Blog de Paul Jorion
François Fourquet m’a
adressé le courrier suivant, qu’il m’a aimablement autorisé de reproduire à
votre intention.
Cher Paul Jorion,
La lecture de votre article
du Débat n° 151 “L’après-capitalisme commence aujourd’hui” m’a procuré un
grand plaisir intellectuel et m’a lancé un défi auquel j’ai eu envie répondre.
Vous posez la question de la survie du capitalisme. La crise est planétaire, ce
n’est pas une simple crise financière, c’est une crise de civilisation, plus
grave que celle de 1929, qui va être rejetée dans l’ombre par le sombre
éclat de la catastrophe qui s’annonce. Vous émettez deux hypothèses : une
hypothèse optimiste : la crise se résorbera comme toutes les autres, après
les vaches maigres le beau temps des vaches grasses reviendra ; une
hypothèse pessimiste : le capitalisme est incapable de
s’autoréguler ; il est destiné à s’effondrer, non pas pour la raison
qu’invoquait Marx (la baisse tendancielle du taux de profit), mais pour
d’autres raisons : le capitalisme est incapable 1° de s’autoréguler,
2° de s’auto-adapter en tirant les leçons des crises passées et 3° de
prévenir le risque d’emballement dû à l’amélioration des connaissances (de plus
en plus de spéculateurs grégaires font la même prévision qui, comme des
moutons, les conduit irrésistiblement dans le précipice). Vous proposez qu’une
réglementation judicieuse supprime ou contrôle les causes directes de la
crise : la spéculation financière ; la faculté pour les spéculateurs
d’emprunter pour gonfler les capitaux qu’ils risquent (l’effet de
levier) ; l’usage excessif des produits dérivés.
Toute votre argumentation
repose sur une équation fondamentale : le “capitalisme” ou “système
capitaliste”, c’est le marché, ou, pour parler comme Polanyi, le “marché
autorégulateur”. Le marché n’est pas capable de s’autoréguler ; il faut
une intervention extérieure, celle de l’État, qui n’obéit pas à la logique
marchande et impose au marché des règles pour éviter la catastrophe in
extremis. Cette thèse fait problème sur le plan théorique (car, sur le plan
pratique, je ne vois pas de raison de contester vos solutions, qui reposent sur
votre expérience financière). Voici en pièce jointe, une mise en question
intitulée “25 thèses sur le capitalisme” : si l’État est, à la rigueur,
extérieur au marché, il n’est pas extérieur au “capitalisme” : il en fait
partie intégrante.
25 thèses sur le
capitalisme Réponse à Paul Jorion, “L’après-capitalisme
commence aujourd’hui” (Le Débat n° 151) 1. Ce qu’on appelle
«capitalisme» ne se réduit pas à une entité économique, c’est-à-dire à un
ordre social distinct des autres ordres, un système économique, comme le font
les marxistes, les trotskystes (Nouveau Parti Anticapitaliste), les
altermondialistes (jadis anti-mondialistes) ; pourtant Marx, qui a
inventé le “mode de production capitaliste” (un système), parlait de “société
bourgeoise” ou “capitaliste” : le capitalisme ou l’économie ne peuvent
être séparés de la société dont ils ne sont qu’un aspect, et non un ordre
autonome ; le capitalisme comme système économique est une vue de
l’esprit ; 2. L’économie
ne se réduit pas au marché ; le capitalisme moderne (depuis les
années 1920) n’est pas le marché seul, mais l’ensemble formé par les
marchés, les entreprises, et l’État ; l’historien Fernand Braudel
affirme que le capitalisme des Temps Modernes ne se confond pas avec
l’économie de marché ; il est la partie supérieure de l’économie, où
règne le monopole et non la concurrence, et située dans la zone centrale des
économies-mondes (cf. thèse 15) ; 3. Le capitalisme
n’est pas pensable sans l’État ; un capitalisme sans État, c’est comme
un sourire sans chat ; on ne peut même pas parler de “symbiose” comme
s’il s’agissait de deux entités distinctes, l’une économique et l’autre
politique, qui se seraient formées séparément et auraient passé une alliance
ou décidé de vivre ensemble ; il y a inhérence réciproque : dès
leur naissance au Moyen Âge, l’État est dans le capitalisme et le capitalisme
