Une Enquête sur la nature et les causes
de la misère des gens

Editions Champ Libre 1976


Editions anonymes. Strasbourg

M. Ripley s’amuse


I. L’ennemi a commencé sa campagne de Russie.

         1. Ce monde est à la merci d’une idée.
         2. Donner une forme publique aux questions de publicité.
         3. Nos ennemis les plus immédiats sont toujours les tenants de la fausse critique.
         4. Burlesques.
         5. Il n’y a de spectacle que du détail.
         6. La totalité comme nouveau détail.
         7. L’ennemi est obligé de se battre, c’est-à-dire de mentir, sur deux fronts.
         8. Les idées s’améliorent, l’ennemi y participe.
         9. Mauvaises fréquentations.
         10. I1 faut combattre le situationnisme.
         11. Le scandale du marxisme.
         12. Marx économiste.
         13. Marx idéaliste malgré lui.
         14. L’économie est la police secrète des idées.
         15. Pour la bourgeoisie, il n’est de bonne idée que morte.
         16. La seule réalité pour la pensée bourgeoise, c’est la pensée bourgeoise.
         17. Staline dernière instance du monde où triomphe la pensée bourgeoise.
         18. Hegel fut modérément hégélien.
         19. La réalité de l’aliénation est la réalité de ce monde irréel.
         20. Le vrai malheur de la pensée bourgeoise.


II. Confidential Report.

         21. Une scandaleuse confusion.
         22. Mana.
         23. À quoi pensent les marchandises.
         24. Enfin la vérité dans une ténébreuse affaire.
         25. Le commerce est la véritable activité créatrice de la valeur.
         26. L’évangile selon Ricardo.
         27. L’humanité est ce qui se perd, et donc ce qui se trouve.


III. La lutte de classe existe, mais pas seulement comme on suppose.

         28. Vorwärts !
         29. Le salarié est un esclave qui se nourrit de marchandises.
         30. Le capital est l’argent qui monte à la tête.
         31. Le salariat est l’argent qui perd ses illusions.
         32. Avec le salariat l’exploitation passe dans l’aliénation universelle.
         33. Le développement du salariat pose universellement la question de la richesse universelle.
         34. À bas le prolétariat !
         35. La question centrale.
         36. La réponse théorique à la question centrale.
         37. La publicité, c’est bavarder beaucoup.
         38. Aux armes, citoyens !

     

    I. L’ennemi a commencé sa campagne de Russie.

    1. Ce monde est à la merci d’une idée.

    Un concept hante le monde, le concept de la publicité et ce concept est le concept du monde lui-même. Le monde est hanté par son propre concept. L’I.S. avait fondé sa cause sur l’insatisfaction. Devant le succès croissant de cette cause, face au danger mortel que représente pour eux la publicité de l’insatisfaction, les ennemis de l’I.S. se voient contraints d’organiser le spectacle de l’insatisfaction*. L’ennemi est devenu pro-situationniste. Le situationnisme est la forme la plus moderne du réformisme.

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* Ce concept nous est parvenu d’un correspondant anonyme. Si à Iéna l’esprit allait à cheval, il va aujourd’hui par la poste.

     

    2. Donner une forme publique aux questions de publicité.

    La publicité a toujours manqué, mais pas toujours sous une forme publique. L’ennemi ne peut plus dissimuler désormais que le monde est l’objet qui constitue le principal intérêt du monde actuel. Rien ne nous empêche plus de rattacher notre critique à l’absence de publicité et de prendre parti dans cette absence, donc de participer à des luttes réelles et de nous identifier à elles. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires avec un nouveau principe : voici la vérité, mettez-vous à genoux! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons du principe du monde. Nous ne lui disons pas : renonce à tes luttes, ce sont des bêtises, et nous te ferons entendre la vraie devise du combat. Nous ne faisons que montrer au monde pourquoi il lutte en réalité et que la publicité est une chose que l’ennemi le contraint d’acquérir quand bien même il s’y refuserait. Tout notre but ne peut consister qu’à donner une forme publique aux questions de publicité.

     

    3. Nos ennemis les plus immédiats sont toujours les tenants de la fausse critique.

    La révolte contre les conditions existantes est partout présente. C’est le spectacle de la satisfaction qui lui a fourni son projet explicite selon le grand principe « l’unité de l’oppression fait la cohérence des rencontres possibles ». L’ennemi a expérimenté dans l’épouvante que le plus grand danger pour lui était que tout aille spectaculairement bien. Il faut donc désormais que tout aille spectaculairement mal. Il s’agit que la révolte partout présente ne puisse pas davantage préciser son objet et son organisation. Les gens ont suffisamment manifesté leur intention de prendre leurs affaires en main pour que l’on ne s’avise plus de s’y opposer de front. La stratégie de l’État des choses est que justement le principe le plus général, la critique de l’argent et de l’État, demeure prisonnier du particulier et s’y abîme. La meilleure manière est de reconnaître quelque chose dans cette révolte, ce qu’il y a de particulier, et de lui donner raison. Ce qui était réellement en question en 1968, c’était le monde lui-même, la totalité de ce qui existe. Mais ce principe invaincu n’a pas vaincu lui-même parce qu’il ne s’est pas reconnu dans ses formes particulières, parce qu’il ne put s’abstraire suffisamment de ces formes. Ce ne sont jamais les armes qui manquent mais toujours les idées. C’est justement sur tout ce qui a survécu à mai 1968 comme agitation sans pensée, agitation parcellaire, prolifération du détail, donc ce qui en mai 1968 était déjà en retard, que l’ennemi compte bien s’appuyer pour prolonger un peu sa domination. Pour cela, il lui suffit de faire de tous les traînards contre-culturels de 1968, une avant-garde spectaculaire. Nos ennemis les plus immédiats sont toujours les tenants de la fausse critique, ses fonctionnaires patentés, garantis par le pouvoir et le garantissant.

     

    4. Burlesques.

    L’ennemi est contraint de copier jusque dans le détail ce que 1’I.S. fit en d’autres temps. On peut déjà s’en rendre compte aisément dans le domaine comique des vedettes de l’insatisfaction spectaculaire, où le célèbre tandem des économistes polytechniciens pro-situationnistes Stoléru et Attali manifeste l’extrême raffinement de tendances vaneigemiste d’État et cybernético-debordiste dans le spectacle de l’insatisfaction. L’économiste Guillaume cite longuement et élogieusement le situationniste Debord parmi une brochette des pires crétins universitaires et tente de faire du concept de spectacle un détail parmi d’autres détails d’épicerie sémiologique. Des concepts comme aliénation et spectacle doivent être désinfectés après être passés par la bouche d’un Guillaume. Cette graine de manipulateur nouvelle gauche, amateur de « stratégie politique », d’autogestion et de période de transition ne rêve de rien moins que « donner » « à tous les hommes les moyens d’inventer leur avenir ». Citoyens, indépendamment du fait que des Guillaume sont parfaitement incapables de faire ce qu’ils prétendent pouvoir faire, supporterions-nous de « devoir » quoi que ce soit à ce genre de detritus universitatis recuperans ? Nous nous servirons bien nous-mêmes. Mais le plus amusant est encore le situationnisme forcené du parti stalinien qui a brusquement décidé que l’on ne pouvait plus continuer comme ça, que l’on ne pouvait plus supporter ce monde et qu’il était grand temps « pour vivre libre » de se rendre compte que Staline avait été un grand constructeur de situations.

     

    5. Il n’y a de spectacle que du détail.

    L’insatisfaction devenue officielle doit devancer la compréhension du monde par lui-même en publiant tous les aspects de sa décomposition, mais séparément, comme détails. La lutte est désormais la lutte entre la publicité de l’insatisfaction, qui est insatisfaction portant sur l’essentiel, insatisfaction portant sur la publicité ; et le spectacle de l’insatisfaction qui est l’insatisfaction portant sur le détail. Pour le réformisme pro-situationniste, il s’agit de tout évoquer sauf la question centrale, ou de ne l’évoquer que de manière à la rendre incompréhensible, comme détail parmi d’autres détails. Le langage du pouvoir est devenu furieusement pro-situationniste. Il ne montrait que le bonheur partout en vitrine et partout au meilleur prix ; il dénonce les défauts omniprésents de son système. Les possesseurs de la société ont soudain découvert que « tout » y est à changer sans délai, l’enseignement comme l’urbanisme, la manière dont est vécu le travail aussi bien que les orientations de la technologie. Il faut bien comprendre que lorsque le pouvoir et ses admirateurs de gauche parlent de « tout » changer, il s’agit de changer tous les détails. Le monde de la marchandise qui est essentiellement inhabitable tendait à le devenir visiblement. Aussi leur faut-il de toute urgence le rendre spectaculairement inhabitable, c’est-à-dire inhabitable pour une foule de raisons de détail afin que la raison essentielle et unique demeure cachée. Et bien entendu, ce sont les mêmes qui ont fait de ce monde ce qu’il est qui entendent changer tous ces détails. Bref, ce monde a perdu la confiance de tous ses gouvernements ; ils se proposent donc de le dissoudre et d’en constituer un autre. Ils font simplement observer qu’ils sont plus qualifiés que les révolutionnaires pour entreprendre un bouleversement qui exige tant d’expérience et de si grands moyens; que justement ils détiennent et dont ils ont l’habitude.

     

    6. La totalité comme nouveau détail.

    La saleté d’État, la saleté journaliste, universitaire, gauchiste, syndicale, écologiste, stalinienne, contre-culturelle, ne parle plus que de qualité de la vie, de qualitatif, de vie quotidienne, d’autogestion, de « changer le monde », de « changer la vie ». Voici pour quelques détails de plus. Mais le réformisme moderne a réussi à faire un nouveau détail de la totalité elle-même. L’ennemi répond au concept du monde par sa propre mise en scène du monde comme menace pour le monde, nouvelle version du spectacle de la fin du monde. L’accumulation d’ordures sur terre (pas seulement l’accumulation d’ordures de gauche, mais l’accumulation d’ordures stricto sensu) constitue à point nommé la nouvelle « terre inconnue » grandement prometteuse pour le renouveau colonial, le nouvel empire, la nouvelle et éternelle jeunesse de la marchandise : le marché de la poubelle. Tout le battage autour d’un débordement mondial des poubelles n’a qu’un but : dissimuler encore un peu, après la grande alerte de 1968, que le seul gaspillage essentiel est le gaspillage absolu de la vie humaine, que c’est toute la vie humaine qui est gaspillée, que vivre, pour un homme, est devenu quelque chose absolument dénué de fondement, que la vie humaine est devenue un simple déchet, une simple ordure produite par le métabolisme des marchandises. Le marché de la poubelle remplit parfaitement cette double fonction : 1) faire un peu oublier la menaçante question centrale par le spectacle grotesque et lamentable de l’insatisfaction mondiale des éboueurs ; 2) asseoir toujours mieux l’État comme champion du labeur éternel dans la propreté, champion de l’économie des ressources naturelles, avec plein de ministres de la qualité de la vie et la fière devise : « l’État est là et la saleté s’en va. » (Sauf la saleté de gauche qui aime tant l’État et le travail.) L’incapacité excipe de l’incapacité pour justifier non seulement son maintien mais encore son renforcement. La caractéristique essentielle de la marchandise est qu’elle reproduit d’abord ses propres conditions, sa perpétuelle autojustification, les nouvelles terres inconnues nécessaires à son développement, et que rien, jamais, ne pourra lui être opposé dans ce domaine où elle est sans rival, au point qu’elle est bien capable d’anéantir la planète si rien d’essentiel ne lui est opposé. Sa limite réelle est ailleurs. Elle n’a d’autre but que de produire les cendres dont elle renaîtra. Depuis 6 000 ans, l’histoire de la marchandise est l’histoire d’une longue et unique catastrophe. La marchandise — en tant que rapport social — se nourrit des ruines qu’elle n’a cessé de provoquer : Rome, l’Espagne de Philippe II, l’extermination de tout ce qu’il y a de non marchand sur terre. L’eau, l’air (toujours pris comme exemple de choses utiles et cependant gratuites par les classiques, par Engels), le silence, les ordures, tout cela ne coûtait rien, tout cela ne coûtait aucune peine, tout cela n’était pas encore objet d’échange marchand. Cela ne pouvait pas durer. Cela était destiné à ne pas durer. Le rôle civilisateur de la marchandise consiste à rendre sociales, de cette manière abominable, des choses qui ne l’étaient pas. Nous assistons désormais à la socialisation des ordures, à la socialisation de la société, à la socialisation du monde. L’ennemi réplique aux tentatives de coup du monde en faisant du monde une marchandise parmi d’autres. Il va vendre du monde comme il a vendu du Bridel.

     

    7. L’ennemi est obligé de se battre — c’est-à-dire de mentir — sur deux fronts.

    L’ennemi, fidèle à son habituelle tactique spectaculaire, dénonce un mensonge devenu trop dangereux par un nouveau mensonge. Mais cette fois, le nouveau mensonge est un mensonge tardif, il n’intervient que lorsque le précédent a déjà produit son autodénonciation. C’est sous la contrainte de cette autodénonciation que l’ennemi doit précipitamment organiser la dénonciation spectaculaire du spectacle, le retournement de la crise du spectacle en spectacle de la crise. Le coup est passé si près qu’il ne peut plus compter sur l’oubli. Il doit soutenir de front deux mensonges. Il doit soutenir simultanément le spectacle de la satisfaction et le spectacle de l’insatisfaction, il doit prétendre à l’existence de la publicité et à l’inexistence de la publicité. Ce monde doit organiser et accroître le manque de publicité tout en déplorant le manque de publicité. Mais ce mensonge bifrons n’est pas sans péril pour l’ennemi : tout cela doit nécessairement se faire dans cette fameuse atmosphère de frivolité et d’ennui qui précède les grands bouleversements*. Il faut à la fois gémir sur le manque de carburant et construire des automobiles encore plus grosses. Jusqu’à présent, les grandes manœuvres spectaculaires, telle la guerre froide, arrivaient à avoir un caractère dramatique qui était leur ressort essentiel et parvenaient à faire encore un certain effet. Désormais, la chose se répète en farce : ces grandes manœuvres n’arrivent pas à avoir le « sérieux » requis par leur ampleur et ne peuvent empêcher de se dérouler dans le grotesque et l’incohérence. Même l’éventualité où la farce tournerait absolument mal apparaît de plus en plus comme une fin parfaitement adaptée à l’ignominie de ce monde, après tout, une manière comme une autre d’en finir avec le labeur et l’ennui. La déconfiture du vieux monde apparaît dans ce ridicule spectacle de la domination décomposée. Le grotesque de la guerre des poubelles réside en ceci : il s’agit de passionner avec la question de la survie de son espèce un bétail contemplatif qui est déjà humainement mort et pour lequel son espèce est quelque chose de radicalement étranger et lointain, le spectacle de l’espèce comme menace pour l’espèce.

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* Or on ne peut se moquer indéfiniment des gens, même de parachutistes, comme l’a bien montré l’affaire du dynamitage de l’émetteur de Radio-Renaissance et de la révolte des parachutistes de Tancos.

     

    8. Les idées s’améliorent, l’ennemi y participe.

    Nous apprenons soudain — à travers une foule de petits bulletins — qu’il manquait des boutons aux guêtres situationnistes. Mais c’est à l’ennemi déclaré que revient l’honneur de la critique fondamentale de 1’I.S. S’étant aperçu — et avec quelle frayeur — que l’époque était décidément situationniste et trop pour son goût, il a décidé de hurler avec les loups. Il est devenu pro-situationniste. C’est à la fois le plus grand hommage rendu à l’I.S. et la plus grande et la plus utile critique. C’est la récupération à laquelle l’ennemi est contraint qui montre l’excellence des idées de 1’I.S. mais surtout leur insuffisance. L’ennemi ne s’en tire jamais indemne. La récupération est nécessaire. Le progrès l’implique. C’est l’ennemi lui-même qui dénonce l’insuffisance de nos critiques par sa simple existence. Toute défaite révolutionnaire a ceci d’une victoire de l’esprit qu’elle permet de trancher entre ce qui est bon et ce qui est mauvais dans la théorie et dans la pratique révolutionnaire. C’est l’épreuve du feu. C’est l’ennemi qui nous débarrasse des traînards gauchistes, pro-situ et contre-culturels en les embauchant dans son avant-garde, en les compromettant et finalement en leur coupant l’herbe sous le pied. Citoyen, sache que, lorsque nous retrouvons comme pourriture dans la bouche d’un ministre, d’un économiste, d’un stalinien ou d’un gauchiste ce qui fut une idée, cette idée ne peut plus rien pour nous et que tout concept vu en mauvaise compagnie doit être immédiatement et impitoyablement passé par les armes de la critique. À lire les petites publications pro-situ on pourrait penser que l’ennemi c’est 1’I.S. et que son principal crime est d’avoir existé*. Ce qu’il faut critiquer, c’est le monde qui critique pratiquement 1’I.S. et les masses de son époque, qui les critique par le simple fait d’avoir survécu à leurs assauts.

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* C’est, bien entendu, aux yeux de l’ennemi, son principal crime.

     

    9. Mauvaises fréquentations.

    Ainsi faut-il que l’idée du pouvoir absolu des conseils d’ex-travailleurs soit bien inoffensive et bien peu développée pour qu’on la retrouve en compagnie du curé stalinien Garaudisque (le Monde du 20 août 1975) ou du militaire Fabiao (le Monde du 21-22 août 1975). Ce dernier, interrogé sur les relations qui pourraient exister entre un pouvoir central et des organisations unitaires de base, répond : « Le pouvoir central n’a rien à voir avec le pouvoir de base (on ne peut qu’être d’accord)... Le pouvoir de base quant à lui est d’une toute autre nature (on ne peut qu’être encore plus d’accord). Sa fonction est de résoudre les affaires quotidiennes, collectives de caractère civique. » Voilà une conception bien particulière du pouvoir absolu des conseils d’ex-travailleurs. Il s’agit de conseils qui toléreraient l’existence de l’État et de l’argent. Selon Garaudisque, les conseils gèrent, contrôlent l’activité sociale. Il y a donc les conseils d’une part et l’activité sociale de l’autre, c’est-à-dire l’activité des amis de Garaudisque et de Fabiao. Autogérez, nous gouvernerons. Travaillez, nous ferons le reste. Selon l’ordure réformiste, les conseils de travailleurs s’occupent de la vie quotidienne, tandis que l’État et l’argent s’occupent, eux, de l’affaire mondiale. La vie quotidienne est à la mode. Tel imbécile parle d’autogestion de la vie quotidienne (l’autogestion de rien), tel autre d’un syndicalisme de la vie quotidienne. La vie quotidienne est le nouveau cheval de bataille du réformisme moderne, parti dit communiste inclus. « On ne peut plus vivre comme ça. » J’ai même rencontré une conne — à part cela parfaitement charmante — qui déclarait aimer la vie quotidienne ! Elle avait entendu dire, évidemment, comme Garaudisque et Fabiao, que 1’I.S. avait beaucoup parlé de la vie quotidienne. Aussi pensait-elle — beaucoup plus innocemment que Garaudisque et Fabiao — être à la mode. Seulement 1’I.S. a toujours parlé de critique de la vie quotidienne. La naïve recherche du bonheur dans la vie quotidienne telle qu’elle est, totalement privée de publicité, est précisément ce à quoi s’essayent des milliers de cadres et de femmes de cadre. C’est la définition stricte de la consommation du cadre que cette recherche d’un bonheur qui tolère l’existence de l’État et de l’argent. La seule relation possible entre un pouvoir central et des conseils d’ex-travailleurs est la guerre. Le militaire Fabiao le sait mieux que personne, aussi termine-t-il sa déclaration par un souhait : « Si l’on veut espérer qu’il y ait une relation avec le pouvoir central, ce sera d’ici de longues années. »

     

    10. Il faut combattre le situationnisme.

    Il faut combattre le situationnisme. Et combattre effectivement le situationnisme — il y a une mode pro-situ qui consiste, elle, dans l’opposition spectaculaire au situationnisme — c’est d’abord combattre le marxisme. Les situationnistes furent les premiers à combattre le marxisme, c’est-à-dire à rendre justice à Marx. Il s’ensuit que rendre justice aux situationnistes c’est d’abord rendre justice à Marx. On verra alors qu’il ne s’agit pas de faire un grand trait entre le passé et l’avenir, mais d’accomplir les idées du passé. On verra enfin que l’humanité ne commence pas une nouvelle tâche mais réalise son ancien travail en connaissance de cause. Le marxisme est cette ignominie qui prétend que la théorie peut avoir raison quand les masses ont tort ! Il faut être un cocu de la taille de Castoriadisque pour imaginer que le marxisme ait pu être une théorie vivante.

     

    11. Le scandale du marxisme.

    Le scandale du marxisme et du situationnisme consiste simplement à prétendre que la pensée de Marx et la pensée des situationnistes sont vraies, alors que les ennemis de Marx et les ennemis des situationnistes sont encore debout, comme si la question de la vérité d’une pensée n’était pas une question pratique, la question de sa puissance et de l’anéantissement de ses ennemis. En fait le marxisme est la victoire de la « pensée » de Staline, c’est-à-dire la victoire de sa police*. Le marxisme est la marchandise russe et chinoise. Le marxisme est l’utilisation de ce qui est insuffisant dans l’œuvre et dans la vie de Marx par les ennemis de Marx. Mais ainsi, c’est l’ennemi qui se donne la peine de critiquer la pensée et la vie de Marx. Que voulez-vous, c’est la guerre. La plus célèbre défaite de Napoléon est aussi sa plus célèbre bataille. Marx serait un idéologue et Napoléon une baderne, sans doute**. Dans la guerre sociale, la vie de Marx et la vie des situationnistes sont de vraies offensives et de vraies batailles, car elles ont contraint l’ennemi à devenir ce que nous voulons qu’il devienne : le marxisme et le situationnisme sont les vrais mensonges, les mensonges qui portent sur les questions essentielles, le faux véritable, le vrai faux. Il nous appartient de rendre vraies la pensée de Marx et la pensée des situationnistes. Il nous appartient d’abattre leurs ennemis, nos ennemis. Il nous appartient de faire triompher pratiquement la pensée.

