Avertissement
pour la deuxième édition française
"
La philosophie allemande est une affaire importante qui regarde l’humanité tout
entière, et nos arrière-neveux seront seuls en état de décider si nous méritons
le blâme ou l’éloge pour avoir travaillé notre philosophie en premier, et notre
révolution ensuite. "
Henri Heine, De l’Allemagne.
Les
articles que nous reproduisons ici sont extraits de L’Imbécile de Paris,
un éphémère " mensuel d’opinions interdit aux journalistes " qui
paraît au cours de l’été 1991. M. Voyer y " résume en quelques mots sa
vision du monde " et les réactions suscitées par ce premier article lui
donnent l’occasion de préciser sa pensée dans les quatre numéros qui vont suivre.
Les
Éditions Anonymes qui ne sont pas une " machine à faire la gloire "
se devaient, avec cette fière modestie qui les caractérise, de proposer à
l’admiration de leurs lecteurs fidèles l’ensemble de ces articles réunis ici en
un petit volume agrémenté d’un index.
15
mars 1995
LES
ÉDITEURS
Pourquoi dans un monde si beau,
où abondent les camps de concentration
et les missiles de croisière,
la communication est-elle impossible ?
L’enjeu de ce monde est très
simple.
*
Ou
bien le but de l’existence est de satisfaire les fameux besoins, manger, boire,
dormir, ceci accompagné de quelques menus plaisirs annexes telle la culture de
M. Langue (l’honneur de M. Langue est évalué à 500 000 francs). Alors tout
dans le monde est organisé en fonction de cette noble tâche. Alors la fameuse
" production ", cette mystérieuse bête tapie au sein de la
société et qui commanderait tout, a pour but de satisfaire les fameux besoins,
de supprimer la faim et la rareté dans le monde. Tout est simple en somme.
Alors
il y a certes des riches et des pauvres ; mais les riches n’ont en fait
que ce qu’ont les pauvres, en plus grande quantité. Il y a donc bien une
injustice, mais elle est mineure. Riches et pauvres sont également libres,
comme on nous l’a appris à l’école républicaine et laïque car dans ce cas la
liberté consiste dans la liberté d’aller et venir. Nous sommes donc bien loin
de cette Antiquité et de cet Ancien Régime abhorrés où les esclaves ne
pouvaient ni voyager ni changer de maîtres à leur gré.
On
peut de plus espérer que, le temps passant, les pauvres aient de plus en plus
de ce qu’ils ont déjà, et qu’ainsi ils deviennent peu à peu moins pauvres.
D’ailleurs les riches, tel M. Henry Ford, par leur activité incessante,
n’ont-ils pas permis aux pauvres d’avoir enfin de belles voitures neuves ?
Cependant
il y a bien un petit inconvénient. Cette méchante production, au lieu d’être au
service de la satisfaction des gentils besoins, n’aurait de cesse d’en créer de
méchants pseudo. C’est la fameuse société de consommation. Quelle vilaine cette
production, quel vilain ce capitalisme. Suivent alors les litanies de la gauche
conviviale. Mais enfin, ce n’est là que péché véniel auquel la gauche va vite
remédier. C’est son métier en quelque sorte. La production au service des
besoins, voilà la fière et exaltante devise de la gauche sage et généreuse
(situationnistes compris) et notamment de l’imbécile Gorz.
Dans
ce cas 1789 a bien aboli l’esclavage et M. Mitterrand est un grand ami des
pauvres. M. Montand aussi.
*
Ou
bien le but de l’existence est la communication et tout dans le monde est
effectué pour assurer coûte que coûte cette communication. (J’insiste sur le
coûte que coûte car les maîtres du monde insistent chaque jour lourdement sur
ce coûte que coûte. Ils ont déjà démontré qu’ils ne sont pas à un Auschwitz, un
Nagasaki ou un Bhopal près.)
Dans
ce cas, la liberté ne consiste pas en la liberté d’aller et venir, de boire et
de manger mais dans la liberté de communiquer. Seuls sont libres ceux qui
communiquent.
Alors,
ce qu’ont les riches n’est pas ce qu’ont les pauvres en plus grande quantité.
Ce qu’ont les riches est ce que les pauvres n’ont pas et qu’ils n’auront
jamais.
Dans
ce cas les riches sont les maîtres et les propriétaires de la communication.
Dans ce cas les pauvres ne sont pas seulement pauvres, ils sont esclaves, car
celui qui n’est pas libre est esclave. Il faut bien appeler les choses par leur
nom même au temps de la bière pression en bouteille et des épiciers
révolutionnaires.
Il
est des imbéciles pour confondre la mobilité et la liberté. Or l’esclavage
moderne est fondé sur la mobilité des esclaves, c’est même ce qui le distingue
des autres formes d’esclavage. Cette mobilité est grandement encouragée par les
maîtres : habeas corpus. Les esclaves sont comme ces chiens
modernes tenus avec une laisse déroulante : la laisse se déroule, se
déroule, jusqu’en Grèce, jusqu’aux Açores et autres pays de rêve, mais le jour
dit, à l’heure dite, l’esclave est au bureau, docile. Marx avait encore raison
sur ce point : la liberté dont jouit l’esclave dans la démocratie
commerciale est purement formelle, c’est-à-dire, si les mots veulent encore
dire quelque chose, sans contenu, car le contenu de la liberté est la
communication et l’esclave n’a pas accès à la communication. La communication
est la substance de la liberté. La liberté des commerçants est, elle,
pleinement substantielle. Le même genre d’imbécile déplore que
l’esclave-citoyen se comporte plutôt comme un esclave que comme un citoyen. Je
voudrais faire justice du prétendu individualisme dont serait victime la
société moderne, scie avec laquelle la bonne pensée nous rebat les oreilles,
que ce soit pour s’en réjouir (l’enculé Lipovetsky) ou pour le déplorer (les
instituteurs socialistes). Mais dans ce cas où sont les individus ? Où
sont les Alcibiades ? Je ne vois que pullulement d’esclaves sur les
autoroutes et vulgarité bourgeoise. Dans la liberté du commerce, l’individu et
la communication sont posés face à face : d’un côté la communication
mondiale aux mains des commerçants, de l’autre l’individu totalement privé de
communication. Comme le Canada Dry, cet individu a l’apparence d’un
individu, mais ce n’est pas un individu. C’est un esclave pacifié. Ce monde ne
souffre pas de l’individualisme, il souffre de l’esclavage.
Les
faux-culs bourgeois objectent qu’il ne saurait y avoir esclavage puisqu’il n’y
a plus de propriété de la personne. Or si je consulte le dictionnaire Robert au
mot " esclave ", je lis : " Qui est sous la
puissance absolue d’un maître. " Certes l’esclave moderne n’est pas
sous la puissance d’un maître personnel (et encore !). Les esclaves
modernes ne sont pas esclaves d’un maître particulier mais de la communication
de leur maître.
L’injustice
est donc bien toujours la même que dans l’Antiquité, l’hypocrisie et la bonne
pensée en plus. Les Romains tenaient l’esclavage pour un fait, un résultat de
l’état de guerre. Pour eux l’esclavage ne résultait pas d’un contrat mais d’une
privation involontaire de la liberté, une déchéance que l’on subissait contre
son gré.
Avec
leur hypocrisie caractéristique, les faux-culs bourgeois drapés dans leur bonne
pensée prétendent fonder ce fait sur le droit et font la fine bouche devant
l’esclavage fondé sur la force. Si l’esclave moderne est propriétaire de son
corps, il n’est pas pour autant propriétaire de la communication. Il est bien
clair que l’industrie automobile n’aurait pas connu l’essor qu’elle a connu si
les esclaves n’étaient pas propriétaires de leur corps. Il peuvent donc le
promener, hors des heures de travail, bien entendu, aussi loin que ses quatre
roues peuvent le porter. Dans son bagne, Soljenitsyne constatait que ce genre
de promenade (à pied, en Russie, évidemment) n’a rien à voir avec la liberté
puisque, captif, il connaissait une liberté non moindre.
