectaculaire du prolétariat. I1 n’est parvenu qu’à supprimer le
spectacle du prolétariat. Le spectacle triomphant de la satisfaction a scié la
branche sur laquelle il était assis. Maintenant, tous les pouvoirs, amis et
admirateurs des pouvoirs, se démènent comme de beaux diables pour remplacer ce
regretté disparu par le spectacle de l’insatisfaction. L’I.S. a fini de ruiner
le spectacle du prolétariat. Elle fut la première à déceler la clandestinité
des prolétaires modernes, et à y voir leur force nouvelle. Le
prolétariat comme classe est le spectacle du prolétariat. Le prolétariat n’est
pas une classe. De même que l’herbe est la condition d’existence des
herbivores, le prolétariat est la condition d’existence des prolétaires. Un
prolétaire est un homme qui se nourrit uniquement de marchandises, c’est-à-dire
un homme qui n’a pas d’autre activité que le portage de marchandises. La
marchandise est la condition d’existence des prolétaires modernes. La condition
d’existence des prolétaires modernes est la privation achevée d’humanité, c’est-à-dire
la privation achevée de toute existence sociale. Le prolétariat ne saurait donc
être une classe, puisque la classe est encore un mode d’existence sociale. La
classe est le mode d’existence sociale de la bourgeoisie, des hommes qui
pratiquent le commerce, des hommes qui veulent — chacun pour soi — réaliser l’argent
sans le supprimer, des hommes qui pratiquent la suppression universelle du
travail d’autrui, des hommes qui accaparent toute la fonction sociale de l’échange,
des hommes qui parlent pour les autres. La dissociation de l’échange en achat
et vente, moments indifférents l’un à l’autre, crée la possibilité d’acheter
sans vendre (accumulation de marchandises) et de vendre sans acheter (accumulation
d’argent). Elle permet la spéculation, l’accumulation, c’est-à-dire le pillage
marchand. Elle fait de l’échange une affaire particulière, un métier,
bref, elle crée la classe des marchands. La classe est le mode d’existence
sociale des hommes qui font de l’échange (qui font de la pratique de l’humanité)
leur métier. La classe n’est pas un mot creux de la taxinomie. On ne peut l’entendre
comme la classe des bourgeois, la classe des prolétaires, la classe des
invertébrés, un sac de billes blanches, un sac de billes noires, c’est-à-dire
comme classe qui existe seulement pour un autre. Une existence sociale qui n’est
pas un pur mot creux de la taxinomie est une existence pratique. La
classe en tant qu’être social des bourgeois est aussi bien un rapport des
bourgeois entre eux qu’un rapport de tous les bourgeois à ce qui n’est pas eux.
La conscience de classe est le moment essentiel de la classe, ce qui lui donne
sa consistance, non pas seulement la conscience individuelle du bourgeois mais
tous les moyens pratiques que se donnent les bourgeois pour combattre ce qui
est extérieur à leur classe. La conscience de classe est la conscience typique
du commerçant. Non seulement la seule classe possible est la classe des
commerçants, mais la seule conscience qui soit une conscience de classe est
la conscience des commerçants. La conscience de classe c’est la conscience de
gens qui sont concurrents entre eux, qui se combattent ; mais qui se
serrent les coudes face à l’extérieur, face à ce qui n’est pas leur classe. La
conscience de classe est ce qui unit les bourgeois comme bourgeois séparés
pratiquement et unis idéalement, unis en pensée. La classe est l’union des
concurrents dont l’intérêt général est identique et les intérêts particuliers
opposés. C’est la guerre de tous les bourgeois contre tous les bourgeois mais
la guerre de tous les bourgeois contre tout le reste. La classe a ceci de
particulier par rapport à toute autre existence sociale, qu’elle est constituée
contre un extérieur par des gens qui sont eux-mêmes extérieurs les uns aux
autres. La classe, comme formation sociale unique dans l’histoire est l’extériorité
absolue. Extérieure à tout, elle est extérieure à elle-même. Contrairement à la
hiérarchie, c’est-à-dire à l’État, à la féodalité, la classe est composée de
pairs, d’égaux. Marchands riches et marchands moins riches ne sont pas moins
égaux, et ce, parce que, l’argent ne développant aucune qualité individuelle, l’argent
pouvant être trouvé ou perdu, l’individu qui le porte demeure inaltéré dans sa
nullité, égal à lui-même et aux autres. Ensuite, contrairement à l’État et à la
féodalité, la classe est ce qui tolère un extérieur. L’État, de même que la
philosophie hégélienne, ne tolère aucun extérieur, il veut tout englober dans
sa grande pyramide. Dès l’origine, la classe des marchands se définit contre
le reste du monde. L’argent occasionnant la ruine des sociétés qu’il touche, il
est haï, craint et rejeté. Les marchands, ces pratiquants de l’universel, se
trouvent rejetés par les communautés et sillonnent le monde, ce qui est d’ailleurs
nécessité par leurs affaires. Quand le commerce s’empare de l’exploitation il
est toujours la sphère qui pratique la suppression du travail, la sphère de l’échange
social, face aux prolétaires, face aux salariés dont il supprime le travail.
