Éthique à Nicomaque
Livre
V La Justice
De même, la partition en dix livres est due au fait que le manuscrit était réparti sur dix rouleaux
et n’a donc aucun caractère thématique sinon de rencontre
De sable à une
chouette d'or posée de front tenant de ses serres dextres un glaive, ses serres
senestres enchaînées, le tout d'argent.
La chouette nyctalope, oiseau de la déesse grecque Athéna et
symbole de la sagesse, a été retenue par M. Bodéüs pour représenter sa
profession d’historien de la philosophie ancienne. La longe et le glaive font
référence à un vers du poète latin Horace (Épîtres, II, 1, 156) : Græcia
capta ferrum victorem cepit, « La Grèce (terre de sagesse) conquise (par
les Romains) a saisi le glaive du vainqueur (i.e. lui a imposé sa civilisation)
». Le tout est une métaphore du savoir triomphant de la force qui souhaite le
dominer.
La couronne composée de pommes de pin et de feuilles d’érable or
rappelle à la fois les origines liégeoises de M. Bodéüs et sa nationalité
canadzienne. La pomme de pin sommée d’une
croix, élément d’origine celte, est le symbole des libertés liégeoises depuis
le XIIIe siècle.
En dialecte wallon, elle signifie « Faire tout le nécessaire
là où c’est exigé ».
6.2. La Justice partielle présente
deux formes à examiner
[1130 b] [30] De son côté, la justice
partielle et ce qui est juste à titre spécial se présentent sous deux formes.
(a) L’une est celle que l’on
trouve dans les actes qui consistent à répartir l’honneur, les richesses ou
tous les autres avantages qui se partagent entre les membres de la communauté
politique. C’est en effet dans ces matières qu’un citoyen peut avoir une part
inégale ou égale comparé à un autre.
[1131 a 1] (b) Quant à la seconde
forme, c’est celle qui permet dans les rapports humains d’apporter un
correctif, mais elle comporte deux parties, car ces rapports sont contractés
tantôt par consentement mutuel, tantôt sans.
(b.l) Sont consenties les
opérations telles que, par exemple, la vente, l’achat, le prêt à intérêt, la
garantie, la location, le dépôt ou la prise à gages. Et si on les dit consenties,
/ [5] c’est parce que, au départ de ces transactions, il y a consentement mutuel.
(b.2) Quant aux affaires non consenties, ce sont tantôt (b.2.1) des entreprises effectuées dans la clandestinité comme le vol, l’adultère, l’empoisonnement, la prostitution, la subornation d’esclaves, le piège meurtrier ou le faux témoignage ; tantôt (b.2.2) des actes violents comme l’agression, la séquestration, l’assassinat, le brigandage, la mutilation, l’insulte ou l’outrage. /
7. La justice distributive.
7.1. L’équitable est un milieu.
[6] [10] Mais dès lors que l’homme
injuste est inéquitable ainsi que son acte, c’est évident qu’il existe aussi
quelque milieu qui se distingue de l’inéquitable. Or ce milieu, c’est l’équitable
car, dans chaque type d’actions où il y a place pour le trop et le trop peu, il
y a place aussi pour l’équitable. Si donc ce qui est injuste est inéquitable,
ce qui est juste est équitable (voilà bien une chose qui, même sans argument,
rejoint l’opinion de tout le monde), mais dès lors que l’équitable est un
milieu, le juste doit être un milieu. /
7.2. L’équitable implique au
moins quatre termes.
[15] D’autre part, l’équitable
implique au minimum la comparaison de deux choses. Cependant il faut nécessairement
que le juste soit encore une moyenne équitable relativement, c’est-à-dire pour
certaines personnes. - En d’autres termes, comme milieu, le juste est une
moyenne entre certaines choses (c’est-à-dire le trop et le trop peu) et comme
équitable, il est un équilibre entre deux quantités, mais en tant que tel, il
est juste pour certaines personnes.