Les
faux-culs bourgeois prétendent que le salarié n’aliène sa liberté que temporairement,
pour une durée limitée. (Oui, on prétend encore cela en 1979, par exemple la
chienne savante Barret-Kriegel qui cherche au C.N.R.S.) Mais d’une part, ce
salarié, quand le temps de location de sa prétendue liberté est terminé, est-il
libre pour autant, pratique-t-il alors la communication comme ses maîtres la
pratiquent nuit et jour ? Non, il regarde la télévision, il s’entasse dans
les embouteillages, les musées et les supermarchés, sur les pistes de ski et
les plages, les plus jeunes s’enivrent de tac-poum.
D’autre
part, le salarié est-il libre de ne pas aliéner sa prétendue liberté comme les
hoplites de l’Anabase étaient libres d’élire et de déposer leurs
officiers ? Qu’est-ce qu’une liberté qu’on n’est pas libre de ne pas
aliéner, que l’on doit nécessairement aliéner, sous peine de mort ! Quelle
sinistre plaisanterie. L’esclavage moderne est donc fondé sur la contrainte,
comme l’esclavage antique, l’hypocrisie et des tonnes de bonne pensée en plus.
Rousseau aurait écrit : " Ces deux mots, esclavage et droit,
sont contradictoires. " On comprend mieux pourquoi il fallait à tout
prix supprimer le premier de ces mots, ce qui a été fait. C’est pourquoi il est
important de le rétablir.
Contrairement
à l’Antiquité, dans la démocratie commerciale les lois sont les mêmes pour
tous, maîtres et esclaves, mais elles n’ont pas le même effet pour chacun.
Elles garantissent l’accès à la communication par les commerçants et elles en
éloignent à jamais les esclaves. Dans la démocratie commerciale, l’esclave est
un esclave de droit.
Dans
l’Antiquité, l’opposition entre la richesse et la pauvreté n’avait pas lieu
entre les maîtres et les esclaves mais parmi les hommes libres, entre
aristocrates et démagogues ou entre patriciens et plébéiens. Les pauvres
n’étaient pas esclaves et même certains esclaves pouvaient être riches sans
être libres pour autant.
Aujourd’hui
il n’y a plus d’aristocrates, mais seulement des démagogues (il faut flatter
l’esclave-citoyen) et l’opposition entre la richesse et la pauvreté a lieu
entre les hommes libres et les esclaves. Aujourd’hui le pauvre n’est pas
seulement pauvre, il est aussi esclave. Il concentre sur lui des maux qui
étaient répartis dans l’Antiquité.
Les
démocraties ont toujours été jusqu’à ce jour celles de propriétaires régnant
sur des esclaves. Pourquoi en serait-il autrement dans la démocratie
bourgeoise ? En 1789 en France, les bourgeois ont pris ce qui leur
manquait encore de pouvoir et ils ont passé les deux siècles qui ont suivi à mettre
au point l’État nécessaire à ce pouvoir. De même que le mot esclave a été
pompeusement supprimé, le mot propriétaire fut discrètement passé sous silence.
La General Motors et I.B.M. n’auraient plus de propriétaires, paraît-il, et pas
de conseil d’administration non plus. Or les seuls riches véritablement riches
sont les propriétaires du capital et non les employés supérieurs, révocables à
vue (les voilà ces fameux délégués révocables à tout instant chers aux tenants
de la démocratie directe) qui exercent un pouvoir qu’ils ne possèdent pas et
qui tremblent pour leur place. Un manager est un esclave qui commande à
d’autres esclaves, le management est le commandement des esclaves par d’autres
esclaves. Cela se pratiquait déjà sur les grands domaines romains. Certes on
offre des ponts d’or à certains managers, mais à certains gladiateurs aussi,
dans l’Antiquité. Avec un peu de chance, ils pouvaient même se taper
l’impératrice. " Ceux qui vont mourir t’enfilent. " De même
que durant la féodalité on pouvait dire " Nulle terre sans
seigneur ", on peut dire aujourd’hui nul capital sans propriétaire.
Évidemment ce n’est pas la farce du capitalisme populaire qui démentira cet
adage. Depuis l’époque de Balzac et de Marx les petits rentiers l’ont toujours
dans le cul, bien fait. Le comble de la supercherie réside dans le fait qu’une
partie du financement du grand commerce est assurée par l’épargne des esclaves.
La
démocratie commerciale moderne, prétendument représentative, est en fait une
oligarchie où les commerçants, sous le couvert d’une représentation
universelle, sont seuls représentés. La fausse facture est encore le meilleur
bulletin de vote. Même avec un parlement d’instituteurs socialistes, tel qu’on
peut le voir aujourd’hui en France, seuls les commerçants sont représentés au
gouvernement.
Une
chose est certaine, tant les maîtres que les esclaves sont également privés de
communication directe. Les maîtres sont donc autant dénués d’humanité que leurs
esclaves, ils sont autant privés de qualités individuelles. D’une certaine
manière les maîtres sont aussi esclaves de la communication mais comme on l’est
d’une femme fatale dans un film de Sternberg et ce ne doit pas être
particulièrement déplaisant. Aujourd’hui la communication s’est tellement et totalement
éloignée que toute communication directe est impossible. Les maîtres sont
seulement les prêtres inspirés de la communication. Comme le pieux Xénophon,
ils sacrifient chaque jour. Mais il n’y a plus de banquet comme celui décrit
par Platon et Xénophon.
Je
vais résumer en quelques mots ma vision du monde. Les esclaves sont des chiens.
Leurs maîtres sont des porcs. Mais le monde est beau. (Du moins les jours
ouvrables, car rien n’est plus répugnant que le grouillement des esclaves
désœuvrés, à pied ou en voiture.) C’est comme si Stanley Kubrick et Francis
Coppola l’avaient mis en scène ! Tout porcins que soient les maîtres pris
individuellement, la divinité à laquelle ils sacrifient est belle et ils ne
sont pas prêts à mettre le monde à feu et à sang pour des clopinettes
utilitaristes mais pour une fatale beauté. Marx avait compris et dit que
l’argent ne développait aucune qualité chez l’individu et qu’inversement il
n’en réclamait aucune. Le bourgeois est l’homme sans qualité. L’argent les a toutes.
Balzac a longuement illustré ce fait. Ce qu’un commerçant peut faire, tout le
monde peut le faire. Marx avait également remarqué qu’avec l’argent, seulement,
le zèle au travail ne connaît plus de borne car l’argent est exaltant
contrairement aux tristes prêches utilitaristes des degauches. S’il faut
changer le monde, c’est seulement pour connaître quelque chose de plus beau et
de plus exaltant que l’argent. Les grands
" révolutionnaires " Hitler et Goebbels l’avaient bien
compris. Ils promettaient aux esclaves allemands d’être comme des dieux. Je me
réjouis de voir avorter lamentablement les unes après les autres toutes les
tentatives hypocritement fondées sur les préceptes utilitaristes et qui
finissent toujours par se soumettre platement aux exigences du commerce. On
peut voir enfin, depuis presque dix ans, ce qu’ont fait ces fameux socialistes.
Fort heureusement rien, absolument rien sinon péter dans la soie et se répandre
en doucereuses paroles consolatrices et en vertueuse indignation républicaine. C’est
tout ce qu’auront eu leurs imbéciles d’électeurs, et c’est un moindre mal. Les
bourgeois sont déjà des faux-culs, les bourgeois roses sont des faux-culs
doubles. Pourquoi ces républicains-là seraient-ils moins esclavagistes que ceux
de Rome ? Ils le sont autant mais en plus, ils sont hypocrites. Cependant,
lesdits socialistes ont beaucoup fait pour la liberté du commerce et c’est très
bien ainsi (impôts sur les bénéfices commerciaux non distribués ramenés à 35%
notamment). Ces forcenés de l’État ont dû mettre de l’eau dans leur
château-latour.
