Philippe Immarigeon : American parano.

 

CHAPITRE 4

DEPENDANCE DAY

 

 « L’esprit humain, écrit Tocqueville, aime à embrasser à la fois une foule d’objets divers ; il aspire sans cesse à pouvoir ratta­cher une multitude de conséquences à une seule cause. L’idée de l’unité l’obsède, il la cherche de tous côtés et, quand il croit l’avoir trouvée, il s’étend volontiers dans son sein, s’y repose, et cesse de penser. Non seulement il en vient à ne découvrir dans le monde qu’une création et un créateur ; cette première division des choses le gêne encore, et il cherche volontiers à grandir et à simplifier sa pensée en renfermant Dieu et l’uni­vers dans un seul tout. »

C’est à cette occasion que le syllogisme tocquevillien, qui consiste à basculer d’une particularité américaine à une géné­ralité démocratique, est le plus évident et le plus contestable. Car même s’il prend soin de ne pas attribuer aux seuls Américains la croyance en une loi universelle explicative de toute chose, c’est aux États-Unis qu’il la rencontre érigée au /74/ rang de dogme. Tocqueville poursuit : « Si je rencontre un système philosophique suivant lequel les choses matérielles et immatérielles, visibles et invisibles, que renferme le monde, ne sont plus considérées que comme les parties diverses d’un être immense qui seul reste éternel au milieu du changement continuel et de la transformation incessante de tout ce qui le compose, je n’aurai pas de peine à conclure qu’un pareil système, quoiqu’il détruise l’individualité humaine, ou plutôt parce qu’il la détruit, aura des charmes secrets pour les hommes qui vivent dans la démocratie ; toutes leurs habitudes intellectuelles les préparent à le concevoir et les mettent sur la voie de l’adopter... » Et voici sa conclusion surprenante : « Parmi les différents systèmes à l’aide desquels la philosophie cherche à expliquer l’univers, le panthéisme me paraît l’un des plus propres à séduire l’esprit humain dans les siècles démocratiques. » Pourquoi « siècles démocratiques » ? N’est-ce point au contraire un vieux débat qui, s’il est réactivé au milieu des Lumières sous une forme moderne, reste marqué par de vieilles disputes à peu près dans les mêmes termes depuis quatre siècles ?

 

À la poursuite de la loi universelle

Au milieu du XVIIIe siècle, il y eut une rupture dans la civilisation occidentale entre une pensée déterministe qui se parait des habits du progrès, et l’idée du libre arbitre qui se trouva reléguée de nouveau au second plan. La faute à Sir Isaac Newton qui, en montrant que sa loi de gravitation connaissait une application universelle, avait précipité toute une école rationaliste vers la recherche d’une science globale du monde. Condorcet soutenait ainsi que « tout concourt à prouver que la /75/ nature entière est assujettie à des lois régulières ; tout désordre apparent nous cache un ordre que nos yeux n’ont pu apercevoir. Il nous suffira d’observer que toutes nos connaissances sont fondées sur deux principes : que la nature suit des lois invariables, et que les phénomènes observés nous font connaître ces lois ». Et Laplace, l’un des plus grands esprits de la fin des Lumières, qui se fondait sur le philosophe allemand Leibniz pour écarter d’emblée toute idée de liberté créatrice puisqu’« une chose ne peut pas commencer d’être sans une cause qui la produise », se représentait une intelligence qui « embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux ». La seconde moitié des Lumières vit donc le retour en force de l’idée de théologie naturelle, désormais appelée droit naturel, qui ne serait pas « une théorie sans rapport avec les conditions sociales, mais le principe d’une redéfinition empirique de la société ». Elle se caractérisait par le principe de l’existence de vérités premières, de certitudes élémentaires et éternelles, ahistoriques, aculturelles et asociales qui ne dépendraient que de la raison naturelle, et à partir desquelles il serait possible d’élaborer une science de l’objectivité et de découvrir des lois transcendantes et simples. Cette pensée reposait et repose toujours sur une épistémologie de la connaissance centrée sur la notion d’évidence.