Il faut donc nécessairement
que le juste implique à tout le moins quatre termes, puisque les personnes pour
lesquelles une répartition se trouve juste / [20] sont au moins
deux et que les choses impliquées forment deux parts.
7.3. L’équitable suppose une
double égalité.
De plus, il faut que l’égalité qu’on observe entre les personnes se retrouve dans les parts impliquées, car le rapport entre celles-ci est le même qu’entre celles-là. En effet, si les personnes ne sont pas égales, elles ne peuvent obtenir des parts égales.
Et c’est de là que viennent
les disputes et les plaintes, soit que des parts inégales se trouvent attribuées
à des personnes égales, soit que des personnes inégales se trouvent en
possession de parts égales lors des distributions.
De plus, la considération du
mérite / [25] donne à le voir. Ce qui est
juste dans les partages doit en effet, tout le monde le reconnaît, refléter un
certain mérite. — Le mérite toutefois ne tient pas pour tout le monde à la même
chose. Au contraire, pour les partisans de la démocratie, c’est la condition
libre ; pour ceux de l’oligarchie, c’est la richesse ou, pour d’autres, la
qualité du lignage, alors que pour les partisans de l’aristocratie, c’est la
vertu.
7.4. L’égalité proportionnelle
est lu ,justice distributive.
Donc, ce qui est juste,
c’est quelque chose de proportionnel / [30] (le proportionnel, en effet, constitue une
propriété, non seulement du nombre, formé d’unités, mais globalement de la
quantité dénombrée) dès lors que la proportion est une égalité de rapports et
qu’elle implique quatre termes au moins.
7.4.1. Les différents types de
proportions distingués en mathématiques.
Ainsi donc, c’est la
proportion discrète qui implique quatre termes, bien évidemment. — Mais la
proportion continue aussi, car un seul terme y fait office de deux / [1131 b 1] et se trouve exprimé deux
fois. Ainsi lorsqu’on dit : « Le rapport du segment A au
segment B est aussi celui du segment B au segment C. » On a donc
eu deux fois la mention du segment B, en sorte que si le segment B
compte pour deux, on aura quatre termes dans la proportion.
7.4.2. La proportion dans le cas du
juste.
Cependant, le juste implique
précisément quatre termes au moins [A, B, C et D] et la raison [des rapports
A/B et C/D] est identique, / [5] puisque la distinction est la même entre les personnes [A et B] et les
parts [C et D]. Par conséquent, le rapport du terme A au terme B est celui du
terme C au terme D. Et donc, par permutation, le rapport du terme A au terme C
est celui du terme B au terme D, si bien que ce rapport est aussi celui de
l’ensemble [A + C] à l’ensemble [B + D].
Or c’est précisément à ces accouplements
que procède la distribution et si les ensembles constitués sont ceux qu’on
vient de dire, l’opération est juste. [7] L’accouplement du terme A avec le
terme C et celui du terme B avec le terme D / [10] représentent donc ce
qui est juste dans la distribution.
Et ce qui est juste dans ces
conditions représente le milieu par comparaison à ce qui est disproportionnel.
C’est en effet le proportionnel qui constitue le milieu. Or le juste est un
milieu.
On appelle par ailleurs ce
genre de proportion, une proportion géométrique dans le langage des
mathématiciens, car dans la proportion géométrique, il se fait que le rapport
de l’ensemble [A + C] à l’ensemble [B + D] est précisément celui que chacun des
deux termes du premier ensemble entretient avec le terme correspondant de
l’autre [A avec B et C avec D]. /
(15] Et cette proportion n’est
pas continue, parce qu’il n’existe pas de terme numériquement un qui compte à
la fois pour une personne à qui l’on rend justice et pour une part distribuée.
7.5. L’injustice correspondante.
Ainsi donc, voilà ce qui est
juste : le proportionnel. — Ce qui est injuste, en revanche, c’est ce qui
est disproportionnel.
