Éthique à Nicomaque

Livre V  La Justice

Traduction Richard Bodéüs

Les intertitres ne sont pas d’Aristote mais dus à la tradition éditoriale

De même, la partition en dix livres est due au fait que le manuscrit était réparti sur dix rouleaux

et n’a donc aucun caractère thématique sinon de rencontre

 

 

De sable à une chouette d'or posée de front tenant de ses serres dextres un glaive, ses serres senestres enchaînées, le tout d'argent.

La chouette nyctalope, oiseau de la déesse grecque Athéna et symbole de la sagesse, a été retenue par M. Bodéüs pour représenter sa profession d’historien de la philosophie ancienne. La longe et le glaive font référence à un vers du poète latin Horace (Épîtres, II, 1, 156) : Græcia capta ferrum victorem cepit, « La Grèce (terre de sagesse) conquise (par les Romains) a saisi le glaive du vainqueur (i.e. lui a imposé sa civilisation) ». Le tout est une métaphore du savoir triomphant de la force qui souhaite le dominer.

Cimier

La couronne composée de pommes de pin et de feuilles d’érable or rappelle à la fois les origines liégeoises de M. Bodéüs et sa nationalité canadzienne. La pomme de pin sommée d’une croix, élément d’origine celte, est le symbole des libertés liégeoises depuis le XIIIe siècle.

Devise

En dialecte wallon, elle signifie « Faire tout le nécessaire là où c’est exigé ».

 

6.2. La Justice partielle présente deux formes à examiner

[1130 b] [30] De son côté, la justice partielle et ce qui est juste à titre spécial se présentent sous deux formes.

(a) L’une est celle que l’on trouve dans les actes qui consistent à répartir l’honneur, les richesses ou tous les autres avantages qui se partagent entre les membres de la communauté politique. C’est en effet dans ces matières qu’un citoyen peut avoir une part inégale ou égale comparé à un autre.

[1131 a 1] (b) Quant à la seconde forme, c’est celle qui permet dans les rapports humains d’apporter un correctif, mais elle comporte deux parties, car ces rap­ports sont contractés tantôt par consentement mutuel, tantôt sans.

(b.l) Sont consenties les opérations telles que, par exemple, la vente, l’achat, le prêt à intérêt, la garantie, la location, le dépôt ou la prise à gages. Et si on les dit consenties, / [5] c’est parce que, au départ de ces tran­sactions, il y a consentement mutuel.

(b.2) Quant aux affaires non consenties, ce sont tantôt (b.2.1) des entreprises effectuées dans la clandes­tinité comme le vol, l’adultère, l’empoisonnement, la prostitution, la subornation d’esclaves, le piège meur­trier ou le faux témoignage ; tantôt (b.2.2) des actes vio­lents comme l’agression, la séquestration, l’assassinat, le brigandage, la mutilation, l’insulte ou l’outrage. /

 

7. La justice distributive.

 

7.1. L’équitable est un milieu.

[6] [10] Mais dès lors que l’homme injuste est iné­quitable ainsi que son acte, c’est évident qu’il existe aussi quelque milieu qui se distingue de l’inéquitable. Or ce milieu, c’est l’équitable car, dans chaque type d’actions où il y a place pour le trop et le trop peu, il y a place aussi pour l’équitable. Si donc ce qui est injuste est inéquitable, ce qui est juste est équitable (voilà bien une chose qui, même sans argument, rejoint l’opinion de tout le monde), mais dès lors que l’équitable est un milieu, le juste doit être un milieu. /

 

7.2. L’équitable implique au moins quatre termes.

[15] D’autre part, l’équitable implique au minimum la comparaison de deux choses. Cependant il faut nécessairement que le juste soit encore une moyenne équitable relativement, c’est-à-dire pour certaines personnes. - En d’autres termes, comme milieu, le juste est une moyenne entre certaines choses (c’est-à-dire le trop et le trop peu) et comme équitable, il est un équi­libre entre deux quantités, mais en tant que tel, il est juste pour certaines personnes.