Mais sous ses couleurs modernistes, elle ne faisait que raviver le vieux conflit entre déterminisme et libre arbitre qui traverse depuis toujours la pensée occidentale, et qui connut sa forme théologique au moment de la Réforme avant de resurgir plus près de nous dans les années 1920 avec la rupture entre la physique einsteinienne et la physique quantique. /76/ La première recherche à tout prix une loi universelle simple, même si son père spirituel échoua dans cette quête, posant comme principe a priori que cette loi existe (« Dieu ne joue pas aux dés », se plaisait à dire Einstein) et que le monde est gouverné par des règles qui, si nous ne les connaissons pas encore, doivent être intégrées dans l’explication globale au titre de variables cachées. C’est au service de ce projet que s’est placée la science américaine, et c’est également sur cette idée d’un déterminisme a priori que s’est positionnée la psychanalyse. Au contraire, la physique quantique, d’essence européenne et héritière de l’esprit humaniste, est sur une optique de séparation entre ce qui est empiriquement connu à partir de l’observation et du protocole expérimental qui en trace les limites, et de supposées variables cachées qui, contrairement au postulat déterministe, sont considérées inexistantes et surtout non déterminantes tant qu’elles restent inconnues.

Lorsqu’il aborde la question du panthéisme, Tocqueville ne rentre bien entendu pas dans ces considérations. Il a bien vu le schisme réapparu dans la pensée européenne, et il le date lui-même de 1780. Mais lorsqu’il croit retrouver ce débat aux États-Unis, il se trompe. Comme pour la séparation entre foi et politique, il n’y a débat qu’en Europe. L’idéologie américaine se reconnaît entièrement dans un principe déterministe et totalisant. Arrimée au refus calviniste du libre arbitre, la pensée scientiste ne fait là-bas qu’en multiplier les effets. La théologie de la prédétermination déborde largement le cadre des évangélismes. L’Américain, croyant ou pas, raisonne de la même manière uniforme sur cette question. Le syllogisme tocquevillien est donc parfaitement abusif : si le panthéisme est la norme en Amérique, ce n’est pas qu’il s’agit d’un tropisme démocratique, c’est que l’Amérique raisonne sur cette question, /77/ comme sur tant d’autres, en termes prémodernes. La liberté y est déterministe et déterminée, dépendante d’un principe qui lui est supérieur : un Dieu, ou quelque chose d’équivalent, créateur de l’univers et de ses lois. Tocqueville met le goût des Américains pour les idées universalisantes et réductionnistes sur le compte du déterminisme postnewtonien, et leur unanimisme au crédit de l’égalitarisme. Or l’un comme l’autre peuvent facilement trouver une seule et même origine dans la Réforme. Si Tocqueville a raison pour l’Europe qui a purgé le conflit religieux et où un penchant trop prononcé pour la norme pourrait conduire les citoyens à se réfugier dans des explications simplistes et réconfortantes, il a tort pour l’Amérique où Laplace se greffe sur Calvin, même s’il semble deviner que le spiritualisme exacerbé des Américains les ramènera immanquablement « pieds et poings liés, [aux] deux principes absolus de la raison et de l’autorité ». Les États-Unis sont sur cette question le produit de deux fractures : l’une originelle au XVIe siècle, l’autre refondatrice au XVIIIe. Mais c’est la première qui détermine la seconde.

Jeune nation, mais vieux peuple : Tocqueville avait vu juste. C’est une vieille pensée que celle de l’Amérique, qui ne doit rien ni au débat européen ni à l’instauration d’une démocratie, vieille pensée qui semble « trouver une terre d’incarnation avec la révolution américaine. Il est vrai qu’il s’agit d’un cas tellement particulier que la portée de l’exemple est limitée. Un peuple nouveau qui accomplit plutôt une séces­sion qu’une révolution, cela donne une exception plutôt qu’une règle [Marcel Gauchet]».