Il se produit donc lorsqu’il
y a trop d’un côté et de l’autre trop peu, comme il arrive précisément dans les
faits. L’auteur de l’injustice détient en effet une trop grande part et sa
victime, / [20] une trop petite, s’il s’agit de se partager le bien. Et
s’il s’agit de se partager le mal, c’est l’inverse, vu que le moindre mal
compte en raison d’un bien relativement au mal plus grand. Le moindre mal est
en effet préférable au plus grand ; or le préférable constitue le bien et
plus il est préférable, plus ce bien est grand.
8. La justice corrective
[25] Quant à la forme qui reste,
celle qui apporte un correctif, elle se rencontre dans les rapports contractés
entre les hommes, qu’ils soient consentis ou qu’ils ne le soient pas.
8.1. Le correctif exige une
proportion arithmétique.
Or ce qui est juste dans
cette perspective se présente sous une forme différente de la précédente.
En effet, ce qui est juste
dans la distribution des biens communs traduit toujours l’exigence de proportionnalité
qu’on a exposée, puisque si l’on envisage le partage de richesses communes, / [30]
celui-ci doit exprimer le même rapport que celui qu’ont entre elles les
contributions de chacun à la communauté. Et ce qui est injuste, à l’opposé du
juste ainsi entendu, c’est ce qui déroge à l’exigence du proportionnel.
Dans les rapports contractés
entre personnes, en revanche, ce qui est juste, c’est une sorte d’égalité,
certes, et ce qui est injuste, / [1132 a 1] une
sorte d’inégalité, mais l’égalité ne traduit pas la proportionnalité exigée
dans le premier cas : elle traduit au contraire la proportion
arithmétique.
8.2. Le correctif dans la justice.
8.2.1. La justice corrective ne
considère que le dommage.
Peu importe en effet qu’une
spoliation soit commise par un honnête homme aux dépens d’un vilain ou
l’inverse, ou que l’auteur d’un adultère soit honnête homme ou vilain. Ce qui
importe, au contraire, c’est le dommage occasionné, et la seule chose / [5]
que considère la loi, traitant les personnes sur un pied d’égalité, c’est de
savoir si l’une a commis une injustice dont l’autre a été victime, autrement
dit, si l’un a causé un dommage dont l’autre a été victime.
8.2.2. Elle rétablit l’égalité.
Si bien que, devant ce
traitement injuste, qui introduit de l’inégalité, le juge s’efforce de
rétablir l’égalité. En effet, lorsqu’une personne a reçu des coups alors que
l’autre en a donné ou encore qu’elle a tué et que la première est morte, la
distinction entre l’affection subie et l’action entraîne des inégalités, mais
le juge s’efforce, par la peine infligée, / [10] de rétablir l’égalité,
en retranchant quelque chose du profit.
C’est en effet ce qu’on dit à peu près dans pareils cas, même si le mot n’est pas adapté certaines fois. Il y a profit par exemple pour celui qui a donné des coups et il y’ a perte pour celui qui a subi les coups. Enfin, dès l’instant en tout cas où le tort subi a été mesuré, on parle bien de perte et de profit. /
[1132 b 11] Or les mots employés en
l’occurrence, je veux dire celui de perte et celui de profit, viennent de
l’échange contracté par consentement. En effet, en avoir plus que ce qui nous
revient, c’est, dit-on, en profiter, et en avoir moins qu’au départ, c’est
essuyer une perte, / [15] comme il arrive lorsqu’on achète et qu’on
revend ou dans toutes les autres opérations que la loi autorise sans obligation
de prix. Lorsqu’en revanche, on n’obtient ni plus ni moins que cela même qu’on
avait pour capital, on prétend conserver ce qui nous revient sans perte ni
profit.
Par conséquent, le moyen terme entre un certain profit et une perte, ce qui est juste dans les rapports qui échappent au consentement, c’est de maintenir l’égalité avant et après.