dans l’État ; ensemble ils forment une seule et même entité
sociale ; 4. L’État représente
l’aspect politique de cette entité ; son domaine de pouvoir est le
territoire, qui sera plus tard national ; le capitalisme a la planète
pour horizon ; il représente l’aspect mondial, il est branché sur
l’extérieur du territoire ; 5. Le capitalisme
s’est confondu avec l’Europe dans son exploration, sa conquête et son
exploitation du monde ; c’est l’Europe, c’est-à-dire le capitalisme, qui
a mis en communication les différentes parties du monde ; capitalisme et
mondialisation, au fond, c’est la même chose ; au XIXe siècle, elle s’est
élargie aux autres “pays neufs” (les rejetons européens : USA,
Canada ou Australie) pour former l’Occident ; 6. Le capitalisme, au
fond, c’est la partie mauvaise de l’Europe, celle qui exploite et colonise,
celle que nous abhorrons et que nous rejetons moralement, bien que nous
soyons européens ; nous l’assimilons à une sorte de chimère avide et
maléfique à qui nous attribuons la puissance d’expansion de l’Europe ;
nous la projetons hors de nous et la nommons “capitalisme” ; 7. Il n’y a de
capitalisme que s’il existe une institution qui peut parler et agir en son
nom, et qui en fait un “quasi-sujet” (idée proche du “sujet comme si” d’Alain
Caillé) ; faute de cette quasi-subjectivité qui lui donne l’apparence
d’un acteur de l’histoire, le capitalisme reste une entité abstraite, une
catégorie économique vide, pratico-inerte, sans consistance historique ;
et ce qui fait du capitalisme un quasi-sujet, c’est l’État américain et les
dirigeants qui font partie de ce que Stiglitz appelle la “communauté
financière mondiale”, en fait principalement américaine, car elle est
localisée à New York ; 8. Ce quasi-sujet
exerce un pouvoir ; seul ce pouvoir est capable de prendre en charge la
régulation de l’économie ; à la fois il fait partie de l’économie et est
situé en haut de l’économie, dans sa partie supérieure, qui correspond au
capitalisme braudélien ; 9. Le pouvoir d’une
entité sociale est de nature quasi-subjective ; il est situé en haut de
l’entité, mais n’en est jamais séparé : il plonge en elle par une
myriade de racines ramifiées qui lui permettent justement d’exercer ce
pouvoir ; la frontière est poreuse entre le pouvoir et ce qui n’est pas
lui ; du haut en bas de l’échelle, on passe insensiblement de sa pointe
suprême à sa base ; ce qui rend difficiles les tâches de distinction et
de définition de l’économiste, du sociologue ou du politologue ; 10. L’économie américaine
est plus large que l’économie du seul territoire américain, mesurée par son
PIB (produit intérieur brut) ; elle se confond presque avec l’économie
mondiale tout entière, du fait des prolongements planétaires de ses très
grandes entreprises ou firmes multinationales, de ses grandes banques
internationales, celles-là mêmes qui sont en difficulté en ce moment :
Citigroup, Merrill Lynch, Lehman Brothers, etc.), de ses investisseurs
institutionnels et de ses investissements directs à l’étranger ; plus de
la moitié des firmes multinationales et des zinzins sont d’origine et de
culture américaines ’ ; 11. L’État fédéral
américain (et ses organes économiques, la Fed [Federal Reserve Bank ou banque
centrale] et le Trésor (ministère des finances) ainsi que la culture
américaine ont une influence, une emprise sur les institutions officielles de
l’économie mondiale (FMI, BM, OMC) ; rien d’important ne se décide
sans leur aval ; 12. Le pouvoir mondial ne
se réduit pas à l’institution “pouvoir des USA” (défini constitutionnellement
sur le plan politique — État fédéral — ou juridiquement sur le plan
économique — firmes multinationales, grandes banques, etc. ; en raison
de l’absence de frontière nette séparant le pouvoir de ce dont il est le
pouvoir, et en raison des prolongements planétaires des institutions,
entreprises et banques américaines ; la puissance américaine au sens
large peut donc être considérée comme l’instance concrète de pouvoir mondial,
même si le monde ne lui obéit pas comme des soldats à leur chef ou même,