Il
y a deux partis dominants dans le monde, celui du commerce et celui de l’État,
et partout dans le monde, le parti de l’État file doux. L’État est bien devenu
ce que Marx disait qu’il deviendrait, l’auxiliaire zélé et l’humble serviteur
du commerce. Le seul rôle de l’État moderne est de garantir la liberté du
commerce et seulement la liberté du commerce et donc, accessoirement, la
liberté des commerçants. Et cette liberté doit être garantie aussi bien contre
les excès des commerçants que contre les protestations des esclaves. L’État
moderne est la police des commerçants.
S’ils
n’y prennent garde, les esclaves de l’Est vont bientôt accéder à l’esclavage
motorisé qu’ils pourront juger sur pièces. Les peuples de l’Est n’ont pas
recouvré la liberté, comme le proclame la canaille journalistique (si les
journalistes le disent c’est donc faux). Ils ont seulement retrouvé la liberté
du commerce ou plutôt, la liberté du commerce a su les retrouver, ce qui est
toujours mieux que rien. Je dis merde à ceux qui confondent la liberté, qui est
l’accès de tous à la communication, avec la liberté du commerce, qui est
l’accès des seuls commerçants à la communication. Je dis merde à ceux qui
confondent la démocratie avec la démocratie commerciale. Je suis cependant,
avec Marx, un partisan de la liberté du commerce, car seul son triomphe sans
partage peut poser fondamentalement la question de la liberté tout court.
Aujourd’hui, I.B.M. a vaincu. Dans cette nouvelle et planétaire guerre de
sécession (l’U.R.S.S. esclavagiste n’a pas réussi à faire sécession du reste de
l’humanité commerciale), les partisans de l’esclavage moderne ont vaincu ceux
d’un esclavage archaïque rhabillé en moderne. Et ce qui est bon pour I.B.M. est
bon pour la liberté car il est aujourd’hui possible d’assigner une cause unique
au malheur. Il n’y a plus de commode repoussoir. Le malheur n’est plus à Moscou
ou à Johannesburg, il est ici, il est partout. Partout, désormais, règne la
liberté selon I.B.M. Une des conséquences non négligeables de la piteuse
défaite de tous ceux qui se réclamaient de Marx, despotes de l’Est ou petits
cons gauchistes de l’Ouest, est qu’on va enfin pouvoir le lire, ce que j’ai
entrepris, pour ma part, depuis plus de trente ans. Tout le monde, évidemment,
ne peut pas lire Marx. M. Peyrefitte ne pourra jamais.
*
J’ai
entrepris mes recherches dans l’unique but de répondre à la question :
pourquoi dans un monde si beau où abondent les camps de concentration et les
missiles de croisière, la communication directe est-elle impossible ? Je
suis arrivé à la conclusion que ce qui empêche les hommes de communiquer est la
communication même (et, bien évidemment, je ne veux pas parler de la
" communication " de l’enculé Séguéla).
Ou
bien le monde est composé de différentes choses juxtaposées, la production, la
consommation, la distribution, les moyens de production, le droit, la culture,
la liberté, la communication. Alors on peut très bien être employé et libre.
Mais l’impossibilité de la communication directe ne s’explique pas.
Ou
bien la production et la consommation sont des apparences et seule la
communication est réelle, la communication est la seule chose. Ainsi le voulait
Hegel et Marx ne l’a pas compris. Alors on ne peut être employé et libre,
l’impossibilité de la communication directe s’explique facilement, la notion
hégélienne d’aliénation prend tout son sens, le malheur a une seule cause. Le
malheur est d’ailleurs un bien grand mot, n’est pas malheureux qui veut. Dans
ce monde, même le malheur est un privilège refusé au plus grand nombre. Il
faudrait plutôt parler d’hébétude car aujourd’hui l’esclave pacifié ne connaît
même plus son malheur. Freud a découvert que la névrose est la cause du malheur
qui ne parvient pas à la conscience. D’ailleurs, puisque la communication
commerciale est aussi bien un spectacle de la liberté, l’esclavage ne se voit
pas. Le spectacle de la liberté est identiquement l’invisibilité de
l’esclavage. Beaucoup d’esclaves se croient libres, certains veulent même le
paraître, tels les esclaves branchés. L’esclave qui sait qu’il est esclave
connaît au moins la liberté à défaut de la posséder.
Jean-Pierre
Voyer.
(N° 1,
juillet-août 1991.)
Questions
à Jean-Pierre Voyer
Paris, le 23 juin 1991.
Admettons
que la communication soit le principe du monde. Admettons que la communication
empêche la communication. Je comprends cette tautologie provocatrice comme ce
qui suit : la communication généralisée empêche la communication
particulière (au sens où la communication généralisée empêche le particulier de
communiquer avec le monde). La communication du genre humain interdit la
communication directe des individus humains. Qu’est-ce qui distingue cette
communication généralisée de l’aliénation ? Pourquoi alors l’appeler
communication quand il s’agit de l’aliénation ? S’il existe aujourd’hui
une aliénation de la communication, existe-t-il une communication non
aliénée ? La communication " directe " est-elle un vœu
ou une pratique vérifiée ? Si c’est une pratique vérifiée, qui la
pratique, qui la vérifie ? (des noms !). Le concept de communication
" directe " semble s’opposer à une communication qui serait
" indirecte ". La communication n’est-elle pas précisément
le contenu du concept de la médiation dans la pensée ? Sinon qu’est-ce
qu’une communication " directe " ? Quatre balles dans
la tête ne sont plus une communication pour celle-là, et n’apparaissent comme
communication dans toutes les autres qu’après de laborieuses, redondantes et
fort complexes médiations.
La
démocratie directe est-elle une foutaise ?
Admettons
qu’il existe des maîtres et des esclaves. La communication étant la catégorie
centrale, les maîtres sont les maîtres de la communication, les esclaves sont
les esclaves de la communication. En quoi consiste la maîtrise des maîtres de
la communication sur la communication ? Comment ont-ils fait pour échapper
à l’aliénation, puisqu’il faut tout de même présupposer que, s’ils n’ont pas
échappé à l’aliénation, ils ne peuvent pas maîtriser la communication ?
Dans quel but, avec quel projet et quel contenu, maîtrisent-ils la
communication ? Qui sont ces individus qui maîtrisent la
communication ? (des noms !) S’il existe des maîtres et des esclaves,
et que la démocratie directe est une foutaise, il faut supposer que tous les
esclaves ne s’affranchiront jamais. Ou alors il existe, pour les individus
humains, une autre forme de coexistence où l’avis de chacun pourrait se
communiquer, à condition d’avoir un avis ; mais quoique la démocratie
directe n’ait pas encore fait non plus la preuve de pouvoir réaliser ce
résultat, je n’arrive pas à imaginer une autre forme organisationnelle qui
seulement se le propose. Si donc tous les esclaves ne s’affranchissent jamais,
il y aura toujours des maîtres et des esclaves. Pourquoi semblez-vous,
Jean-Pierre Voyer, ne pas vouloir devenir le maître qui règne sur des esclaves,
puisque ces derniers méritent tout le mépris et toute la cruauté du
monde ?
Comment
parvenir à la communication généralisée ?