8.2.3. Le juste correctif est un
milieu
[1132 a 14] Tirons la conséquence. Entre
le trop et le trop peu, l’égal constitue le milieu ; / [15] or, le
profit et la perte constituent chacun ce qui est trop et ce qui est trop peu en
des sens contraires (trop de bien et trop peu de mal représentent un profit,
alors que trop de mal et trop peu de bien, au contraire, représentent un
dommage) ; quant au milieu entre les deux, on l’a vu, c’est l’égal que
nous appelons juste. Par conséquent, ce qui est juste à titre de correctif,
c’est le milieu entre perte et profit.
C’est précisément la raison pour laquelle, en cas de contestation, / [20] les parties s’en remettent au juge. Or, aller devant le juge, c’est se rendre à ce qui est juste, puisque le juge se veut en quelque sorte la justice animée. Et les parties recherchent dans le juge un moyen terme. Elles en appellent aussi, dans certains cas, à des médiateurs, dans l’idée que si elles parviennent à tomber d’accord sur le moyen terme, elles obtiendront justice, si tant est que le juge aussi offre ce moyen terme.
8.2.4. Comment rétablir l’égalité ?
Le juge, de son côté, / [25]
restaure l’égalité. C’est comme s’il avait affaire à une ligne [AB] segmentée
en parties inégales [AC et BC], qu’il prenait le plus grand segment [AC] et en
retranchait [DC] ce qui excède la demi-ligne [AD] pour l’ajouter au plus petit
segment [CB]. Or une fois que sont distinguées deux parts dans l’ensemble, on
prétend avoir sa part si l’on obtient ce qui est égal. [...] [30] - C’est
précisément pour cette raison qu’on se sert mot « juste » [en grec dikaion], parce qu’il évoque la
division « en deux » [dicha {étymologie fantaisiste nous dit Bodéüs}] : c’est un peu comme si l’on
disait « coupé en deux » [dikhaion] et qu’on appelait le juge [dikastès] « celui qui coupe la poire en
deux » [dikhastès].
Or l’égal, c’est le milieu
entre le trop grand et / [30] le trop petit exprimant la proportion
arithmétique.
En effet, lorsque deux
grandeurs sont égales et qu’on soustrait de l’une une quantité pour l’ajouter à
l’autre, cette autre excède la première de deux fois l’équivalent de la
quantité soustraite, car si l’on retranchait sans ajouter, / [1132 b 1] l’excès ne serait que d’un fois
l’équivalent. Donc, la grandeur augmentée dépasse la moyenne d’une quantité
équivalente, et la moyenne dépasse aussi d’une quantité équivalente la grandeur
dont on a retranché cette quantité.
Par là nous pouvons donc
connaître ce qu’on doit retrancher de la grandeur excessive et ce qu’il faut
ajouter à la trop petite. En effet, ce que la moyenne a de plus que la trop
petite / [5] doit être ajouté à celle-ci et ce qu’elle a de moins que
la plus grande doit être retranché de la plus grande. Soit les longueurs AA, BB
et CC, égales entre elles. Que l’on retranche de AA le segment AE et que l’on
ajoute à CC le segment CD de telle sorte que l’ensemble CCD dépasse EA de CD et
de CE Cet ensemble dépassera donc BB de CD. [...]
A E
A
C F C D
9. La justice dans les transactions
9.1. La justice n’est pas simple réciprocité.
[8] [21] Certains par ailleurs sont
d’avis que c’est la réciprocité tout simplement qui constitue la justice. Ainsi
prétendaient les Pythagoriciens, puisque leur définition identifiait simplement
ce qui est juste et ce qui rend à autrui ce qu’on en a reçu.