forcément, la conteste ; 13. L’État fédéral
américain et ses annexes (Fed, Trésor, FMI) incarne de fait le pouvoir
quasi-subjectif du monde ; c’est lui le régulateur de l’économie
mondiale ; faute d’instance officielle dûment nommée ou élue, il tient
lieu de “régulateur en dernier ressort” des marchés mondiaux, et notamment
des marchés financiers ; en cas de crise, depuis qu’il a prêté au monde
pendant et après la guerre de 14-18, il tient une fonction mondiale de
“prêteur en dernier ressort” ; 14. Le capitalisme
mondial n’existe pas sans État mondial qui lui confère un pouvoir et une
existence quasi-subjective ; et cet État, c’est pour l’instant l’État
fédéral américain, même s’il est contesté de toute part, même si on juge
inéluctable à terme son remplacement par une autre instance ; 15. Il existe deux
formes idéal-typiques de l’exercice du pouvoir : le pouvoir par
commandement, à l’image du général, du pape ou du secrétaire général du Parti
communiste à l’époque stalinienne (pouvoir hiérarchique ; image de la
pyramide), et le pouvoir par entraînement ou par captage (image du réseau),
c’est-à-dire par une combinaison de violence, d’attraction, de séduction et
de subjugation (on est subjugué par la violence mais aussi par la
fascination) ; dans l’histoire, les villes-mondes ont dirigé
l’économie-monde européenne par captage de l’énergie de ses composantes, mais
rarement par violence pure exercée de l’extérieur ; une force supérieure
assimile, pompe ou capte toujours l’énergie des forces subordonnées et
obtient leur reconnaissance ; le leadership repose sur cette
assimilation, ce captage ; 16. Dans l’histoire
de l’Occident, depuis l’an mil, le capitalisme (au moins au sens braudélien),
a toujours été localisé, situé au centre de l’économie-monde, ou même de ses
capitales successives ou “villes-monde” : Venise, Anvers, Gênes,
Amsterdam, Londres ; dans les années 1920, la tête du capitalisme a
quitté Londres pour traverser l’Atlantique et s’installer dans une ville
bicéphale, New York-Washington ; les précédentes capitales européennes
avaient été à la fois économiques et politiques ; 17. Cette capitale
bicéphale des USA est aussi celle du monde ; elle héberge la direction
des États-Unis ; mais lorsque le Trésor US nationalise Fanny Mae et
Freddie Mac, lorsqu’en 1998 la Fed sauve le LTCM et en 2008 la
banque Bear Stearns (et peut-être demain la Lehman Brothers) pour éviter la
propagation planétaire d’une crise de système, ils prennent une décision
régulatrice pour le compte de la communauté mondiale, sans être mandatés
officiellement pour ça ; les élections présidentielles américaines nous
concernent, nous passionnent tous comme s’il s’agissait de l’élection par le
peuple américain du président du monde, ce qu’il sera effectivement, sinon
juridiquement ; 18. Dans la mesure où
on ne peut distinguer absolument l’économie américaine de l’économie
mondiale, ni le pouvoir de ce dont il est le pouvoir, ni la tête du
capitalisme de son “corps” planétaire, on peut dire que le capitalisme, c’est
les États-Unis ; il est vrai que le terme “États-Unis” est lui aussi une
entité fictive, mais son insertion dans les relations internationales,
l’existence d’un État reconnu par tous et d’un gouvernement qui peut parler
et agir en son nom rend cette existence institutionnelle et quasi-subjective,
c’est-à-dire plus ou moins réelle ; 19. La crise des
subprimes annonce en effet une crise de civilisation ; déjà la crise
de 1929 était l’ultime soubresaut d’une longue agonie de la
“civilisation du XIXe
siècle”, comme la nommait Polanyi, ou de la “civilisation libérale”, comme
dit Hobsbawm (L’âge des extrêmes) ; la civilisation en crise aujourd’hui
serait née dans les années 70, ce serait la civilisation de l’âge
néo-libéral, dont les promoteurs prétendaient annuler les effets de la
“grande transformation” décrite par Polanyi, prohiber les pratiques
interventionnistes des États et revenir au marché autorégulateur d’avant 1914,
c’est-à-dire au capitalisme libéral ; 20. Il n’y a pas deux
