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Les individus collectifs (1992) [1]

Vincent Descombes

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PHILOSOPHIES DE L’INDIVIDU

ONTOLOGIE DES INDIVIDUS POLITIQUES

L’APORIE DE LA NATION

LA QUERELLE DE L’INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE

LE PROBLÈME LOGIQUE DES INDIVIDUS COLLECTIFS

LA SÉMANTIQUE MÉDIÉVALE DE LA SUPPOSITIO

LA LOGIQUE DITE « CLASSIQUE » DE L’EXTENSION DES TERMES

COLLECTIONS, ENSEMBLES, SYSTÈMES

LA COLLECTION, L’ENSEMBLE ET L’INDIVIDU COLLECTIF

BIBLIOGRAPHIE

 

Une collection d’individus n’est rien d’autre que le référent d’une liste de noms.

Ce qui correspond dans la réalité à un catalogue, ce sont plusieurs objets.

Ces objets ne sont nullement intégrés dans un tout du fait d’avoir été catalogués.

C’est la même chose pour les faits dits économiques. Qu’ils soient catalogués tels ne signifie pas qu’ils soient des parties d’un objet réel nommé « économie ». Ils ne sont que des éléments d’un ensemble nommé « classe des faits économiques ». C’est un classement dit Fourquet. C’est une opérateur, dit Willard Quine.

Frege dit : « Une propriété de la langue, néfaste pour la fiabilité de l’action de penser, est sa propension à créer des noms propres auxquels nul objet ne correspond. (…) Ainsi, une grande part du travail du philosophe consiste — ou devrait du moins consister — en un combat avec la langue»

 

PHILOSOPHIES DE L’INDIVIDU

S’intéresser aux individus collectifs peut d’abord sembler aussi saugrenu que de s’occuper de cercles carrés. Comment ce qui est individuel pourrait-il être en même temps collectif ? Déjà l’étymologie paraît l’exclure : un individu est un atome, un être indivisible.

Il est vrai que l’emploi aujourd’hui courant du mot ne correspond plus à la signification initiale de ce terme chez les philosophes, celle que l’on retrouve en faisant appel à l’étymologie. Dans le langage ordinaire, l’individu n’est plus ce qui termine une ligne d’analyse ou une classification : le tode ti, ou « celui-ci » comme terme ultime d’une descente des descriptions plus générales vers les plus particulières. Par exemple, on progresse du général vers l’individuel au sens du philosophe chaque fois qu’on se voit assigner une place individuelle (cette place, ce siège) dans un transport où l’on n’avait encore retenu qu’une place (indéterminée). Mais depuis le XVIIe siècle, lorsqu’on parle sans plus d’un « individu », on veut dire par là une personne indéterminée, un échantillon de l’espèce humaine.

Les philosophes tendent à suivre l’usage commun quand ils traitent de la politique et de la morale. Ils ont plus de mal à le faire en logique et en métaphysique. Rien du point de vue logique ne justifie la restriction de l’individualité aux seuls êtres humains. Ce qui compte ici est la possibilité d’indiquer un principe d’individuation. La philosophie de la logique appellera « individu » tout ce qui est susceptible d’une individuation, c’est-à-dire d’une différenciation donnant lieu à un dénombrement. Par conséquent, on a des individus partout où, dans un genre de choses donné, on peut dénombrer, dire s’il y a un ou plusieurs échantillons du genre considéré.

Nous pouvons donc individuer non seulement les personnes, les bêtes ou les choses (c’est-à-dire des êtres classiquement rangés dans la catégorie de la substance), mais aussi des êtres tels que les actions ou les relations. Pour le logicien, le critère de l’individualité sera la possibilité d’utiliser un terme singulier pour désigner ce dont on veut parler (à savoir, un nom propre, une description définie ou un terme déictique). César et Napoléon sont donc pour lui des individus, puisqu’on peut les nommer. Mais le passage du Rubicon (par Jules César), le 18 Brumaire (de Napoléon Bonaparte) ou la bataille d’Austerlitz ne sont pas moins des individus. De même, la relation de mariage peut être définie en général (pour un couple indéterminé), mais elle peut aussi être individuée (il n’existe qu’une seule relation de mariage qui soit le mariage de cet homme et de cette femme).