Or l’idée de réciprocité ne
s’accorde avec la définition du juste ni dans le cas de la justice
distributive ni dans le cas de la justice corrective, / [25] bien qu’on
veuille encore faire témoigner en ce sens la conception de la justice selon
Rhadamanthe : « Si l’on subit ce qu’on a fait, la justice trouvera son
compte. » Dans bien des circonstances en effet ce principe est en désaccord
avec la justice : par exemple, si c’est le détenteur d’une magistrature
qui a frappé, il ne doit pas être frappé en retour et, si l’on a frappé un
magistrat, on ne doit pas être seulement frappé / [30] mais encore
châtié. De plus, la différence entre l’acte commis de plein gré et celui qui ne
l’est pas importe beaucoup.
9.2. La réciprocité
proportionnelle : ciment de la Cité.
Mais il reste que, dans les associations qui sont faites pour les échanges, la cohésion tient à ce genre de justice, même si la réciprocité veut qu’on rende en proportion et non selon le principe d’égalité.
C’est en effet parce qu’on retourne
en proportion de ce qu’on reçoit que la Cité se maintient. Tantôt, en effet,
les citoyens cherchent à faire payer le mal, sans quoi / [1133 a 1] ils paraissent avoir une attitude
d’esclaves ; tantôt, ils cherchent à rétribuer le bien, sans quoi il n’est
pas entre eux de transaction possible. Or c’est la transaction qui les fait
demeurer ensemble.
C’est précisément pourquoi ils érigent un sanctuaire des Grâces bien en vue de tous, de façon à susciter la rétribution, parce que celle-ci est le propre de la reconnaissance. On doit en effet offrir ses services en retour à celui / [5] qui nous a fait une grâce et réciproquement prendre l’initiative de gestes gracieux.
9.3. Comment échanger
proportionnellement
D’autre part, ce qui fait
l’échange proportionnel, c’est la conjonction de termes diamétralement opposés :
mettons un bâtisseur A, un cordonnier B, une maison C et une chaussure D, il
faut donc que le bâtisseur [A] reçoive du cordonnier [B] son travail à lui [D]
et qu'il lui donne en retour le sien [C].
[10] Par conséquent, si tout
d'abord se constate l'égalité proportionnelle des choses et qu'ensuite la réciprocité se réalise, la
justice dont on parle sera accomplie. Sinon, l’égalité disparaît et il n’y a
plus de partenaires. Rien n’empêche en effet le travail de l’un des partenaires
d’être supérieur à celui de l’autre. Il faut donc les rendre égaux.
9.4. La monnaie rend les biens
échangés commensurables.
Or c’est vrai aussi dans le
cas des autres métiers. Ils seraient en effet supprimés depuis longtemps / [15]
si ce que le producteur produit en quantité et en qualité n’était pas
précisément ce dont le bénéficiaire éprouve le besoin en quantité et en
qualité. Car ce n’est pas entre deux médecins que se forme une association
d’échange, mais entre un médecin et un agriculteur, c’est-à-dire, plus
généralement, entre des personnes différentes et qui ne sont pas égales, mais
qu’il faut mettre sur pied d’égalité.
C’est pourquoi il faut que
soient en quelque façon commensurables toutes les choses qui s’échangent. Et
c’est à cela / [20] qu’est venue servir la monnaie, qui devient une
sorte de moyen terme, puisqu’elle constitue la mesure de tout. Si bien que,
évaluant aussi l’excès et le défaut, elle permet alors d’établir combien de
chaussures équivalent à une maison ou à de la nourriture.
Or le rapport du bâtisseur
au cordonnier doit être tel nombre de chaussures pour une maison ou de la
nourriture, car sinon, il n’y aura pas d’échange ni d’association entre eux. / [25]
Et il n’y en aura pas si les choses échangées ne sont pas égales d’une
certaine façon. Il faut donc qu’un certain étalon permette de tout mesurer,
comme on vient de le dire plus haut.
9.5. Le besoin : véritable
étalon des échanges.
Mais cet étalon, en vérité,
c’est le besoin , lequel assure la cohésion de tout dans la communauté.