civilisations, d’une part la civilisation libérale ou néolibérale, et d’autre
part une civilisation interventionniste, dirigiste ou “fordiste”, comme la
nommeraient nos amis régulationnistes (s’ils adoptaient la notion de
civilisation), qui a fonctionné de la première guerre mondiale aux
années 1970 ; 21. Il n’y a qu’une
seule civilisation, la nôtre, tantôt libérale et tantôt dirigiste ;
libéralisme et dirigisme sont deux formes d’organisation que la civilisation
occidentale contient en puissance depuis le Moyen Âge ; tantôt l’une
s’actualise plus que l’autre, tantôt l’inverse : elles ne s’opposent pas
comme deux entités fermées et séparées, mais sont deux formes sociales complices
qui ont besoin l’une de l’autre pour exister ; 22. La civilisation
mondiale en gestation est dominée par la civilisation occidentale qui a
subjugué les autres mais sans les détruire : elle les attire, les
influence, les fascine ou au contraire les repousse et suscite leur refus,
mais les opposants font en quelque manière partie de ce à quoi ils
s’opposent ; elle répand sa culture (l’utilitarisme, l’appétit de gain,
le « toujours plus », l’individualisme) et sa religion (la religion
laïque occidentale, caractérisée par le culte de la démocratie, des droits de
l’homme (et de l’individu), de la propriété privée (fondement du marché), et
de la raison (source de la science) ; 23. Il n’y a qu’une seule
société mondiale, plurinationale, qui en ce moment même brasse et mélange les
sociétés nationales dont les parois sont de plus en plus poreuses ; le
capitalisme, mondial de naissance il y a mille ans en Europe occidentale,
n’est qu’un mot pour désigner l’aspect économique de cette société
mondiale ; au XIXe
siècle, l’économie-monde européenne a absorbé les autres économies-mondes
pour former l’économie mondiale tout court ; au XXe siècle, le socialisme a
bloqué pendant 75 ans l’achèvement de cette absorption, mais s’est
finalement dissous en elle entre 1978 (ouverture de la Chine)
et 1989 (chute du mur de Berlin) ; depuis lors, l’unification de
l’économie mondiale s’accélère jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, une nouvelle
division l’arrête ; 24. Le système capitaliste
ne s’effondrera jamais du fait de l’absence de régulation ; car il y
aura toujours une institution politique pour réguler une crise financière, si
grave soit-elle ; et quel autre système pourrait le remplacer, après
l’échec du socialisme ? D’ailleurs, à ce jour, il n’y a pas de candidat,
pas de prétendant crédible ; tout ce qu’on peut prévoir, c’est que de
temps à autre le dirigisme reviendra à la surface : car en profondeur il
n’a jamais disparu ; le capitalisme condamné à s’effondrer est un
mythe ; et un mythe ne s’effondre pas, il se dissipe et ressuscite quand
on en a besoin ; 25. Par contre la société
mondiale, elle, peut s’effondrer, si elle ne répond pas au principal défi de
notre époque, qui est écologique ; sa forme la plus urgente est le défi
du réchauffement climatique ; et si la réponse juste n’est pas donnée à
temps, la société mondiale disparaîtra, et avec elle l’humanité tout entière,
c’est-à-dire : nous. |
[Commentaire
d’un lecteur] Bernard
dit : 15
septembre 2008 à 16:55 Hannah Arendt, elle non plus
ne croit pas à l’amendement du capitalisme et nous donne la toile de fond de
ce qui pourrait se passer. 1958, Condition de
l’homme moderne. Extraits : « Ce que nous avons
appelé le social coïncida historiquement avec la transformation en intérêt
public de ce qui était autrefois une affaire individuelle concernant la
propriété privée. La société, en pénétrant dans le domaine public, se
travestit en organisation de propriétaires qui, au lieu de demander l’accès
au domaine public en raison de leur fortune, exigèrent qu’on les en protégeât
afin de grossir cette fortune (….) Lorsque cette richesse
commune, résultat d’activités jadis reléguées au fond de l’économie ménagère,
eut le droit de s’emparer du domaine public, les possessions privées — qui
sont essentiellement beaucoup moins durables, beaucoup plus exposées à la