Enfin, il est faux que la lutte de classe soit une lutte entre plusieurs
classes. La lutte de classe est la lutte de la seule classe qui ait
jamais existé pour dominer et maintenir sa domination. I1 n’y a de lutte de
classe que la lutte des commerçants pour dominer et pour maintenir leur
domination une fois qu’ils ont déclenché le processus catastrophique du
salariat. La bourgeoisie est prométhéenne. Elle arrache aux hommes leur
humanité pour la restituer, inaccessible mais universelle. Sa domination et les
catastrophes qu’elle déchaîne a quelque chose d’une malédiction : ce n’est
pas à elle qu’il appartiendra de réaliser ce qu’elle a dérobé à la
particularité pour en faire quelque chose de chimérique mais d’universel. Bien
entendu, la lutte de classe est aussi la lutte des propriétaires du
prolétariat, de ceux qui font du prolétariat une classe, un spectacle, la lutte
de tous les Staline et de tous les Mao pour maintenir une domination qu’ils ont
chèrement payée. Le prolétariat comme classe est un spectacle du prolétariat
organisé par les propriétaires de ce nouveau Bolchoï, et tous les petits
impresarii gauchistes et leurs maigres troupes de bateleurs faméliques. Le
prolétariat moderne a ceci de particulier qu’il ne constitue pas une classe et
ne peut en constituer une. Les prolétaires ne peuvent se combattre entre eux et
ne peuvent combattre un extérieur. Ils sont absolument séparés et cette
séparation ne laisse rien à l’extérieur d’elle-même. Quand les prolétaires
combattent, ils ne combattent pas un extérieur, une autre classe, ils
combattent cette séparation, ils combattent le prolétariat. La classe dominante
lutte, elle, pour qu’ils n’y parviennent pas car elle est propriétaire de cette
séparation, elle est propriétaire du prolétariat. Le vœu le plus cher de la
classe dominante est que les prolétaires combattent sur son propre
terrain : le terrain de la lutte de classe et de l’État. L’État et la
bourgeoisie redoutent par-dessus tout qu’un jour ou l’autre, les prolétaires
les plantent là où ils sont, dans les poubelles de l’histoire, dans le musée
des horreurs préhistoriques, et vaquent paisiblement à leurs propres affaires.
Mais la lutte de la classe bourgeoise pour dominer coûte que coûte, produisant
une aliénation croissante, contraint les prolétaires à s’en prendre
enfin au prolétariat et non plus à la bourgeoisie. Voilà le vrai malheur de la
bourgeoisie. Déjà des gouvernements se mettent en grève, ils boudent comme de
mauvais garnements qui estimeraient que l’on ne prête pas assez d’attention à
leurs grossièretés.
35. La
question centrale.
La
marchandise et l’État nous ont rendus si sots et si bornés que le seul langage
intelligible que nous parlions est celui de nos objets dans leurs rapports
mutuels. Nous sommes incapables de comprendre un langage humain et celui-ci n’a
aucun effet sur nous. D’un côté il est considéré et ressenti comme une
supplication, comme une imploration et par conséquent comme une humiliation
exprimée dans la honte et l’abaissement. De l’autre côté, il est entendu comme
une insolence, comme une folie, comme une menace, et il est rejeté comme tel.