C’est pourquoi l’idée d’une diversité et d’une pluralité du monde choque l’esprit américain. Nous pouvons en Europe envisager que se développent des visions différentes dès lors /78/ que nous venons d’horizons différents, avec des histoires différentes, des modèles interprétatifs et des grilles de lecture différentes. Les Américains, dans leur pulsion à tout ramener à un principe unique, ne conçoivent pas que l’on puisse être dans le vrai autrement que de la façon dont ils le sont, et que le juste puisse se révéler de manière contradictoire et dialogique. Que les Français aient une autre vision qu’eux de la démocratie et du droit leur est inconcevable. De manière plus générale, ils ne conçoivent pas que l’on puisse penser diffé­remment selon le point de vue philosophique, historique et même scientifique de l’observateur. C’était déjà le discours de Condorcet, véritable anti-Montesquieu qui s’insurgeait contre le relativisme et l’acceptation du pluralisme que ce dernier avait exposé dans L’Esprit des lois — ce que les lycéens français retiennent sous la dénomination de la « théorie des climats ». Condorcet affirmait : « Comme la vérité, la raison, la justice, les droits de l’homme, l’intérêt de la propriété, de la liberté, de la sûreté sont les mêmes partout, on ne voit pas pourquoi toutes les provinces d’un État, ou même tous les États, n’auraient pas les mêmes lois criminelles, les mêmes lois civiles, les mêmes lois de commerce. Une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes, comme une proposition vraie est vraie pour tous. » Condorcet n’a que des émules aux États-Unis, comme Woodrow Wilson qui disait en 1917 : « Les valeurs américaines [...] sont également les valeurs et les politiques des hommes et des femmes tournés vers l’avenir partout dans le monde, dans toutes les nations, dans toutes les communautés éclairées. Ce sont les valeurs du genre humain, et elles doivent prévaloir. » Et George W. Bush proclamait dans son discours à l’académie de West Point le ler juin 2002 : « La vérité morale est la même pour chaque /79/ culture, pour chaque temps et partout. » On pouvait encore lire dans le « National Security Strategy » de septembre 2002 cette déclaration, qui fit couler beaucoup d’encre : « Ces valeurs de liberté ont la même justesse et la même vérité pour tous, dans toutes les sociétés. » Et terminons une nouvelle fois par la « Lettre des intellectuels américains pour la guerre » de février 2002 : « [Nous avons] la conviction qu’il existe des vérités morales universelles — que les fondateurs de notre nation appelèrent “lois de la nature et de la nature de Dieu” — et qu’elles s’appliquent à tous [...] Au nom de la morale universelle, nous soutenons la décision de notre gouvernement et de notre société d’utiliser la force armée »

 

Du despotisme illibéral

Toute la science économique, qui est devenue l’alpha et l’oméga du monde contemporain, surfe sur le même principe d’évidence et de prédétermination qu’expliquait l’économiste Herbert Spencer au XIXe, siècle : « Comme dans tous les autres domaines de la Création, on trouve, dans la société, ce merveilleux principe d’autorégulation qui maintient tous les éléments en équilibre... Les grandes difficultés que nous rencontrons dans la société viennent de la perturbation des lois de la nature par les hommes. » Spencer, peu connu en France, eut une influence considérable aux États-Unis ; il rabaissait l’homme à un élément parmi d’autres au service d’une force universelle. On pourrait y trouver facilement l’appétence immédiate de l’Amérique pour le libéralisme écono­mique. L’homme peut se révolter contre les rois et les assemblées électives, il ne le peut pas contre les lois physiques naturelles dont l’économie serait une des composantes. La /80/ liberté du commerce et de l’industrie n’a jamais été envisagée comme la liberté de l’agent économique, mais comme sa soumission à une loi d’équilibre et d’échanges, à un capita­lisme considéré comme une transcendance pour les uns, comme un commandement divin pour d’autres. Il n’y a qu’un pas du Dieu caché de Luther à la main invisible d’Adam Smith. Rien d’étonnant à ce que l’Amérique des Puritains se soit reconnue dans ce principe, puisque tout ce qui vise à la totalisation du monde, à l’anticipation des réactions, à la connaissance des arcanes les plus secrètes, en un mot tout ce qui vise à la mécanisation de l’individu et à sa soumission à l’autorité ne peut qu’être le bienvenu dans une société qui regarde le libre arbitre comme une invention du diable, et la démocratie comme une invention des Français.