Admettons
que l’économie est une forme de religion. Les catégories de l’économie sont
donc seulement des catégories de cette idéologie particulière, et non plus des
catégories du monde, comme d’ailleurs le prétend la " communication
généralisée ", c’est-à-dire le monde. Les classes sociales définies
par Marx dans l’économie ne sont donc que les divisions policières réalisées
par les économistes arrivés au pouvoir, c’est-à-dire à la tête de la police. Si
donc les humains sont divisés selon la communication, bourgeoisie et
prolétariat ne sont donc que farce et attrape de l’économie dirigeant la
police, mais rien de plus réel. Pourquoi supprimez-vous le prolétariat
(comment, d’ailleurs, ce prolétariat, dont la meilleure ethnologie révèle sans
peine qu’il a cependant existé, disparaît-il ?) et pas la
bourgeoisie ? Pourquoi, pour reformuler la question du précédent
paragraphe, votre but, le mien, n’est-il pas de devenir " bourgeois " ?
Ou bien, pourquoi, dans ce cas, les bourgeois sont-ils des cochons ?
Après
ces quelques détails en vrac, venons-en à la question centrale : la
communication nous échappe, à nous autres esclaves. Du fond de mon ergastulum,
j’ai quelque peine à imaginer cette richesse. Cela peut à la rigueur se faire a
contrario, en proportion du manque. J’avoue que ni C.N.N., ni L’Imbécile
de Paris, ni J.-P.V. ne me sont d’un grand secours. C.N.N. ne me donne
qu’un vague aperçu fortement déformé par l’aliénation généralisée, de ce qu’est
une orgie de communication ; L’Imbécile de Paris ne me vend qu’un
vague aperçu du contraire d’une telle orgie. Quant à J.-P.V., son concept de la
communication est apparemment si général qu’il ne supporte aucune
détermination. Ah, si seulement il y avait une recette, une route pour y
parvenir ! Mais cette communication-là ne semble pas même souffrir qu’on
en envisage, je veux dire qu’on en communique une. Pure, belle et abstraite,
elle se permet l’économie d’un scabreux mécanisme comme celui qui, de la
théorie de Marx, en traversant des crises inéluctables, des classes
antagonistes et des dictatures de transition, parvient au communisme.
L’avantage d’une telle économie crève les yeux et les suivistes. Je fais donc
l’économie de la question comment parvenir à la communication généralisée,
libre, directe, entre vous et moi, via la révolution de la Terre sur elle-même.
Admettons cependant que nous sommes dans la préhistoire. L’histoire commence
avec la communication généralisée, libre, directe, évidemment pas seulement
entre vous et moi, mais entre chacun de ceux qui ont un avis et tous. Le seul
moment où le temps compte est celui de ce passage. Je ne demanderai pas non
plus quand, car ce serait exactement reformuler la question que je n’ai pas
formulée au paragraphe précédent.
La
communication est-elle une douce plaisanterie ?
Admettons
que nous supprimions l’aliénation. Je répète cette énormité. Admettons que nous
supprimions la communication qui empêche la communication. Une troisième et
dernière fois : une révolution renverse toute médiation sur le bavardage,
et l’avis de chacun, pourvu qu’il en ait un, se communique librement à tous.
Sommes-nous arrivés dans quelque nirvâna, paradis, communisme ? Quel est
le négatif de la communication généralisée, ou est-ce qu’elle n’en supporte
pas ? De quoi parle-t-on dans la communication généralisée ?
L’activité générique des hommes a-t-elle un objet qui la fonde, qui la
nécessite, ou bien est-elle, elle-même, cette propre fin, en soi ? Le contenu
de la communication est-il déterminé par ce qui la supprime, ou bien ne
peut-elle être supprimée, auquel cas son contenu est parfaitement
indifférent ? Le débat (notre manque présent) y porte-t-il sur tout ou sur
n’importe quoi ? La communication, conséquemment le genre humain,
conséquemment l’Histoire, sont-ils éternels ? Veuillez, s’il vous plaît,
considérer que si l’Histoire est éternelle, elle n’a pas de sens, conséquemment
l’humanité en tant que genre de la communication devient une douce plaisanterie
et conséquemment, la communication une plate religion.
Adreba
Solneman.
(N° 2,
septembre 1991.)
Les
paradoxes d’aujourd’hui
sont les lieux communs de demain
M. Adreba Solneman
Paris, le 28 juin 1991.
Monsieur,
Vous
confondez, il me semble, tautologie et paradoxe. Une tautologie serait :
la communication est la communication. Un paradoxe est : la communication
empêche la communication, ce qui unit est ce qui sépare. Ce paradoxe possède
d’ailleurs les deux sens du mot paradoxe : opinion qui choque le sens
commun et opinion qui recèle une contradiction. Il est contradictoire que ce
qui unit soit ce qui sépare. Et il est dans la nature du paradoxe de choquer le
sens commun.
Maintenant
il faut soit expliquer ce paradoxe, soit réfuter son existence. Il faut
expliquer quelle peut bien être la nature de ce qui unit pour qu’il sépare. Ou
il faut montrer soit que la communication n’existe pas, soit que les hommes ne
sont pas séparés, soit qu’ils sont séparés par autre chose que ce qui les unit.
Voici
un autre paradoxe : comment ! Ces citoyens qui ont l’air si libres
seraient des esclaves ! Ça serait quand même bien fort. Et en plus ça ne
se saurait même pas. Le sens commun ignorerait tout de la chose. On ne l’aurait
même pas prévenu. Ce paradoxe est tellement surprenant que j’en doute chaque
jour. Mais l’observation quotidienne m’y ramène.
Proust a dit : " Les paradoxes d’aujourd’hui
sont les lieux communs de demain. " Je vous donne l’exemple d’un
paradoxe d’hier, pris à Hegel, et qui n’est toujours pas un lieu commun :
dans la Phénoménologie on peut lire que " le phénomène en tant que phénomène est le
suprasensible ". Traduit en bon français, cela signifie que
l’apparition en tant qu’apparition n’apparaît pas, la manifestation en tant que
manifestation ne se manifeste pas. Autrement dit, il n’y a pas d’apparition de
l’apparition, de phénomène du phénomène, ce qui a pour conséquence que l’on ne
peut pas connaître l’être du phénomène par l’observation. C’est un paradoxe, ce
n’est pas une tautologie.
Cela
permet de caractériser simplement la tentative de Husserl, inventeur de la
phénoménologie tout court : il voulait voir ce qui est invisible, il
voulait faire apparaître l’apparition en tant qu’apparition. Sans succès. De
même cela permet d’esquisser un critère pour distinguer la bonne peinture de la
mauvaise : la bonne peinture est celle qui rend visible ce qui est
invisible, qui manifeste la manifestation en tant que manifestation. Ce qui nous
ramène à Hegel pour qui la bonne peinture est celle qui manifeste le vrai, qui
rend sensible le vrai.
Deux
autres paradoxes de Hegel sont : " seul le passage ne passe
pas " et " le fondement est un résultat " (alors
que tous les philosophes avant lui mettaient le fondement, quand ils
admettaient qu’il en existait un, au commencement, Dieu notamment, ce que Hegel
appelle dogmatisme, sacrilège et blasphème).
Enfin,
dernier paradoxe : l’économie n’existe pas. Comment donc, l’économie dont
la bonne pensée nous parle tous les jours dans ses journaux, ses télévisions,
ses radios, ses livres, l’économie n’existerait pas ! Quel toupet. Comment
oser s’inscrire en faux contre tant de bonnes pensées, si nombreuses, si
universelles et qui de plus ont reçu l’assentiment du Guy Debord, le rebelle
chic. Voilà qui n’est pas sans rappeler le fameux paradoxe :
" Et pourtant elle tourne " ; elle tourne et personne
n’en avait été prévenu, tant et tant de gens si savants et si autorisés.