Il faut donc nécessairement que le juste implique à tout le moins quatre termes, puisque les personnes pour lesquelles une répartition se trouve juste / [20] sont au moins deux et que les choses impliquées forment deux parts.

 

7.3. L’équitable suppose une double égalité.

De plus, il faut que l’égalité qu’on observe entre les personnes se retrouve dans les parts impliquées, car le rapport entre celles-ci est le même qu’entre celles-là. En effet, si les personnes ne sont pas égales, elles ne peuvent obtenir des parts égales.

Et c’est de là que viennent les disputes et les plaintes, soit que des parts inégales se trouvent attri­buées à des personnes égales, soit que des personnes inégales se trouvent en possession de parts égales lors des distributions.

De plus, la considération du mérite / [25] donne à le voir. Ce qui est juste dans les partages doit en effet, tout le monde le reconnaît, refléter un certain mérite. — Le mérite toutefois ne tient pas pour tout le monde à la même chose. Au contraire, pour les partisans de la démocratie, c’est la condition libre ; pour ceux de l’oligarchie, c’est la richesse ou, pour d’autres, la qua­lité du lignage, alors que pour les partisans de l’aristo­cratie, c’est la vertu.

 

7.4. L’égalité proportionnelle est lu ,justice distributive.

Donc, ce qui est juste, c’est quelque chose de proportionnel / [30] (le proportionnel, en effet, cons­titue une propriété, non seulement du nombre, formé d’unités, mais globalement de la quantité dénom­brée) dès lors que la proportion est une égalité de rapports et qu’elle implique quatre termes au moins.

 

7.4.1. Les différents types de proportions distingués en mathématiques.

Ainsi donc, c’est la proportion discrète qui implique quatre termes, bien évidemment. — Mais la proportion continue aussi, car un seul terme y fait office de deux / [1131 b 1] et se trouve exprimé deux fois. Ainsi lors­qu’on dit : « Le rapport du segment A au segment B est aussi celui du segment B au segment C. » On a donc eu deux fois la mention du segment B, en sorte que si le segment B compte pour deux, on aura quatre termes dans la proportion.

 

7.4.2. La proportion dans le cas du juste.

Cependant, le juste implique précisément quatre termes au moins [A, B, C et D] et la raison [des rap­ports A/B et C/D] est identique, / [5] puisque la dis­tinction est la même entre les personnes [A et B] et les parts [C et D]. Par conséquent, le rapport du terme A au terme B est celui du terme C au terme D. Et donc, par permutation, le rapport du terme A au terme C est celui du terme B au terme D, si bien que ce rapport est aussi celui de l’ensemble [A + C] à l’ensemble [B + D].

Or c’est précisément à ces accouplements que procède la distribution et si les ensembles constitués sont ceux qu’on vient de dire, l’opération est juste. [7] L’accouplement du terme A avec le terme C et celui du terme B avec le terme D / [10] représentent donc ce qui est juste dans la distribution.

Et ce qui est juste dans ces conditions représente le milieu par comparaison à ce qui est disproportionnel. C’est en effet le proportionnel qui constitue le milieu. Or le juste est un milieu.

On appelle par ailleurs ce genre de proportion, une proportion géométrique dans le langage des mathématiciens, car dans la proportion géométrique, il se fait que le rapport de l’ensemble [A + C] à l’ensemble [B + D] est précisément celui que chacun des deux termes du premier ensemble entretient avec le terme correspondant de l’autre [A avec B et C avec D]. /

(15] Et cette proportion n’est pas continue, parce qu’il n’existe pas de terme numériquement un qui compte à la fois pour une personne à qui l’on rend justice et pour une part distribuée.

 

7.5. L’injustice correspondante.

Ainsi donc, voilà ce qui est juste : le proportionnel. — Ce qui est injuste, en revanche, c’est ce qui est dis­proportionnel.