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* Note plaisante : propos d’un imbécile qui a toujours le mot pour rire, dans le Nouvel Observateur du 7 juillet 1975 : « Je pense que c’est bien le marxisme qui est au cœur du système soviétique. »

    ** Il faut faire ici une distinction. Alors que les incroyables négligences et extravagances de Napoléon à Ligny et à Waterloo, telles que nous les rapporte Clausewitz, sont imputables entièrement à Napoléon, les « négligences » et « extravagances » de Marx ne sont imputables qu’aux ennemis de Marx. Notre parti a ceci de remarquable que ses « fautes » ne sont imputables qu’à ses ennemis. Nos ennemis sont responsables de nos « fautes » dans la mesure où celles-ci résultent de l’insuffisant développement d’une époque dominée par nos ennemis, de l’insuffisant développement de la domination de nos ennemis. Notre intelligence consiste dans la critique de l’aliénation. L’ennemi est l’auteur involontaire de l’aliénation. Nous ne pouvons critiquer une aliénation qui n’existe pas encore, nous ne pouvons critiquer une aliénation que l’ennemi n’a pas encore développée, nous ne pouvons avoir une forme d’intelligence supérieure qui consisterait dans la critique d’une forme supérieure d’aliénation n’existant pas encore. Notre intelligence est tributaire de l’aliénation telle qu’elle existe, de même que le bas est tributaire du haut et le négatif du positif. Notre intelligence ne pourra devenir absolue — c’est-à-dire sans limite, sans aucun ennemi extérieur — ne pourra cesser d’être un conditionné — c’est-à-dire quelque chose qui a supprimé ses conditions extérieures, ses ennemis — que le jour où l’aliénation deviendra elle-même absolue. Nous ne pourrons abattre définitivement notre ennemi tant que celui-ci ne nous aura pas « contraint » à une intelligence définitive. C’est l’ennemi qui nous « donne » la matière de notre critique. C’est l’ennemi qui critique l’insuffisance de notre critique en y survivant. Mais c’est aussi lui qui nous donne les moyens de moderniser notre critique car, pour y survivre, il est contraint de moderniser sa domination, de moderniser l’aliénation, il est contraint de nous contraindre à une intelligence supérieure. L’ennemi devient de plus en plus intelligent et rapide dans ses ripostes, parce que nous le contrai-gnons à être tel. Voilà une réjouissante accélération de l’histoire dont nous pouvons nous flatter d’être les auteurs. L’intelligence de l’ennemi est ce qui le conduit à sa perte ! Notre parti est immortel. L’ennemi ne peut espérer en venir à bout d’aucune manière sinon par l’anéantissement de la planète.

     

    12. Marx économiste.

    Il faut bien dire, au risque d’insulter sa mémoire, que Marx fut aussi un économiste. Marx, de même que les masses de son temps, n’a pas mené à terme la critique de l’économie politique. Il a conservé au contraire le point de vue de l’économie du travail d’autrui. La bourgeoisie a eu raison de Marx comme elle a eu raison du mouvement ouvrier après 1848. On sait depuis la parution de Introduction à la science de la publicité que l’échange est le moment essentiel de l’humanité et que l’idée de l’échange est le moment essentiel de l’échange. Il est bien évident que Marx, qui emploie pourtant plusieurs centaines de fois le mot « échange » dans son œuvre, en ignore le concept. Il néglige donc, malgré ses déclarations de jeunesse, l’idée comme moment essentiel de la réalité. Il ne pouvait donc absolument pas démasquer l’économie comme pensée honteuse et hypocrite qui essaye de se faire passer pour la réalité, qui essaye de se faire passer pour l’unité contradictoire de ce qui existe et de l’idée de ce qui existe. Il ne pouvait pas plus saisir le vrai scandale de l’aliénation qui est aliénation de l’idée de ce qui existe. Il a fallu pour que l’on connaisse à nouveau le prix du bavardage que, les choses empirant, les derniers bastions où l’on cause, les derniers lieux où la marchandise tolérait encore le bavardage, disparaissent ; et que cette disparition fasse place à un immense silence plein du jacassement des marchandises et des bavards professionnels, un silence de forêt équatoriale, un lieu absolument hostile à l’homme. De même que le situationnisme de tous les pouvoirs et de ceux qui les servent ne reprend de 1’I.S. que ce qui n’a pas abouti et s’est révélé insuffisamment offensif, le marxisme, en tant que forme extrême de la pensée bourgeoise, ne reprend de Marx que ce qui, en fait, n’avait jamais cessé d’appartenir à la bourgeoisie*. En critiquant de cette manière les insuffisances de notre parti, l’ennemi nous condamne à toujours plus de génie. Merci. En devenant pro-situationniste, il devient franchement anti-situationniste. Il va produire des situationnistes en masse. Encore merci.

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* Ce qui est insuffisant dans la pensée de Marx provient de ce qui est insuffisant dans l’époque de Marx. Ce qui est insuffisant dans la pensée de Marx appartient donc à l’ennemi dans la mesure où l’époque insuffisante « appartient » à l’ennemi qui la domine. La lutte de Marx et des masses de son temps a rendu insuffisante cette époque pour la bourgeoisie elle-même en mettant en péril sa domination. La lutte de Marx et des masses de son époque a donc contraint la bourgeoisie à développer cette époque, à développer l’aliénation de cette époque, c’est-à-dire, en définitive, à rendre cette époque toujours plus radicalement insuffisante. La limite de la critique de l’insuffisance d’une époque n’est autre que l’insuffisante insuffisance de cette époque.

     

    13. Marx idéaliste malgré lui.

    C’est le même Marx qui déclare : « on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent » qui part, lui, d’une idée, d’une représentation : l’économie, et veut en faire quelque chose d’absolument réel, le réel par excellence, « le processus de vie réel ». L’économie n’existe que comme action de la bourgeoisie et comme idée dans la pensée bourgeoise. Comme action, l’économie n’est que l’économie du travail d’autrui. Comme idée, l’économie n’est que l’idée que la bourgeoisie se fait du monde et veut que l’on se fasse du monde. Quelle est cette idée ? C’est l’idée d’un monde où la bourgeoisie ne dominerait pas, où l’action de la bourgeoisie ne serait pas une action de domination, d’un monde, donc, où la bourgeoisie serait nécessaire. La bourgeoisie est une classe dominante honteuse, c’est une classe dominante qui prétend ne pas dominer. Marx saisit très bien la ruse. Il part en guerre pour montrer le caractère apologétique de l’économie. À quel résultat parvient-il ? Il éternise, en théorie, la bourgeoisie, mieux que la bourgeoisie n’avait jamais pu souhaiter le faire, au point que la théorie à laquelle il aboutit permet de concevoir un monde bourgeois sans bourgeoisie, un monde qui demeure bourgeois quoi qu’il arrive, un monde où l’économie est la réalité du monde. Or l’économie n’est rien d’autre qu’un mensonge de la bourgeoisie sur la domination de la bourgeoisie. Et un monde où l’économie est la réalité du monde est un monde où la domination de la bourgeoisie est la réalité du monde. On comprend que Marx se soit mépris, car la pensée bourgeoise, pensée d’une classe dominante honteuse, est une pensée honteuse. La pensée bourgeoise étant un mensonge sur l’action de la bourgeoisie, comme tout mensonge, elle tient à faire ignorer sa réalité de mensonge. Elle fait tout et fera toujours tout pour faire oublier qu’elle est une pensée. Elle se souvient trop bien que la Bastille était défendue contre tout sauf contre les idées. C’est donc en accord avec la pensée bourgeoise, comblant ses vœux, que Marx fait de la pensée un simple sous-produit de l’activité humaine, un simple reflet bolchevik. C’est très précisément là le but poursuivi par la bourgeoisie, se faire oublier comme classe dominante qui agit et qui pense. L’économie est une idée qui doit demeurer secrète, car elle est une idée qui plaide contre les idées. Marx fit donc une critique économique de l’économie, du type : « l’économie est bien la réalité du monde. Seulement la conception bourgeoise de l’économie est fausse. » Alors que l’économie n’est rien d’autre que la conception bourgeoise du monde. Si l’économie existe, c’est seulement comme conception bourgeoise du monde et comme domination bourgeoise du monde, donc aussi comme domination du monde par la conception bourgeoise du monde. Si l’économie est fausse comme pensée et comme action, c’est parce que la bourgeoisie est fausse et nullement parce que la conception bourgeoise de l’économie est fausse. L’économie qui est le mensonge de la bourgeoisie sur le monde et sur la domination du monde par la bourgeoisie ne saurait être vraie. L’économie ne constitue aucune catégorie réelle du monde. La marchandise, l’argent, la valeur, le capital si. L’économie est seulement le mensonge d’une classe particulière sur le monde. La marchandise, l’argent, la valeur, le capital sont les propres mensonges du monde sur lui-même. La marchandise, l’argent, la valeur, le capital ne sont pas des catégories économiques. Ce sont des catégories du monde. Cela revient à dire que ces catégories n’appartiennent pas à la bourgeoisie, que malgré tous ses efforts, la bourgeoisie n’a jamais réussi à s’en emparer, que ce sont elles qui ont toujours dominé la bourgeoisie et que tel est pris qui croyait prendre. L’économie n’est rien d’autre que la tentative « scientifique » de la classe bourgeoise pour dominer ces catégories de l’aliénation. La version économique des catégories de l’aliénation n’est que la version bourgeoise de l’aliénation.

     

    14. L’économie est la police secrète des idées.

    Si dans l’Antiquité, les catégories dominantes sous lesquelles sont saisis les rapports sociaux et l’histoire sont des catégories essentiellement politiques (le pouvoir dans la cité, les rapports entre les cités, la relation entre la force et le droit, etc.), si l’économie du travail d’autrui ne reçoit aucune attention, ce n’est ni parce que l’intelligence ou la réflexion étaient moins « avancées » mais parce que l’économie du travail d’autrui ne s’était pas constituée comme moment séparé, autonome, opposé au reste de la société, de l’activité humaine (l’activité du bourgeois industriel). En un mot parce que cette activité n’existait pas. L’économie du travail d’autrui est un mode moderne et spécifique d’exploitation de l’homme par l’homme. Cette activité n’apparaît que lorsque le commerce s’empare de la sphère de l’exploitation et se charge lui-même de celle-ci. Une « véritable analyse » de l’économie du travail d’autrui (une science qui indique comment s’enrichir le plus rapidement, dira Engels) n’a pu avoir lieu qu’à partir du XVIIe et encore plus du XVIIIe siècle, c’est-à-dire avec la naissance du salariat qui a en effet érigé l’économie du travail d’autrui en moment dominant de la vie sociale. Et cette « véritable analyse » fut pendant trois siècles aussi une activité pour faire de la pensée bourgeoise et de l’action bourgeoise quelque chose de déterminant en dernière instance, d’éternel, quelque chose qui devait avoir toujours le dernier mot. (Comme son sinistre voisin, Staline tenta de faire de l’économie du travail d’autrui, le facteur déterminant en dernière instance pour 1 000 ans.) C’est seulement aujourd’hui avec les nouveaux efforts récents des masses pour se supprimer que l’on sait que penser de cette « véritable analyse ». Cette « véritable analyse » est une pratique de la classe dominante. Les catégories en fonction desquelles nous pensons l’histoire sont des produits réels du développement historique, mais elles sont surtout les moments essentiels de ce développement, c’est-à-dire en fait, aussi bien l’instrument essentiel de la domination d’une partie de l’humanité sur le reste de l’humanité que l’instrument essentiel de la suppression de cette domination. La « véritable analyse » de l’économie du travail d’autrui fut véritablement le règne d’une idée et de la police de cette idée, idée de la domination honteuse et domination d’une idée honteuse. L’économie politique est la police secrète des idées.

     

    15. Pour la bourgeoisie, il n’est de bonne idée que morte.

    Il est certain que la morale, le droit, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent (la conscience est la version bourgeoise de l’idée, l’idée que l’on pourrait avoir seul) ne sont que faux-semblants, travestissements intéressés de la pensée et de l’action réelles de la bourgeoisie. Cela est tellement reconnu aujourd’hui que la bourgeoisie préfère moderniser son mensonge. Le marxisme est son dogme nouveau. Elle prétend à la réalité absolue, sans partage, de l’économie. Elle prétend donc que l’économie est le véritable acteur, ce qui domine et qui décide en dernière instance. Cela est vrai, mais parce que, et seulement parce que, l’économie est l’action et la pensée de la classe qui domine et qui décide en dernière instance. Et cette classe ne peut continuer à dominer que pour autant qu’elle peut dissimuler que son mensonge sur sa domination est un mensonge, que pour autant qu’elle peut dissimuler que l’économie, à part sa réalité d’action de la bourgeoisie, n’est qu’une pensée, une simple vision du monde et non pas la réalité du monde. L’idéologie en général est un mensonge sur la domination, c’est-à-dire un mensonge sur la pensée, un mensonge sur l’idéologie, une pensée dont le seul but est de faire oublier qu’elle est une pensée. La pensée de Staline n’est vraie, c’est-à-dire dominante, qu’aussi longtemps qu’elle peut faire oublier qu’elle est une pensée. L’ennemi ne redoute rien comme les idées. Il ne redoute rien comme la puissance des idées vraies puisqu’il expérimente chaque jour la puissance des idées fausses. Parmi tous les tabous qu’engendre la domination de la bourgeoisie, le tabou central est la pensée elle-même. Elle n’a droit de cité que lorsqu’elle prend une forme dérisoire et mensongère, religion, droit, morale puis économie. Elle est sévèrement réprimée quand ce sont les masses qui s’en emparent pour la réaliser.

     

    16. La seule réalité pour la pensée bourgeoise, c’est la pensée bourgeoise.

    À Washington, à Moscou, à Pékin, pour la pensée bourgeoise, c’est-à-dire dans cette pensée, l’économie est la réalité du monde. Pour la pensée bourgeoise, la réalité du monde est le mensonge de la bourgeoisie sur la domination de la bourgeoisie. Pour la pensée bourgeoise, le vrai monde, c’est le monde décrit dans Le Capital de Karl Marx. Or le monde est bien autre chose et beaucoup plus. C’est d’abord le monde qui contient le mensonge de la bourgeoisie sur le monde, mensonge qui est en fait et d’abord un mensonge de la bourgeoisie sur la bourgeoisie. Et bien entendu, on ne trouve nulle trace de ce mensonge dans le mensonge de la bourgeoisie sur le monde, on ne trouve nulle trace de l’économie dans l’économie, on ne trouve nulle trace de l’économie dans Le Capital de Karl Marx, nulle trace de la chose même. Et pourtant, ce mensonge de la bourgeoisie sur le monde n’est pas un mince détail de ce monde, c’est bien au contraire un détail considérable, un mensonge qui se trouve dans toutes les têtes et qui y agit (et qui bien évidemment n’y agit pas comme mensonge, comme illusion, mais comme vérité, comme réalité), donc quelque chose doué de l’effectivité. Autrement dit, le mensonge de la bourgeoisie sur le monde ne constitue rien moins qu’un système mondial d’idées fausses sur le monde, un monde des idées fausses sur le monde, et le monde réel est donc non seulement un monde qui contient un monde des idées fausses sur le monde, mais un monde où agit un fantôme du monde, un monde déterminé par un fantôme du monde*. Le monde réel n’est donc pas le monde contenu dans la pensée bourgeoise, le monde contenu dans Le Capital de Karl Marx, mais le monde qui contient la pensée bourgeoise (ou la pensée bolchevik, c’est la même), le monde où la pensée bourgeoise agit, le monde où la pensée bourgeoise triomphe, donc aussi le monde qui contient les conséquences désastreuses (pour la bourgeoisie) de ce triomphe**. Le monde est donc bien autre chose que ce que la bourgeoisie prétend qu’il est car les conséquences de la pensée et de l’action de la bourgeoisie ne font pas même partie de cette pensée et de cette action. Les conséquences de cette pensée et de cette action ne sont jamais la réalisation de cette pensée et de cette action ; mais bien au contraire leur irréalisation croissante, la production de ce qui les nie comme pensée et comme action. C’est en cela que la pensée bourgeoise est une pensée fausse, une pensée qui ne se réalise pas. Et c’est en cela que la vérité de son action — le maintien de sa domination du monde — devient de plus en plus menacée. Et c’est bien là le vrai malheur de la pensée bourgeoise : plus elle fait d’effort pour s’identifier à la réalité, plus elle devient le moment irréel du monde, plus la réalité lui échappe. La réalité ? La misère des prolétaires. Quoi que fasse la bourgeoisie pour maintenir sa domination, elle ne fait que produire davantage de misère et de misère fondamentalement humaine. La misère fondamentalement humaine est d’ailleurs la seule chose réelle que produit la bourgeoisie. Le grand rôle civilisateur de la bourgeoisie consiste dans cette production d’une misère fondamentalement humaine. Et la véritable menace pour la bourgeoisie est cette production illimitée et non pas les conséquences internes de sa domination que sont les crises dites économiques. Le monde est la conséquence de lui-même et non pas seulement de l’action et de la pensée bourgeoises. Ce qui est, non pas la dernière instance du monde, mais la seule instance du monde, c’est le monde lui-même, c’est tout ce qui existe. « Weltgeschichte ist Weltgericht " (en français : « Malheur aux vaincus »). La bourgeoisie se heurte à un monde historique, elle se heurte à la totalité de ce qui existe. Ce qui lui échappe, ce qu’elle veut dominer, est en réalité un monde historique. La bourgeoisie veut faire croire, d’abord à elle-même, que le monde qui lui échappe n’est qu’un monde économique, n’est qu’un monde naturel. Tous ses efforts pour dominer un monde supposé économique n’ont d’autre effet que révéler de plus en plus ce monde comme historique, comme un monde qui contient le négatif.

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* Le monde « réel » est présentement un monde réellement renversé où la réalité (la misère des prolétaires) n’est qu’une partie de la « réalité » et où ce qui est réel (la misère) est privée d’effectivité et ce qui est effectif (le monde que l’on trouve dans le mensonge de la bourgeoisie sur le monde) est irréel.

    ** La toute-puissance de la pensée bourgeoise, la toute-puissance de la pensée fausse, de la pensée qui ne se réalise jamais, a fait de ce monde un monde où la pensée est toute-puissante. Ce qui est en voie de disparition doit plutôt être considéré dans ce qu’il a d’essentiel. Ce qu’il y a d’essentiel dans la pensée bourgeoise n’est pas son irréalité mais la toute-puissance de cette irréalité sur les hommes. La toute-puissance de la pensée fausse, la toute-puissance de l’idéologie est ce qui ouvre la voie à la toute-puissance de la pensée vraie, à la pensée qui se réalise, à la réalisation de la pensée. La désaliénation ne suit pas d’autre chemin que celui de l’aliénation et le mouvement qui établit le vrai et le vrai lui-même sont étroitement liés dans la guerre sociale. La religion était la domination idéale des hommes par leurs idées fausses sur le monde. L’économie (la domination de la bourgeoisie) est la domination pratique des hommes par leurs idées fausses sur le monde. La pensée bourgeoise a armé ce qui va l’abattre : un monde des idées fausses sur le monde, un monde où les hommes sont pratiquement dominés par leurs idées fausses est un monde à la merci d’une seule idée vraie, car c’est un monde où les idées — vraies ou fausses — sont toutes-puissantes. Selon Hegel, la force de l’esprit est aussi grande que son objectivation. Les conditions objectives de l’esprit ne sont autres que l’esprit objectivé. Le devenir monde de la marchandise est aussi le devenir monde de l’esprit : le monde de l’esprit des choses. Là où l’esprit des choses est tout-puissant, c’est déjà l’esprit qui est tout-puissant.

     

    17. Staline, dernière instance du monde où triomphe la pensée bourgeoise.

    Nulle part dans le monde n’existe quelque chose comme des modes de production, des rapports de production, des forces productives, des conditions économiques, des superstructures et des infrastructures, nulle part si ce n’est dans la pensée bourgeoise. Si cela existe aussi dans le monde, c’est parce que le monde contient la pensée bourgeoise, c’est parce que la pensée bourgeoise existe dans le monde. Les seules choses qui soient réellement économiques dans ce monde, ce sont la pensée et l’activité bourgeoise. Rien n’existe dans le monde qui soit économique hors de la pensée bourgeoise et de l’action bourgeoise. Ironie, ce qui était tenu — par tout ce qui adorait Staline et l’adore toujours en secret - pour le trop lugubrement fameux « déterminant en dernière instance », n’a jamais existé que comme idée dans la tête du chef de toutes les polices. Comme l’avait si bien vu Marx pour la bureaucratie prussienne, rien n’est plus purement idéal que la « matière » bureaucratique. Et rien n’est plus sinistrement matériel que ses « idées » en Sibérie ou à Dachau. Les crises économiques, les contradictions économiques, le système économique ne sont pas des crises, des contradictions, un système du monde, mais seulement des crises, des contradictions, un système de la pensée et de l’action bourgeoise. Les crises, les contradictions et le système du monde sont bien autre chose et d’un tout autre ordre que ne peut l’imaginer la pensée bourgeoise. L’humanité depuis son apparition est une seule et unique crise, la crise de la publicité, l’aliénation de l’humanité, sa réalisation dans les choses. Les contradictions du monde aujourd’hui, ce sont d’abord la pensée et l’action bourgeoise, cet effort pour réaliser quelque chose d’irréalisable, pour réaliser l’argent sans le supprimer ou pour le supprimer sans le réaliser. Le système du monde, aujourd’hui, en tant que devenir monde de la marchandise, par un effort commercial de 6 000 ans, est un système des idées fausses sur le monde, un monde des idées fausses sur le monde, le monde de l’idéologie matérialisée, le monde des fausses idées sur les idées*. Ce que la bourgeoisie nomme économie, c’est en fait le monde historique qui échappe à l’action et à la pensée de la bourgeoisie, mais pour celle-ci, le monde historique est un monde hostile et surnaturel, le monde hostile et surnaturel qu’elle a toujours prêté aux sauvages. Pour la bourgeoisie, le monde historique est un monde hostile et menaçant qui se dérobe à tous ses efforts de domination et qu’il faut absolument maîtriser en découvrant ses lois. Mais tous ses efforts pour considérer le monde comme économie et pour déterminer les lois de cette économie s’avèrent vains. Ce sont les sauvages qui ont raison : le monde est plein d’esprit. La science positiviste est une magie matérialiste qui veut conjurer l’esprit, qui veut conjurer le négatif. La bourgeoisie désigne par économie sa propre ignorance et sa propre impuissance qu’elle habille avec les oripeaux de la science et de la puissance. Économie est l’être supposé du monde au même titre que Manitou. Certains universitaires veulent à tout prix nous démontrer que l’économie n’existe pas chez les sauvages comme réalité de leur monde, mais c’est pour mieux nous persuader qu’ici elle existe comme réalité de notre monde. Or la raison pour laquelle l’économie ne saurait être la réalité du monde chez les sauvages, c’est qu’elle n’est pas la réalité du monde ici. Ici, l’économie n’est qu’un moment de la réalité et le moment irréel, l’action et la pensée d’une classe qui tend vers l’irréalité, une pensée et une action de plus en plus irréelle, qui se heurte de plus en plus à la totalité de ce qui existe et qui révèle par là le vrai visage de cette totalité. Et la raison pour laquelle il n’y a pas du tout d’économie chez les sauvages, ni comme catégorie de la totalité, ni comme aucune autre catégorie, c’est tout simplement que, chez les sauvages, il n’y a ni bourgeois, ni bureaucrates.