Certains
paradoxes peuvent demander deux siècles pour devenir le sens commun : un
siècle sépare l’idée de Copernic des trois lois de Kepler, un siècle sépare
celles-ci de la formulation d’une loi générale par Newton. Ne soyez pas trop pressé
vous qui voulez des recettes. Il a fallu trois siècles pour que l’on puisse
formuler une solution bancale à la querelle de Newton et de Huygens sur la
nature corpusculaire ou ondulatoire de la lumière. La réponse moderne
surprenante est : la nature de la lumière dépend des instruments de
mesure. Avec tels instruments, la lumière est corpusculaire, avec tels autres,
elle est ondulatoire. Kant l’avait bien dit : la nature n’est pas chose en
soi (ouvrez La Critique de la raison pure vers le milieu et vous pourrez
lire cela). Voilà encore un paradoxe qui n’est toujours pas devenu lieu commun.
Comment donc, cette nature avec ses arbres et ses petits oiseaux qui font
cui-cui ne serait pas chose en soi, elle dépendrait de la communication. Niels
Bohr effectue un nouveau cogito. En 1930, il dit : " Tout est
douteux sauf la communication entre les expérimentateurs. " Amusant,
non ?
Vous
déclarez que je ne vous suis pas d’un grand recours. Mais vous êtes-vous
demandé si, vous, m’étiez d’un grand secours. J’ai besoin d’aide pour
développer ce paradoxe, vous ne m’en donnez pas. J’attends des arguments pour
ou contre, mais je me moque que vous pensiez que la communication telle que je
l’entends est pure, belle et abstraite. Prouvez-moi plutôt que l’économie, la
production, la consommation existent, par exemple. Il est assez piquant que mes
adversaires, depuis deux siècles, postulent l’existence de l’économie sans se
donner la peine de donner la moindre preuve de cette existence ou même une
simple définition. Et vous allez voir qu’ils ne vont pas manquer, quand ils
vont changer de tactique, c’est-à-dire quand ils seront contraints de me
répondre, de me reprocher, à moi, de ne pas apporter de preuve de l’existence
de la communication.
Je
n’espère guère entamer un dialogue avec mes amis, j’espère seulement entamer la
polémique avec mes ennemis (mes ennemis je m’en charge). Mes amis me liront
dans cent ans, de même que moi, véritable héritier de Marx et de Hegel,
exécuteur testamentaire de Marx et de Hegel, j’entame le dialogue cent et cent
cinquante ans après leur mort, après plus d’un siècle de bruits divers :
cause à mon cul ma tête est malade. J’ai ouvert le testament de Marx et je n’ai
lu que deux mots : " lisez-moi ".
Si
l’économie existe, l’esclavage n’existe pas.
Si
l’économie n’existe pas, l’esclavage existe.
Voilà
l’enjeu du paradoxe. Et si l’esclavage n’existe pas, c’est donc le règne de la
liberté et il n’y a donc aucun espoir que le monde puisse être autre qu’il
n’est, c’est-à-dire socialo-jospiniste ou libéro-pasquiste. Tandis que si
l’esclavage existe, c’est donc que la liberté n’est pas ce qu’on peut voir tous
les jours, c’est donc qu’on peut espérer que l’esclavage cesse un jour.
Vous
déclarez que j’ai supprimé le prolétariat. Bigre ! je n’en ai pas le
pouvoir, je ne suis pas Himmler pour pouvoir l’envoyer à la chambre à gaz. Je
me suis seulement opposé à l’emploi abusif et stérile de ce mot, je me suis
élevé contre une impropriété : le prolétariat désignait à Rome la plèbe,
c’est-à-dire des hommes libres (la vile multitude) et non les esclaves. Ensuite
que certains hommes soient désignés par le mot
" prolétaires ", vous voilà rassuré et content, qu’ils
soient désignés par le mot " esclaves ", vous voilà
mécontent.
Je
ne vois pas pourquoi le fait que l’économie n’existe pas entraînerait celui que
les classes sociales définies par Marx selon des critères prétendument
économiques n’existent pas non plus. Je ne vois pas en quoi le fait que l’enjeu
du monde soit la communication doive entraîner la disparition des bourgeois et
de ceux que vous appelez prolétaires. Je ne vois pas en quoi le fait de changer
d’idées sur le monde doive entraîner que le monde change. Si les classes
sociales existent et donc agissent, elles existent quoi qu’on pense d’elles. La
Terre ne s’est pas arrêtée de tourner, poliment, en attendant que l’on veuille
bien penser qu’elle tourne. Je suis de ceux qui pensent que la nature n’est pas
chose en soi, qu’elle dépend de la communication, du savoir selon Hegel, mais
je ne pense pas pour autant que la nature dépende de quelques idées isolées et
arbitraires. Je ne vois pas pourquoi, non plus, les classes sociales devraient
être des divisions policières. La police est puissante, mais, heureusement, elle
n’a pas encore le pouvoir de créer les classes sociales. Les classes sociales
et la police sont créées par l’histoire de la communication. Cela dit, on peut
discuter si oui ou non les classes sociales existent (contrairement à la
production et à la consommation), quel est leur type d’être, l’efficience de
cet être.
Je
n’ai jamais prétendu que l’économie est une forme de religion (le
saint-simonisme fut peut-être une religion), mais que c’est une idéologie qui
occupe avec plus ou moins de succès (voyez son succès en Iran, en Algérie,
etc.) la place de la religion. L’économie est l’idéologie des commerçants, elle
triomphe là où triomphe le commerce. Si vous prétendez que je soutiens que
l’économie est une religion, ayez l’obligeance de citer le passage, que nous
puissions discuter sur pièce.
" Qu’est-ce
qui distingue la communication de l’aliénation ? " Eh bien, la
communication est une chose, l’aliénation en est une autre. Aliénation signifie
éloignement, devenir étranger, si les mots veulent encore dire quelque chose.
Et la communication ne veut pas dire éloignement mais... communication, même si
cette communication s’est éloignée. Que la communication soit éloignée, c’est
une chose, que la communication soit l’éloignement, c’en est une autre.
De
même vous dites " la rose rouge " , mais vous ne dites pas
" la rouge " quand vous voulez désigner la rose, mais
" la rose ".
" Existe-t-il
une communication non aliénée ? " Si j’en crois Hegel, si donc
le fondement doit être un résultat, non. Debord commence son livre par
" Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une
représentation ", ce qui laisse supposer que quelque chose, Debord ne
dit pas quoi, était directement vécu. Je pense quant à moi que la communication
n’a jamais été directement vécue (l’ethnographie considérée comme étude de
fossiles humains vivants en apporte la preuve), mais qu’elle fut moins
indirectement vécue qu’elle ne l’est aujourd’hui. Le progrès est le progrès de
l’aliénation. Le monde progresse par le mauvais côté. N’est-ce pas ? Je ne
sais pas si elle pourra un jour être directement vécue, c’est-à-dire s’il
pourra être mis fin à son éloignement sans perdre les pouvoirs acquis dans cet
éloignement.
Je
considère d’ailleurs que l’anonymat que ne connaissent ni la tribu, ni le
village, ni la famille, cette abomination, ni la communauté, babacool ou non,
est une grande conquête due à l’éloignement de la communication et donc à
l’éloignement des individus entre eux au même titre que l’habeas corpus. Aie le
corps et aie l’incognito sont deux grandes conquêtes bourgeoises dont il faudra
savoir hériter, conquêtes, puisque bourgeoises, copieusement méprisées par les
petits cons gauchistes. On a vu ce qu’il en résultait quand les despotes qui se
réclamaient de Marx et qui avaient, eux, des pouvoirs que n’ont jamais eus les
petits cons gauchistes, ont prétendu le supprimer. Je déplore seulement qu’il
se paie par une impossibilité totale de communication directe. Cette conquête
est donc pour l’instant une condamnation et non une agréable retraite.