Justement, parlons-en de cette idée dont Américains et Français semblent depuis deux siècles se disputer la paternité. Pour nous, la démocratie est le libre choix du système économique, du gouvernement et des lois auxquelles les citoyens se soumettront. Or elle introduit un incontournable principe d’incertitude puisque, comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau, « vous ne sauriez dire pourquoi je vous obéissais sans dire en même temps pourquoi je ne vous obéis plus ». Et c’est une gageure, ajoutait Jean Guéhenno, que « d’exalter, comme le principe même de son établissement, un principe qui menace toujours de ruine tous les gouvernements ». N’en déplaise à Tocqueville, la démocratie ne peut s’accommoder d’un principe panthéiste de déterminisme universel puisqu’elle laisse au contraire un vide dans lequel la liberté se développe et fait vivre le principe. Elle est bien, comme l’a écrit Claude Lefort, le lieu de l’indétermination. Cette « démocratie sans adjectif » (Norberto Bobbio) qui « s’institue /81/ et se maintient dans la dissolution des repères de certitude [Claude Lefort] » est insupportable en revanche à tout projet déterministe qui entend régir le monde en dehors de la volonté des hommes. Car il importe toujours de mettre en place « un dispositif qui tend à conjurer cette menace, qui tend à ressouder le pouvoir et la société, à effacer tous les signes de la division sociale, à bannir l’indétermination qui hante l’expérience démocratique [Claude Lefort] ». Le despotisme n’est donc pas en elle mais dans la réponse que lui opposent certaines théories dès lors que cette indétermination devient insupportable, que l’incertitude et l’impossibilité de dire de quoi demain sera fait ne sont plus gérées.

Les institutions américaines ont mis en place un équilibre très newtonien destiné à faire sortir du champ démocratique les organes dirigeants certes élus démocratiquement, mais appelés une fois en place à mettre en oeuvre un ordre naturel. Il y a là une sorte de démembrement du système représen­tatif, l’élection n’étant pas une délégation de souveraineté mais une simple désignation de représentants en charge de la mise en oeuvre de la règle, du dogme, des Tables de la Loi. Les membres du Congrès et le président sont au service de la Constitution, tout comme le sont les juges nommés à la Cour suprême. Élus ou nommés, ils tiennent leur pouvoir de la seule Constitution qui, sur la question de la souveraineté, se contente de cette belle mais lapidaire formule We, the People. Et puis plus rien. La souveraineté est immédiatement confisquée dès qu’elle est proclamée. On sait le refus des Founding Fathers d’une souveraineté populaire et leurs efforts, Thomas Jefferson en tête, pour encadrer, limiter, détourner l’expression électorale. En revanche, la Déclaration d’indépendance de 1776 est plus explicite sur l’origine d’un pouvoir qui se /82/ fonde « sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur ». Les gouvernements chez Jefferson sont aussi indispensables que les princes chez Luther. Le despotisme des assemblées électives, écrivait-il, est davantage à craindre pour l’avenir que le despotisme d’un seul.

L’objectivisme et la mécanique constitutionnelle américaine d’équilibre des pouvoirs et contre-pouvoirs (checks and balances) s’opposaient par avance, telle une contre-révolution préventive, au contractualisme et au légicentrisme de la Révolution française, considérée outre-Atlantique par le prisme déformant du régime de la Terreur, comme une hérésie. Mais c’est attribuer à Jefferson une prescience bien étonnante que d’y voir de manière rétroactive une démonstration à la Tocqueville sur les dérives inévitables d’une logique de souveraineté absolue du peuple et de la majorité. Pourquoi ne pas se demander de manière plus simple et plus logique si ce n’est pas tout simplement la phobie démocra­tique qui, avant même que le « fâcheux » exemple de la Convention nationale de l’an II ne vienne étayer cette peur, fait que la Constitution américaine tourne le dos à la démocratie telle qu’en rêvait Rousseau ? On retrouve chez Jefferson et ses amis la même répulsion que Luther face à la révolte paysanne qui se réclamait de lui mais qu’il rejeta, appuyant et justifiant la répression. C’est pourquoi rationalité et révélation côté américain, dénaturation et volontarisme côté français s’affrontent au sein de la pensée occidentale depuis les Lumières ; les rapports de la loi politique à la loi naturelle sont différents et même antagonistes de part et d’autre de l’Atlantique. D’un côté la nature et Dieu, de l’autre le libre arbitre et la loi. Les deux révolutions ont couché sur le papier /83/ cette opposition irréductible, ce que la confrontation des déclarations américaine et française indique de manière évidente.