Il se produit donc lorsqu’il y a trop d’un côté et de l’autre trop peu, comme il arrive précisément dans les faits. L’auteur de l’injustice détient en effet une trop grande part et sa victime, / [20] une trop petite, s’il s’agit de se partager le bien. Et s’il s’agit de se par­tager le mal, c’est l’inverse, vu que le moindre mal compte en raison d’un bien relativement au mal plus grand. Le moindre mal est en effet préférable au plus grand ; or le préférable constitue le bien et plus il est préférable, plus ce bien est grand.

Ainsi donc, voilà quelle est la première forme du juste. /

 

8. La justice corrective

[25] Quant à la forme qui reste, celle qui apporte un correctif, elle se rencontre dans les rapports contractés entre les hommes, qu’ils soient consentis ou qu’ils ne le soient pas.

 

8.1. Le correctif exige une proportion arithmétique.

Or ce qui est juste dans cette perspective se pré­sente sous une forme différente de la précédente.

En effet, ce qui est juste dans la distribution des biens communs traduit toujours l’exigence de propor­tionnalité qu’on a exposée, puisque si l’on envisage le partage de richesses communes, / [30] celui-ci doit exprimer le même rapport que celui qu’ont entre elles les contributions de chacun à la communauté. Et ce qui est injuste, à l’opposé du juste ainsi entendu, c’est ce qui déroge à l’exigence du proportionnel.

Dans les rapports contractés entre personnes, en revanche, ce qui est juste, c’est une sorte d’égalité, certes, et ce qui est injuste, / [1132 a 1] une sorte d’inégalité, mais l’égalité ne traduit pas la proportionnalité exigée dans le premier cas : elle traduit au contraire la proportion arithmétique.

 

8.2. Le correctif dans la justice.

 

8.2.1. La justice corrective ne considère que le dommage.

Peu importe en effet qu’une spoliation soit commise par un honnête homme aux dépens d’un vilain ou l’inverse, ou que l’auteur d’un adultère soit honnête homme ou vilain. Ce qui importe, au contraire, c’est le dommage occasionné, et la seule chose / [5] que considère la loi, traitant les personnes sur un pied d’égalité, c’est de savoir si l’une a commis une injus­tice dont l’autre a été victime, autrement dit, si l’un a causé un dommage dont l’autre a été victime.

 

8.2.2. Elle rétablit l’égalité.

Si bien que, devant ce traitement injuste, qui intro­duit de l’inégalité, le juge s’efforce de rétablir l’égalité. En effet, lorsqu’une personne a reçu des coups alors que l’autre en a donné ou encore qu’elle a tué et que la première est morte, la distinction entre l’affection subie et l’action entraîne des inégalités, mais le juge s’efforce, par la peine infligée, / [10] de rétablir l’éga­lité, en retranchant quelque chose du profit.

C’est en effet ce qu’on dit à peu près dans pareils cas, même si le mot n’est pas adapté certaines fois. Il y a profit par exemple pour celui qui a donné des coups et il y’ a perte pour celui qui a subi les coups. Enfin, dès l’instant en tout cas où le tort subi a été mesuré, on parle bien de perte et de profit. /

[1132 b 11] Or les mots employés en l’occurrence, je veux dire celui de perte et celui de profit, viennent de l’échange contracté par consentement. En effet, en avoir plus que ce qui nous revient, c’est, dit-on, en profiter, et en avoir moins qu’au départ, c’est essuyer une perte, / [15] comme il arrive lorsqu’on achète et qu’on revend ou dans toutes les autres opérations que la loi autorise sans obligation de prix. Lorsqu’en revanche, on n’obtient ni plus ni moins que cela même qu’on avait pour capital, on prétend conserver ce qui nous revient sans perte ni profit.