" La
communication directe est-elle une pratique vérifiée ? " Pour ma
part cette pratique fut vérifiée pendant tout le mois de mai 1968. Je pouvais
facilement parler à quiconque dans la rue et pas pour lui demander l’heure mais
pour aborder les questions qui m’étaient essentielles et réciproquement et cela
sans perdre le bénéfice de l’anonymat. Pendant tout le mois de mai 1968, j’ai
pu constater que les tentatives de communication directe avaient cessé d’être
une agression, ce qu’elles sont le reste du temps. J’ai pu également constater
que quelque chose d’aussi " gravé " (du grec Kerein)
que le caractère s’évanouissait en un instant pourvu que les conditions s’y
prêtent.
" La
communication directe est-elle un vœu ? " Je suppose que cela
doit dépendre des individus. Certains l’aiment chaud et certains l’aiment
froid.
La
communication n’est pas " le contenu du concept de la médiation dans
la pensée. " La communication est la médiation dans le monde. La communication
est le monde.
" Le
concept de communication de J.-P.V. est apparemment si général qu’il ne
supporte aucune détermination. " J’ai défini très précisément et très
restrictivement le concept de communication : la communication est la
division du travail. La division du travail est l’esprit et l’activité de
l’esprit. L’histoire est l’histoire de la division du travail c’est-à-dire
l’histoire de l’esprit. Marx suppose à tort que la réalité véritable est la
production, le procès de production, le procès de travail. C’est une erreur. Il
n’y a pas de procès de travail mais un procès de communication. Le procès de
travail est une illusion.
Les
maîtres du monde sont les maîtres de la division du travail. Ils sont les
maîtres du monde parce qu’ils sont les maîtres de la division du travail.
" Des noms ? " J’ai déjà donné des noms que d’ailleurs
tout le monde connaît : feu papy Dassault, M. Bouygues, MM. Rockefeller,
feu M. Hughes, des milliers d’autres de par le monde dont j’ignore les noms, tout
le gotha du commerce depuis deux cents ans.
Vous
noterez que la parole trou du cul que l’on entend dans le poste appelle
" banquier " un simple directeur d’agence bancaire. Un
banquier est un propriétaire de banque et non un directeur d’agence qui n’est
qu’un employé. Il faut appeler les choses par leur nom. Remarquez que les
balayeurs de la Ville de Paris s’appellent désormais techniciens de surface, ça
leur fait une belle jambe.
" Les
maîtres échappent-ils à l’aliénation ? " D’abord, je souligne
que l’aliénation est celle de la communication. Les maîtres ou les esclaves ne
sont pas aliénés. Le dire est une impropriété. Je sais bien que la bonne pensée
ne se prive pas pour le dire, ce qui n’a rien d’étonnant. Aliénation est un
terme technique et précis employé très précisément par Hegel et qui n’a pas de
sens employé autrement sinon pour les juristes et pour les psychiatres.
Donc
ce qui doit échapper à l’aliénation, c’est la communication et non les maîtres
de la communication aliénée ou leurs esclaves. Cependant, personne, maître ou
esclave, ne peut échapper à la communication aliénée.
La
question qui seule a un sens à ce propos est : les maîtres sont-ils
heureux ou non, jouissent-ils de ce qu’ils possèdent ? Quel est le prix que
paient les maîtres pour leur domination ? Toute transformation du monde à
laquelle les maîtres eux-mêmes n’ont pas intérêt doit être combattue
implacablement. Comment des lendemains pourraient-ils chanter vraiment s’ils ne
font pas d’abord envie aux maîtres actuels. On sait que toutes les descriptions
du paradis ont toujours eu en commun leur grande tristesse (pour la chair) et
leur grande trivialité (pour l’esprit) comparées au bonheur terrestre.
" Les
maîtres ne peuvent pas maîtriser la communication. " Si, ils la
maîtrisent parfaitement, ils maîtrisent parfaitement la division du travail,
ils sont même parvenus à éviter les crises cycliques de la communication que
Marx connut en son temps.
" Démocratie
directe " est un mot, non pas vide de sens mais vide de tout contenu.
Ce n’est pas " une forme organisationnelle ", mais la
marotte de quelques bouleverseurs de monde qui ont la prétention de vouloir
dire ce qui doit être sans même s’être jamais souciés de comprendre ce qui est
déjà. C’est une question et non une réponse, et j’ai l’impression que vous avez
tendance à voir des réponses là où il n’y a que des questions. Le monde, lui,
tel qu’il existe, est une réponse, massive, insistante. Il exige des questions
comme les dieux des Grecs exigeaient la fumée des holocaustes. La piété des
Grecs s’est perdue.
Je
ne vois pas pourquoi il faudrait que l’économie existe pour qu’existent des
classes sociales. Les bourgeois sont les propriétaires de la division du
travail par le commerce et c’est ce qui les qualifie en tant que bourgeois et
les différencie des propriétaires d’autres modes de division du travail.
" Pourquoi les bourgeois sont-ils des cochons ? ". Je
n’en sais rien. C’est un sujet d’étude passionnant sur lequel se sont déjà
penchés Balzac, Flaubert et Proust. Je peux, quant à moi, simplement constater
chaque jour qu’ils le sont dans les lieux où j’ai l’occasion de les approcher.
Fort
heureusement, il y a des bourgeois de grande classe, de même qu’il y a des
esclaves de grande classe. C’est un fait que je ne peux expliquer davantage. Je
sais bien qu’il y a vingt ans, pour les petits cons gauchistes qui depuis ont
eu tout le loisir de faire la preuve de leurs capacités, " si t’es
riche t’es con ".
J’essaie
de formuler des questions, vous attendez des réponses. Vous souhaitez une
recette, je me garde bien de seulement en esquisser une. On n’a que trop vu ce
qu’ont donné les recettes de toute sorte appliquées pendant deux cents ans
d’histoire.
Vous
voulez rien de moins qu’une voie pour parvenir à la communication généralisée,
libre, directe. Je ne cher che qu’à établir un dialogue sur quelques questions
bien précises, dans le but de les préciser encore et d’en susciter d’autres.
Je
n’ai pas pour but de supprimer quoi que ce soit, aliénation ou autre, mais de
comprendre pourquoi la communication directe est impossible, pourquoi il est
impossible d’adresser la parole à quelqu’un dans la rue, pourquoi toute
tentative de me parler est perçue par moi comme une agression et en est
effectivement une.
Marc-Édouard
Nabe et Marcel Proust ont la même opinion sur la question. Tous deux font
l’éloge de la lecture et de l’écriture et tiennent la conversation en piètre
estime. " Plus que jamais, je suis persuadé qu’aucune communication
n’est possible, et pis : qu’elle n’a jamais existé. Jamais deux êtres dans
l’histoire n’ont pu se parler. " écrit M.-É. N. (pas même Antoine et
Cléopâtre, Antoine qui écrivait à César : cela fait dix ans que je baise la
reine. Qu’y trouves-tu à redire, toi qui baises Unetelle, Unetelle et Unetelle
et même les trois à la fois ?). Proust dit que même une conversation avec
Platon, aujourd’hui, ne serait qu’une conversation. L’art suggère, la
conversation explique (Proust excepte Balzac qui écrit " Voilà
pourquoi... "). La conversation rapetisse au goût de quelques
personnes. On ne retrouve le moi profond qu’en faisant abstraction des autres
et du moi qui connaît les autres. Le moi profond, c’est-à-dire le moi qui a
attendu pendant qu’on était avec les autres, qu’on sent bien le seul réel.