 

A tale of two révolutions

En détournant le titre d’un roman célèbre dans le monde anglo-saxon, qui se déroule sous la Révolution française, voilà comment nous pourrions titrer une étude des différences fondamentales entre la déclaration ou plutôt les déclarations américaines dont celle du 4 juillet 1776 opère la synthèse, et notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen votée par l’Assemblée nationale fin août 1789. Il n’est pas le lieu d’en faire ici l’étude comparative (l’équivalent de notre Déclaration se trouve d’ailleurs davantage dans les dix premiers amendements de 1791 à la Constitution américaine, qui font office de Bill of Rights), mais simplement de relever que des lectures synoptiques comparées font davantage que nous suggérer l’hypothèse de démarches différentes : nos visions du monde sont radicalement divergentes, et nous croyons parler de la même chose que les Américains alors qu’ils nous disent eux-mêmes qu’il n’en est rien.

Les mots qui ouvrent la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 sont célèbres : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » La Déclaration française de 1789 en est le strict opposé : « Article premier : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. — Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits /84/ naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » D’un côté, les hommes sont créés égaux et la liberté vient de leur créateur, Dieu. De l’autre, les hommes naissent libres et le demeurent, mais surtout ils sont intrinsèquement différents les uns des autres. Cette différence n’a aucune importance tant que les individus ne sont pas socialisés (égalité dite naturelle [pure vue de l’esprit, évidemment, c’est à dire en fait pas de vue du tout : des hommes non socialisés, ça n’a jamais existé. Un homme non socialisé n’est pas un homme]), donc confrontés les uns aux autres ; elle n’a aucune implication en droit. C’est lors du passage de l’état de nature à la vie sociale et politique, que Jean-Jacques Rousseau entendait comme une dénaturation, que les différences pourraient engendrer des inégalités, entendues alors comme un concept juridique. Ce basculement doit s’accompagner d’une abdication des privilèges passés, présents et à venir qui pourraient résulter de cette différence, pour retrouver l’égalité en droits qui seule autorise la vie en communauté, donc la démocratie, donc la liberté de chacun. Mais l’illustre citoyen de Genève a fait en son temps la démonstration bien mieux que nous ne pourrions jamais la refaire.

Les Américains ne sont pas du tout sur la même longueur d’ondes, et même John Rawls, présenté jusqu’à sa mort comme le nouveau penseur politique américain, avait fondé ses théories de la justice sur le principe que tous les individus constituent une communauté d’artefacts à l’image des Américains sans passé, dans une situation égalitaire et hypothétique entendue quasiment comme une gémelliparité de clones, citoyens également semblables dès le berceau. Comme s’il était impossible à la pensée américaine de se départir de la fiction de l’homme nouveau sans passé, ni environnement, culture, éducation ou passions. Fiction bien utile au demeurant, puisqu’elle justifie les théories totalisantes des économistes, /85/ étant donné que, du fait de ce voile originel d’igno­rance, tous les individus sont toujours censés procéder selon la théorie du choix rationnel en situation de parfaite égalité. C’est pourtant pure lubie que d’inventer un tel homme « qui pourrait ainsi se séparer de lui-même », constatait Rousseau. Il est clair que le richissime rejeton d’un ancien directeur de la CIA devenu président des États-Unis, a davantage de chances d’accéder lui-même à la Maison-Blanche qu’un enfant noir ou hispanique du Bronx ou d’Atlanta. Ceci n’est malheureusement en rien une particularité américaine, sauf que les autres démocraties ne s’intoxiquent pas d’un discours irréaliste, trompeur et falsificateur. Même John Stuart Mill, le Tocqueville britannique, ironisait sur le pharisianisme de ces propriétaires d’esclaves virginiens et caroliniens (Washington et Jefferson), qui proclamaient sans rire que tous les hommes sont égaux, et ajoutait que ces derniers devaient être considérés, au choix, ou très stupides ou fort malhonnêtes.