Car si l’on n’avait pas de besoin ou que celui-ci n’était pas semblablement
partagé, ou bien il n’y aurait pas d’échange dans le premier cas ou bien dans
le second, il ne serait pas ce qu’il est.
La monnaie d’ailleurs est
devenue une sorte de substitut du besoin, à titre conventionnels. / [30] Et
c’est pour cela qu’elle porte ce nom de « monnaie » [en grec : nomisma], parce qu’elle tient, non pas
à la nature, mais à la loi [en grec : nomos] et qu’il ne tient qu’à nous d’en changer et de la
retirer de l’usage.
9.6. L’égalisation doit
précéder l’échange
Il y aura donc réciprocité
dès l’instant où les choses [C et D] auront été rendues égales, de telle sorte
que ce qu’est l’agriculteur [A] au cordonnier [B] soit ce qu’est le travail du
cordonnier [D] au travail de l’agriculteur [C]. / [1133
b 1] Cependant, il ne faut pas mettre les choses sous forme de
proportion après que les personnes ont procédé à l’échange, sinon les deux
excès se trouveront dans le second extrême ; il faut le faire quand elles
sont en possession de leurs biens propres. Ainsi elles sont à égalité et elles
entrent en relation parce que cette égalité-là peut leur être appliquée :
l’agriculteur est A, la nourriture C, / [5] le cordonnier B et son
travail égalisé D. Et si, dans ces conditions, la réciprocité n’était pas
possible, il n’y aurait pas d’association.
9.7. Les besoins, la monnaie et la
stabilité des échanges.
D’autre part, ce qui montre
que le besoin assure la cohésion comme une sorte d’unité, c’est que si les
partenaires n’ont pas besoin l’un de l’autre, si tous les deux ou l’un des deux
n’éprouvent pas de besoin, il n’y a pas alors d’échanges entre eux comme il y
en a quand quelqu’un demande ce qu’on a personnellement, par exemple du vin,
en nous accordant une exportation de blé. / [10] Il faut donc créer ici
une égalité.
D’autre part, pour l’échange futur, dans l’hypothèse où maintenant l’on n’a besoin de rien, l’assurance d’avoir ce dont on aura besoin le cas échéant se trouve dans la monnaie qui est une sorte de garantie à notre disposition, car on doit, si l’on apporte de l’argent, pouvoir en retirer quelque chose.
Certes, la monnaie subit
aussi la même fluctuation que les besoins. Elle n’a pas en effet toujours un
égal pouvoir d’achat. Mais malgré tout, elle tend à plus de stabilité. C’est
pourquoi tout doit avoir / [15] un prix établi, car c’est la condition
pour qu’il y ait toujours possibilité d’échange et, partant, d’association.
La monnaie donc constitue
une sorte d’étalon qui rend les choses commensurables et les met à égalité.
Sans échange en effet, il n’y aurait pas d’association, ni d’échange sans
égalisation, ni d’égalisation sans mesure commune.
9.8. Convention monétaire et troc.
À la vérité donc, il est
impossible de rendre les choses commensurables vu qu’elles sont tellement différentes,
/ [20] mais en fonction du besoin, on peut y arriver de façon
satisfaisante. Aussi doit-on disposer d’une certaine unité qui soit fixée par
hypothèse (d’où l’appellation de monnaie), car c’est elle qui rend tout
commensurable. Tout peut en effet se mesurer en monnaie : si une maison
correspond à A, dix mines à B et un lit à C, A est la moitié de D si la maison
est évaluée à cinq mines, autrement dit, il est égal à cinq mines, tandis que
le lit, / [25] c’est-à-dire C, est la dixième partie de B. On voit
pourtant combien il faut de lits pour égaler une maison, c’est-à-dire cinq. Or
de toute évidence, c’est ainsi que l’échange s’opérait avant l’existence de la
monnaie car il n’y a aucune différence entre échanger cinq lits contre une
maison et offrir pour elle le prix de cinq lits.