Par conséquent, le moyen terme entre un certain profit et une perte, ce qui est juste dans les rapports qui échappent au consentement, c’est de maintenir l’égalité avant et après.

 

8.2.3. Le juste correctif est un milieu

[1132 a 14] Tirons la conséquence. Entre le trop et le trop peu, l’égal constitue le milieu ; / [15] or, le profit et la perte constituent chacun ce qui est trop et ce qui est trop peu en des sens contraires (trop de bien et trop peu de mal représentent un profit, alors que trop de mal et trop peu de bien, au contraire, repré­sentent un dommage) ; quant au milieu entre les deux, on l’a vu, c’est l’égal que nous appelons juste. Par conséquent, ce qui est juste à titre de correctif, c’est le milieu entre perte et profit.

C’est précisément la raison pour laquelle, en cas de contestation, / [20] les parties s’en remettent au juge. Or, aller devant le juge, c’est se rendre à ce qui est juste, puisque le juge se veut en quelque sorte la jus­tice animée. Et les parties recherchent dans le juge un moyen terme. Elles en appellent aussi, dans certains cas, à des médiateurs, dans l’idée que si elles parvien­nent à tomber d’accord sur le moyen terme, elles obtiendront justice, si tant est que le juge aussi offre ce moyen terme.

 

8.2.4. Comment rétablir l’égalité ?

Le juge, de son côté, / [25] restaure l’égalité. C’est comme s’il avait affaire à une ligne [AB] segmentée en parties inégales [AC et BC], qu’il prenait le plus grand segment [AC] et en retranchait [DC] ce qui excède la demi-ligne [AD] pour l’ajouter au plus petit segment [CB]. Or une fois que sont distinguées deux parts dans l’ensemble, on prétend avoir sa part si l’on obtient ce qui est égal. [...] [30] - C’est précisément pour cette raison qu’on se sert mot « juste » [en grec dikaion], parce qu’il évoque la division « en deux » [dicha {étymologie fantaisiste nous dit Bodéüs}] : c’est un peu comme si l’on disait « coupé en deux » [dikhaion] et qu’on appelait le juge [dikastès] « celui qui coupe la poire en deux » [dikhastès].

Or l’égal, c’est le milieu entre le trop grand et / [30] le trop petit exprimant la proportion arithmétique.

En effet, lorsque deux grandeurs sont égales et qu’on soustrait de l’une une quantité pour l’ajouter à l’autre, cette autre excède la première de deux fois l’équivalent de la quantité soustraite, car si l’on retran­chait sans ajouter, / [1132 b 1] l’excès ne serait que d’un fois l’équivalent. Donc, la grandeur augmentée dépasse la moyenne d’une quantité équivalente, et la moyenne dépasse aussi d’une quantité équivalente la grandeur dont on a retranché cette quantité.

Par là nous pouvons donc connaître ce qu’on doit retrancher de la grandeur excessive et ce qu’il faut ajouter à la trop petite. En effet, ce que la moyenne a de plus que la trop petite / [5] doit être ajouté à celle­-ci et ce qu’elle a de moins que la plus grande doit être retranché de la plus grande. Soit les longueurs AA, BB et CC, égales entre elles. Que l’on retranche de AA le segment AE et que l’on ajoute à CC le segment CD de telle sorte que l’ensemble CCD dépasse EA de CD et de CE Cet ensemble dépassera donc BB de CD. [...]

 

A    E           A

B                 B

C    F           C    D

 

9. La justice dans les transactions

 

9.1. La justice n’est pas simple réciprocité.

[8] [21] Certains par ailleurs sont d’avis que c’est la réciprocité tout simplement qui constitue la justice. Ainsi prétendaient les Pythagoriciens, puisque leur définition identifiait simplement ce qui est juste et ce qui rend à autrui ce qu’on en a reçu.