Mais c’est surtout l’idée de la recherche du bonheur qui a marqué les esprits et trace la ligne de fracture la plus profonde entre les deux révolutions occidentales. Inutile de préciser que ce bonheur n’est en rien épicurien ni hédoniste. Doctrine de l’opportunité pour Francis Bacon, principe d’utilité publique pour David Hume ou Helvétius, enfin doctrine de l’utilitarisme depuis Jeremy Bentham puis John Stuart Mill, c’est ce que Tocqueville nomme de son côté la « doctrine de l’intérêt bien entendu » par laquelle les Américains combattent l’individualisme et à laquelle il consacre de longs développements. Cette doctrine s’oppose résolument à l’idéal français de liberté individuelle. Or l’inverse est couramment admis : 1776 serait la révolution de la liberté, 1789 celle de l’égalité. Rien de plus faux, rien de plus trompeur, et il suffit de se /86/ pencher sur les ouvrages des juristes publicistes pour le découvrir. « Les textes américains font presque tous une référence directe à la finalité de l’association politique, qui est le common benefit (Virginie), le good of the whole (Maryland), ou le common good (Massachussets). Les constituants américains avaient lié les droits de l’individu au bien commun de la société, [à l’inverse des] constituants français [qui] entendaient affirmer solennellement et exclusivement les droits des individus. » [Norberto Bobbio] L’existence de la liberté dans la doctrine américaine utilitariste est soumise à la condition de permettre d’accroître le bonheur général de la communauté. Ce que l’on va chercher est l’extension maximale des droits pour le bonheur de tous. La liberté est mise au service de la réalisation de ce projet, elle ne constitue plus sa propre fin mais un simple moyen. Elle est appelée à s’effacer au fur et à mesure de cet accomplissement. Car que peuvent bien vouloir un individu ou une société au-delà du bonheur ? À quoi sert d’être libre dans une société parfaitement heureuse ? Que voter au-delà du bonheur général du plus grand nombre ? Pourquoi réintroduire la démocratie incertaine là où il n’existe finalement aucune alternative, et maintenir ce « lieu vide du pouvoir » (Claude Lefort) alors que le progrès promet à terme une société parfaite d’individus parfaitement égaux ? C’est dans cette école utilitariste, qui permet d’écarter la liberté si celle-ci n’autorise pas l’accession collective au bonheur, qu’il faut aller chercher l’origine des restrictions récentes aux libertés publiques américaines, et non dans une actualité dramatique.

Car l’idée que le bonheur soit la finalité politique de la société des hommes est « le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir », écrivait Emmanuel Kant. « L’État despotique-paternaliste se définit par sa prétention à déterminer /87/ mieux que ses sujets les fins de leur activité, à les leur imposer, malgré eux. Il veut le bonheur de ses sujets sans eux, mieux qu’eux, malgré eux, et, si besoin est, contre eux. C’est l’État de l’eudémonie ou du bonheur que Kant juge attentatoire à la liberté, et immoral puisque le bonheur ne peut être justifié moralement que sous la condition de se subordonner à la recherche de la dignité. Historiquement, l’État du bien-être imposé d’en haut se présente sous deux formes majeures qui correspondent aux activités définissant les formes majeures de détermination du bonheur. L’État peut être religieux, il peut être aussi économique, et l’on a l’État du bien-être matériel [André Tosel].  » Aussi, lorsque Michel Foucault, dans son cours sur le biopouvoir au Collège de France le 24 janvier 1979, revenait sur le thème général de son oeuvre en disant que « la deuxième conséquence de ce libéralisme et de cet art de gouverner, c’est la formidable extension des procédures de contrôle, de coercition qui vont constituer comme la contrepartie et le contrepoids des libertés », il faut inverser la proposition. L’État panoptique n’est pas une conséquence du libéralisme économique, c’est ce libéralisme qui se coule dans un principe autoritaire très ancien. Tocqueville n’avait pas lu Michel Foucault ni visité la Chine de 2006, mais il l’avait compris : l’État de la libre entreprise sera celui où les prérogatives régaliennes seront hypertro­phiées, ou plutôt celui où les anciennes structures autoritaires serviront de cadre aux nouvelles théories économiques.

 

Tocqueville marxiste ?

Tocqueville n’a pas écrit que son essai sur les États-Unis, il est également l’auteur d’un ouvrage fondamental sur L’Ancien Régime et la Révolution, ce qui était parfaitement /88/ logique puisque, après avoir été chercher la démocratie en Amérique, il se devait d’analyser ce qui s’était déroulé en France. On retient de ce texte l’idée que la marche vers l’égalité avait commencé bien avant 1789, et que la Révolution puis l’Empire n’avaient fait que parachever l’œuvre des rois. On retient également l’analogie entre la description qu’il donne de la disparition des anciennes libertés et solidarités féodales, et celle de Karl Marx et Friedrich Engels dans un Manifeste du parti communiste de 1848 que le vicomte de Tocqueville aurait pu signer des deux mains. Mais il est un autre aspect négligé qui présente pourtant des analogies évidentes avec certains développements de Démocratie : c’est sa critique sans appel de la science économique dans laquelle il lit la mise en forme des théories despotiques modernes.