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* L’objectivité de l’histoire n’est autre que l’objectivité des idées fausses sur l’histoire.

     

    18. Hegel fut modérément hégélien.

    Il s’agit de s’élever, toujours, contre la propagande qui veut que le développement et la formation de la société soient assimilables à la marche de la nature et de son histoire, qui prétend, donc, que le développement et la formation de la société connaissent des lois. La dialectique n’est pas une loi. La dialectique est l’intelligence dans la guerre sociale, 1’intelligence de la guerre sociale. La dialectique, c’est l’esprit qui vient aux hommes. L’histoire ne peut pas être à la fois un mécanisme et une guerre. Selon la bourgeoisie, l’histoire est une guerre quand elle gagne. C’est une nature le reste du temps. La propagande de la bourgeoisie, la propagande de l’économie politique veut que l’histoire soit naturelle, c’est-à-dire à l’abri du négatif, à l’abri de toute pensée qui ne soit pas la pensée bourgeoise. La bourgeoisie a besoin de connaître cette frayeur, qu’elle prête si volontiers au sauvage, devant un monde naturel, pour se rassurer, pour se distraire de sa frayeur devant un monde historique. Elle a besoin de croire aux mirages qu’elle suscite. La guerre que mène la bourgeoisie, c’est le commerce. L’aliénation est cette guerre qui s’aventure toujours plus loin en territoire ennemi, c’est cette guerre qui soulève les partisans sur son passage. L’aliénation est pour le commerce ce que les steppes russes furent pour Napoléon. L’économie veut étudier les lois de ce monde, car elle espère que son sérieux imperturbable finira bien par en imposer au monde et par le convaincre qu’il obéit effectivement à des lois. La seule loi du monde est : « Malheur aux vaincus » (en allemand : « Weltgeschichte ist Weltgericht "). Certes, l’aliénation est bien ce mouvement de généralisation de l’activité consciente humaine qui fait que cette activité devient naturelle au point que l’on peut reconnaître dans le monde décrit par Darwin la société anglaise du temps de Ricardo avec sa division du travail, sa concurrence, sa conquête de nouveaux marchés, ses inventions et la lutte pour l’existence. Mais nous savons de mieux en mieux que cette nature est pleine d’esprit, que si l’homme ne peut plus agir, c’est parce qu’il agit, que si l’homme ne peut plus penser, c’est parce qu’il pense et que moins il peut penser, moins il peut agir, plus il aspire à la pensée et à l’action et plus la pensée et l’action auxquelles il aspire sont universelles. En ce sens, Hegel a une fois de plus raison : la nature est bien un moment du devenir de l’idée, la nature est bien un moment du devenir de l’activité consciente de l’homme: le moment où cette activité consciente devient inconsciente, le moment où la pensée et l’activité proprement humaines deviennent une propriété des choses. C’est le moment où les choses imitent l’homme. La nature est bien une imitation de l’idée. Ce monde est furieusement hégélien. Ce que l’imbécile tient pour le délire de Hegel se révèle comme un discours d’une extrême modération quand on découvre enfin, aujourd’hui seulement, de quel monde parlait Hegel en 1807. Il s’agit de montrer que les prétendues « conditions matérielles d’existence » ne sont en fait que des conditions spirituelles d’existence, que la pensée est le moment essentiel de la réalité et en particulier de l’irréalité, le moment par lequel la réalité devient réelle, donc le moment proprement réel de la réalité, principe que connaissent bien tous les pouvoirs et toutes les polices par l’usage immodéré qu’ils font de l’intimidation, du mensonge et des idées fausses.

     

    19. La réalité de l’aliénation est la réalité de ce monde irréel.

    De même que dans le monde où domine la bourgeoisie, le plus sordide utilitarisme voisine avec l’idéalisme forcené de l’argent, dans la pensée bourgeoise, le plus pratique des volontarismes voisine avec le plus théorique des fatalismes. La classe la plus audacieuse de l’histoire est la plus fataliste quand il s’agit de concevoir l’histoire. S’il est regrettable que Marx ait cédé, lui champion du parti de la conscience, au fatalisme bourgeois, il est autant regrettable que 1’I.S., championne de la lutte contre le marxisme, y cède à son tour. On peut lire en effet, page 25 de La véritable scission que « le fonctionnement du système économique est lui-même entré, de son propre mouvement, dans la voie de l’autodestruction ». Mais rien n’existe comme un système économique ailleurs que dans la pensée bourgeoise. Rien n’existe réellement comme un système économique, dans le monde, sinon le système de la pensée bourgeoise. Aussi, que le système économique soit entré dans la voie de l’autodestruction signifie en vérité que le mensonge postulant l’existence d’un tel système en lieu et place de la réalité est entré en autodénonciation, qu’il devient de plus en plus insoutenable, qu’il lui devient de plus en plus difficile de masquer la réalité. Le fatalisme bourgeois revient à dire, que d’une part il y a un mécanisme, une fatalité, un système économique qui constitue le gros de la réalité et de l’autre cette petite chose falote, la pensée, la pensée niée, le prolétariat, la misère des prolétaires, qui seraient causés par le dérèglement d’un système sans pensée. C’est seulement quand le mécanisme irait mal que naîtraient la pensée, l’espoir, comme des champignons après la pluie. En vérité, le système économique constitue le gros du mensonge sur le monde. Oui il y a bien une fatalité, mais pas celle que la bourgeoisie veut à tout prix nous faire admettre. La fatalité réelle est une fatalité seulement pour la bourgeoisie : la lutte de classe existe, la bourgeoisie doit lutter pour dominer et se maintenir. Et cette lutte produit la misère fondamentale, produit le prolétariat comme condition fondamentalement inhumaine des prolétaires*. Il n’y a vraiment rien d’économique là-dedans, à part la passion de l’or et du pouvoir de la bourgeoisie, et surtout rien de mécanique. L’histoire passée a suffisamment montré, qu’en fait, toute crise dite économique, c’est-à-dire toute crise de la pensée et de l’action bourgeoises que la bourgeoisie parvient à faire avaler comme crise du monde fut avant tout un spectacle, de grandes manœuvres qui permirent à la marchandise de perfectionner son système de pensée mondiale. Si l’on peut parler de « fonctionnement du système économique » c’est parce que le « système économique », comme moment du mensonge de la bourgeoisie sur la domination bourgeoise, a pour fonction de mentir sur la nature réelle du monde et des crises du monde. Et il fonctionne réellement le mieux quand il fonctionne apparemment le plus mal. L’économie, c’est-à-dire l’action et le mensonge sur l’action de la bourgeoisie, ne peut exister que dans un monde où l’on croit à la réalité économique du monde, dans un monde où l’on croit à la nécessité de la bourgeoisie ; dans un monde où l’on croit à la réalité économique du monde comme on crut naguère à la réalité divine du monde et à la nécessité divine. La critique de l’économie est le préalable à toute critique. De même que Dieu le fils était voué à la crucifixion, le système économique est voué au mauvais fonctionnement. Le vrai malheur de la bourgeoisie n’est pas dans ce malheur spectaculaire auquel est voué le « système économique ». Il est que tous ses efforts pour faire croire qu’il est là se révèlent de plus en plus vains. Et ce ne sont surtout pas les malheurs dus au mauvais fonctionnement du « système économique » qui contraindront les prolétaires à rechercher la pensée, à résoudre l’énigme de leur misère, car le malheur « économique » est justement là pour prétendre apporter une réponse bourgeoise à cette énigme. On trouve un peu plus loin, page 27 : « Le capitalisme a enfin apporté la preuve qu’il ne peut plus développer les forces productives ». C’est très précisément ce que « veut » le capitalisme. Il « veut » que l’on croie à l’existence de « forces productives » comme à quelque chose de réel. Y a-t-il meilleur moyen pour cela que d’apporter la preuve de son impuissance à développer lesdites mythiques forces productives ? Y a-t-il meilleur moyen de prouver l’existence de la licorne que de prouver son incapacité à dominer la licorne ? Y a-t-il une meilleure manière de ne pas remettre fondamentalement en question le mensonge économique que d’ergoter à l’infini sur la domestication des forces productives, sur la domestication de la licorne, quitte, afin de faire un peu plus vrai, à mettre l’existence de la planète en jeu. Certes, la bourgeoisie n’est pas capable de faire tout cela exprès. Sinon elle serait admirable et mériterait d’être servie avec dévouement et fidélité. Mais elle exploite en fait cette situation tant que nous ne la démentons pas. Il existe des forces dans le monde : les forces telles que les pratiquent les physiciens et surtout une force redoutable par son obstination : la force de la classe bourgeoise, la force que la bourgeoisie déploie pour dominer le monde et maintenir cette domination, et les forces des travailleurs qu’elle détourne et corrompt pour mener cette entreprise absurde. Mais rien de réel dans le monde n’existe comme des forces productives. « Force productive » est un mensonge proféré par une bouche bourgeoise, ou par une bouche dominée par la pensée bourgeoise. Il en est de même pour tout l’attirail des « contradictions » entre lesdites forces productives et les rapports de production non moins mythiques. Le plus mythique de ces rapports étant encore le capital. Le capital est tout sauf un rapport de production. Il est étonnant de voir Marx se saisir sans critique de cette vessie que lui tendent Smith et Ricardo. Et d’en faire la caractéristique réelle de notre monde, mieux que n’auraient pu espérer le faire les chantres de la bourgeoisie. Bien entendu, avec le même Marx, nous affirmons que la caractéristique réelle de notre monde est la misère fondamentale du prolétaire. On peut lire un peu plus loin, page31, à propos de l’accumulation d’ordures sur la planète, entraînée par la déficience du paraître dans soi marchand du monde, que « la simple sensation immédiate des "nuisances" et des dangers (...) constitue déjà un immense facteur de révolte, une exigence vitale des exploités, tout aussi matérialiste que l’a été la lutte des ouvriers au XIXe siècle pour la possibilité de manger ». Cette lutte matérialiste et le « matérialisme » qui en a résulté pendant 100 ans sont l’œuvre involontaire de la bourgeoisie. Tandis que Marx y voyait, à tort, ce qui devait détruire la bourgeoisie, ils furent essentiels pour sa sauvegarde. C’est précisément en déniant à l’ouvrier la simple satisfaction animale du « manger », du « dormir » que l’exploiteur en fit un droit, une idée, quelque chose d’humain, de social (Marx: dormir comme une bête dans une tanière est devenu social, puisqu’il faut pour cela que la bête humaine paye). Ainsi, le bourgeois insufflait-il à l’ouvrier son sordide utilitarisme. Comme en témoigne l’histoire et surtout Marx, la question centrale de l’humanité ne fut jamais absente de la lutte des ouvriers, mais de même qu’en 1968 cette question, bien qu’invaincue, ne vainquit pas. Cette suprême ruse, bien involontaire, fit que la lutte des ouvriers fut effectivement matérialiste, en pratique et en théorie, le demeura et y fut maintenue sciemment pendant 100 ans par la bourgeoisie, dès qu’elle se fut aperçue de l’aubaine. C’est ce matérialisme qui triomphe aujourd’hui dans le monde entier, avec d’un côté la méchante économie qui ne veut pas donner à manger et de l’autre les gentils ouvriers qui veulent à manger ; mais la méchante économie sera bien punie le jour où elle s’enrayera, et qu’alors les ouvriers se révolteront. C’est la version Trigano de la lutte de classe. C’est une erreur de penser qu’un « facteur », aussi « immense » soit-il — ici la totalité qui vient brusquement à l’ordre du jour spectaculaire comme menace pour la totalité — puisse « causer » une révolte capable de venir à bout de la marchandise, s’il n’est pas central, essentiel, véritablement faux**. Quelle qu’en soit l’étendue, si ce facteur demeure quelque chose de particulier, un détail, face à la question centrale, quelque chose d’aussi particulier que ce pour quoi les ouvriers du XIXe furent contraints de se battre, il ne peut être qu’un brouillard, aussi involontaire que celui d’Austerlitz, mais aussi propice à l’ennemi si aucun soleil de l’essentiel ne vient le dissiper à temps. La question de la réalisation pratique de la pensée n’est pas suspendue à l’issue de la guerre des poubelles, mais bien au vrai malheur de la pensée bourgeoise. Le vrai malheur de la pensée bourgeoise est bien autre chose que l’accumulation d’ordures sur la terre: quoi qu’elle fasse pour dissimuler qu’elle est une pensée, quoi qu’elle fasse pour dissimuler son action comme lutte acharnée pour se maintenir, quoi qu’elle fasse pour se prétendre la plus matérielle réalité, quoi qu’elle fasse pour dissimuler le rôle essentiel des idées dans les choses humaines, elle développe ce rôle jusqu’à l’absurde et révèle ainsi à son corps défendant le véritable enjeu de l’humanité. Et plutôt que la réalisation pratique de la pensée soit suspendue à une « heureuse » ou « malheureuse » issue de la guerre des poubelles, c’est bien cette issue qui est suspendue à la réalisation pratique de la pensée. Si une fois de plus, ce n’est pas la réalisation pratique de la pensée qui triomphe, mais le spectacle des difficultés marchandes, ce sera un nouveau malheur pour l’humanité, nouveau malheur qui, pas plus cette fois que toutes les autres, ne pourra alimenter la révolte essentielle, qui, elle, ne peut avoir qu’une cause essentielle : elle-même. Nous fondons notre démarche sur un parti pris. Aujourd’hui, Hegel, Marx, l’I.S. commencent à avoir visiblement raison : l’aliénation de l’esprit est le mouvement réel du monde. L’esprit est ce que l’homme produit d’essentiellement humain. Et l’homme privé de sa production essentiellement humaine est l’homme privé de l’esprit. Le producteur humain privé de son monde est un producteur privé d’un monde de l’esprit. C’est seulement parce que le prolétaire est un homme privé d’esprit que le prolétaire est un homme contraint à rechercher l’esprit. Nulle privation de nourriture, nulle privation d’air ou de repos, nulle contrainte « matérielle » ne peut le contraindre à rechercher la pensée. Seule en est capable la privation réalisée de la pensée. La privation réalisée ? La privation d’une pensée réalisée, d’une pensée qui existe. La marchandise est cette pensée qui existe et qui agit universellement. Le prolétaire est cet homme privé de pensée qui existe comme fond de la bête de somme privée de nourriture, d’air, de repos. L’être du prolétariat est très précisément la privation du prolétaire de tout être social, c’est-à-dire de toute pratique de la pensée (la pensée est pratique ou n’est pas, la pensée est le moment essentiel de la pratique sociale) et c’est seulement cet être très particulier qui est capable de contraindre les prolétaires à rechercher la pensée. Seul l’esprit peut engendrer l’esprit, seul l’esprit peut agir sur l’esprit, seule l’absence réalisée (pratiquement réalisée) de l’esprit peut engendrer l’esprit. Sur ce point nous serons quoi qu’il en coûte d’une stricte obédience hégélienne : l’esprit ne saurait être un conditionné, la liberté ne peut se tenir que d’elle-même, ou alors l’esprit ne peut être conditionné que par lui-même, que par lui-même objectivé comme sa propre condition, que par lui-même aliéné, que par lui-même devenu monde. Un monde où ce qui agit universellement est l’absence universelle de l’esprit est un monde où déjà l’esprit universel agit. Heil Hegel !

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* Lutter est, pour la classe bourgeoise, une fatalité et une malédiction parce que cette lutte est contradictoire. Les conséquences de son action sont extérieures, étrangères à son action. L’aliénation est d’abord l’aliénation de l’action de la bourgeoisie, l’aliénation est d’abord l’aliénation du commerce, l’aliénation de la pratique spécialisée de l’humanité par une classe particulière. La bourgeoisie est maudite. Ce n’est pas à elle qu’appartient la suppression de cette aliénation car — c’est la définition stricte de l’aliénation — cette aliénation est une conséquence extérieure à son action, une conséquence hors de sa portée, hors de sa compréhension.

    ** Selon le crétin convivialiste Illitch, « les nations surindustrialisées vont être acculées par la menace du chaos » à un « mode de production fondé sur un équilibre postindustriel ». Pour cet économiste, comme pour tous les économistes, il ne fait aucun doute que l’économie est la réalité du monde et que changer le monde revient à changer cette « réalité ». Or la réalité du monde, c’est-à-dire la réalité de son irréalité, n’est pas l’économie mais la marchandise. La réalité de ce monde n’est pas « un mode industriel de production », ni même un mode marchand de production, mais la marchandise qui est un mode particulier d’échange général, de publicité ou plutôt d’absence publique de publicité, d’absence générale de généralité. L’économie est la conception bourgeoise de la marchandise, la conception bourgeoise de l’irréalité du monde. Ainsi l’économiste institutionnaliste Illitch voudrait réduire la question centrale de la publicité à une simple question d’outillage et dissimuler que l’outil moderne, avant d’être un outil, est d’abord une marchandise, et que ce qu’il y a de fondamentalement mauvais dans l’outil moderne est ce qu’il y a de fondamentalement mauvais dans la marchandise. Certes, tout ce qu’il y a de mauvais sur terre est devenu, peu ou prou, conséquence détaillée de la marchandise, phénomène, symptôme, du mal marchand. Cela permet à l’ennemi, par l’exposé spectaculaire et complaisant de ces conséquences détaillées mauvaises, de dissimuler encore un peu ce qu’il y a de bon dans le mal marchand : son essentialité, son universalité. Le réformiste tiers-mondiste Illitch annonce clairement la couleur dès le début de son livre La convivialité. Il se propose de découvrir des limites particulières à la marchandise. Il se propose de dissimuler que la limite de la marchandise est la marchandise elle-même. C’est le type parfait de gémisseur dont raffolent les lecteurs de Nouveaux Observateurs. Il est par exemple capable de constater que l’Américain moyen, dans sa puissante voiture, se déplace à la vitesse moyenne de 6 km/h étant donné qu’il lui faut pour parcourir 10 000 kilomètres, 1 500 heures de travail social consacrées à la construction et à l’entretien du véhicule, à la construction et à l’entretien des routes, à la commercialisation du véhicule, à la police, justice, hospitalisation, etc., automobiles et enfin à l’utilisation proprement dite du véhicule. Mais il est incapable de constater que ces 10 000 kilomètres sont parcourus en vain puisque l’Américain moyen n’a strictement personne à qui rendre réellement visite. Ainsi, où l’I.S. voit la totalité des conséquences de détail de la marchandise « provoquer » la révolution, c’est-à-dire provoquer l’intelligence et l’esprit ; le réformiste Illitch voit la totalité des détails provoquer un changement économique. Il est bien clair qu’aucun chaos, aucune bêtise et barbarie, n’est capable de « provoquer » l’esprit et l’intelligence et que seule l’absence d’esprit, l’absence de l’intelligence, c’est-à-dire la réalisation négative, aliénée, spectaculaire de l’esprit et de l’intelligence peut provoquer l’esprit et l’intelligence. « Les conditions objectives de l’esprit ne sont autres que l’esprit objectivé ». Il faut noter encore la grande vogue du mot « global » chez l’ennemi. Traduit en clair, ce mot signifie : totalité des détails, totalité qui est elle-même un détail, totalité seulement pour un autre, totalité seulement pour les propriétaires de ce monde.