Selon Proust, il n’y a qu’une manière d’écrire pour tous, c’est d’écrire sans
penser à personne. En 1908, il administre, dans Contre Sainte-Beuve,
cette petite leçon : " En outre il est aussi vain d’écrire
spécialement pour le peuple que pour les enfants. Ce qui féconde un enfant, ce
n’est pas un livre d’enfantillages. Pourquoi croit-on qu’un ouvrier électricien
a besoin que vous écriviez mal et parliez de la révolution française pour vous comprendre ? "
Je
suis d’accord avec ces auteurs sur la nullité de la conversation mais
contrairement à Nabe, et en accord avec Hegel, je pense que la communication
existe de toute éternité. Je pense que c’est cette communication qui existe de
toute éternité qui fait que la conversation soit une nullité, littéralement
vide de contenu, que jamais au cours de l’Histoire deux êtres se soient
vraiment parlé et que l’expression du moi profond se soit cantonnée à l’art,
qu’elle n’ait jamais pu avoir lieu dans un entretien particulier.
Je
ne comprends pas la fin de votre lettre.
Je
vous prie d’agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.
Jean-Pierre
Voyer.
(N° 2,
septembre 1991.)
Jean-Jacques
Lafitte à Jean-Pierre Voyer
Monsieur,
Votre
réponse à Adreba Solneman dans le numéro deux de L’Imbécile de Paris
conduit à penser que vos idées sur le mot existence perturbent la
logique de votre discours sur la communication. Vous écrivez en effet : " Il
est piquant que mes adversaires, depuis deux siècles, postulent l’existence de
l’économie sans se donner la peine de donner la moindre preuve de cette
existence ou même une définition. " Puis, vous prédisez que vos
adversaires vous reprocheront un jour " de ne pas apporter de preuve
de l’existence de la communication. "
Si
l’on veut parler de l’économie, il n’est pas indispensable de prouver que
l’économie existe. Il suffit de poser cette existence comme postulat. Les
physiciens agissent ainsi. Ils admettent l’existence d’un repère galiléen,
c’est-à-dire d’un repère dans lequel la force à laquelle est soumis un ensemble
matériel est égale au produit de la masse de cet ensemble par l’accélération
dudit ensemble. Les physiciens appellent principe fondamental de la mécanique
le postulat qui énonce l’existence d’un repère galiléen. Nul physicien ne tente
de démontrer que pareil système existe. Les physiciens déduisent de l’existence
d’un système galiléen divers résultats, dont certains ont permis aux ingénieurs
de construire des avions qui relient Vancouver à Tokyo en moins de huit heures.
Suivez
donc l’exemple des physiciens : ne gaspillez pas d’énergie à démontrer que
la communication existe. Postulez simplement l’existence de la communication,
clamez clairement que vous admettez cette existence. Déduisez de cette
existence un maximum de résultats. Si tout se passe bien, vous en viendrez à
déduire l’existence de phénomènes jamais observés jusqu’alors. En cherchant
bien, vous finirez par en observer quelques-uns, de ces phénomènes, et
disposerez alors de bons arguments pour montrer que votre postulat d’existence
de la communication n’est pas absurde, ne donne pas naissance à une théorie
vide de sens.
Vous
donnez la définition : " la communication est la division du
travail. " Voilà qui est net et clair. Malgré cette définition, vous
pensez, avec Hegel, que " la communication existe de toute
éternité ". Croyez-vous réellement que Lucie [squelette de jeune fille
australopithèque découvert en 1974 au nord de l’Éthiopie et vieux de trois
millions d’années], la bonne Négresse dont nous descendrions tous, y compris
les honorables membres du Parlement européen, communiquait au sens que vous
donnez à ce mot ? La division du travail existait-elle avant que le
travail existât ? Si oui, il faut expliquer comment. Si non, il faut
renoncer à la croyance que " la communication existe de toute
éternité " ; ou, si vous tenez mordicus à cette croyance, il
faut changer la définition du mot communication.
Cordialement,
Jean-Jacques
Lafitte.
(N° 3,
octobre 1991.)
Monsieur,
Vous
avez raison. Je suis bien conscient qu’il est vain de vouloir prouver
l’inexistence du phlogistique. Il suffit d’inventer l’oxygène et le napalm.
Cependant,
en attendant, je remarque que le repère galiléen et l’économie ne prétendent
pas au même type d’existence. Ainsi, je n’ai jamais entendu dire que le
galiléen américain subissait une récession, ou que l’on redoutait une crise galiléenne
ou que le spectacle était le repère galiléen qui se développait pour lui-même.
Les physiciens savent bien, et pas seulement les physiciens, que le repère
galiléen est la chose des physiciens et non l’inverse. Jamais personne n’a
prétendu que le repère galiléen contenait les physiciens tandis que l’on
voudrait nous faire croire que l’économie nous contient.
Cela
dit, j’ai suivi vos principes. J’ai été amené à postuler l’existence de la
communication et l’inexistence de l’économie pour expliquer ce phénomène
notoire, l’impossibilité de la communication, qui ne peut s’expliquer par
l’économie. Si l’économie existe, alors rien n’empêche de communiquer et
l’impossibilité de communiquer est un mystère. Si l’économie n’existe pas et
qu’en lieu et place existe la communication, l’impossibilité de communiquer
s’explique simplement : on ne peut communiquer parce que la communication
existe déjà, de même que vous ne pouvez ouvrir une porte qui est déjà ouverte
parce qu’elle est déjà ouverte (cela, seul M. Lévy peut le faire).
Sur
le point de Lucie, je répondrai, avec Marx, que le rapport sexué est la
division naturelle du travail. Donc je pense que Lucie communiquait au sens que
je donne à ce mot. D’une manière générale, je préfère, comme définition de la
communication, division de l’activité à division du travail, mais j’emploie
division du travail pour son côté prosaïque. Mais en fait le travail, tel que
nous le connaissons, est le résultat de la division de l’activité, de
l’aliénation de cette division. Il y a une analogie entre toutes ces cuisses
offertes et qui ne sont pas offertes, dans la rue, et tous ces individus qui
ont l’air libres et qui ne sont pas libres. C’est bien le même mensonge qui a
nécessairement la même cause. C’est d’ailleurs ces cuisses qui semblent
offertes et qui ne sont pas offertes qui donnent l’illusion d’une communication
immédiate possible là où toute communication immédiate est impossible et c’est
bien parce que toute autre communication immédiate est impossible que ces
cuisses ont tant de prix et sont l’objet de tant de soin de part et d’autre.
C’est l’étrange phénomène du con magique.
Quand
j’écris que la communication existe de toute éternité, je me réfère à la
fameuse déclaration de Hegel : la réconciliation existe de toute éternité,
déclaration qui en a choqué plus d’un. Comment peut-on proférer une telle chose
alors qu’abondent meurtres, massacres et conflits ? Voyez donc ces Serbes
qui se réconcilient avec ces Croates ! Précisément, selon Hegel, la réconciliation,
comme toute chose selon lui, peut exister sans être véritablement
réconciliation puisque le fondement, qui est l’unité de l’existence et de
l’essence est un résultat et qu’une chose peut exister tout en étant séparée de
son essence. Mais surtout, c’est bien parce que cette encombrante
réconciliation éternelle existe qu’il est impossible de se réconcilier
" immédiatement " pour cette simple raison que la place est
déjà prise. Il faut donc bien faire avec la réconciliation telle qu’elle est,
c’est la rose de la raison sur la croix du présent.
De
même pour la communication, c’est bien parce que la communication existe déjà
qu’il est impossible de communiquer " immédiatement ". Là
aussi la place est déjà occupée. Et de même que la seule porte peut occuper la
place de la porte, et non la fenêtre par exemple, seule la communication peut
occuper la place de la communication.
Dans
le même ordre d’idée, je peux dire que l’individu existe de toute éternité mais
que c’en est l’idée qui est nouvelle. Pour pasticher Napoléon, on peut dire que
l’idée de l’individu est nouvelle en Europe. D’ailleurs on ne peut distinguer
le bonheur et l’idée de l’individu. Le roman en est la plus haute expression.