Or l’idée de réciprocité ne s’accorde avec la défi­nition du juste ni dans le cas de la justice distributive ni dans le cas de la justice corrective, / [25] bien qu’on veuille encore faire témoigner en ce sens la conception de la justice selon Rhadamanthe : « Si l’on subit ce qu’on a fait, la justice trouvera son compte. » Dans bien des circonstances en effet ce principe est en désaccord avec la justice : par exemple, si c’est le détenteur d’une magistrature qui a frappé, il ne doit pas être frappé en retour et, si l’on a frappé un magis­trat, on ne doit pas être seulement frappé / [30] mais encore châtié. De plus, la différence entre l’acte commis de plein gré et celui qui ne l’est pas importe beaucoup.

 

9.2. La réciprocité proportionnelle : ciment de la Cité.

Mais il reste que, dans les associations qui sont faites pour les échanges, la cohésion tient à ce genre de justice, même si la réciprocité veut qu’on rende en proportion et non selon le principe d’égalité.

C’est en effet parce qu’on retourne en proportion de ce qu’on reçoit que la Cité se maintient. Tantôt, en effet, les citoyens cherchent à faire payer le mal, sans quoi / [1133 a 1] ils paraissent avoir une attitude d’esclaves ; tantôt, ils cherchent à rétribuer le bien, sans quoi il n’est pas entre eux de transaction possible. Or c’est la transaction qui les fait demeurer ensemble.

C’est précisément pourquoi ils érigent un sanc­tuaire des Grâces bien en vue de tous, de façon à sus­citer la rétribution, parce que celle-ci est le propre de la reconnaissance. On doit en effet offrir ses services en retour à celui / [5] qui nous a fait une grâce et réciproquement prendre l’initiative de gestes gracieux.

 

9.3. Comment échanger proportionnellement

D’autre part, ce qui fait l’échange proportionnel, c’est la conjonction de termes diamétralement oppo­sés : mettons un bâtisseur A, un cordonnier B, une maison C et une chaussure D, il faut donc que le bâtisseur [A] reçoive du cordonnier [B] son travail à lui [D] et qu'il lui donne en retour le sien [C].

[10] Par conséquent, si tout d'abord se constate l'égalité proportionnelle des choses et qu'ensuite la réciprocité se réalise, la justice dont on parle sera accomplie. Sinon, l’égalité disparaît et il n’y a plus de partenaires. Rien n’empêche en effet le travail de l’un des partenaires d’être supérieur à celui de l’autre. Il faut donc les rendre égaux.

 

9.4. La monnaie rend les biens échangés commensurables.

Or c’est vrai aussi dans le cas des autres métiers. Ils seraient en effet supprimés depuis longtemps / [15] si ce que le producteur produit en quantité et en qualité n’était pas précisément ce dont le bénéficiaire éprouve le besoin en quantité et en qualité. Car ce n’est pas entre deux médecins que se forme une association d’échange, mais entre un médecin et un agriculteur, c’est-à-dire, plus généralement, entre des personnes différentes et qui ne sont pas égales, mais qu’il faut mettre sur pied d’égalité.

C’est pourquoi il faut que soient en quelque façon commensurables toutes les choses qui s’échangent. Et c’est à cela / [20] qu’est venue servir la monnaie, qui devient une sorte de moyen terme, puisqu’elle constitue la mesure de tout. Si bien que, évaluant aussi l’excès et le défaut, elle permet alors d’établir combien de chaussures équivalent à une maison ou à de la nourriture.

Or le rapport du bâtisseur au cordonnier doit être tel nombre de chaussures pour une maison ou de la nourriture, car sinon, il n’y aura pas d’échange ni d’association entre eux. / [25] Et il n’y en aura pas si les choses échangées ne sont pas égales d’une certaine façon. Il faut donc qu’un certain étalon permette de tout mesurer, comme on vient de le dire plus haut.