Tocqueville a toujours exprimé son mépris souverain envers la bourgeoisie louis-philipparde, mépris confirmé par plusieurs sorties de ses Souvenirs (« La propriété était devenue chez tous ceux qui en jouissaient une sorte de fraternité »). Il ne voyait pas l’origine des tyrannies modernes dans l’œuvre de Rousseau, comme il est de mode et de bon ton de le faire encore aujourd’hui, mais chez « ceux de nos semblables auxquels nous donnâmes dès 1750 le nom commun de physiocrates puis d’économistes [...] On croit que les théories destructives qui sont désignées de nos jours sous le nom de socialisme sont d’origine récente ; c’est une erreur : ces théories sont contemporaines des premiers économistes » [L’Ancien Régime et la Révolution]. Tocqueville découvre dans la science économique la mise en forme politique de sa vision sociologique du despotisme, ce que l’on trouve chez Mercier de la Rivière sous le nom de « despotisme de l’évidence », ou dans l’article « Évidence » de l’Encyclopédie, écrit par Quesnay. Tocqueville comprend /89/ que cette supposée évidence de la nature aboutit à remplacer un despotisme monarchique par un autre aussi terrible, et que deux éléments sont combinés dans les théories économiques : d’une part l’égalité absolue des conditions, d’autre part la soumission à un ordre transcendant.

 « Relisez le Code de la nature par Morelly (il paraissait en 1755, dans le même temps que Quesnay fondait son école), vous y trouverez, avec toutes les doctrines des économistes sur la toute-puissance de l’État et sur ses droits illimités, plusieurs de ces théories politiques qui ont le plus effrayé la France dans ces derniers temps, et que nous nous figurions avoir vues naître : la communauté de biens, le droit au travail, l’égalité absolue, l’uniformité en toutes choses, la régularité nécessaire dans tous les mouvements des individus, la tyrannie réglementaire et l’absorption complète de la personnalité des citoyens par le corps social... De tous les hommes de leur temps, ce sont les économistes qui paraîtraient le moins dépaysés dans le nôtre ; leur passion pour l’égalité est si décidée et leur goût de la liberté si incertain qu’ils ont un faux air de contemporains. Quand je lis les discours et les écrits des hommes qui ont fait la Révolution, je me sens tout à coup transporté dans un lieu et au milieu d’une société que je ne connais pas ; mais quand je parcours les livres des économistes, il me semble que j’ai vécu avec ces gens-là et que je viens de discourir avec eux [L’Ancien Régime et la Révolution]. »

Dire que Tocqueville ne portait pas dans son cœur les amis de Turgot et de Condorcet est un doux euphémisme : « Ils sont, il est vrai, très favorables au libre-échange des denrées, au laisser faire ou au laisser passer dans le commerce et dans l’industrie ; mais quant aux libertés politiques proprement dites, ils n’y songent point, et même quand elles se /90/ présentent par hasard à leur imagination, ils les repoussent... La diversité même leur est odieuse : ils adoreraient l’égalité jusque dans la servitude. Ce qui les gêne dans leurs desseins n’est bon qu’à briser. Les contrats leur inspirent peu de respect ; les droits privés, nuls égards ; ou plutôt il n’y a déjà plus à leurs yeux, à bien parler, de droits privés, mais seulement une utilité publique. » Voilà pourquoi, poursuit-il, lorsque les Français abandonnent la revendication de la liberté, ils se trouvent désormais ressembler, dans leur soumission à l’État, « infiniment plus aux économistes de 1750 qu’à nos pères de 1789 » [L’Ancien Régime et la Révolution].