Le roman apparaît, non pas quand paraît l’individu, mais quand paraît l’idée de
l’individu c’est-à-dire quand la séparation est à son comble, c’est-à-dire
aussi bien l’impossibilité de l’individu, l’individu problématique.
Aujourd’hui, c’est le roman lui-même qui est devenu problématique. Voilà qui
est très prometteur et laisse augurer des temps nouveaux car une vérité
clairement comprise ne peut plus être écrite avec sincérité. Le poète qui a
compris par l’intelligence ce qu’il veut écrire est comme un homme qui jouerait
la surprise pour ce qu’il sait très bien.
Jean-Pierre
Voyer.
(N° 3,
octobre 1991.)
Monsieur,
Votre
lettre publiée dans le numéro 3 de L’Imbécile de Paris clarifie quelque
peu votre article du numéro 2 : en adoptant " division de
l’activité " comme définition de communication, il devient
raisonnable d’affirmer que " la communication existe de toute
éternité ".
Je
ne suis pas d’accord avec votre remarque que " le repère galiléen et
l’économie ne prétendent pas au même type d’existence ". Je n’ai
jamais trouvé de repère galiléen oublié sur une banquette de métro par un
physicien distrait. Je n’ai jamais trouvé une économie oubliée dans les
chiottes de la gare Saint-Lazare par un économiste distrait. La raison de ces
non-inventions d’épaves — comme disent les juristes dans leur pittoresque
langage — me semble être que les repères galiléens comme l’économie n’existent
que dans les théories mises au point par des personnes qui se disent
physiciennes ou économistes. Voilà pourquoi je trouve sain d’accorder le même
type d’existence au repère galiléen et à l’économie.
Que
des rustres ou escrocs tentent de nous " faire croire que l’économie
nous contient " alors que nul physicien n’a jamais
" prétendu que le repère galiléen contenait les physiciens "
n’indique rien sur l’existence des repères galiléens, n’indique rien sur
l’existence de l’économie ; montre seulement que bien des gens qui se
parent du titre d’économiste ne savent pas de quoi ils parlent ou tentent de
façon délibérée de tromper le monde, alors que les physiciens sont plus
prudents lorsqu’ils s’expriment sur leur science.
Pour
généraliser, écrire des conneries au sujet d’un concept ne donne aucune
indication sur le concept mais en donne sur soi. Voilà pourquoi les textes sur l’économie
donnent d’avantage d’informations sur les économistes que sur une hypothétique
économie, de la même façon que les textes sur l’astrologie décrivent les
astrologues bien plus qu’ils ne décrivent une façon efficace de prévoir
l’évolution du monde. Voilà aussi pourquoi ce n’est certainement pas la
différence entre les textes des économistes et ceux des physiciens qui permet
de classer dans deux types distincts l’existence des repères galiléens et celle
de l’économie.
Cordialement.
Jean-Jacques
Lafitte.
(N° 4,
novembre 1991.)
Radio
paris ment
Dans
L’Idiot International du 30 octobre 1991, M. Murray écrit à propos
de Fort Boyard, qu’un jeu télévisé est une chose quasi impensable.
Effectivement dans son article aussi bien que dans son pamphlet L’empire du
bien, cet auteur n’atteint pas le concept. Le concept, le voici.
J’ai
regardé Fort Boyard et la pensée de cette chose m’est apparue, évidente
(il faut dire que j’étais en train de lire Nord de Céline) : on
voit une douzaine de collaborateurs des deux sexes s’évertuer sous la conduite
bienveillante et familière de deux miliciens des deux sexes également. Ce
prétendu jeu est en fait une émission documentaire de la Propagandastaffel sur
la collaboration. Ces gens collaborent avec l’occupant dans la joie et la bonne
humeur, comme d’autres au cours de la dernière guerre mondiale.
L’abbé
Pierre a raison (7/7 du 10 novembre), nous sommes en guerre, ce pays est
occupé. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait des collaborateurs et des
miliciens comme c’est toujours le cas lors des occupations. Il n’est pas
étonnant qu’il y ait aussi des émissions de propagande destinées à faire croire
que tout le monde collabore dans la joie et la bonne humeur.
M.
Lévy, l’intrépide résistant, prétend que les Vrounzais sont pétainistes. C’est
de bonne guerre, venant d’un milicien de la Propagandastaffel. Les choses ne
sont pas si simples. La population d’un pays se partage toujours en
collaborateurs et réfractaires, le milicien est un collaborateur militant et le
résistant un réfractaire qui passe à l’action. Le paysage se complique du fait
que certains réfractaires se camouflent en collabos et réciproquement. Une même
personne, selon les circonstances et l’heure, pourra être collabo ou
réfractaire. Bien plus, certains occupants ont des sympathies pour la
résistance, tels ces généraux allemands gaullistes pendant la dernière guerre.
Le plus célèbre réfractaire déguisé en collabo est certainement Céline. En
fait, on l’a déguisé. Soljenitsyne est un résistant tout temps : à l’Est
comme à l’Ouest, il résiste. M. Lévy, lui, est un collabo déguisé en
réfractaire, ce qui explique son uniforme, mi-L.V.F., mi-F.F.I.. C’est un
collabo qui crie à la collaboration.
Cet
homme ment encore en faisant de la collaboration une particularité française.
Aujourd’hui, c’est le monde entier qui est occupé. Là où il n’est pas occupé
par la liberté du commerce, il est occupé par Mahomet ou par la pensée de Mao
Tsé-Toung. D’ailleurs, M. Alain Peyrefitte, non pas collaborateur, lui, mais
haut dignitaire de l’occupation (il doit être Sturmführer quelque chose... pour
parler comme Céline), a prétendu que tous les Chinois étaient des collabos. Là
aussi c’est de bonne guerre. Le faux résistant et vrai collabo Lévy a toujours
une guerre de retard. Il fait mine de résister à un occupant qui a décampé
depuis belle lurette de l’hôtel Raphaël. Il suffit qu’il mette un pied en
Afghanistan pour qu’aussitôt les Russes plient bagage.
Toute
la presse, sans exception, est collaborationniste, mais la collaboration a un
organe officiel : Libération, et deux officieux : Globe
et Actuel. Feu M. Montand s’est payé le luxe de collaborer avec deux occupants.
D’un occupant l’autre... le monde des renégats est en deuil. Mais le champion
toute catégorie de la collaboration est certainement Sartre. Céline n’eut
recours au super-S.S. Harras qu’en dernière extrémité. L’agité du bocal
collaborait plus vite que son ombre : Castro, Nasser, Khrouchtchev, Mao.
Le
collaborateur, le voilà donc ce fameux individu de " l’ère des
individus ". La télévision est très instructive, si l’on n’en abuse
pas. Avant d’avoir vu Fort Boyard, je me demandais :
" Comment est-ce dans la tête de M. Lévy ? "
Maintenant je sais. Leibniz suppose que l’on agrandit la tête d’un homme à la
taille d’un moulin à vent afin d’y pénétrer pour en examiner aisément les
rouages. Il remarque ensuite qu’on pourra examiner autant qu’on voudra, on n’y
verra point l’âme. Si M. Leibniz avait pu regarder la télévision, il aurait vu
l’âme de M. Lévy et des gens qui lui ressemblent ! Pourquoi M. Lévy ?
Ce n’est, hélas, pas le seul milicien en vue. Mais M. Lévy, c’est véritablement
Je suis partout et comment traiter de la collaboration sans parler de Je
suis partout.
De
même que le Dr Freud recommandait chaudement à quiconque la Gestapo, je
recommande la télévision à quiconque veut se documenter sur la collaboration.
Jean-Pierre
Voyer.
(N° 5,
décembre 1991.)