 

9.5. Le besoin : véritable étalon des échanges.

Mais cet étalon, en vérité, c’est le besoin , lequel assure la cohésion de tout dans la communauté. Car si l’on n’avait pas de besoin ou que celui-ci n’était pas semblablement partagé, ou bien il n’y aurait pas d’échange dans le premier cas ou bien dans le second, il ne serait pas ce qu’il est.

La monnaie d’ailleurs est devenue une sorte de substitut du besoin, à titre conventionnels. / [30] Et c’est pour cela qu’elle porte ce nom de « monnaie » [en grec : nomisma], parce qu’elle tient, non pas à la nature, mais à la loi [en grec : nomos] et qu’il ne tient qu’à nous d’en changer et de la retirer de l’usage.

 

9.6. L’égalisation doit précéder l’échange

Il y aura donc réciprocité dès l’instant où les choses [C et D] auront été rendues égales, de telle sorte que ce qu’est l’agriculteur [A] au cordonnier [B] soit ce qu’est le travail du cordonnier [D] au travail de l’agri­culteur [C]. / [1133 b 1] Cependant, il ne faut pas mettre les choses sous forme de proportion après que les personnes ont procédé à l’échange, sinon les deux excès se trouveront dans le second extrême ; il faut le faire quand elles sont en possession de leurs biens propres. Ainsi elles sont à égalité et elles entrent en relation parce que cette égalité-là peut leur être appliquée : l’agriculteur est A, la nourriture C, / [5] le cordonnier B et son travail égalisé D. Et si, dans ces conditions, la réciprocité n’était pas possible, il n’y aurait pas d’association.

 

9.7. Les besoins, la monnaie et la stabilité des échanges.

D’autre part, ce qui montre que le besoin assure la cohésion comme une sorte d’unité, c’est que si les partenaires n’ont pas besoin l’un de l’autre, si tous les deux ou l’un des deux n’éprouvent pas de besoin, il n’y a pas alors d’échanges entre eux comme il y en a quand quelqu’un demande ce qu’on a personnelle­ment, par exemple du vin, en nous accordant une exportation de blé. / [10] Il faut donc créer ici une égalité.

D’autre part, pour l’échange futur, dans l’hypothèse où maintenant l’on n’a besoin de rien, l’assurance d’avoir ce dont on aura besoin le cas échéant se trouve dans la monnaie qui est une sorte de garantie à notre disposition, car on doit, si l’on apporte de l’argent, pouvoir en retirer quelque chose.

Certes, la monnaie subit aussi la même fluctuation que les besoins. Elle n’a pas en effet toujours un égal pouvoir d’achat. Mais malgré tout, elle tend à plus de stabilité. C’est pourquoi tout doit avoir / [15] un prix établi, car c’est la condition pour qu’il y ait toujours possibilité d’échange et, partant, d’association.

La monnaie donc constitue une sorte d’étalon qui rend les choses commensurables et les met à égalité. Sans échange en effet, il n’y aurait pas d’association, ni d’échange sans égalisation, ni d’égalisation sans mesure commune.

 

9.8. Convention monétaire et troc.

À la vérité donc, il est impossible de rendre les choses commensurables vu qu’elles sont tellement dif­férentes, / [20] mais en fonction du besoin, on peut y arriver de façon satisfaisante. Aussi doit-on disposer d’une certaine unité qui soit fixée par hypothèse (d’où l’appellation de monnaie), car c’est elle qui rend tout commensurable. Tout peut en effet se mesurer en monnaie : si une maison correspond à A, dix mines à B et un lit à C, A est la moitié de D si la maison est éva­luée à cinq mines, autrement dit, il est égal à cinq mines, tandis que le lit, / [25] c’est-à-dire C, est la dixième partie de B. On voit pourtant combien il faut de lits pour égaler une maison, c’est-à-dire cinq. Or de toute évidence, c’est ainsi que l’échange s’opérait avant l’existence de la monnaie car il n’y a aucune différence entre échanger cinq lits contre une maison et offrir pour elle le prix de cinq lits.

 


M. Ripley s’amuse