     

    20. Le vrai malheur de la pensée bourgeoise.

    L’économie est la partie visible de la marchandise, la partie visible d’un monde où ce sont les choses qui pratiquent l’humanité, qui pratiquent l’échange universel au moyen des hommes. La partie invisible du monde est le silence des hommes. La partie réelle de ce monde n’est pas la partie visible mais la partie invisible*. La réalité dans ce monde n’est pas le bavardage avantageux des marchandises mais le silence des hommes. Ainsi, dans ce monde, le vrai n’est-il qu’un moment du faux. L’économie n’est autre que le spectacle des aventures bourgeoises du monde. Le but de la bourgeoisie est de réduire le monde à sa seule partie visible et irréelle. Elle entend passionner les foules avec le spectacle de ses aventures. La crise économique n’est autre que le spectacle de l’insatisfaction, de l’insatisfaction des possesseurs de ce monde. Ils sont mécontents de ce monde et le lui font savoir. Comme il apparaît de mieux en mieux que la misère proprement humaine est le moment réel du monde, la bourgeoisie en donnant le spectacle de ses propres malheurs (et non pas du malheur du monde) entend démontrer la réalité économique du monde par ce sophisme : puisque l’action économique de la bourgeoisie ne peut pas maîtriser le monde, c’est bien la preuve que la réalité du monde est économique et que la maîtrise de cette réalité demande un renforcement de l’action économique de la bourgeoisie**. Puisque la réalité du monde est économique et que la bourgeoisie, l’argent, l’État ont tant de peine à la dominer, c’est bien la preuve de leur nécessité. Qui donc serait capable de dominer ce que la bourgeoisie ne peut dominer avec de si grands moyens ? La bourgeoisie tire une vigueur nouvelle du spectacle de son impuissance et de son ignorance. Plus sa pensée et son action s’avèrent impuissantes, plus elles s’avèrent nécessaires. Aujourd’hui, il apparaît de plus en plus clairement que non seulement aucune crise de l’action et de la pensée bourgeoises ne peut causer une révolution réelle du monde (bien que ces crises soient parfaitement capables de causer une destruction réelle du monde) mais que la crise économique est la meilleure arme de la bourgeoisie pour masquer son véritable malheur, pour masquer la véritable limite de la marchandise. L’aliénation est la véritable crise du monde. L’aliénation est le véritable malheur du monde. L’aliénation est aussi le véritable malheur de la bourgeoisie et la véritable limite de la marchandise. Alors que la bourgeoisie peut toujours opposer une nouvelle action à la crise de son action (sauf si entre-temps elle détruit la planète) elle ne peut rien opposer, jamais, à l’aliénation que produit réellement son action. L’aliénation est la véritable conséquence de son action et cette conséquence ne fait pas partie de son action. La bourgeoisie ne peut que lui opposer le spectacle des crises de son action, une diversion, une action sur un autre terrain, une action retardatrice. Elle ne peut que détourner encore un peu l’attention de son véritable malheur qui est aussi le véritable malheur du monde. Le vrai malheur de la pensée bourgeoise est que les rapports marchands, la marchandise, sont absence totale de rapports humains. Dans l’aliénation, les rapports humains ne sont pas inexistants, ils sont absents. ils sont réalisés, ils sont universellement réalisés, mais comme activité des choses, comme spectacle. Ainsi, l’impuissance de la pensée et de l’action bourgeoises n’est-elle pas son impuissance à dominer un « système économique », à dominer le ramassage mondial et la production mondiale des ordures. Bien au contraire, cette impuissance-là est le spectacle de son impuissance, le mensonge organisé sur sa véritable impuissance. L’impuissance réelle de la pensée et de l’action bourgeoises est leur impuissance à humaniser le monde, leur impuissance à empêcher qu’elles ne produisent toujours plus — et cela est leur véritable production — d’inhumanité, toujours plus de marchandises, c’est-à-dire toujours plus, non pas d’inexistence de rapports humains, mais d’absence de rapports humains, de spectacle de rapports humains comme rapports réels entre les choses. L’impuissance réelle de la bourgeoisie est son impuissance à empêcher que les rapports humains n’émigrent toujours plus dans les choses, et que, ce faisant, ils ne se généralisent comme spectacle mondial du monde, spectacle universel de l’universalité. L’ennemi a commencé sa campagne de Russie. I1 s’aventure toujours plus avant dans les steppes désolées de l’idéalisme absolu, toujours plus loin de ses bases matérielles. I1 suscite partout sur son passage une soif de réalité sans précédent. Le vrai malheur de la pensée bourgeoise est aussi la vraie limite de la marchandise. La vraie limite de la marchandise, c’est le prolétariat. Le prolétariat qui devient de plus en plus le vrai prolétariat, de plus en plus vrai comme prolétariat, de plus en plus la vraie négation de la pensée, la vraie négation de l’humanité. Le prolétariat est le vrai malheur de la pensée bourgeoise. Le prolétariat est la condition de plus en plus fondamentalement inhumaine des prolétaires. La vraie limite de la marchandise, c’est elle-même comme devenir monde de la marchandise. Le prolétariat est la marchandise devenue insupportable pour une raison fondamentale, la marchandise devenue insupportable parce qu’elle est la marchandise. La vraie limite de la marchandise, c’est l’insatisfaction du prolétaire. Non pas l’insatisfaction mystifiée du con de base, insatisfait d’un mauvais ramassage des ordures, du danger que lesdites ordures font courir à sa race de cloporte et apparemment satisfait d’être un cloporte ; mais l’insatisfaction fondamentale du prolétaire, de l’homme qui se sait prolétaire, du prolétaire qui s’indigne de ce qu’on lui dénie sciemment l’humanité, le prolétaire insatisfait de la marchandise, le prolétaire insatisfait du prolétariat. On comprend parfaitement que face à cette raison unique, centrale, universelle, la bourgeoisie veuille absolument rendre ce monde inhabitable pour une foule de raisons de détail y compris pour des raisons « économiques » qui ne sont jamais qu’une manière de considérer la totalité comme un détail. Puis, qu’elle prétende y remédier par de nouveaux détails, par de « bonnes » marchandises (la « bonne » marchandise est le cheval de bataille du vaneigemisme d’État). La suppression de l’aliénation, la réalisation de la richesse, la réalisation de la marchandise, ne suivent pas d’autre chemin que celui de l’aliénation. Tout ce qui s’écarte de ce chemin, tout ce qui nous invite à nous écarter de ce chemin — par exemple le spectacle des malheurs de la bourgeoisie — est facteur de barbarie, facteur propre à distraire le prolétaire de sa misère fondamentale. Après deux siècles de guerre sociale, l’ennemi est passé maître dans les actions retardatrices. Devant la réalisation toujours plus parfaite de la vraie misère, de la misère essentiellement humaine : la privation explicite d’humanité, l’ennemi ne peut que livrer un combat d’arrière-garde, il ne peut qu’essayer de nous faire sortir du chemin de l’aliénation, il ne peut qu’essayer de distraire la masse des prolétaires par de nouveaux spectacles et de nouvelles mises en scènes de plus en plus mondiales.

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* Le monde visible est devenu strictement utopique — Utopie, formé par Thomas More sur le grec ou, ne pas, et topos, lieu : « lieu qui n’existe pas » (Dauzat/Larousse). Le monde que l’on voit, la joyeuse animation des porteurs de marchandises, n’existe strictement nulle part, si ce n’est dans la pensée bourgeoise qui bien évidemment se trouve dans d’autres têtes que bourgeoises. Ce qui est réel par contre, ce qui existe partout, c’est le monde que l’on ne voit pas, le malheur omniprésent et sans bornes. Ce monde est donc un Geisterwelt, monde des fantômes et monde invisible, où ce qui est visible est fantomatique et ce qui est réel est invisible ; et non pas un Weltgeist, un esprit mondial.

    ** Le fait que les crises économiques soient admises par les masses comme des crises du monde a pour conséquence que l’action de la bourgeoisie n’est pas connue comme action de domination d’une partie du monde sur le reste du monde, comme prétention d’un détail à la totalité, dictature du détail ; mais comme action légitime, scientifique. Si l’économie est la réalité du monde, alors l’action et la pensée bourgeoises sont l’action et la pensée requises par le monde, comme l’action et la pensée du physicien sont la pensée et l’action requises par le monde physique, la pensée et l’action que l’expérience ne dément pas (l’action de la bourgeoisie est l’action que ne démentent pas les prolétaires). Si les crises économiques sont des crises du monde, alors le monde est économique, alors l’économie est la réalité du monde, alors l’action et la pensée de la bourgeoisie sont l’action et la pensée requises, alors la bourgeoisie, l’argent et l’État sont nécessaires, alors il n’y a plus la moindre petite place dans le monde pour le négatif, pour l’esprit, pour une autre pensée et une autre action que celles de la bourgeoisie. La bourgeoisie : « L’économie, ça existe. La preuve : nous sommes incapables de la dominer. » Aujourd’hui, alors que « l’analyse économique » commence à faire rire tout le monde, l’ordure universitaire prépare en toute hâte une nouvelle version « réelle » du monde. Le monde n’est plus économique, il est structural et la dernière instance n’est plus l’économie mais le code. I1 s’agit de remplacer une vieillerie vraiment hors d’usage, le jdanovisme, par une autre encore pas trop défraîchie. Dans le monde jdanoviste, l’économie peut tout (Staline peut tout) et les hommes rien. Dans le monde structuraliste le code peut tout et les hommes rien. Ces deux « mondes » sont des mondes sans guerre sociale. La guerre sociale, voilà l’ennemi. La valetaille universitaire suppose que dans le monde tous les gens sont aussi soumis et aussi résignés qu’eux-mêmes, ce qui n’est pas le cas. De même que l’économie est la pensée et l’action de la classe des commerçants, le structuralisme est la pensée et l’action de l’État commerçant, de la bureaucratie commerçante. La structure et le code sont l’idée que les bureaucrates se font du monde. De même que l’économie exprime en réalité l’impuissance de la bourgeoisie à comprendre le monde réel, le structuralisme exprime l’impuissance de la bureaucratie à comprendre le monde réel. I1 s’agit de justifier l’impuissance par l’impuissance, il s’agit d’expliquer l’inexpliqué par de l’inexplicable. Le malheur de toutes les crevures structuralistes est que, découvrant, avec toute leur époque, le scandale de l’aliénation, s’apercevant donc que quelque chose conçoit et ne se laisse pas concevoir, ils désespèrent — vu la bassesse et la lâcheté de leurs survies, vu la soumission, dans leur survie, à tout ce qui existe — de jamais pouvoir concevoir ce qui conçoit et ne se laisse pas concevoir. Ils ont érigé leur propre impuissance et leur propre soumission en principe universel — entendez : « Tout le monde est aussi bête et aussi vaincu que nous. Personne ne pourra jamais rien comprendre et surtout rien faire à cela. » Il y a donc des structures, c’est-à-dire des traces d’une pensée, une empreinte du concept. Et puis c’est tout. Il n’y a ni pensée, ni concept. Malheur à vous, imbéciles. I1 n’y a pas de loi de l’humanité. La lutte de classe existe.

     

     

    II. Confidential Report.

    21. Une scandaleuse confusion.

    La valeur n’est pas une loi. Elle n’a pas non plus de loi. La valeur n’est pas une « sphère ». I1 n’y a pas de sphère de la valeur. La valeur n’est pas une substance. Elle n’a pas non plus de substance. On ne peut additionner ni retrancher de valeur. Considérer la valeur comme le rapport dans lequel les produits du travail s’échangent peut paraître un progrès sur la pensée qui fait de la valeur une substance qui résiderait dans ces produits. Mais c’est néanmoins une scandaleuse erreur, car la valeur n’est pas le rapport dans lequel s’échangent les produits du travail. Le rapport dans lequel s’échangent les produits du travail est l’échange lui-même ! La valeur n’est que l’idée de ce rapport. Valoir, c’est, pour une chose, s’échanger en pensée. Les choses valent, les choses s’échangent en pensée d’elles-mêmes, les choses pensent ; et c’est un malheur. Puisque dans nos contrées civilisées la pensée se tient dans les choses, dans les objets de l’échange, l’échange lui-même, l’acte humain par excellence, y est un acte privé de sa pensée*. Enfin c’est un scandale et un autre malheur que l’on ait confondu si longtemps en théorie l’idée de la chose avec la chose même, l’idée du rapport avec le rapport lui-même**. L’argent et l’État nous ont rendus encore plus sots et bornés que ne le pensait Marx. Nous ne comprenons même pas le langage de nos objets.

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* I1 est communément admis que les hommes pensent aussi. Mais il faut remarquer que la pensée des choses est vraie et la pensée des hommes fausse. Une pensée vraie est une pensée qui se réalise, seule la pensée des choses se réalise. La pensée des hommes ne se réalise jamais.

    ** Ainsi, dans Introduction à la science de la publicité on peut lire, § 58 : « Dans la célébrité, le rapport d’échange est donné antérieurement aux choses échangées et indépendamment d’elles. » La thèse correcte est évidemment : « Dans la célébrité, l’idée du rapport est donnée dans les choses échangées, antérieurement au rapport et indépendamment de lui. »

     

    22. Mana.

    La valeur est cette faculté qu’ont les produits du travail de s’échanger en pensée sans aucune intervention humaine. Le mot valeur désigne proprement cette pensée inhumaine et rien d’autre. On pourrait imaginer qu’il appartient au moins à l’échangiste marchand de ratifier, de réaliser cette pensée. Pas même. C’est encore une chose qui a seule le pouvoir de réaliser la pensée des choses. Cette chose est l’argent, l’argent que l’échangiste a ou n’a pas. Cette chose n’implique absolument aucun rapport individuel avec son propriétaire, sa possession ne développe aucune qualité essentielle de son individualité. Son propriétaire est un simple porteur d’argent. De même qu’il n’est plus en son pouvoir de penser, il n’est plus en son pouvoir de réaliser la pensée. L’observateur autochtone est si bête et si borné, il a tellement oublié ce qu’est l’acte générique, la reconnaissance pratique, l’activité proprement humaine, il est tellement occupé à lire le Nouvel Observateur, qu’il ne peut même pas remarquer — pour s’en scandaliser — que ce qui constitue l’humanité proprement dite est, dans son monde, la propriété et l’activité des choses. L’observateur autochtone est tellement dénué d’esprit qu’il ne peut évidemment pas remarquer que les choses en ont. On imagine par contre, l’étonnement d’un observateur papou constatant que, dans nos contrées civilisées, il suffit de sortir un petit disque de métal ou une petite feuille de papier de sa poche, voire de faire un petit gribouillis sur du papier, pour échanger sans desserrer les lèvres. On imagine sa stupeur devant le contraste entre le mutisme des habitants de ces étranges contrées et le bavardage incessant des marchandises. Son étonnement et son indignation, puisque dans son pays, les minutieux échanges kula demandent jusqu’à trois semaines de bavardage, après une expédition en haute mer qui peut durer un mois, et une préparation qui en demande plusieurs. Le tout dans une orgie de bavardage. Dans nos pays, patrie de l’ennui, les objets sont prééchangés. Tous les échanges possibles sont déjà réalisés en pensée et cette pensée n’est plus le patrimoine, la noble tradition d’un peuple, mais le patrimoine et la tradition des choses. De même la réalisation de cette pensée n’est plus l’activité d’un chef de noble lignage dont les qualités individuelles, l’audace, l’habileté, la beauté, la séduction, sont justement renommées. Cette réalisation est le fait d’une chose. Pensée et activité sont la propriété des produits du travail eux-mêmes, pensée et activité sont des facultés des choses. « Valeur » est le mot qui désigne ce qu’il y a de magique dans la marchandise. « Valeur » désigne l’abstraction pratique, efficace, sociale — qui ailleurs est noble activité humaine — de tout ce qu’il y a de particulier dans les produits du travail. Cette abstraction réelle, cette action mystérieuse est une propriété des produits du travail. Les produits ont de la valeur. Les produits ont du mana. Ils ont cette propriété miraculeuse de faire eux-mêmes abstraction de leur particularité, ils ont le pouvoir de produire eux-mêmes le général, la suppression du particulier, noble pouvoir qui était jusque-là réservé à l’échange des hommes entre eux. Évidemment, en hommes civilisés que nous sommes, nous savons qu’il n’y a dans tout cela rien de sérieux, que tout ceci n’est qu’un mirage, une illusion. Nous savons que ce ne sont pas les produits du travail qui suppriment eux-mêmes ce qu’ils ont de particulier, qui font eux-mêmes abstraction de leur différence. Mais nous ne savons pas plus dire qui ou quoi opère cette abstraction que les Mélanésiens ne sont capables de dire qui ou quoi se manifeste comme mana, cette réelle propriété des choses. Chacun sait très bien que ce n’est pas lui, puisqu’il trouve tout cela effectué sur le marché. I1 trouve sur le marché le produit déjà échangé en pensée, à la fois différent et identique. Le passage de la différence dans l’identité et de l’identité dans la différence, l’apparence, est une propriété des choses mêmes. Sur le marché, la pensée est une faculté des objets. « Valeur » est le nom donné à cette pensée des choses*. Ainsi, ce rapport pratique par excellence qu’est l’échange, s’effectue, dans notre monde magique, non pas par la volonté, la science, la pensée, le savoir millénaire, la noble tradition des échangistes ; mais parce que les objets de l’échange sont échangeables. Dans la nature marchande, les pommes poussent tout échangeables, étranges Hespérides. Dans le monde marchand, il est dans la nature des objets d’avoir de l’esprit, d’être naturellement de pures apparences, au même titre que dans le monde de la physique, il est dans la nature des choses d’avoir (ou de ne pas avoir) une masse. L’échangiste (l’homme) n’est plus qu’un porteur de marchandise (Hep ! porteur) puisque, comme le note judicieusement Marx, les marchandises ne peuvent pas encore aller seules au marché (cela ne saurait tarder).

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* Note burlesque : l’argumentiste Barthes qui a toujours le questionnement pour rire, questionne dans le Monde du 18 septembre 1975 : « L’art ne commence-t-il pas quand on rend les objets intelligents ? » L’imbécile confond l’art et le commerce. L’ignominie universitaire doit sa mince importance à l’éloge discret des objets (les franches imbécillités d’un Dichter sont devenues, entre-temps, intempestives), à la fausse critique questionnante de la marchandise. Ce genre de gens frétille devant l’objet comme l’esclave à qui son maître daigne accorder un peu d’attention.

     

    23. À quoi pensent les marchandises ?

    Tout ceci nous permet enfin de comprendre ce qu’est la marchandise : un produit du travail qui effectue lui-même l’échange en pensée, un produit du travail qui fait lui-même abstraction de tout ce qui pourrait faire obstacle à l’échange, un produit du travail doué d’esprit, un produit du travail pré-échangé. « Valeur » ne désigne rien d’autre que la pensée de la marchandise. « Marchandise » ne désigne rien d’autre qu’un objet qui pense et qui parle. Certaines chantent et dansent, font « pschitt », ne s’usent que si l’on s’en sert, mais toutes disent fondamentalement, sous ce bavardage apparent (on ne voit que lui, il est là pour qu’on ne voie que lui) : « Je ne suis qu’en apparence du pain, je suis en vérité du vin, du fer, du coton. » En fait ce qu’elles disent est encore plus fondamental, encore plus général, elles disent : « Je ne suis qu’en apparence du pain, du vin, etc. En vérité je suis 3 francs. » À quoi pensent les marchandises ? À l’argent. L’argent est une idée qui est dans toutes les marchandises. Comme marchandise, le produit du travail n’a pas une détermination simple. I1 acquiert une propriété distincte de ses propriétés particulières, il devient l’idée d’un rapport, qui plus est de caractère général, à l’égard non seulement d’un autre produit, mais de tout produit possible. La valeur, la pensée de la marchandise révèle, comme toute pensée, ce à quoi pense la marchandise, révèle l’objet de cette pensée. La valeur n’est pas la pensée de n’importe quel échange. C’est la pensée de l’échange avec l’argent, la pensée de l’échange avec ce qui non seulement est lui-même idée de l’échange avec tout ce qui existe, mais réalisation de cette idée. L’argent n’est pas une marchandise ordinaire, c’est une marchandise qui contient et l’idée de l’échange et la réalisation de cette idée. C’est là la très philosophique définition de la substance : ce qui joint l’existence à l’effectivité. L’argent est la substance qui existe. L’argent est bien le dieu, non seulement des Juifs, mais de ce monde. Ainsi, les marchandises pensent au réel, à tout ce qui existe, à la substance. La valeur est l’idée de la substance. La valeur n’est rien d’autre que le discours de la marchandise et ce discours est une encyclopédie. La marchandise nous parle à chaque instant de tout ce qui existe, comme en d’autres temps, Marco Polo nous parlait de ce qui existait en Chine. Ainsi, la marchandise est-elle essentiellement spectaculaire : sous les yeux de l’homme ébahi, se déroule, sans qu’il y soit convié, l’humanité essentielle. Le spectacle moderne est le devenir monde de la marchandise, la substantialisation du monde. Le spectacle est bien la religion matérialisée. Le monde a désormais une substance réelle et non plus seulement divine. Ce qui originellement pouvait encore passer inaperçu — justement parce que ne demandant rien à personne pour agir et se développer — a tout envahi et ne laisse aucun endroit où le regard puisse se poser sans y rencontrer la marchandise à l’œuvre.

     

    24. Enfin la vérité dans une ténébreuse affaire.

    Voici enfin très véridiquement exposée la théorie du fétichisme de la marchandise dont la découverte revient incontestablement à Marx ainsi qu’à quelques poètes dont Shakespeare, Goethe, Hegel. Et l’on comprend parfaitement pourquoi Marx n’a pas pu exploiter sa découverte : il a négligé ce moment abstrait essentiel pour l’analyse de l’humanité ou de l’absence d’humanité qu’est l’échange. Et l’on comprend pourquoi il l’a négligé, avec les économistes classiques (Ricardo moins que Marx et Smith moins que Ricardo. On comprend aussi le pourquoi de cette étourderie de plus en plus méthodique). Simplement parce que le développement de la marchandise a fait de l’échange, cette noble activité humaine, une activité des choses. Et que Marx se penchant sur l’activité humaine (la preuve ad hominem) ne risquait surtout pas d’y trouver ce moment tant essentiel, pour la bonne raison qu’il n’y était plus, qu’il avait émigré dans les choses. I1 a fallu attendre aujourd’hui pour que, cette absence devenant tellement grosse, achevée, cette absence produisant un tel vide (l’absence est un vide, ce que n’est pas l’inexistence : le vide existe, contrairement à l’inexistence qui n’existe pas, par définition) tu puisses, citoyen lecteur, lire les présentes lignes et les rapprocher sans l’ombre d’une hésitation de ton expérience personnelle. On comprend, du même coup, pourquoi Marx a fait du travail l’essence humaine. Le travail est tout ce qui reste aux malheureuses créatures que nous sommes devenues. Les choses échangent et l’homme travaille. Et encore, le travail auquel est réduit la malheureuse créature n’est même plus le travail bestial et borné : chasser, brouter, ruminer, etc., mais le travail abstrait, le travail pré-supprimé, le travail supprimé avant que d’exister, le travail à qui n’appartient pas sa propre suppression, le travail salarié. Ainsi, à produits du travail pré-échangés, travail pré-supprimé. Marx a fait une théorie fétichiste du fétichisme. Au moment où les masses sont vaincues dans leur effort pour se supprimer, Marx prend peur des mots. I1 perd de vue la seule maxime de la théorie : « Rien n’est trop hégélien pour les héritiers de l’art et de la philosophie ». Marx dit dans Le Capital : « Si les marchandises pouvaient parler... » alors qu’elles ne font que ça. Elles ont confisqué toute la pensée et toute la parole au détriment de la pensée et du bavardage des hommes. Cela montre bien comment Marx tourne le dos à la réalité. I1 juge que cette réalité a bien trop d’esprit pour des ouvriers vaincus et qu’il faut donc leur en faire une mouture bien matérialiste, bien raisonnable, une version économique pleine de gros bon sens bourgeois, et pourtant une version où les choses vont toutes seules puisque les ouvriers se sont montrés incapables de triompher eux-mêmes de leurs ennemis, une réalité qui leur mâche le travail et où Weltgericht se prononce Lénine, Trotsky, Staline. La pensée de Marx est, à partir de ce moment, empreinte de la contradiction de la pensée économique : la pensée est tabou et les choses vont toutes seules. Cependant, une fois posée cette restriction conditionnelle, « si les marchandises pouvaient parler », elles diraient, selon Marx : « Ce qui nous regarde, c’est notre valeur, notre rapport entre nous comme choses » (il faut dire : « l’idée de notre rapport ») et puis : « la valeur ne se réalise que dans l’échange, c’est-à-dire dans un rapport social. » « Ne se réalise « ! C’est donc déjà dire que la valeur n’est que l’idée de ce rapport (il faudrait dire aussi : « dans le rapport social »). Où Marx avait-il donc la tête ? Avec les ouvriers vaincus de son époque ! I1 s’agit de renverser tous les termes de la théorie fétichiste du fétichisme de la marchandise. 1) Ce n’est pas le travail qui est l’activité créatrice de la valeur, mais bien le commerce, cette activité pluri-millénaire des marchands dans leur effort pour réaliser, chacun pour soi, l’argent. La valeur n’est pas une substance et n’a pas de substance. Des expressions comme « le travail, activité créatrice de valeur " et " le travail, substance de la valeur » sont absolument dénuées de sens. 2) Ce n’est pas la valeur qui dépend du travail abstrait, mais bien l’établissement historique et millénaire de la valeur comme pensée des choses qui permet, un jour, à une poignée d’hommes entreprenants, de créer le travail abstrait, le travail dont ils peuvent faire abstraction. 3) L’aliénation n’est pas l’aliénation du travail, cette activité commune à tous les animaux, mais l’aliénation de l’activité humaine essentielle (l’échange) et l’aliénation de ce qui, dans cette activité, peut s’aliéner : l’idée de l’échange. Plus l’échange devient général, universel, plus il devient l’affaire des choses et plus l’homme devient le simple spectateur de l’activité humaine des choses.