mortalité de leurs possesseurs que le monde commun qui, toujours, vient du
passé pour se transmettre aux générations futures — commencèrent à saper la
permanence du monde. (….) C’est seulement lorsque
cette richesse devint le capital dont la grande fonction est d’engendrer
encore du capital, que la propriété égala ou presque la permanence qui était
le propre du monde commun à tous les hommes. Toutefois, cette
permanence est bien différente : c’est la permanence d’un processus
plutôt que d’une structure stable. N’était le processus d’accumulation, la
richesse retomberait aussitôt dans le processus inverse de désintégration par
usure et consommation. La richesse commune ne
peut donc pas devenir commune au sens de monde commun : elle resta, ou
plutôt on voulut la faire rester strictement privée. Il n’y eut de commun que
le gouvernement, nommé pour protéger les uns des autres les propriétaires
concurrents dans la lutte pour l’enrichissement. L’évidente contradiction
de cette conception moderne du gouvernement, dans laquelle les hommes n’ont
en commun que leurs intérêts privés, ne nous troublera plus comme elle
troublait encore Marx : nous savons que la contradiction entre public et
privé, caractéristique des premières étapes de l’époque moderne, fut un
phénomène temporaire qui annonçait l’effacement de la différence même entre
domaines public et privé, l’un et l’autre résorbés dans la sphère du social.
De même nous sommes en bien meilleure position pour apprécier les
conséquences qu’entraîne pour l’existence humaine la disparition de ces deux
domaines de la vie, le public devenu une fonction du privé, et le privé
devenu la seule et unique préoccupation commune. (…) La propriété a perdu sa
valeur d’usage privé, qui était déterminée par son emplacement, pour prendre
une valeur exclusivement sociale déterminée par sa perpétuelle mutabilité, la
fluctuation des échanges ne pouvant être fixée temporairement que par rapport
à un dénominateur commun, l’argent. Étroitement liée à cette
évaporation sociale du concret, la contribution moderne la plus
révolutionnaire au concept de propriété, fit de cette dernière, non plus une
parcelle du monde, fixe, bien délimitée, et acquise d’une façon ou d’une
autre par son propriétaire, mais au contraire une production de l’homme
lui-même, ayant sa source dans le fait que l’homme a un corps et qu’il
possède indiscutablement la force de ce corps, ce que Marx appelait “force de
travail”. Ainsi la propriété moderne
perdant le caractère qui la rattachait au monde vint-elle se localiser dans
la personne, autrement dit dans ce qu’un individu ne peut perdre qu’avec la
vie. (….) Pour comprendre le danger
que fait courir à l’existence humaine l’élimination du domaine privé, le
mieux est sans doute de considérer les caractères non privatifs du privé. La différence entre ce que
nous avons en commun et ce que nous possédons en privé, c’est d’abord que nos
possessions privées que nous utilisons et consommons quotidiennement, sont
beaucoup plus nécessaires que tout ce qui relève du monde commun ; sans
propriété, comme Locke l’a montré, “le monde commun ne sert à rien”. (Second
treatise of civil government sec. 27) La même nécessité qui, au
regard du domaine public, ne révèle que son aspect négatif de privation de
liberté, possède une force infiniment supérieure à celle de tous les désirs
de l’homme et à ce que l’on nomme ses plus hautes aspirations ; non
seulement elle sera toujours au premier rang des besoins et des soucis, elle
préviendra aussi l’apathie, la mort de l’initiative qui menace avec tant
d’évidence les collectivités trop riches. La nécessité et la vie
sont si intimement liées que la vie elle-même est en danger lorsqu’on se
débarrasse complètement de la nécessité. Lorsque la société occidentale (qui a de plus largement obéré la qualité du bien commun écologique, eau, air sols…) ne pourra plus fournir le nécessaire pour un plus grand nombre, comment traitera-telle les initiatives de cette majorité dont cette analyse montre qu’elles sont inéluctables ? » |