Nous sommes tellement aliénés que le langage intime de notre essence humaine
apparaît comme un outrage à la dignité humaine, tandis que le langage aliéné
des marchandises nous paraît exprimer la dignité même de l’homme confirmée dans
ses droits, confiante en elle-même et se reconnaissant comme telle. Pourquoi
les gens ne peuvent-ils pas se parler dans les lieux publics si mal
nommés ? Voilà quelle est la question unique, fondamentale qui contient en
elle toutes les autres. Toute autre question qui prétend avoir de l’intérêt
pour elle-même est une imposture, un réformisme, une manœuvre de diversion de l’ennemi.
C’est sur cette question, mais surtout sur la réponse qui lui est donnée, que
se fait le partage entre amis et ennemis de l’argent, entre amis et ennemis de
l’État. La question du silence des gens dans les rues est la question centrale.
La réponse à cette question est la réponse stratégique à toutes les questions.
C’est la réponse à cette question qui provoque brusquement un bavardage
généralisé. On comprend que l’ennemi fasse tout ce qui est en son pouvoir pour
qu’il n’y ait pas de réponse à cette question. Et la meilleure tactique pour
lui est de donner ses propres fausses réponses à cette question vraie, plutôt
que de dissimuler comme avant qu’elle est déjà posée. I1 ne peut plus
dissimuler totalement la question. I1 la dissimulera donc partiellement en l’accablant
de réponses. L’ennemi sait très bien que la réponse à cette question n’est rien
d’autre que la publicité de la question. La publicité, c’est quand les gens se
parlent dans la rue. La question centrale est la question de la publicité. La
publicité, c’est bavarder beaucoup.
36. La
réponse théorique à la question centrale.
La
théorie de la publicité est la réponse théorique à la question centrale. La
théorie de la publicité est la théorie matérialiste du bavardage pratique. À la
question : « Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas se parler dans les
rues ? », la théorie de la publicité répond : « Parce qu’ils
n’ont rien à se dire*. » Voilà qui voue à l’échec absolu tous les efforts
de la crapule moderniste, culturelle et contre-culturelle qui prétend que les
gens ont quelque chose à dire. Voilà qui ridiculise tous leurs vains efforts
pour " animer " le bétail contemplatif. Mais surtout, la théorie de
la publicité répond à la question : " Pourquoi n’ont-ils rien à
dire ? " car elle est la théorie du bavardage pratique. Elle ridiculise
tout le creux bavardage universitaire sur le bavardage creux. Elle sait
que : 1) Pour avoir une idée, il faut être au moins
deux** ; 2) l’idée du rapport est le moment essentiel du rapport pratique ;
3) il ne peut y avoir d’idée hors de ce rapport ; 4) la
réalisation de cette idée est le but même, le but explicitement humain de ce
rapport ; 5) le bavardage est la pratique même de ce rapport et le
bavardage a pour but la réalisation d’une idée. Hors de ce rapport, pas d’idée,
pas de bavardage, pas d’humanité, pas de rapport. I1 ne peut y avoir de
rapport réel que pratique***. Elle sait que le bavardage est une activité
pratique, une activité suivie d’effet, que le bavardage est l’acte même
de la suppression du travail et que le bavardage est le but même de cette
suppression. Elle sait que le travail ne devient humain que lorsqu’il ne sert
plus qu’à une chose : bavarder. Le travail devient humain lorsqu’il
produit réellement le bavardage, c’est-à-dire 1) quand il produit du
bavardage ; 2) quand il ne produit rien d’autre que du bavardage,
autrement dit quand il produit le bavardage sciemment, explicitement, théoriquement,
quand il en a fait son but, et qu’il ne se contente plus de produire du
bavardage par inadvertance, parmi d’autres choses inessentielles. À la
question : « Pourquoi les gens n’ont-ils rien à dire ? »,
la théorie de la publicité répond : « Parce que les marchandises
pratiquent le bavardage à leur place, parce que les marchandises pratiquent la
pensée à leur place, parce que les marchandises ont des idées à leur place,
parce que les marchandises ont des rapports humains à leur place. Pour les
Belges y’en a plus, ce sont des mecs foutus. » Le bavardage étant une
activité pratique, il ne peut exister privé de ses moyens matériels,
sinon comme parodie, bavardage creux et impuissant. « Se dire quelque
chose » réellement, se dire quelque chose de réel, c’est supprimer du
travail. L’homme est cette activité de suppression, ce bavardage, cette pensée
pratique, cette pensée qui se réalise. Là où les choses bavardent, là où les
choses ont de l’esprit, les hommes se taisent. Non parce que les choses
couvrent leur voix, mais parce qu’ils n’ont rien à dire, parce qu’ils n’ont pas
d’esprit. L’esprit est pratique ou n’est pas. Privé de ses moyens matériels il
n’est pas. Le commerce a privé les hommes de leurs moyens matériels de
bavardage. Les marchandises pratiquent l’échange à la place des hommes. Mais le
commerce a universalisé cet échange. Les choses pratiquent l’humanité à la
place des hommes ; mais elles la pratiquent universellement.