     

    25. Le commerce est la véritable activité créatrice de la valeur.

    C’est à Marx que revient le mérite involontaire d’avoir poussé l’ambiguïté de l’économie politique classique dans ses derniers retranchements, dans des retranchements intenables. C’est à Marx que revient le mérite involontaire d’avoir peuplé notre monde magique d’un fétiche de plus en faisant du travail abstrait un acteur dans l’abomination de la valeur, en considérant « le travail en tant qu’activité créatrice de valeur ». Le malheureux travail est bien incapable de créer quoi que ce soit et surtout pas cette scandaleuse chose sociale qu’est la valeur. D’abord, cette expression est impropre puisqu’elle fait de la valeur une substance, une grandeur. Elle fait de la valeur une dimension des choses au même titre que la longueur, la masse ou encore une grandeur dont le temps serait la dimension. Mais on ne saurait ajouter de la valeur ou retrancher de la valeur. « Addition de valeur » et « soustraction de valeur » sont des expressions strictement dénuées de sens*. Si je dis qu’un produit du travail imagine qu’il s’échange contre 50 francs (la valeur n’est rien d’autre que l’imagination des produits du travail) et qu’un autre s’imagine s’échanger contre 75 francs, je ne puis conclure que l’un a plus d’imagination que l’autre. C’est pourtant le sophisme que je commets si je déduis du fait qu’un produit du travail vaut 50 francs et qu’un autre vaut 75 francs, que l’un vaut plus que l’autre, que l’un a plus d’imagination que l’autre. Dire qu’un produit du travail vaut cinquante francs, c’est dire qu’un produit du travail s’imagine qu’il s’échange contre 50 francs. Le scandale de la valeur, le scandale que les choses soient douées d’imagination subsiste quel que soit le contenu de cette imagination, quel que soit le coût de production d’un produit, quel que soit le prix d’une marchandise. Quel que soit le coût ou le prix d’un produit du travail, ce produit demeure pré-échangé, échangé en pensée, sans que le spectateur de cette pensée soit concerné le moins du monde. L’argent est la véritable substance de la marchandise, la plus philosophique, la plus spinoziste des substances**. L’argent est le sujet de tout ce qui existe, car il est à la fois une chose et l’idée de cette chose dans toutes les marchandises. Et il est pleinement justifié d’additionner ou de soustraire de l’argent. L’argent étant aussi une chose, il se prête parfaitement bien à ce genre d’opération qui est non seulement possible, mais journellement et universellement pratiqué. Ensuite, en aucun cas, le travail ne crée de valeur, la machine ne transmet pas, peu à peu, de la valeur qui lui aurait été incorporée, etc. ; tout ceci est du charabia animiste, du charabia fétichiste. Ce qui a créé et recrée journellement la valeur, cette pensée des choses, c’est, au cours de millénaires et de millénaires, la pratique des marchands. C’est la pratique pluri-millénaire des marchands qui a peu à peu établi ce rapport social qui est rapport entre les choses et absence de rapport entre les hommes. C’est la pratique pluri-millénaire des marchands qui a peu à peu établi la célébrité de l’argent, sa présence, comme idée, dans toutes les choses. Mais jamais un travail autre que l’activité incessante des marchands ne peut créer quelque chose comme la valeur. C’est seulement après une pratique pluri-millénaire des marchands que peu à peu les produits du travail se sont mis à penser, à avoir une valeur, c’est-à-dire à s’échanger en pensée indépendamment de toute pensée humaine et indépendamment, même, de l’activité des marchands. C’est cette pensée des choses, résultat du commerce spécialisé, qui a permis en retour au commerce de se développer toujours plus facilement, qui a permis au commerce de piller toujours plus tranquillement, toujours plus impunément. Et ceci parce que la pratique avide des marchands se dissimulait toujours mieux derrière cette pensée des choses, cette nécessité naturelle pour les choses de s’échanger en pensée. Que l’activité du marchand se borne à piller les exploiteurs locaux, ou bien qu’elle se charge elle-même de l’exploitation du travailleur, c’est toujours cette activité, cet effort pour réaliser l’argent, cet effort pour égaler sa fortune à tout ce qui existe, qui provoque l’hégémonie universelle de l’argent, et sa présence comme idée dans toute chose. Dans la querelle qui oppose ceux qui prétendent que le capital crée la valeur et ceux qui prétendent que le travail crée la valeur, il faut résolument prendre le parti des premiers. C’est bien le capital comme effort historique des capitalistes pour réaliser l’argent, chacun pour soi, qui crée la valeur, qui crée l’idée du rapport universel entre les choses, au détriment des rapports entre les hommes.

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* À plus forte raison une expression comme « plus-value ».

    ** Dans notre monde, celui de Hegel, nous voyons s’opposer le principe leibnizien occidental de l’individualité comme individualité abstraite et vide et le principe spinoziste oriental de la substance : l’argent, comme degré essentiel dans le processus de développement de l’humanité, non pas toutefois celle-ci en elle-même, non pas l’humanité absolue, le bavardage universel, mais l’humanité dans la forme encore bornée de la nécessité : la Chose absolue. C’est à cette négation de tout particulier que chaque homme doit être confronté : c’est la libération de l’esprit et son assise fondamentale. L’homme doit, comme prolétaire, baigner dans cet éther de misère de la substance une dans laquelle tout ce que l’on a tenu pour vrai s’est englouti. Le commerce a saisi l’être négatif de la détermination ou de la différence, et a posé l’argent comme identique à soi différent de la différence ; l’argent est l’identique substantiel où s’engloutissent toutes les déterminations, l’unité abstraite, morte. Le commerce n’a pas saisi la négation comme négation concrète ou infinie, bavardage universel, mouvement et vie. On doit bien commencer par être commerçant mais on ne peut demeurer commerçant. L’argent est le vrai, mais il n’est pas encore le vrai tout entier. L’argent est la détermination universelle et ainsi la détermination abstraite. Si l’on s’en tient à cette substance, on ne parvient à aucune spiritualité, activité. L’argent est seulement substance figée, pas encore bavardage ; on n’est pas chez soi... (le spectateur n’est chez lui nulle part). Dans l’argent, tout est seulement jeté en cet abîme de l’anéantissement ; mais il n’en provient pas et le particulier, le prolétaire est seulement trouvé là sans avoir été justifié. L’opération qui concerne le prolétaire est seulement celle qui consiste à le dépouiller de sa détermination, particularisation, à le rejeter dans le besoin d’argent, absolu et un. C’est là ce qui est insatisfaisant dans l’argent. La différence est présente extérieurement, reste extérieure, on ne conçoit rien d’elle, ce qui entraîne qu’elle ne peut s’adresser la parole dans la rue, car elle-même ne sait rien d’elle. « Puissance absolue », « richesse de tout contenu », en tant que nécessité, l’argent est bien rapport absolu, rapport de la substantialité et de l’accidentalité, mais ce qui peut être trouvé et perdu, donc ce dont l’effectivité est quelque chose d’accidentel. L’argent est l’humanité accidentelle.

     

    26. L’évangile selon Ricardo.

    Ricardo prend moins de risques que Marx. I1 ne va pas jusqu’à confondre le travail abstrait avec la valeur. I1 se contente prudemment de déclarer que la valeur dépend de la quantité relative de travail que demandent les marchandises. I1 ne tente pas lui, de dire ce qu’est la valeur (il faut de toute façon laisser ce grand mérite à Marx). Ricardo n’a pas pour but, comme Marx, l’essence des choses, mais seulement de savoir comment s’enrichir non seulement le plus vite possible, mais surtout le plus longtemps possible. Malgré sa prudence toute financière, le peu de risques qu’il prend sont des risques pour rien. Ou bien sa proposition est vraie, mais elle est tellement générale et valable pour toutes les époques qu’elle ne dit rien, rien qui caractérise son époque (la nôtre). Ou bien sa proposition est fausse. Ricardo prononce sa célèbre formule dans une société où la majorité des exploiteurs sont des capitalistes qui passent le plus clair de leur temps à calculer des coûts de production, à contrôler des coûts de production, à économiser le temps d’autrui, où chaque capitaliste exploitant rencontre tout au long de sa vie le temps — le temps d’autrui, le temps que met autrui à faire quelque chose — comme un obstacle intolérable à son désir d’enrichissement. Le capitaliste trouve toujours, lui qui ne fait rien, que, quoi que l’ouvrier fasse, il le fait trop lentement, il y met trop de temps. I1 sait bien lui, capitaliste exploitant, que le temps nécessaire (un certain temps quoi qu’il arrive) pour produire quelque chose a toujours été le principal obstacle à son désir de s’enrichir encore plus vite. I1 sait que le temps (la lenteur de l’ouvrier de son point de vue) est une limite qui est également imposée aux autres capitalistes. I1 sait bien, pour y « travailler » lui-même que chaque capitaliste « travaille » avec ardeur à supprimer du temps (au sens Auschwitz) pour pouvoir abaisser son coût de production. I1 sait que ce qui empêche chaque capitaliste de réduire son coût de production (indépendamment de la difficulté de nourrir l’ouvrier et sa famille avec rien, avec moins que des pommes de terre à cochon et du pain falsifié) c’est la difficulté considérable qu’il y a à réduire le temps de production, quoique cette réduction soit continuelle et générale. I1 sait bien que le but de chaque capitaliste — et ceci est son but propre — est de réduire à presque rien le coût de production unitaire de ce qui sort de sa fabrique, dans le but simple et sans équivoque d’accroître le plus possible la différence entre le coût de production et le prix du produit sur le marché. Et pour cela il n’y a qu’un moyen (indépendamment de l’effort des capitalistes qui « travaillent » à réduire le coût des pommes de terre à cochon, du blé et du pain falsifié), c’est de réduire le temps que mettent ses ouvriers à produire chacun des objets qui sortent de sa fabrique, c’est de supprimer du travail (au sens Auschwitz) dans sa fabrique, ou bien, pour un même nombre de travailleurs, d’accroître le volume de sa production par allongement de la durée du travail ou par l’augmentation de la taille de la fabrique. Dans ces conditions d’une pratique journalière, constante, le temps de travail (la lenteur des ouvriers, leur paresse bien connue) est bien l’ultima ratio, la dernière instance d’une pensée qui n’a qu’un but : l’économie du travail d’autrui. Ainsi voit-on que ce n’est pas tant la valeur d’une marchandise qui dépend de la quantité relative de travail nécessaire pour la produire, mais bien plutôt la pensée du capitaliste. C’est parce que le capitaliste exploitant rencontre toujours sur son chemin le temps nécessaire pour produire quelque chose comme un obstacle intolérable à son désir d’enrichissement que le temps devient, dans la pensée bourgeoise, l’alpha et l’oméga, la dernière instance, ce qui détermine toute l’activité bourgeoise. L’économie du temps d’autrui est l’activité bourgeoise par excellence. Le temps nécessaire à produire quelque chose est ce que s’applique à supprimer (au sens Auschwitz) le capitaliste exploitant. I1 s’applique avant tout à économiser ce qui ne lui coûte aucune peine. Et ceci, tous les capitalistes exploitants le font. I1 en résulte que le temps est la limite absolue à laquelle ils se trouvent confrontés dans leur volonté de s’enrichir. Aussi est-ce le plus simplement du monde que dans la pensée bourgeoise en général, et dans la pensée de Ricardo en particulier, se forme l’idée que la valeur d’une marchandise dépend de la quantité relative de travail nécessaire pour la produire et non de la rémunération plus ou moins forte accordée à l’ouvrier. Et dans un tel monde la valeur d’une marchandise dépend bien de la quantité relative de travail nécessaire pour la produire, mais parce que, et seulement parce que, l’activité de tous les capitalistes consiste à réduire, à économiser ce temps. Aussi, ce que dit Ricardo revient à dire, dans le meilleur des cas, que : la valeur, la pensée des choses, résulte de l’activité des capitalistes pour réaliser l’argent, pour s’enrichir, résulte de l’activité des capitalistes pour augmenter indéfiniment leur fortune. I1 dit donc quelque chose qui est généralement vrai, dans tous les temps où existent l’argent et l’activité de ceux qui veulent le réaliser. Dans le meilleur des cas, Ricardo ne dit rien. I1 ne fait pas avancer d’un pouce la question de la valeur, la question de la célébrité de l’argent puisque depuis 6 000 ans, la valeur, l’hégémonie de l’argent, résulte de l’activité du capitaliste, résulte de l’activité spécialisée de ceux qui veulent réaliser l’argent. Que l’activité des capitalistes consiste principalement à piller ici et là les exploiteurs locaux, comme le firent les Fugger, les Bardi, ou Jacques Cœur, ou bien que les capitalistes se voient contraints de s’emparer de la sphère de l’exploitation, et contraints, alors, d’économiser le temps d’autrui, la valeur, l’hégémonie de l’argent, dépend toujours de leur effort farouche pour réaliser — chacun pour lui-même — l’argent, cette idée qui exige impérieusement sa réalisation. Quand cet effort est contraint de devenir un permanent calcul de coûts de production et d’économie du travail d’autrui, la valeur, le fait que les choses s’échangent en pensée, est toujours le résultat de cet effort élargi à la sphère de l’exploitation, comme pendant 6 000 ans il fut le résultat de cet effort restreint à la tromperie et au pillage des exploiteurs locaux. Ce qui distingue l’exploiteur local et l’exploiteur capitaliste, c’est simplement que le premier n’est pas contraint à économiser le travail d’autrui, et que le second l’est. L’économie n’est pas l’activité du premier, son activité est la dilapidation. L’économie est l’activité du second. Maintenant, si l’on prend la formule de Ricardo à la lettre, elle est fausse. Sa prudence est encore plus inutile dans ce cas puisqu’elle ne lui évite pas l’erreur. Le mérite de Marx est d’avoir pris cette formule à la lettre. Ce n’est pas la valeur qui dépend du travail abstrait, mais bien le travail abstrait qui dépend de la valeur. Le travail abstrait résulte d’une activité. I1 résulte de l’activité du capitaliste qui fait abstraction (au sens Auschwitz) du travail d’autrui. Le travail abstrait est le travail dont le capitaliste fait abstraction. Et cette activité nouvelle du capitaliste n’est possible que lorsque la valeur est devenue générale, lorsque la pensée des choses a envahi toute chose. C’est bien parce que quelque chose comme la valeur existe et à cause des conséquences historiques de cette existence toujours plus universelle, qu’à une certaine époque, certains hommes entreprenants inventèrent pratiquement le travail abstrait, le travail dont on fait abstraction ; d’abord par le travail à domicile et dans les manufactures, exploitant judicieusement une situation historique de décomposition d’une certaine société, mais aussi contraints eux-mêmes par ce qui démantelait cette société : le développement de l’argent et la ruine de ceux que le commerce pillait jusqu’alors. C’est bien parce que quelque chose comme la valeur existe (la pensée des marchandises), c’est bien parce que quelque chose comme la marchandise existe (c’est-à-dire des produits du travail qui s’échangent en pensée) et parce que quelque chose comme l’argent existe (c’est-à-dire, non seulement un produit du travail qui s’échange en pensée, mais qui réalise cette pensée) que le capitaliste (qui existe lui aussi, que diable ! À lire certaines pages de Marx on pourrait penser le contraire) put en venir — à une certaine époque et pour certaines raisons datées — à calculer des coûts de production, et cela dans un but bien défini et des conditions non moins définies. C’est sur cette base solide, pluri-millénaire, sur cette pratique des choses bien établie qu’il peut et qu’il veut calculer des coûts de production, bien longtemps après avoir pillé et ruiné ici et là sans se soucier de calculer quoi que ce soit. C’est bien parce que l’échange est effectué en pensée indépendamment de tout acte humain et de l’incertitude des actes humains, que l’entrepreneur peut s’appuyer sur ce phénomène naturel, qui a donc, comme tous les phénomènes naturels, tel celui de la chute des corps, une régularité de bon aloi qui contraste avec l’incertitude des actes humains (telle fête papoue dégénérant en horrible carnage à cause d’on ne sait trop quelle offense). C’est parce qu’il peut compter sur ce phénomène inhumain qui présente toute la solidité de l’univers de Laplace, qu’il va pouvoir, d’abord calculer un coût de production et ne produire que si ce coût est inférieur au prix du marché et que si il ne peut trouver ailleurs un calcul plus avantageux. Voilà donc tout le mystère de l’origine du profit ! C’est bien parce que l’univers de la marchandise semble avoir une loi (le malheur de la pensée bourgeoise est que ceci est une simple apparence et que la suite des opérations a suffisamment montré qu’il n’en avait pas, au point que les désordres d’une fête papoue peuvent paraître le calme à côté des désordres du monde de la marchandise), qu’il va pouvoir tenter de la transgresser tout à son aise, et pour son plus grand profit. C’est seulement après des millénaires de pillage des communautés existantes, c’est-à-dire le plus souvent, des exploiteurs locaux, que les marchands se virent contraints de se saisir eux-mêmes de la sphère de l’exploitation. Et ceci pour une double raison bien simple : ils ont ruiné tous ceux qu’ils pillaient ; le pullulement de leur classe prospère les contraint à une concurrence féroce malgré le développement universel du marché. C’est donc pour cette double raison, ruine de beaucoup de ceux qui pouvaient ne pas compter et encombrement du marché, auquel il faut ajouter cette autre : le développement du commerce de détail (le commerce avec les gens pauvres qui doivent compter) que les marchands se virent contraints de calculer des coûts de production. Mais ces raisons ne sont pas suffisantes. La clef de voûte est la suivante : c’est seulement après que le développement pluri-millénaire de la valeur, de la pensée des choses, eût fait que tout ait une valeur, que tout effectue l’échange en pensée, y compris ce que mangent les travailleurs, que le capitaliste peut calculer un coût de production. I1 lui suffit pour cela d’additionner les prix de ce qui est nécessaire pour donner effet au travail et de ce qui est nécessaire pour nourrir le travailleur. C’est donc bien la valeur, chose historique et sociale, qui une fois créée universellement par une activité pluri-millénaire des marchands (parfois par un peuple entier de marchands) permet de créer à son tour le travail abstrait, le travail salarié, c’est-à-dire le travail sous une forme telle qu’il puisse entrer dans un calcul de coût de production, que l’on puisse en faire abstraction. C’est donc bien la valeur, c’est-à-dire la présence dans toute chose de l’idée de l’argent (qui est lui-même l’idée de tout ce qui existe) qui, une fois créée par une pratique pluri-millénaire, domine le monde entier qu’elle a conquis et démantelé et permet à l’argent d’aller encore plus loin dans son œuvre de destruction universelle, c’est-à-dire, plus exactement, son œuvre très hégélienne de suppression universelle. C’est lui qui universellement force les contraires à s’embrasser. C’est donc bien une fois solidement établie la célébrité de l’argent comme ce qui a seul le pouvoir universel de réaliser la pensée des choses, et de ce fait la toute-puissance de l’argent bien assurée, toute-puissance qui consiste uniquement dans la mise en scène millénaire et mondiale de sa toute-puissance (la célébrité est un système d’idées fausses sur la célébrité) que le capitaliste peut se lancer lui-même dans l’exploitation en y introduisant le calcul des coûts de production. Le capitaliste ne peut calculer un coût qu’une fois que l’argent est bien présent comme idée dans toute chose, une fois que toute chose a un prix et principalement ce que mangent les travailleurs. C’est seulement lorsque presque tout a été transformé en marchandises, en choses qui pensent, que l’exploitation proprement marchande peut débuter. Résumons-nous. Ou bien Ricardo nous dit que la valeur dépend de l’activité des capitalistes, ce qui est sans intérêt pour nous. Je dis pour nous, puisque calculer des coûts de production et chronométrer le travail sont des nécessités pour ceux qui ne conçoivent d’autres formes de richesse que l’argent et l’État, pour ceux qui n’aspirent qu’à ce genre de richesses (nous les méprisons parce que nous connaissons toujours mieux leur misère fondamentale). Cette question ne peut avoir d’intérêt que pour quelqu’un qui veut justifier le salariat et l’État, maintenir et gérer le monde fondé par l’argent et l’État, un Ricardo, un Lénine, un Mao, un Attali. Ou bien Ricardo nous dit que le « temps de travail nécessaire » est ce qui agit et c’est une absurdité. C’est cette absurdité que Marx décide de soutenir envers et contre tout, et d’abord contre ses propres principes. Certes, nous savons bien que le temps de travail nécessaire agit. Mais nous savons aussi qu’il n’agit que dans la tête du capitaliste. C’est l’idée fixe du capitaliste. Ni Marx, ni Engels ne comprennent l’humour anglais de Ricardo où « temps de travail » se prononce « paresse de l’ouvrier » et « force de travail » se prononce « faiblesse de l’ouvrier ». Ils ont décidé de prendre Ricardo à la lettre, et de montrer que « le temps de travail nécessaire » ça existe, et que ça existe indépendamment de l’activité du capitaliste exploitant pour le réduire. Et pour soutenir cela coûte que coûte, ils sont prêts à faire toutes les entorses à la réalité, à inventer autant de fantômes qu’il faudra, des forces de travail, des forces productives, des modes de production, des rapports de production, des infrastructures, des superstructures, simplement pour prouver que le temps de travail ça existe, que ça vit, que ça agit, que ça tire les ficelles, que c’est le sujet substantiel de la réalité capitaliste et à la limite de toute réalité (quel malheur !), que c’est l’essence subjective de la propriété privée. Marx forge donc une théorie fétichiste du fétichisme, un capitalisme sans capitalistes, et à la limite, malgré toutes ses professions de foi contraires, sans salariés, et un prolétariat sans prolétaires. Les choses doivent, pour diverses raisons, aller toutes seules. Une réalité sans guerre sociale, une histoire sans conflit ou plutôt une histoire où les seuls conflits sont les confits des « choses « : forces productives, rapports de production, etc., et où les luttes réelles ne sont que faux-semblants, simples vaguelettes à la surface de la « réalité ». En 1848 les prolétaires sont vaincus dans leurs efforts pour se supprimer. Ils ne peuvent donc empêcher que la pensée bourgeoise du monde s’étale complaisamment. Cela ne veut pas dire pour autant que le monde est tel que les bourgeois voudraient qu’il soit. Et cependant, Marx croit tout ce que les bourgeois disent. I1 reprend sans les critiquer réellement toutes leurs idées et il les « améliore ». Ce faisant, à son corps défendant, il les rend ridicules et insoutenables. I1 révèle ce qu’elles sont. Aujourd’hui, à Washington, à Moscou, à Pékin, à Alger, ces ridicules idées de Marx sont le credo de tous les pouvoirs. L’histoire est amusante. Ricardo a intoxiqué notre agent Marx. Mais rira bien qui rira le dernier. Notre agent Marx intoxiqué est aujourd’hui ce qui intoxique tous les pouvoirs du monde avec des idées ridicules ! Cher citoyen Marx, te voilà bien vengé. Si l’on croit à ces fantômes, on est obligé de croire à la rareté comme donnée de la nature, à la nécessité de la dictature cybernétique du calcul des coûts de production (ce qui n’est dictature que dans la pensée et l’action du capitaliste exploitant, cet exploiteur maniaque, et dans le monde où sévit ce maniaque). On en vient à ne vraiment pas savoir comment se passer de l’argent et de l’État*. On en vient à ne pas pouvoir avoir une seule idée contre ce monde. (C’est bien le malheur de tous les imbéciles universitaires. On ne fréquente pas impunément l’université). Marx en vient donc à prouver ce que veut prouver l’économiste, ce que veut prouver un Malthus ou un Attali, que, quoi qu’il arrive, il faudra continuer comme cela, en dernière analyse, ce qui laisse évidemment toute liberté de changer tous les détails. Dans le meilleur des cas, cette théorie absurde en arrive à des plaisanteries de comique troupier. Marx n’écrit-il pas : « aucune forme de société ne peut empêcher que d’une manière ou d’une autre le temps de travail disponible de la société règle la production. » Et quelle est cette manière ou cette autre : la même qui permet au canon de se refroidir. Question : « Combien de temps met un canon pour se refroidir ? » Bonne réponse : « Pour se refroidir, un canon met... un certain temps. » Évidemment, quoi que fasse une société, il lui faut pour le faire, un certain temps. Ainsi, tous les imbéciles de gauche mettent « un certain temps » pour débiter leurs sottises et pousser leurs gémissements. Quand la terre connaîtra la publicité, tout le temps passera en bavardages et en disputes animées. Cependant, on ne pourra pas bavarder 25 heures par jour. Voilà donc toute la science économique. La théorie de la plus-value se ramène aussi au même genre de stupide plaisanterie : sous toute forme d’exploitation, si un homme est exploité, il travaille pour son exploiteur, « un certain temps ». « De quoi sont les pieds ? » « Les pieds sont l’objet de soins attentifs et constants. » Marx bataille toute sa vie, allant là où l’adversaire veut qu’il aille, pour prouver que l’ouvrier exploité travaille un certain temps pour son exploiteur. Même un marquis savait cela du temps du timide Stendhal. Voyer d’Argenson écrivait en 1827 : « Mes amis, vous êtes des gens voués au travail. Votre destin est de travailler, en moyenne, seize heures par jour. De ces seize heures, la moitié, ou à peu près, est mise de côté pour former le patrimoine de "l’élite" de la société, divisée en "propriétaires, capitalistes, prêtres, fonctionnaires publics, rentiers, pensionnaires, rois ou ministres, académiciens.« » Ce Voyer extravagant (et immensément riche) écrivait aussi en 1833 : « Vous manquez à vos devoirs (...) si après un soulèvement suivi de succès, vous êtes assez lâches ou assez ignorants pour vous borner à exiger une amélioration de tarifs ou une élévation de salaires. » Et voici pour terminer une remarque amusante. Ce sont les mêmes dont l’alibi est la rentabilité, l’optimum, l’abstinence, l’accumulation, le cash-flow, la lutte contre le gaspillage et l’anarchie qu’entraînerait selon eux la suppression du calcul des coûts de production comme type de rapports humains et comme correction de la paresse naturelle des travailleurs, en un mot ceux dont l’alibi est l’économie du travail d’autrui, qui emploient, disons 50 % de la population dite active à la suppression du travail des 50 autres pour 100 : calcul des coûts, contrôle des coûts, vente et revente, manipulation diverse de l’argent, armée et police, clowns d’État. L’argent coûte cher. Ceci n’est évidemment qu’une remarque plaisante. La question n’est pas là : elle est que l’économie du travail d’autrui réussit à faire l’économie de la vie elle-même. Ce qu’elle gaspille réellement, elle le gaspille absolument. Elle gaspille la réalité elle-même. Elle gaspille la totalité de la vie en lui ôtant tout son sens. C’est peu de dire que l’argent coûte cher à la société. L’argent est la véritable société. C’est lui qui pratique réellement l’activité sociale. Face à lui la société n’est plus rien. Ce sont les mêmes qui, en passe d’être découverts, sont tout prêts à reconnaître et même à proclamer qu’ils gaspillent x % de l’activité zombie somnambulique des porteurs de marchandises (ces mêmes porteurs somnambuliques qui déclarent dans les sondages que sans le travail ils s’ennuieraient) afin de laisser dans l’ombre le scandale de l’existence de zombies en lieu et place d’hommes. Citoyens, lesquels d’entre vous entonneront ce chant de sirène écologique ? Il se trouve évidemment des légions d’imbéciles de gauche pour entonner ce chant. La question n’est bien évidemment pas que 50 % de zombies travaillent et que 50 % pseudo-travaillent à supprimer le travail des premiers. La question n’est pas non plus que x % de l’activité zombie soit consacrée à des produits inutiles, nuisibles, ce qui laisserait entendre qu’un produit du travail peut être, en particulier, utile à l’homme, je veux dire humainement utile, utile à l’homme en tant qu’homme. La question est que, quoi que produise une société basée sur l’économie du tra-vail d’autrui, elle fait l’économie du bavardage et des disputes qui sont la seule manière humaine d’organiser le monde. L’économie du travail d’autrui fait en réalité l’économie de l’humanité. C’est elle qui remplace les bavardages et les disputes qui sont la seule manière rationnelle, la seule manière humaine d’organiser le monde. La seule chose qui soit utile à l’homme en tant qu’homme, c’est le bavardage. La question est que l’argent et l’État ont le monopole de la suppression mondiale du travail. I1 s’agit que la totalité des hommes se charge enfin de supprimer elle-même la totalité du travail. Il s’agit que le bavardage généralisé succède au calcul des coûts de production comme nouveau mode d’existence des hommes.