Tocqueville évoque à ce propos un épisode de la fin de l’Ancien Régime, que nos manuels d’histoire appellent « la guerre des Farines ». En 1774, le tout nouveau roi Louis XVI forma un gouvernement dominé par ces économistes qu’on appelait déjà « la Secte », parce que lorsque la réalité ne correspondait pas à leurs théories, ils en accusaient les astres déréglés « par la contrariété qui se trouve entre le résultat et le phénomène », comme ironisait Diderot. Aussi, lorsque des émeutes éclatèrent au printemps 1775, Turgot les réprima à coup de régiments et de lettres de cachet, et fit même exécuter deux adolescents de Paris pris au hasard parmi les manifestants. A-t-il alors, comme on le prétend parfois, demandé cinq ans de despotisme « pour rendre la France libre » ? Quelques années auparavant, le même Turgot confiait pourtant : « La doctrine du despotisme légal ne cesse de salir les ouvrages des économistes. » Mais une fois au pouvoir, il se refusa à « faire reculer le principe ». Et avec les mesures policières viendra le droit d’exception. [Cet homme avait un trop beau château pour être honnête] « Lorsqu’en 1775 sa nouvelle législation sur les grains fit naître des résistances dans le Parlement et des émeutes dans les campagnes, /91/ il [Turgot] obtint du roi une ordonnance qui, dessaisissant les tribunaux, livra les mutins à la juridiction prévôtale, “laquelle est principalement destinée, est-il dit, à réprimer des émotions populaires, quand il est utile que des exemples soient donnés avec célérité” » [L’Ancien Régime et la Révolution]

Pourquoi en effet détruire l’appareil monarchique plutôt que de le retourner ? Turgot a-t-il seulement cherché à casser l’ancien ordre ? Non, tranche Tocqueville : « Il ne s’agit pas de détruire ce pouvoir absolu, mais de le convertir. “Il faut que l’État gouverne suivant les règles de l’ordre essentiel, dit Mercier de la Rivière, et quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant.” L’État, suivant les économistes, n’a pas uniquement à commander à la nation, mais à la façonner d’une certaine manière ; c’est à lui de former l’esprit des citoyens suivant un certain modèle qu’il s’est proposé à l’avance ; son devoir est de le remplir de certaines idées et de fournir à leur cœur certains sentiments qu’il juge nécessaires. Il n’y a, en réalité, pas de limites à ses droits ni de bornes à ce qu’il peut faire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme ; il ne tiendrait peut-être qu’à lui d’en faire d’autres ! “L’État fait des hommes ce qu’il veut”. Ce mot résume toutes leurs théories [L’Ancien Régime et la Révolution]. » Et nous retrouvons dans ces diatribes des réminiscences de la fameuse description du nouvel ordre despotique de Démocratie II, de ce qu’on nomme un peu vite le Léviathan démocratique : « Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie, les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger [De la Démocratie II]. » /92/

Le rapprochement des deux œuvres de Tocqueville nous place devant un dilemme, car il faut bien trouver un point commun entre la description qu’il fait des dérives américaines et sa condamnation des théories d’un certain libéralisme autoritaire, d’ailleurs de nouveau très en vogue en ce début du XXIe siècle. Le lien ne semble pas résider dans une supposée démocratie prétotalitaire, mais bien dans un panthéisme adémocratique commun aux théories économiques et à la pensée américaine. Le despotisme éclairé du XVIIIe siècle, contre lequel la France de 1789 s’est dressée, resterait-il le modèle idéal ? Mieux vaut un peuple conduit d’une main de fer par un despote éclairé qu’une démocratie aux urnes incertaines. C’est sans doute pourquoi l’Europe a été sommée, lors de la crise irakienne, d’adopter un modèle de démocratie dirigée qui, dans la bouche de Rice et de Rumsfeld, consistait à faire taire les opinions publiques au nom d’un prétendu courage politique qu’ils ne reconnaissaient qu’à leurs vassaux. Revenir au despotisme éclairé, voilà le programme américain pour l’Europe, parce que c’est également le programme pour l’Amérique. Régimes autoritaires proaméricains pour le monde, gouvernements européens que l’on félicite d’être passés outre à l’opposition de leurs électeurs à la guerre, et finalement militarisation des États-Unis eux-mêmes comme aboutissement du processus : voilà une vision logique et cohérente. Qui pourrait douter de la bonne foi des États-Unis s’ils sacrifient les derniers lambeaux du rêve américain, moyen ultime pour se convaincre que le reste du monde a définitivement tort ? Pour qui connaît les Américains, un tel raisonnement est parfaitement dans leur disposition mentale.

 

 

M. Ripley s’amuse

 

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