__________
* Dans un article du numéro 3 de la revue électro-confusionniste
Interférences consacré aux graffitis qui couvrirent récemment les murs de
New York, le sémiologue Baudrillard s’étonne que ces graffitis, une profusion
de noms de guerre, de noms de code, ne veuillent rien dire. S’ensuit un
long questionnement qui voudrait nous persuader que « la manipulation
totale des codes et des significations » constitue « le vrai terrain
stratégique », qui voudrait nous convaincre donc, de l’importance de la
maigre spécialité universitaire, gagne-pain de Baudrillard. Ce genre d’imbécile
ne trouverait pas un arbre dans une forêt. Ce que disent les jeunes
Noirs et Porto-Ricains auteurs de ces inscriptions, c’est qu’ils n’ont rien
à dire et que ça les scandalise de n’avoir rien à dire. Ils ne sont pas
comme les universitaires et les « artistes modernes » qui s’accommodent
si bien de n’avoir rien à dire qu’ils en font une profession.
**
Voila qui réfute l’ignoble conception bourgeoise de l’idée, la psychologie. La
conscience bourgeoise est l’idée que l’on pourrait avoir seul. C’est l’onanisme
de l’esprit.
***
Ce sont toujours ceux qui ont constamment à la bouche le mot de communication
parce qu’ils sont payés pour ça qui savent le moins ce que peut être la
communication (sinon on ne les payerait plus. On les paye parce qu’ils ne
savent rien). Ainsi en est-il de l’ignominie universitaire qui est incapable de
faire le simple constat de l’absence de toute communication entre les hommes.
Comment le pourraient-ils puisque ce sont des gens qui ont renoncé à tout
espoir de communication et qui n’ont dans leur vie aucune expérience de ce qu’est
la communication. Ce sont les mêmes qui parlent sans cesse de la communication
entre les hommes au moyen des objets. Ils sont parfaitement incapables de
remarquer que ce sont les objets qui communiquent entre eux au moyen des
hommes. Il faudrait pour cela qu’ils aient l’idée de ce qu’est la
communication. Ce sont encore eux qui emploient abondamment l’expression de
« communication de masse » sans en soupçonner un seul instant la
trivialité puisque la communication ce sont les masses qui se
suppriment. Enfin, impuissants parmi les impuissants, les linguistes, les
sémiologues étudient gravement le langage, les signes, les symboles sans être
capables d’avoir la moindre idée sur ce à quoi ils peuvent bien servir !
37. La
publicité, c’est bavarder beaucoup.