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* C’est très exactement le but poursuivi par la bourgeoisie : que personne ne sache comment se passer de la bourgeoisie.

     

    27. L’humanité est ce qui se perd, et donc ce qui se trouve.

    La théorie de la publicité permet de concevoir efficacement l’aliénation de l’activité humaine, parce qu’elle seule est capable de concevoir l’activité humaine. Marx, négligeant, dans l’analyse, le moment abstrait essentiel ne pouvait mener à bien la critique de l’aliénation. L’aliénation n’est pas l’aliénation du travail, cette activité commune à tous les animaux, mais bien l’aliénation de l’activité humaine essentielle, l’aliénation de l’échange. L’humanité n’est rien d’autre que la généralisation de l’échange, la suppression de tout ce qu’il y a de particulier, d’indépendant dans l’échange. L’aliénation est le moyen de cette généralisation, comme généralisation de l’échange entre les choses. La préhistoire de l’humanité est l’histoire du commerce. Cette préhistoire aboutit à la marchandise, à l’échange de toutes les choses avec toutes les choses. La marchandise est l’aliénation de l’activité des marchands, des hommes qui ont conçu le projet de concentrer entre leurs mains toute l’humanité. La marchandise est en fait l’humanité qui se constitue indépendamment de tous les hommes. C’est la conception strictement hégélienne du dernier devenir de l’esprit : l’aliénation de l’esprit comme nature. L’histoire proprement dite est au contraire le véritable mouvement qui réinstaure l’humanité, la dénaturalisation de l’humanité. À se rechercher avec trop de fièvre, la fièvre de l’or, l’humanité s’est perdue dans les choses ; et l’histoire est le mouvement par lequel elle se retrouve et se fonde. Aujourd’hui, la pensée de Hegel est totalement vraie. L’aliénation de l’échange, sa généralisation dans les choses, est l’aliénation de ce qui, dans cette activité, peut s’aliéner : l’idée de l’échange. L’idée de l’échange est le moment essentiel de l’échange. L’échange vrai, c’est-à-dire l’échange effectué, est la réalisation de cette idée. L’échange est l’idée pratique, l’idée qui se réalise. L’échange ne tient sa consistance que de la généralisation, de la publication de cette idée. L’échange n’a pas la consistance immédiate, indépendante, du travail, de l’activité de l’animal. L’échange ne tient sa consistance que de l’existence d’une même idée dans deux têtes. La publicité de cette idée est immédiatement le moment consistant de l’échange. La généralisation de l’échange, c’est-à-dire la généralisation de cette idée, est aussi le moment consistant de l’échange. L’aliénation est la généralisation de cette idée dans les choses. La consistance de l’échange, la publicité de son idée, prend la solide consistance des choses. L’idée de l’échange devient universelle mais elle devient aussi universellement indépendante de l’homme. La valeur est l’idée de l’échange qui devient indépendante de l’homme. L’argent est la réalisation de cette idée qui devient indépendante de l’homme. La marchandise est l’échange qui devient indépendant de l’homme. Voilà en quoi consiste l’aliénation de l’échange, l’aliénation de l’essence humaine. Mais voilà aussi ce qui permet à l’idée de l’échange, à la réalisation de l’échange et à l’échange lui-même de s’emparer du monde, de s’emparer de toutes les têtes, de s’emparer de toutes les choses. Quand enfin l’idée de l’échange a tout envahi, quand ce sont toutes les choses qui pratiquent l’acte humain essentiel, qui le pensent, qui le réalisent, l’aliénation devient réelle. Alors, tout ce qu’il y a de particulier dans l’échange est supprimé, mais le prix de cette universalisation est la disparition de l’échange entre les hommes. La publicité, la généralisation de l’échange est bien la suppression de l’échange, la suppression de l’indépendance de l’échange. L’aliénation réalise cette suppression. Mais c’est la généralisation elle-même qui est devenue indépendante des hommes. L’échange est devenu absolument général*. L’homme est réduit à contempler son humanité comme une nature, comme l’humanité des choses. Certains choisissent ce moment pour reprocher à l’échange marchand, à l’échange des marchandises entre elles, d’être individuel, alors qu’il est tout sauf individuel, qu’il n’y a plus aucun échange entre individus, et que l’individu est précisément cette invention toute moderne de l’homme qui n’échange jamais, et qui cependant prétend, en l’absence de toute pratique humaine, à l’humanité ; donc l’homme pratiquement inhumain et idéalement humain, l’homme privé d’humanité, pure idée de l’humanité qui ne peut jamais s’extérioriser, l’homme pour qui l’idée ne saurait être pratique et est réduite à la pure conscience, à une idée qui ne peut jamais se réaliser. Mais c’est aussi l’homme qui sait tout cela, le prolétaire. L’individu, le libre travailleur, l’homme réduit à la pure conscience de l’humanité, le spectateur, l’homme qui est réduit à contempler le spectacle de l’échange universel des choses entre elles, l’homme qui n’échange jamais, qui ne parle jamais, le porteur de marchandises. Le mouvement de l’aliénation est donc le suivant : il fallait que l’individu pense la publicité avant que la publicité puisse réaliser la pensée. La saisie de la sphère immémoriale de l’exploitation par le commerce révèle l’essence, l’enjeu, de l’exploitation. L’exploité est en fait spolié de la suppression de son travail, de la publicité. L’exploitation moderne, le salariat, a ceci de particulier qu’elle tend à passer dans la pure aliénation, qu’elle tend à accorder à l’exploité la totalité de ce que produit le travail sans pour autant lui accorder l’humanité, la suppression de la totalité du travail. Aucun romancier de la science-fiction — qui pourtant baigne volontiers dans le sinistre et l’abominable — n’a été capable de rendre la simple réalité de notre époque dans toute son horreur : l’homme réduit à la condition de porteur de marchandises. L’échange entre les hommes au moyen des choses a fait place à l’échange universel des choses au moyen des hommes. Le chronométrage du travail d’autrui n’a qu’un but: que les choses puissent s’échanger entre elles librement et sans risques pour elles. La marchandise n’est pas une chose. La marchandise n’est pas un rapport social entre des personnes. La marchandise est un rapport social entre des choses médiatisé par des hommes.

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* Ce n’est pas tellement : « la publicité qui a déserté l’échange particulier » (Introduction à la science de la publicité, § 64) que l’échange particulier qui a complètement disparu pour devenir l’échange général entre les choses, échange qui demande un chronométrage scrupuleux de l’activité des porteurs de marchandises. La généralisation de l’échange qui est suppression de ce qu’il y a d’indépendant dans l’échange, est elle-même quelque chose d’indépendant, une nouvelle indépendance qu’il faut, comme telle, supprimer à son tour. Le bavardage généralisé, la publicité, est la suppression de cette nouvelle indépendance, suppression absolue de l’échange donc, suppression absolue de ce qui supprime l’indépendance du travail et de ce fait suppression absolue du travail.

     

     

    III. La lutte de classe existe, mais pas seulement comme on suppose.

    28. Vorwärts !

    Voici qu’au moment où l’ennemi pensait en avoir définitivement terminé avec lui, le concept d’aliénation revient en force, précisé, affermi, plus violent que jamais. Le premier effet de surprise passé, on assiste à la reconversion de toute la racaille. I1 s’agit d’étouffer coûte que coûte le scandale. Le situationnisme, c’est-à-dire la forme diluée, inoffensive, homéopathique de la critique de l’aliénation, vient à point nommé et le situationnisme des partis staliniens n’est pas le moins étonnant. Cela étonne évidemment moins de la part de la saleté dite socialiste qui a toujours maintenu des prétentions humanistes face aux rigueurs jdanovistes. En 1968, ce sont les prolétaires qui s’en prennent manifestement à l’aliénation, c’est-à-dire au prolétariat, à leur condition inhumaine, ce sont les prolétaires qui s’avisent de supprimer eux-mêmes le prolétariat. Avec le New Deal, la bourgeoisie relevant le gant bolchevik reconnaît explicitement l’exploitation pour affirmer sa capacité à la supprimer. La société s’applique alors à montrer qu’elle est bien capable de donner tout sans que soit remise en jeu son ignominie fondamentale. Mais le malheur de la pensée bourgeoise est que cet expédient produit le contraire de ce qu’il était censé produire, il produit avec une netteté incomparable la réalité de l’aliénation, il règle réellement la question de l’exploitation en dévoilant sa réalité de fausse question. La question véritablement centrale, essentielle, fondamentale de l’aliénation émerge brutalement dans une lumière crue. Notre parti revient à la charge, posant, pour la résoudre, la seule question qui importe. C’est pourquoi la bourgeoisie doit, dans un New New Deal pro-situationniste poser elle-même cette question, à sa manière, afin de tenter de ne pas la résoudre.

     

    29. Le salarié est un esclave qui se nourrit de marchandises.

    L’époque moderne, celle de Marx, la nôtre, n’est pas caractérisée par le capital, mais par le salariat, par le fait que le capital, le commerce, s’empare de la sphère de l’exploitation*. Au cours d’une soixantaine de siècles de commerce, le capital était toujours demeuré extérieur à la sphère de l’exploitation. Quand, voici quelques siècles, après avoir ruiné une bonne partie de la planète, le commerce s’empare de la sphère de l’exploitation, il va créer une nouvelle forme d’argent, l’argent qui ne peut s’accroître, le salaire. C’est cette forme d’argent qui va révéler la pauvreté essentielle de l’argent et la pauvreté secrète des maîtres. Le salariat, c’est d’abord la démocratisation de l’argent, l’argent avili, car la démocratisation avilit tout ce qu’elle touche. Tout cela n’était guère sensible du temps de Marx puisque le salariat en était encore à ses débuts. Que prétend l’ennemi, que dit l’économie politique ? Elle prétend que le capital ne caractérise pas seulement l’époque moderne, mais a toujours existé. Elle a raison. Du moins l’existence du capital ne se distingue pas de l’existence de l’argent. Elle prétend que l’époque moderne est toujours caractérisée par le capital. Elle a tort, ou bien elle ne dit rien à force de généralité. Plutôt que le capital soit un mode particulier de l’argent (Marx) c’est le salariat qui est un mode particulier du capital. Que prétend Marx ? Que le capital est ce qui caractérise l’époque moderne. II a tort. Ce qui caractérise l’époque moderne est une nouvelle forme d’argent, qui contient en germe le déclin du capital. On comprend bien les motifs de Marx quand on comprend la ruse involontaire de l’ennemi. L’ennemi ne prétend pas seulement que le capital comme forme immédiate de l’argent a existé dès que l’argent a existé. I1 prétend que le capital est un mode de production et il prétend que ce mode de production a toujours existé. Or le capital ne saurait avoir toujours existé comme mode de production, car le capital n’est pas un mode de production. Le capital est un mode de publicité ou plutôt un mode d’absence de la publicité. Marx va où l’ennemi veut qu’il aille, il bataille une vie durant pour prouver que le capital n’a pas toujours existé comme mode de production, sans songer un seul instant que le capital n’est pas un mode de production et que l’analyse des modes de production, des gammes d’usinage, n’a aucune sorte d’importance pour ce qui est son propos réel et qui est aussi le nôtre. Il en résulte une suite catastrophique d’erreurs. I1 est parfaitement faux que : « La transformation de l’argent (...) en capital ne se produit que lorsque la force de travail est transformée en une marchandise pour le travailleur lui-même ; donc quand la catégorie du commerce s’empare d’une sphère qui auparavant en était exclue. » 1) Il est parfaitement faux que la transformation du travailleur esclave ou libre en salarié soit nécessaire à la naissance du capital. Bien au contraire, cette transformation demande un développement considérable du capital, du commerce. 2) Ensuite, la « force de travail », la force du travailleur donc, est principalement une obsession qui habite la tête de l’exploiteur capitaliste. Il est obsédé par cette force qu’il trouve toujours trop faible et trop coûteuse. 3) Mais surtout, il est absolument faux que le travail (Smith) ou la force du travailleur (Marx) deviennent des marchandises. Une marchandise est d’abord une chose qui pense. Voici enfin la vérité sur cette question fondamentale : ce qui est transformé en marchandise pour le travailleur lui-même, ce sont les produits dont il avait l’habitude de se nourrir. Le salarié est alors contraint de rechercher l’argent. Le capitaliste peut alors facilement calculer des coûts de production. Voilà donc quelle est la véritable définition d’un salarié : un salarié est un esclave qui se nourrit de marchandises. Cette absurdité de la « force de travail » qui devient une marchandise est certainement la plus catastrophique erreur de Marx. Une erreur qui permet à la crapule bolchevique de se demander, 100 ans plus tard, si le conducteur de locomotive produit ou non de la plus-value, qui permet donc, pendant 100 ans de détourner l’attention de la question de l’aliénation. 4) La sphère dont s’empare la catégorie du commerce n’est pas celle de la mythique force de travail ou celle du travail, mais bien celle de l’exploitation. L’exploiteur nouvelle manière devient un commerçant. Le nouvel exploiteur a pour but l’argent et non plus la jouissance provinciale du maître ancien. 5) Marx passe sa vie à prouver que l’ouvrier travaille « un certain temps » pour son patron, pour la société, pour l’État, ce qui a pour conséquence immédiate de laisser entendre que le bonheur consiste à manger tout ce que l’on produit, que le bonheur consiste à être un animal, mais surtout de cacher tout à fait que c’est tout son temps, toute sa vie que l’ouvrier consacre à l’édification d’un monde absurde et qui ne le concerne en rien. Ce n’est pas seulement pendant les quelques heures où il travaille pour les besoins stupides de son patron, et celles où il travaille pour le renouvellement des moyens qui permettent de produire un monde stupide, mais aussi pendant celles qu’il consacre à sa propre subsistance, puisque cette subsistance est celle d’un animal stupide. Cette stupidité ne s’arrête pas là, au temps que l’ouvrier passe à produire des marchandises, mais s’étend aussi au temps qu’il passe à les détruire. Tout le temps de l’ouvrier se passe à produire puis à détruire des marchandises. Tout le temps du capitaliste se passe à veiller à ce que les marchandises s’échangent bien entre elles. Mais ce sont les marchandises qui pratiquent l’humanité, tout le temps, ce sont les marchandises qui s’échangent universellement entre elles grâce au portage humain. La vie quotidienne est la vie réduite au portage des marchandises.

