Ethica Nicomachea
V,
5, Oxford University Press, Londres, 1975, p. 98-101
traduit par Paulette Taïeb
(1979)
publié dans la Revue du
Mauss, n° 9, troisième trimestre 1990
Il semble à quelques-uns aussi que la réciprocité
soit simplement (le) juste, comme l’ont affirmé les pythagoriciens ; ils
définissaient en effet simplement le juste ( :) la réciprocité à l’égard de l’autre. Mais la
réciprocité n’est en harmonie ni avec le juste qui répartit ni avec le juste
qui redresse — et pourtant ils désirent que ce soit précisément ceci qu’exprime
aussi le juste de Rhadamante :
au cas où l’on subit les
choses que l’on a faites, la justice devient droite
— car c’est sur beaucoup de
points qu’elle est en discordance ; par exemple si en possession de
l’autorité on a donné un coup, on ne doit pas être frappé en retour, et si l’on
a donné un coup à qui a autorité, on doit non seulement être frappé, mais
encore puni. En outre, entre ce qui est fait avec consentement et ce qui est
fait en l’absence de consentement il existe une grande différence. Mais dans
les communautés d’échange, ce qui tient ensemble c’est ce juste (que constitue)
la réciprocité, selon la proportion et non selon l’égalité. Car c’est par le
fait de faire la réciproque proportionnelle que la cité, subsiste. Car les
hommes [1133a] cherchent soit à rendre le mal
pour le mal ; sinon, il semble qu’existe l’état d’esclavage ; soit à
rendre le bien pour le bien sinon, l’action de donner une part ne se produit
pas, alors que c’est par l’action de donner une part qu’ils subsistent
ensemble. C’est pourquoi aussi ils élèvent un temple des Grâces accessibles à
tous, afin qu’existe l’obligation de donner en retour ; car il faut rendre
service à son tour à celui qui s’est montré gracieux et à son tour prendre
l’initiative d’être gracieux à son égard. Ce qui fait l’action de donner en
retour selon la proportion, c’est le couplage selon la diagonale. Soient, par
exemple, un architecte A, un cordonnier B, une maison C, une
chaussure D. Ceci posé, il faut que l’architecte reçoive du cordonnier
l’œuvre de celui-ci, et qu’il lui fasse part de la sienne propre. Par
conséquent, si d’abord l’égal selon la proportion existe, (et si) s’accomplit
ensuite la réciprocité, ce qui vient d’être dit existera. Sinon, l’égal
n’existe pas et rien ne tient ; car rien n’empêche que l’œuvre de l’un
soit meilleure que l’œuvre de l’autre ; il faut donc qu’elles soient
égalisées. Il en est de même pour les autres arts et techniques ; car ils
disparaîtraient, si ce qu’accomplit ce qui est actif et en telle quantité et en
telle qualité ce qui est passif ne le subissait pas aussi et en telle quantité et en telle
qualité. Car ce n’est pas à partir de deux médecins que se réalise la
communauté, mais à partir d’un médecin et d’un cultivateur, et d’une manière
générale entre autres et non égaux ; mais il faut qu’ils soient égalisés.
C’est pourquoi il faut que toutes les choses, dont il existe échange, soient
d’une façon quelconque comparables. C’est pour cela que la monnaie est venue et
qu’elle est devenue en quelque sorte moyen terme ; car elle mesure toutes
les choses, par conséquent et l’excès et le manque, combien précisément de
chaussures est égal à une maison ou à de la nourriture. Il faut donc que ce
que l’architecte est au cordonnier tel nombre de chaussures (le) soit à la
maison ou à la nourriture. Car si ceci n’est pas, l’échange ne sera pas, ni la
communauté. Et ceci ne sera pas, si (les choses) ne sont pas égales d’une façon
quelconque. Il faut donc que toutes les choses soient mesurées en un quelque
chose, comme nous l’avons dit plus haut. Ceci est en vérité le besoin, qui
tient ensemble toutes les choses ; car si les hommes n’avaient besoin de
rien ou s’ils n’avaient pas semblablement besoin, ou bien il n’existerait pas
d’échange ou bien il n’existerait pas le même échange ; mais la monnaie
est devenue par convention comme un substitut du besoin ; et c’est pour
cette raison qu’elle porte le nom de « monnaie », parce qu’elle
existe non par nature, mais par la loi et qu’il est en notre pouvoir de la
changer et de faire qu’elle soit inutile. Il existera, dès lors, réciprocité,
quand on aura égalisé, de sorte que ce que le cultivateur est au [1133b] cordonnier l’œuvre du cordonnier (le) soit à
celle du cultivateur. Mais il ne faut pas (les) amener à la forme de la proportion
quand ils ont échangé (sinon l’un des deux extrêmes aura les deux excédents),
mais quand ils ont leurs propres (œuvres). De cette façon ils sont égaux et en
communauté, parce que cette égalité peut se réaliser quant à eux. Soient un
cultivateur A, de la nourriture C, un cordonnier B, l’œuvre de
celui-ci égalisée D. Mais s’il n’existait pas de réciprocité, il
n’existerait pas de communauté. Que le besoin tienne ensemble comme étant un(e)
un(ité) quelconque est évident dans le fait que, quand deux hommes ne sont pas
dans le besoin l’un de l’autre, que ce soit tous les deux à la fois ou l’un des
deux, ils n’échangent pas, comme (n’échangent pas) ceux qui, quand quelqu’un a
besoin de ce que lui-même a, par exemple de vin, offrent l’exportation de blé.
Il faut donc que ceci soit égalisé. Mais pour l’échange futur, si dans
l’immédiat nous n’avons besoin de rien, la monnaie est pour nous comme un
garant qu’il existera si nous venons à avoir besoin ; car il faut à qui en
est porteur qu’il soit possible de recevoir en échange. Sans doute celle-ci
éprouve-t-elle aussi des modifications ; car elle n’a pas toujours un
pouvoir [d’achat] égal ; mais cependant elle tend à être plus stable.
C’est pourquoi il faut que toutes les choses aient été évaluées ; car
ainsi l’échange existera toujours (et), si ceci est, la communauté (aussi). Dès
lors la monnaie, comme un instrument de mesure qui rend les choses commensurables,
égalise ; car la communauté n’existerait pas si l’échange n’était pas, ni
l’échange si l’égalité n’était pas, ni l’égalité si la commensurabilité n’était
pas. Sans doute en vérité il est impossible que des choses qui diffèrent autant
deviennent commensurables, mais par rapport au besoin cela est possible suffisamment.
Il faut, dès lors, un(e) unité) quelconque, mais ceci par fondement ;
c’est pourquoi elle est appelée « monnaie » ; en effet, celle-ci rend
toutes les choses commensurables ; car toutes les choses sont mesurées en
monnaie. Soient une maison A, dix mines B, un lit C.
Alors A est la moitié de B, si la maison vaut, ou est égale à cinq
mines ; le lit C est la dixième partie de B combien de lits est
égal à une maison est alors évident, soient cinq. Qu’ainsi l’échange ait existé
avant que la monnaie existe est évident ; car cinq lits contre une maison
ou contre autant que cinq lits ne diffèrent cri rien.