La
publicité érige la suppression générale du travail — les disputes animées et le
bavardage ininterrompu — en but conscient et en base de toute vie humaine. De
même que jusqu’à présent, la seule production réelle des hommes fut la
réalité de l’aliénation, le bavardage des marchandises, dans la publicité,
la seule production réelle des hommes est le bavardage. Toute activité consiste
dans le bavardage, richesse vraie, richesse réalisée. Le bavardage universel
est la réalisation pratique de la pensée. Le bavardage universel est la
perfection de l’humanité, c’est l’humanité qui sait intégralement ce qu’elle
est, car elle est intégralement ce qu’elle dit. Les bavards professionnels,
ceux qui parlent pour les autres et qui sont payés pour cela, comprennent
parfaitement que dans un monde où l’on bavardera beaucoup, il n’y aura guère de
place pour eux. I1 faudra qu’ils s’en accommodent et cela les rend inquiets,
car ils savent que sur le plan du bavardage, ils sont plutôt inférieurs au
reste des hommes et que c’est seulement le mutisme de ces derniers qui permet à
leurs discours puérils de ne pas sombrer dans le ridicule. Les bavards
professionnels ne redoutent rien comme le bavardage. Le plan du coup du monde
est très simple. I1 consiste à remplacer l’argent et l’État par le bavardage
universel. Le bavardage est la base réelle de l’histoire, la base réelle de l’esprit.
Le bavardage est l’unité du but et du moyen. I1 est le but. I1 est le moyen. C’est
l’unité du système et de la méthode. Le bavardage organise et produit le
bavardage. Tout ce qui contrecarre le bavardage est impitoyablement sacrifié
par le bavardage. Tout ce qui contribue au bavardage est développé par le
bavardage. Toute la vie s’organise en fonction du bavardage. Toute la vie s’organise
en fonction de la vie. Le bavardage n’est pas une découverte de la théorie.
Quand les prolétaires bavardent, le monde tremble sur ses bases. Mais le
bavardage ne peut triompher que si les prolétaires découvrent que l’on peut non
seulement très bien vivre de bavardage ; mais que le bavardage est la
vie même*. La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette
nécessité que c’est le bavardage en tant que totalité de la pratique
humaine qui doit être reconnu et pratiqué par les masses.
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* Le Portugal est actuellement le plus gros producteur mondial de bavardage
devant l’Italie. Mais cette production tolère encore l’argent et l’État. L’amélioration
de sa qualité est pour elle une question de vie et de mort. Malheureux
Portugal, grouillant d’admirateurs de l’État : gauchistes, saleté de
gauche, staliniens. Heureux Portugal où l’assemblée des soldats mutinés dans la
caserne Serra do Pilar décide de mener la lutte pour le « socialisme
immédiat » (le Monde du 9 octobre 1975) c’est-à-dire le bavardage
ininterrompu, contre tous les amateurs de « périodes de transition »
qui pullulent là-bas comme ici. Où l’on voit que les bavards professionnels
redoutent par-dessus tout le bavardage, c’est lorsque l’on considère l’espèce
de record que détiennent les spécialistes du Monde en la matière. Ils
ont pu, pendant presque deux ans, pérorer chaque jour sur le Portugal, c’est-à-dire
pérorer sur les bavards professionnels du Portugal et leur grotesque agitation,
sans jamais parler de ce qui se fait réellement au Portugal, c’est-à-dire
sans jamais parler de ce qui se dit réellement au Portugal.
38. Aux
armes, citoyens !
Dans
la guerre sociale, les masses sont l’infanterie et la cavalerie, c’est-à-dire
ce dont dépend toujours la décision. La théorie est l’artillerie, c’est-à-dire
ce qui est toujours trop court (on n’est jamais assez goujat avec les goujats).
Après le désordre qui a suivi la grande bataille de 1968, le contact avec l’ennemi
est rétabli. Celui-ci se trouve à nouveau sous le feu de nos batteries. I1 s’agit
de ne pas lui laisser le loisir de rompre ce contact. Maintenant que la grosse
Bertha de la théorie a retrouvé sa voix, il s’agit qu’elle ne s’arrête plus de
tonner. I1 ne faut laisser à l’ennemi aucun répit. I1 faut censurer son
bavardage imbécile par le fracas de nos batteries. Artilleurs à vos
pièces !
En vue
de l’ennemi, le 2 décembre 1975, 10 heures du matin.
Oberdada
Hegelsturmführer Voyer.