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* La hiérarchie est le principe étatique, militaire, qui règne dans la fabrique. Quand l’argent s’empare de la sphère de l’exploitation c’est aussi bien le principe de cette sphère qui s’empare de l’argent. Le salaire est l’argent hiérarchique. De même que la classe comme organisation sociale des marchands semblait devoir libérer l’humanité de l’État, ce monstre froid, il apparut avec l’aventure bolchevique que l’État commerçant était la vérité de la classe des commerçants. De même que l’État moderne ne peut plus se passer de l’argent, l’argent moderne ne peut plus se passer de l’État. Le mouvement moderne du salariat est la réconciliation des frères ennemis par la hiérarchisation de l’argent et l’universalisation de l’État. Jusqu’à présent, l’argent avait toujours été pour l’État, le désordre, ce qu’il faut supprimer sans le réaliser. Et l’État était pour l’argent, pour le commerce, l’obstacle qu’il fallait abattre et qui fut abattu. Les deux anciens rivaux, dans l’impossibilité où ils se trouvent, l’un de réaliser l’argent sans le supprimer, l’autre de supprimer l’argent sans le réaliser (les bolcheviks), se réconcilient dans un compromis. Le salaire est l’argent de l’État et l’État est le capitaliste mondial. Le capital s’empara de l’exploitation et créa le salariat. Que croyez-vous qu’il arriva ? C’est le capital qui creva.

     

    30. Le capital est l’argent qui monte à la tête.

    La forme moderne de l’argent n’est pas le capital, la forme moderne de l’argent est le salaire. Bien au contraire, le capital est la forme immédiate de l’argent, sa forme archaïque. Marx n’ignore pas cette ancienneté du capital. I1 y fait souvent allusion. I1 n’ignore pas non plus le concept du capital comme contradiction immédiate de l’argent. On trouve ce concept dans la partie de son œuvre qu’il a autocensurée. Quand l’argent, cette idée qui est dans toutes les marchandises, s’avise d’entrer dans une tête, il change de nom, car il change de nature. L’existence de l’argent comme idée dans une tête est radicalement différente de son existence comme idée dans les choses ou de son existence comme chose pure et simple. C’est précisément son existence comme chose pure et simple qui contredit violemment son existence comme idée dans une tête. L’existence de l’argent comme idée dans une tête est l’idée que l’argent peut tout acheter. En fait, il ne peut pas tout acheter dans la réalité, puisque dans la réalité l’argent n’est pas seulement une idée dans une tête, mais aussi une chose et aussi une idée dans toutes les choses. Comme chose dans une poche, l’argent n’existe jamais que comme quantité déterminée, quantum, il ne peut acheter qu’une quantité limitée de tout ce qui existe, et la plus grosse fortune est dérisoirement petite au regard de tout ce qui existe. Comme chose dans une poche, l’argent est l’argent par tête. L’argent, l’idée de tout ce qui existe est, comme chose, immédiatement limité. I1 est immédiatement contradiction violente entre lui-même comme idée et lui-même comme chose. L’argent est immédiatement la contradiction violente de l’idée et de la chose. Ainsi, il suffit que l’argent pénètre dans une tête pour qu’il devienne ce qui manque, ce qui fait défaut, ce qui doit s’accroître, pour que l’argent devienne soif d’argent. Immédiatement l’argent a pour but l’argent. L’argent n’est pas seulement un objet du désir d’enrichissement, c’est ce désir même. La passion de l’argent est autre chose qu’un besoin particulier d’habits, d’armes, de bijoux, de femmes, de vin. La passion de l’argent est la passion de l’universalité, c’est la passion d’être tout. L’argent est immédiatement la contradiction entre l’idée de tout ce qui existe et tout ce qui existe. Le capital, c’est l’argent qui veut se réaliser comme argent. Le capital, c’est l’argent qui monte à la tête. L’argent est immédiatement un mensonge sur l’argent : alors que l’argent est essentiellement ce qui manque, la rareté qui existe, le capital comme idée dans une tête de capitaliste et comme activité du capitaliste est : ce qui manque mais qui peut s’accroître indéfiniment. C’est l’argent qui veut se réaliser sans se supprimer. Le malheur de la pensée bourgeoise est de vouloir réaliser l’argent sans le supprimer.

     

    31. Le salariat est l’argent qui perd ses illusions.

    Le salariat ne trouve pas son originalité dans l’exploitation mais bien au contraire dans le fait que l’exploité va tâter à son tour de la magie de l’argent. Le salarié est un esclave qui a accès au marché, qui est le lieu où l’argent déploie son pouvoir, le spectacle de sa magnificence. I1 n’y a aucune différence entre les malheureux qui construisirent la grande muraille de Chine ou les pyramides égyptiennes et les malheureux qui construisent des pyramides de boîtes de conserves pour chiens. Si il y en a une. Les seconds se nourrissent de marchandises. Avec le salariat, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des esclaves vont tâter de l’aliénation. Jusque-là, la sphère de l’aliénation et la sphère de l’exploitation étaient extérieures l’une à l’autre. L’aliénation était un triste privilège réservé au maître, riche seigneur se ruinant en soie, brocards et velours ou bien riche marchand fou d’argent. L’esclave, le serf étaient préservés de tout contact avec cette sphère infernale. L’exploitation produisait l’aliénation du maître et non celle de l’esclave. L’aliénation du maître fut d’ailleurs la seule « chose » qu’ait réellement « produite » l’exploitation de l’homme par l’homme. L’aliénation de l’humanité ne pouvait avoir lieu que parmi les « hommes » (non pas aussi parmi les bêtes qui pensent, les esclaves). L’aliénation est le tort que se fait l’exploiteur en voulant affirmer son humanité à l’aide des produits du travail de son esclave. Quand le capital s’empare de l’exploitation, il contraint un autre genre d’hommes que le capitaliste ou le riche exploiteur à rechercher l’argent. I1 communique la soif d’argent à une nouvelle race d’hommes tout en lui déniant les moyens d’y satisfaire. Pour la première fois dans l’histoire du monde, des esclaves vont tâter de 1’« humanité » du maître. Mais en tant qu’esclaves, ils sont immédiatement privés des illusions des riches sur la richesse, illusions très réelles, très pratiques, qui consistent dans la possibilité réelle, pratique, de s’enrichir. Le salarié est bien placé pour être immédiatement (en quelques siècles) mécontent de l’aliénation. Le salaire est la forme moderne, évoluée, achevée de l’argent : l’argent pauvre. Le capital n’en était que la forme immédiate, la forme pleine d’illusion sur elle-même, l’argent qui peut s’accroître indéfiniment. Avec le salariat, l’argent va pénétrer dans de nouvelles têtes et s’y révéler pour ce qu’il est essentiellement : rareté et utilité, mesquinerie et prosaïsme, c’est-à-dire le contraire de ce qu’il prétend être. Le salariat révèle l’essence de l’argent qui est de manquer essentiellement, sans aucun remède possible. Dans la tête d’un salarié, l’argent demeure une idée qui réclame impérieusement sa réalisation, comme dans la tête d’un capitaliste, mais dans une telle tête cette idée est réduite à l’impuissance. Ce que découvre le prolétaire porteur de marchandises et que ne peut découvrir le capitaliste porteur d’argent, c’est que l’argent est un rapport social, et que ce rapport social est absence de rapport social. Le prolétaire découvre que ce qu’il y a de fondamental dans sa souffrance consiste à ne pas pouvoir nommer sa souffrance: il n’a rien à dire sur cette souffrance, il est volé même de cela. Très bien. Sa souffrance est justement de ne rien pouvoir dire de sa souffrance. Le prolétaire souffre du monde entier, le prolétaire souffre de tout. I1 est condamné à tout comprendre ou rien. Le capitaliste se contente de rechercher l’argent, l’homme d’État le pouvoir. Le prolétaire, contraint pendant une brève période de quelques siècles à rechercher l’argent, est déjà contraint de rechercher la pensée. L’énigme qu’est devenue sa souffrance (l’esclave, si son maître était méchant, savait de quoi il souffrait) est sa véritable souffrance. Sa misère est devenue vraie parce qu’elle le contraint à rechercher la pensée, elle le contraint à tout comprendre. C’est le sens de la hâte, de la précipitation que met la racaille universitaire et politique à fournir « sa » réponse à cette énigme qui vraiment devient trop dangereuse, trop manifestement dangereuse pour elle en ceci que cette énigme commence à fournir elle-même ses propres réponses pratiques et théoriques. La misère du prolétaire se connaît enfin comme misère de la pensée pratique, comme pensée qui échoue à comprendre sa propre misère.

     

    32. Avec le salariat, l’exploitation passe dans l’aliénation universelle.

    Quand le commerce s’empare de l’exploitation, quand le commerce abolit l’esclavage, il dit à l’exploité : « Sois un homme, tiens, prends cet argent. » Le nouveau maître infecte lui-même l’esclave affranchi avec sa propre fièvre de l’or, avec sa propre idée de l’humanité. Alors, au cours de trois siècles se produit le renversement suivant : c’est dans la sphère même de l’exploitation que l’exploité peut encore affirmer son humanité. C’est hors de cette sphère, là où le bourgeois lui reconnaît la qualité d’homme (entendez la qualité de bourgeois, la qualité de consommateur de marchandises) qu’il ne peut absolument pas affirmer son humanité. I1 importait peu au maître antique que son esclave travaillât pour lui « un certain temps ». La seule chose qui lui importait était que son esclave demeurât une bête comme une autre, tandis que lui maître, pratiquait l’humanité. I1 n’y avait pas de différence pour le maître entre son bœuf et son esclave. I1 les aimait bien tous les deux, il appréciait leur force, leur gentillesse, leur patience. I1 les traitait avec bonté pourvu qu’ils ne s’avisassent point de prétendre à l’humanité, ce qui arrivait rarement. Tout change quand le commerce se charge lui-même de l’exploitation. Il invite l’exploité à être un homme libre, entendez un homme qui a de l’argent, hors de la fabrique ; mais comme tout maître, il le prie de rester tranquille dans la fabrique. Las ! I1 a lui-même communiqué à l’esclave affranchi sa propre fièvre de l’argent, il lui a fait partager sa passion pour le métal humain et il prétend lui dénier les moyens de satisfaire cette passion. I1 a introduit le loup dans la bergerie. I1 met dans la main de son esclave l’idée de l’humanité et il s’étonne de la retrouver dans sa tête. Que dit l’économie politique ? Que la force de travail est une marchandise. Que voyons-nous ? Dans cette société, les seuls rapports réellement humains que conservent les hommes entre eux sont les rapports entre patrons et employés et employés entre eux, comme le notait très bien Freud, un célèbre psychanalyste du début du siècle. Les seuls rapports qu’aient encore les hommes entre eux sont l’âpre dispute que le salariat a instauré entre les maîtres et les esclaves. L’établissement du salaire et l’histoire de cet établissement est une âpre dispute pour savoir combien de marchandises le salarié (cet homme qui se nourrit de marchandises) va pouvoir porter, et la terre entière retentit pendant deux siècles de cette bruyante querelle. Toute la terre est transformée en carreau du Temple. L’établissement du salaire est donc exactement le contraire de l’établissement du prix d’une marchandise. Ici, ce ne sont pas les choses qui pensent et qui réalisent leur pensée. Ce sont bien les hommes qui se disputent, qui se battent, qui se querellent. Les salariés réclament furieusement le droit d’être exploités (le droit au travail) c’est-à-dire le droit de porter beaucoup de marchandises, et pour le faire, le droit de produire beaucoup de marchandises, toujours plus de marchandises. Pour un temps, la question centrale de l’aliénation est complètement oubliée. Au terme de cette dispute, l’exploiteur en vient à se laisser convaincre qu’il est de son intérêt — de l’intérêt du commerce, de la marchandise — que le salarié puisse porter le plus de marchandises possible, tout si possible, que toutes les marchandises soient produites pour le salarié. L’exploiteur se décide donc à régler définitivement la question de l’exploitation. Mais c’est alors que la consommation de toutes les marchandises par tous les salariés révèle que, quelle que soit la part (toujours cette gaminerie des parts de tarte) de marchandises que le maître concède à l’exploité, celui-ci ne peut devenir un homme, qu’aucun salaire ne pourra jamais réaliser son humanité. Cela culmine avec le spectacle moderne. Aujourd’hui, tout ce que produit l’esclave salarié, il le produit pour lui. C’est à lui que tout ce monde est destiné, avec ses autoroutes pour l’imbécile automobiliste, ses télévisions pour l’imbécile téléspectateur, sa police pour le protéger, ses gouvernements pour le gouverner, avec ses bombardiers B 52 et son napalm pour faire de passionnants faits divers pour l’imbécile de gauche, etc. Oui vraiment, l’ennemi a bien réglé la question de l’exploitation et l’ordure bolchevique a joué là-dedans un rôle non négligeable. Le salarié peut enfin constater qu’il est réduit au simple rôle de porteur de marchandises, qu’il n’a d’existence sociale que le bref instant où il porte une marchandise pour lui permettre de se réaliser comme argent. Et aussitôt après, la brillante marchandise — telle la plupart des insectes mâles après leur bref coït — meurt épuisée par sa copulation avec l’argent. Le consommateur n’a plus dans les mains qu’un cadavre encombrant dont il faut à tout prix se débarrasser. Le consommateur n’est que le vétérinaire des marchandises. I1 est le praticien préposé à leurs brèves amours avec l’argent. I1 veille à leur reproduction monstrueuse. On comprend alors le racolage éhonté auquel se livrent les marchandises (par la bouche de leurs maquereaux publicitaires), c’est pour elles une question de vie ou de mort. Si le client ne vient pas, elles meurent avant d’avoir pu copuler avec l’argent, elles meurent sans pouvoir se reproduire. Aussi font-elles tout, dans un bavardage incessant qui masque leur bavardage réel, fondamental, pour persuader leur porteur qu’elles sont, telle ou telle mieux que les autres, capables de concentrer tous les regards ne fut-ce qu’un seul instant. Mais le porteur de marchandises qui veut attirer tous les regards ne parvient pas même à en retenir un seul. Après un siècle de lutte acharnée, on en arrive à cette situation grotesque : enivrés par l’argent pauvre, enivrés par le désir d’enrichissement, les esclaves salariés ont furieusement revendiqué le privilège de porter toutes les marchandises. Ils ont furieusement revendiqué le droit de servir féalement la marchandise. Aujourd’hui ils portent eux-mêmes presque toutes les marchandises. Non contentes de cela, les crapules autogestionnaires demandent le droit de porter absolument toutes les marchandises, y compris celles qui constituent ce que l’économie politique nomme le capital. Ce genre de marchandises était porté jusqu’à présent par les capitalistes eux-mêmes. Les crevures autogestionnaires veulent que les prolétaires portent aussi celles-là. Et puis, vous savez bien, les policiers aussi sont des travailleurs ! Après un siècle de luttes acharnées, partis de rien, les salariés sont enfin parvenus à la misère. Le capitaliste est un homme qui veut réaliser l’argent. Le salarié est un homme qui veut réaliser la marchandise. Le capitaliste veut réaliser l’existence céleste de la marchandise. Le salarié veut réaliser l’existence terrestre de l’argent, l’argent que l’on voit. Le capitaliste est un porteur d’argent. Le salarié est un porteur de marchandises. Les capitalistes sont organisés en classe. Les salariés constituent une masse. Les efforts des uns et des autres n’ont qu’un seul effet : le libre échange des marchandises entre elles. La production puis la destruction des marchandises après échange. Une crise économique est un grand malheur pour les marchandises : elles sont détruites avant échange, elles sont détruites avant d’avoir pu pratiquer l’échange, avant d’avoir pu pratiquer l’humanité. Pour un instant, les marchandises connaissent le même sort que les prolétaires. Quel scandale !

     

    33. Le développement du salariat pose universellement la question de la richesse universelle.

    La position de l’économie politique sur la richesse revient à ceci : la richesse consiste dans les produits du travail (Smith) ; mais c’est le capital qui donne effet au travail, c’est lui qui raffine et qui divise le travail, sans lui ces produits ne seraient pas. Donc le capital serait le co-auteur de la richesse. Cette position sur la richesse, comme toutes autres positions de l’économie politique est fausse. Elle ne vise qu’à dissimuler la question de l’aliénation et à ramener celle-ci à la question de l’exploitation, à rechercher donc, un juste partage de la trivialité matérielle. Cette position vise à dissimuler que la richesse ne consiste pas dans les produits du travail mais dans l’échange universel des activités et des produits des activités, dans l’acte même de la suppression infinie, de la division infinie du travail. Elle vise donc à dissimuler que le capital, qui est cette activité de division et de suppression, est la vraie richesse, est toute la richesse. Elle vise à dissimuler que le capital est l’activité d’une classe qui a accaparé toute la richesse sur terre, toute l’activité de division infinie, de suppression infinie du travail, toute l’activité du paraître dans soi du monde, toute l’activité d’apparence de tout ce qui existe dans tout ce qui existe. Ce que voudrait nous faire croire le papelard Smith est que toute la richesse n’est pas du côté du capital, que la richesse réside aussi dans les produits du travail, que la richesse réside aussi dans le travail. Ainsi, l’opération de contre-espionnage des compères Smith et Ricardo peut paraître et veut paraître une généreuse, une scientifique réhabilitation du travail selon le principe : il faut rendre au travail ce qui est dû au travail*. Ce que veulent « rendre » au travail les deux compères c’est la trivialité qui n’a jamais cessé de lui appartenir après que la classe à laquelle appartiennent Smith et Ricardo se fut chargée de la véritable richesse, de la suppression mondiale du travail. I1 est bien clair aujourd’hui que ce qui est dû au travail est la suppression du travail. Smith et Ricardo voudraient bien faire oublier que le capital est un réel bienfaiteur de l’humanité, non pas en tant qu’il développe la trivialité matérielle mais bien en tant qu’il communique à l’humanité une inextinguible soif d’humanité. Le capital est un bienfaiteur de l’humanité quand il montre à celle-ci, par le développement du salariat, en quoi consiste la vraie richesse, comment il a concentré en lui toute la véritable richesse du monde, en quoi il représente toute la fonction mondiale de l’échange, en quoi il s’identifie totalement avec le paraître dans soi du monde. I1 est un bienfaiteur de l’humanité quand il lui montre quel est le vrai but poursuivi par l’exploitation. Ce que s’approprie réellement la classe dominante et son État, c’est l’acte même de la suppression, de la division mondiale du travail. C’est pourquoi, en dernier ressort, elle est prête à accorder toute la trivialité matérielle aux prolétaires pourvu que l’essentiel ne soit pas remis en jeu, pourvu qu’elle conserve le monopole de la suppression infinie, de la division infinie du travail. Nous sommes parfaitement d’accord avec Hegel : ce qu’il y a de beau dans le travail, c’est l’abstraction. Ce qu’il y a de beau dans le travail, c’est sa suppression. Ce n’est pas au commerçant que l’on peut apprendre ce qu’est la passionnante pratique du commerce, le plaisir sauvage de l’argent pratiqué pour lui-même. Ce n’est pas à lui que l’on peut apprendre que l’argent est le but de l’argent et se suffit à lui-même. Par contre, le commerçant, ou plutôt celui qu’il paye pour penser, voudrait nous apprendre quelque chose qui contredit sa pratique journalière. I1 veut nous apprendre que la richesse consiste dans les produits du travail. Tout l’utilitarisme de l’économie politique n’a qu’un but : détourner l’attention de la vraie question de la richesse, détourner l’attention de l’activité réelle du commerçant. Le commerce est, en vérité, la pratique spécialisée de la richesse. Pour l’économie politique, l’homme n’est plus qu’une hyène qui profite du festin des choses. Tandis que les choses s’échangent entre elles, l’homme profite, l’homme utilise. Ce que demandent Smith et Ricardo, c’est la liberté pour les choses de s’échanger afin que les hommes puissent profiter à leur aise**. Cela est illustré par la ridicule et célèbre robinsonnade du chasseur et du pêcheur de Smith. En fait, le troc est la conception utilitariste de l’échange, la seule conception à laquelle la pensée bassement utilitaire engendrée par l’idéalisme de l’argent peut atteindre quand il s’agit de concevoir l’échange entre les hommes et non plus un échange entre les choses. L’imbécile moderne ne peut envisager que des mobiles bassement utilitaires à l’échange entre les hommes et c’est cela qu’il dénomme le troc. L’ethnographie a ruiné toutes ces robinsonnades utilitaristes. Les formes les plus hautes d’échange chez les sauvages portent sur les objets réputés inutiles par les utilitaristes modernes, c’est-à-dire sur les objets dont la seule utilité est de permettre l’échange. L’économie politique prétend réduire le salarié à l’utilitarisme le plus bas. Mais le salarié réel expérimente chaque jour davantage que dans la consommation de marchandises, dans la consommation de produits du travail qui contiennent l’idée de la richesse, il s’agit de bien autre chose que d’utilité, mais bel et bien d’humanité. Le corollaire de la conception utilitariste est la conception bassement utilitariste du communisme, la conception bourgeoise du communisme (cette fameuse conception où l’on va à la pêche le matin, à la chasse l’après-midi et où l’on fait de la théorie le soir), comme un monde de cocagne et de sucre candy plein de saucissons et de petits oiseaux. Notre conception du communisme est bien au contraire celle d’un monde où l’on bavarde nuit et jour, un monde où l’on pratique la théorie sur la plus grande échelle : celle de l’univers. De même, la paresse est la conception utilitariste de la suppression du travail et ne rompt pas fondamentalement avec le travail servile. C’est la revendication d’un esclave qui envie la paresse (la bassesse) de son maître. Cette conception est ruinée aussi bien par le capitalisme que par l’ethnographie. L’une nous montre la peine que se donnent les Trobriandais pour construire une situation kula. L’autre nous montre la peine que se donne le maître commerçant pour réaliser la richesse. Ce qu’il y a justement de plus profond et de plus influent dans 1’I.S. est sa définition pratique de la richesse comme construction de situations, c’est-à-dire des situations comme seule production réelle de l’activité humaine.

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* Le but de la théorie de la plus-value, en un mot le but de la théorie de la valeur-travail de Smith-Ricardo est de faire de l’exploitation une question quantitative. Ce que révèle au contraire le développement, l’extension de cette condition à la majorité des hommes, c’est que l’exploitation n’a jamais été une question quantitative mais une question qualitative. Avec le développement du salariat, le salarié expérimente ce pour quoi le maître marchand a mis la planète à feu et à sang. Le salarié expérimente l’humanité du maître sans aucune des illusions du maître. Les maîtres ont toujours été passionnés de richesse. Mais ils ont toujours été passionnés d’aliénation.

    ** Le pauvre de gauche est le pauvre qui se croit riche (ce rôle était jadis dévolu à ce que l’on nommait « la petite bourgeoisie »). C’est un imbécile qui s’imagine que l’on peut « profiter » de la marchandise, que l’on peut « profiter » de ce monde. C’est un imbécile qui s’imagine qu’il profite de la marchandise et il en a honte. I1 ne sait pas que c’est la marchandise qui profite de lui. Cette honte n’a bien évidemment qu’un seul but : lui éviter de devoir reconnaître qu’il est un pauvre, que le comble de la misère, c’est lui. (C’est le pendant de la xénophobie et de l’antisémitisme dans la petite bourgeoisie.) La culpabilité du con de gauche n’a qu’un but : éviter de devoir reconnaître que les lâchetés et les renoncements qui sont le prix qu’il a dû payer pour réussir sa survie (par exemple supporter l’université quand il était étudiant, supporter l’immense connerie des universitaires, lire et entendre les tonnes de conneries que l’étudiant doit lire et entendre) sont vains et qu’il a dû lutter pour arriver à la misère. Pour alimenter cette culpabilité il lui faut trouver coûte que coûte plus pauvre (croit-il) que lui, ce qui explique sa gourmandise en tiers-mondismes intérieurs et extérieurs, métropolitains et ultramarins. Le con de gauche est l’ennemi déclaré de la richesse, le contraire du prolétaire, le pauvre qui ne sait pas qu’il est pauvre. Le but de la classe dominante est de produire le maximum de cons de gauche. Elle emploie pour cela une armée de salauds de gauche (la classe dominante n’ose plus se dire de droite), universitaires, artistes, journalistes, présidents-directeurs généraux, publicitaires, économistes, anciens élèves de 1’E.N.A., ministres, hommes d’État. Le con de gauche fournit la piétaille dans les grandes manœuvres réformistes de cette armée. Comme à la chasse, le con de gauche sert d’appelant pour les canards sauvages.

     

    34. À bas le prolétariat !

    Ce qui désole le sénile, imbécile et universitaire Marcuse, nous réjouit : le prolétariat a enfin disparu de la scène de l’histoire. Le prolétariat spectaculaire a disparu. Merde pour le prolétariat spectaculaire. Merde pour le spectacle du prolétariat. Mais de toute façon, à bas le prolétariat réel, à bas les conditions qui sont faites par ce monde aux prolétaires. À bas le monde. Qui peut bien avoir intérêt à se demander où sont passés les prolétaires, sinon quelque manipulateur en chômage qui désespère de mettre la main dessus afin de leur apprendre à vivre à la russe ou à la chinoise dans quelque « période de transition », ou bien encore quelque fonctionnaire du ministère de la police. Les prolétaires sont entrés en clandestinité. Ils sont de ce fait, essentiellement anti-spectaculaires, ils sont ce qui ne paraît pas. Ils sont définitivement à l’abri de toute représentation, de tout spectacle et de toute police. D’aucuns regrettent le bon vieux temps du prolétariat spectaculaire. Et ce progrès est le fait du spectacle lui-même. Le but du spectacle est la suppression spectaculaire du prolétariat. I1 n’est parvenu qu’à supprimer le spectacle du prolétariat. Le spectacle triomphant de la satisfaction a scié la branche sur laquelle il était assis. Maintenant, tous les pouvoirs, amis et admirateurs des pouvoirs, se démènent comme de beaux diables pour remplacer ce regretté disparu par le spectacle de l’insatisfaction. L’I.S. a fini de ruiner le spectacle du prolétariat. Elle fut la première à déceler la clandestinité des prolétaires modernes, et à y voir leur force nouvelle. Le prolétariat comme classe est le spectacle du prolétariat. Le prolétariat n’est pas une classe. De même que l’herbe est la condition d’existence des herbivores, le prolétariat est la condition d’existence des prolétaires. Un prolétaire est un homme qui se nourrit uniquement de marchandises, c’est-à-dire un homme qui n’a pas d’autre activité que le portage de marchandises. La marchandise est la condition d’existence des prolétaires modernes. La condition d’existence des prolétaires modernes est la privation achevée d’humanité, c’est-à-dire la privation achevée de toute existence sociale. Le prolétariat ne saurait donc être une classe, puisque la classe est encore un mode d’existence sociale. La classe est le mode d’existence sociale de la bourgeoisie, des hommes qui pratiquent le commerce, des hommes qui veulent — chacun pour soi — réaliser l’argent sans le supprimer, des hommes qui pratiquent la suppression universelle du travail d’autrui, des hommes qui accaparent toute la fonction sociale de l’échange, des hommes qui parlent pour les autres. La dissociation de l’échange en achat et vente, moments indifférents l’un à l’autre, crée la possibilité d’acheter sans vendre (accumulation de marchandises) et de vendre sans acheter (accumulation d’argent). Elle permet la spéculation, l’accumulation, c’est-à-dire le pillage marchand. Elle fait de l’échange une affaire particulière, un métier, bref, elle crée la classe des marchands. La classe est le mode d’existence sociale des hommes qui font de l’échange (qui font de la pratique de l’humanité) leur métier. La classe n’est pas un mot creux de la taxinomie. On ne peut l’entendre comme la classe des bourgeois, la classe des prolétaires, la classe des invertébrés, un sac de billes blanches, un sac de billes noires, c’est-à-dire comme classe qui existe seulement pour un autre. Une existence sociale qui n’est pas un pur mot creux de la taxinomie est une existence pratique. La classe en tant qu’être social des bourgeois est aussi bien un rapport des bourgeois entre eux qu’un rapport de tous les bourgeois à ce qui n’est pas eux. La conscience de classe est le moment essentiel de la classe, ce qui lui donne sa consistance, non pas seulement la conscience individuelle du bourgeois mais tous les moyens pratiques que se donnent les bourgeois pour combattre ce qui est extérieur à leur classe. La conscience de classe est la conscience typique du commerçant. Non seulement la seule classe possible est la classe des commerçants, mais la seule conscience qui soit une conscience de classe est la conscience des commerçants. La conscience de classe c’est la conscience de gens qui sont concurrents entre eux, qui se combattent ; mais qui se serrent les coudes face à l’extérieur, face à ce qui n’est pas leur classe. La conscience de classe est ce qui unit les bourgeois comme bourgeois séparés pratiquement et unis idéalement, unis en pensée. La classe est l’union des concurrents dont l’intérêt général est identique et les intérêts particuliers opposés. C’est la guerre de tous les bourgeois contre tous les bourgeois mais la guerre de tous les bourgeois contre tout le reste. La classe a ceci de particulier par rapport à toute autre existence sociale, qu’elle est constituée contre un extérieur par des gens qui sont eux-mêmes extérieurs les uns aux autres. La classe, comme formation sociale unique dans l’histoire est l’extériorité absolue. Extérieure à tout, elle est extérieure à elle-même. Contrairement à la hiérarchie, c’est-à-dire à l’État, à la féodalité, la classe est composée de pairs, d’égaux. Marchands riches et marchands moins riches ne sont pas moins égaux, et ce, parce que, l’argent ne développant aucune qualité individuelle, l’argent pouvant être trouvé ou perdu, l’individu qui le porte demeure inaltéré dans sa nullité, égal à lui-même et aux autres. Ensuite, contrairement à l’État et à la féodalité, la classe est ce qui tolère un extérieur. L’État, de même que la philosophie hégélienne, ne tolère aucun extérieur, il veut tout englober dans sa grande pyramide. Dès l’origine, la classe des marchands se définit contre le reste du monde. L’argent occasionnant la ruine des sociétés qu’il touche, il est haï, craint et rejeté. Les marchands, ces pratiquants de l’universel, se trouvent rejetés par les communautés et sillonnent le monde, ce qui est d’ailleurs nécessité par leurs affaires. Quand le commerce s’empare de l’exploitation il est toujours la sphère qui pratique la suppression du travail, la sphère de l’échange social, face aux prolétaires, face aux salariés dont il supprime le travail. Enfin, il est faux que la lutte de classe soit une lutte entre plusieurs classes. La lutte de classe est la lutte de la seule classe qui ait jamais existé pour dominer et maintenir sa domination. I1 n’y a de lutte de classe que la lutte des commerçants pour dominer et pour maintenir leur domination une fois qu’ils ont déclenché le processus catastrophique du salariat. La bourgeoisie est prométhéenne. Elle arrache aux hommes leur humanité pour la restituer, inaccessible mais universelle. Sa domination et les catastrophes qu’elle déchaîne a quelque chose d’une malédiction : ce n’est pas à elle qu’il appartiendra de réaliser ce qu’elle a dérobé à la particularité pour en faire quelque chose de chimérique mais d’universel. Bien entendu, la lutte de classe est aussi la lutte des propriétaires du prolétariat, de ceux qui font du prolétariat une classe, un spectacle, la lutte de tous les Staline et de tous les Mao pour maintenir une domination qu’ils ont chèrement payée. Le prolétariat comme classe est un spectacle du prolétariat organisé par les propriétaires de ce nouveau Bolchoï, et tous les petits impresarii gauchistes et leurs maigres troupes de bateleurs faméliques. Le prolétariat moderne a ceci de particulier qu’il ne constitue pas une classe et ne peut en constituer une. Les prolétaires ne peuvent se combattre entre eux et ne peuvent combattre un extérieur. Ils sont absolument séparés et cette séparation ne laisse rien à l’extérieur d’elle-même. Quand les prolétaires combattent, ils ne combattent pas un extérieur, une autre classe, ils combattent cette séparation, ils combattent le prolétariat. La classe dominante lutte, elle, pour qu’ils n’y parviennent pas car elle est propriétaire de cette séparation, elle est propriétaire du prolétariat. Le vœu le plus cher de la classe dominante est que les prolétaires combattent sur son propre terrain : le terrain de la lutte de classe et de l’État. L’État et la bourgeoisie redoutent par-dessus tout qu’un jour ou l’autre, les prolétaires les plantent là où ils sont, dans les poubelles de l’histoire, dans le musée des horreurs préhistoriques, et vaquent paisiblement à leurs propres affaires. Mais la lutte de la classe bourgeoise pour dominer coûte que coûte, produisant une aliénation croissante, contraint les prolétaires à s’en prendre enfin au prolétariat et non plus à la bourgeoisie. Voilà le vrai malheur de la bourgeoisie. Déjà des gouvernements se mettent en grève, ils boudent comme de mauvais garnements qui estimeraient que l’on ne prête pas assez d’attention à leurs grossièretés.

     

    35. La question centrale.

    La marchandise et l’État nous ont rendus si sots et si bornés que le seul langage intelligible que nous parlions est celui de nos objets dans leurs rapports mutuels. Nous sommes incapables de comprendre un langage humain et celui-ci n’a aucun effet sur nous. D’un côté il est considéré et ressenti comme une supplication, comme une imploration et par conséquent comme une humiliation exprimée dans la honte et l’abaissement. De l’autre côté, il est entendu comme une insolence, comme une folie, comme une menace, et il est rejeté comme tel. Nous sommes tellement aliénés que le langage intime de notre essence humaine apparaît comme un outrage à la dignité humaine, tandis que le langage aliéné des marchandises nous paraît exprimer la dignité même de l’homme confirmée dans ses droits, confiante en elle-même et se reconnaissant comme telle. Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas se parler dans les lieux publics si mal nommés ? Voilà quelle est la question unique, fondamentale qui contient en elle toutes les autres. Toute autre question qui prétend avoir de l’intérêt pour elle-même est une imposture, un réformisme, une manœuvre de diversion de l’ennemi. C’est sur cette question, mais surtout sur la réponse qui lui est donnée, que se fait le partage entre amis et ennemis de l’argent, entre amis et ennemis de l’État. La question du silence des gens dans les rues est la question centrale. La réponse à cette question est la réponse stratégique à toutes les questions. C’est la réponse à cette question qui provoque brusquement un bavardage généralisé. On comprend que l’ennemi fasse tout ce qui est en son pouvoir pour qu’il n’y ait pas de réponse à cette question. Et la meilleure tactique pour lui est de donner ses propres fausses réponses à cette question vraie, plutôt que de dissimuler comme avant qu’elle est déjà posée. I1 ne peut plus dissimuler totalement la question. I1 la dissimulera donc partiellement en l’accablant de réponses. L’ennemi sait très bien que la réponse à cette question n’est rien d’autre que la publicité de la question. La publicité, c’est quand les gens se parlent dans la rue. La question centrale est la question de la publicité. La publicité, c’est bavarder beaucoup.

     

    36. La réponse théorique à la question centrale.

    La théorie de la publicité est la réponse théorique à la question centrale. La théorie de la publicité est la théorie matérialiste du bavardage pratique. À la question : « Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas se parler dans les rues ? », la théorie de la publicité répond : « Parce qu’ils n’ont rien à se dire*. » Voilà qui voue à l’échec absolu tous les efforts de la crapule moderniste, culturelle et contre-culturelle qui prétend que les gens ont quelque chose à dire. Voilà qui ridiculise tous leurs vains efforts pour " animer " le bétail contemplatif. Mais surtout, la théorie de la publicité répond à la question : " Pourquoi n’ont-ils rien à dire ? " car elle est la théorie du bavardage pratique. Elle ridiculise tout le creux bavardage universitaire sur le bavardage creux. Elle sait que : 1) Pour avoir une idée, il faut être au moins deux** ; 2) l’idée du rapport est le moment essentiel du rapport pratique ; 3) il ne peut y avoir d’idée hors de ce rapport ; 4) la réalisation de cette idée est le but même, le but explicitement humain de ce rapport ; 5) le bavardage est la pratique même de ce rapport et le bavardage a pour but la réalisation d’une idée. Hors de ce rapport, pas d’idée, pas de bavardage, pas d’humanité, pas de rapport. I1 ne peut y avoir de rapport réel que pratique***. Elle sait que le bavardage est une activité pratique, une activité suivie d’effet, que le bavardage est l’acte même de la suppression du travail et que le bavardage est le but même de cette suppression. Elle sait que le travail ne devient humain que lorsqu’il ne sert plus qu’à une chose : bavarder. Le travail devient humain lorsqu’il produit réellement le bavardage, c’est-à-dire 1) quand il produit du bavardage ; 2) quand il ne produit rien d’autre que du bavardage, autrement dit quand il produit le bavardage sciemment, explicitement, théoriquement, quand il en a fait son but, et qu’il ne se contente plus de produire du bavardage par inadvertance, parmi d’autres choses inessentielles. À la question : « Pourquoi les gens n’ont-ils rien à dire ? », la théorie de la publicité répond : « Parce que les marchandises pratiquent le bavardage à leur place, parce que les marchandises pratiquent la pensée à leur place, parce que les marchandises ont des idées à leur place, parce que les marchandises ont des rapports humains à leur place. Pour les Belges y’en a plus, ce sont des mecs foutus. » Le bavardage étant une activité pratique, il ne peut exister privé de ses moyens matériels, sinon comme parodie, bavardage creux et impuissant. « Se dire quelque chose » réellement, se dire quelque chose de réel, c’est supprimer du travail. L’homme est cette activité de suppression, ce bavardage, cette pensée pratique, cette pensée qui se réalise. Là où les choses bavardent, là où les choses ont de l’esprit, les hommes se taisent. Non parce que les choses couvrent leur voix, mais parce qu’ils n’ont rien à dire, parce qu’ils n’ont pas d’esprit. L’esprit est pratique ou n’est pas. Privé de ses moyens matériels il n’est pas. Le commerce a privé les hommes de leurs moyens matériels de bavardage. Les marchandises pratiquent l’échange à la place des hommes. Mais le commerce a universalisé cet échange. Les choses pratiquent l’humanité à la place des hommes ; mais elles la pratiquent universellement.

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* Dans un article du numéro 3 de la revue électro-confusionniste Interférences consacré aux graffitis qui couvrirent récemment les murs de New York, le sémiologue Baudrillard s’étonne que ces graffitis, une profusion de noms de guerre, de noms de code, ne veuillent rien dire. S’ensuit un long questionnement qui voudrait nous persuader que « la manipulation totale des codes et des significations » constitue « le vrai terrain stratégique », qui voudrait nous convaincre donc, de l’importance de la maigre spécialité universitaire, gagne-pain de Baudrillard. Ce genre d’imbécile ne trouverait pas un arbre dans une forêt. Ce que disent les jeunes Noirs et Porto-Ricains auteurs de ces inscriptions, c’est qu’ils n’ont rien à dire et que ça les scandalise de n’avoir rien à dire. Ils ne sont pas comme les universitaires et les « artistes modernes » qui s’accommodent si bien de n’avoir rien à dire qu’ils en font une profession.

    ** Voila qui réfute l’ignoble conception bourgeoise de l’idée, la psychologie. La conscience bourgeoise est l’idée que l’on pourrait avoir seul. C’est l’onanisme de l’esprit.

    *** Ce sont toujours ceux qui ont constamment à la bouche le mot de communication parce qu’ils sont payés pour ça qui savent le moins ce que peut être la communication (sinon on ne les payerait plus. On les paye parce qu’ils ne savent rien). Ainsi en est-il de l’ignominie universitaire qui est incapable de faire le simple constat de l’absence de toute communication entre les hommes. Comment le pourraient-ils puisque ce sont des gens qui ont renoncé à tout espoir de communication et qui n’ont dans leur vie aucune expérience de ce qu’est la communication. Ce sont les mêmes qui parlent sans cesse de la communication entre les hommes au moyen des objets. Ils sont parfaitement incapables de remarquer que ce sont les objets qui communiquent entre eux au moyen des hommes. Il faudrait pour cela qu’ils aient l’idée de ce qu’est la communication. Ce sont encore eux qui emploient abondamment l’expression de « communication de masse » sans en soupçonner un seul instant la trivialité puisque la communication ce sont les masses qui se suppriment. Enfin, impuissants parmi les impuissants, les linguistes, les sémiologues étudient gravement le langage, les signes, les symboles sans être capables d’avoir la moindre idée sur ce à quoi ils peuvent bien servir !

     

     

    37. La publicité, c’est bavarder beaucoup.

    La publicité érige la suppression générale du travail — les disputes animées et le bavardage ininterrompu — en but conscient et en base de toute vie humaine. De même que jusqu’à présent, la seule production réelle des hommes fut la réalité de l’aliénation, le bavardage des marchandises, dans la publicité, la seule production réelle des hommes est le bavardage. Toute activité consiste dans le bavardage, richesse vraie, richesse réalisée. Le bavardage universel est la réalisation pratique de la pensée. Le bavardage universel est la perfection de l’humanité, c’est l’humanité qui sait intégralement ce qu’elle est, car elle est intégralement ce qu’elle dit. Les bavards professionnels, ceux qui parlent pour les autres et qui sont payés pour cela, comprennent parfaitement que dans un monde où l’on bavardera beaucoup, il n’y aura guère de place pour eux. I1 faudra qu’ils s’en accommodent et cela les rend inquiets, car ils savent que sur le plan du bavardage, ils sont plutôt inférieurs au reste des hommes et que c’est seulement le mutisme de ces derniers qui permet à leurs discours puérils de ne pas sombrer dans le ridicule. Les bavards professionnels ne redoutent rien comme le bavardage. Le plan du coup du monde est très simple. I1 consiste à remplacer l’argent et l’État par le bavardage universel. Le bavardage est la base réelle de l’histoire, la base réelle de l’esprit. Le bavardage est l’unité du but et du moyen. I1 est le but. I1 est le moyen. C’est l’unité du système et de la méthode. Le bavardage organise et produit le bavardage. Tout ce qui contrecarre le bavardage est impitoyablement sacrifié par le bavardage. Tout ce qui contribue au bavardage est développé par le bavardage. Toute la vie s’organise en fonction du bavardage. Toute la vie s’organise en fonction de la vie. Le bavardage n’est pas une découverte de la théorie. Quand les prolétaires bavardent, le monde tremble sur ses bases. Mais le bavardage ne peut triompher que si les prolétaires découvrent que l’on peut non seulement très bien vivre de bavardage ; mais que le bavardage est la vie même*. La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette nécessité que c’est le bavardage en tant que totalité de la pratique humaine qui doit être reconnu et pratiqué par les masses.

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* Le Portugal est actuellement le plus gros producteur mondial de bavardage devant l’Italie. Mais cette production tolère encore l’argent et l’État. L’amélioration de sa qualité est pour elle une question de vie et de mort. Malheureux Portugal, grouillant d’admirateurs de l’État : gauchistes, saleté de gauche, staliniens. Heureux Portugal où l’assemblée des soldats mutinés dans la caserne Serra do Pilar décide de mener la lutte pour le « socialisme immédiat » (le Monde du 9 octobre 1975) c’est-à-dire le bavardage ininterrompu, contre tous les amateurs de « périodes de transition » qui pullulent là-bas comme ici. Où l’on voit que les bavards professionnels redoutent par-dessus tout le bavardage, c’est lorsque l’on considère l’espèce de record que détiennent les spécialistes du Monde en la matière. Ils ont pu, pendant presque deux ans, pérorer chaque jour sur le Portugal, c’est-à-dire pérorer sur les bavards professionnels du Portugal et leur grotesque agitation, sans jamais parler de ce qui se fait réellement au Portugal, c’est-à-dire sans jamais parler de ce qui se dit réellement au Portugal.

     

    38. Aux armes, citoyens !

    Dans la guerre sociale, les masses sont l’infanterie et la cavalerie, c’est-à-dire ce dont dépend toujours la décision. La théorie est l’artillerie, c’est-à-dire ce qui est toujours trop court (on n’est jamais assez goujat avec les goujats). Après le désordre qui a suivi la grande bataille de 1968, le contact avec l’ennemi est rétabli. Celui-ci se trouve à nouveau sous le feu de nos batteries. I1 s’agit de ne pas lui laisser le loisir de rompre ce contact. Maintenant que la grosse Bertha de la théorie a retrouvé sa voix, il s’agit qu’elle ne s’arrête plus de tonner. I1 ne faut laisser à l’ennemi aucun répit. I1 faut censurer son bavardage imbécile par le fracas de nos batteries. Artilleurs à vos pièces !

     

    En vue de l’ennemi, le 2 décembre 1975, 10 heures du matin.

 

    Oberdada Hegelsturmführer Voyer.