Le sens commun moderne s’écarte donc de l’usage des logiciens et des métaphysiciens lorsqu’il oppose avant tout l’individuel au collectif (et non plus au général ou à l’abstrait). Désormais, l’individu est moi (chacun de nous) face à la société, laquelle est appréhendée sous deux aspects opposés : tantôt comme une pluralité indéfinie d’êtres semblables à ego (autrui, les autres), tantôt comme un antagoniste menaçant d’usurper mes prérogatives de sujet conscient et responsable. Dans ce dernier cas, on dit volontiers la société, l’article défini opérant ici comme une totalisation du domaine du « non-moi » en un Léviathan formidable.

Si l’on s’enferme dans cet emploi vulgaire du mot, il nous est évidemment impossible de parler d’individus collectifs sans susciter des réactions de défense. Quand l’individualité est fixée au moi et à l’autrui, la collectivité doit rester une pluralité. Il lui est interdit de se donner pour unifiable ou intégrable, sous peine de passer pour un organisme monstrueux, pour quelque super-individu doté d’une conscience et de pouvoirs supérieurs à ceux de ses membres.

Les philosophes font profession de critiquer librement le sens commun. Ils devraient donc être les premiers à rappeler que notre conception de l’individuel est particulière et récente. Et s’ils négligeaient de le faire d’eux-mêmes, les anthropologues seraient là pour les réveiller. Ainsi, Louis Dumont [1975, p. 30-31] oppose l’« univers de l’individu » (l’univers dans lequel nous nous sentons chez nous) et l’« univers structural » des sociétés traditionnelles :

« [… ] Notre notion de l’individu représente le choix d’un niveau privilégié d’où considérer les choses, tandis que dans un univers structural, il n’y a pas de niveau privilégié, les unités des divers ordres apparaissent ou disparaissent au gré des situations. Entre l’unité la plus vaste et la subdivision la plus menue, où s’arrêter ? Une caste, c’est un peu comme une maison : elle est une du dehors, comme un bâtiment au milieu d’autres bâtiments ; vous entrez, et de même que la maison se déploie en un ensemble de pièces, de même la caste se segmente en sous-castes (etc.) à l’intérieur desquelles on se marie et rend la justice. Tout est toujours virtuellement un et multiple, c’est la situation du moment qui réalise l’unité et laisse à l’état virtuel la multiplicité, ou l’inverse. »

Dumont oppose ici non des doctrines savantes, mais des représentations communes. « Notre notion », cela doit s’entendre de la notion dont se satisfait l’entendement commun d’aujourd’hui. Pour un philosophe, il s’agit (ou il devrait s’agir) d’une simple doxa. Il lui revient d’examiner cette opinion pour l’accepter telle quelle ou la corriger selon qu’elle favorise ou non la clarté conceptuelle.

Or le moins qu l’on puisse dire est que les questions du tout et de la partie, de l’ensemble et de l’individu, du plusieurs et de l’un, sont des questions controversées dans la pensée contemporaine. Certains philosophes sont « atomistes » ou « nominalistes » : ils diront que les concepts correspondant à ce que Dumont appelle l’« univers de l’individu » sont plus clairs que ceux de l’« univers structural ». Ces philosophes créditent donc l’entendement moderne d’un progrès général sur les façons de penser traditionnelles. D’autres philosophes sont « holistes » : pour eux, les notions « structurales » sont plus rationnelles que les notions « atomistes ». Ces philosophes font donc cause commune avec les anthropologues de la « comparaison radicale » [Dumont, 1983, p. 17] : il s’agit pour les uns et les autres de contester la fausse évidence (ou le « sociocentrisme ») des notions dont est équipé un entendement moderne.

Dans ce texte, j’essaierai d’articuler quelques raisons philosophiques qui militent en faveur d’une réforme de l’entendement moderne. Dans son article sur la valeur [ibid., p. 241, note 34], Louis Dumont déplorait la faiblesse des philosophies contemporaines sur un sujet qu’il leur appartient pourtant d’élucider :

« Si l’on se tourne vers nos philosophies avec cette simple question : quelle est la différence entre un tout et une collection, la plupart sont silencieuses, et lorsqu’elles donnent une réponse, elle a chance d’être superficielle ou mystique comme chez Lukacs. »

Le contexte montre que les philosophies ici visées sont les doctrines néokantiennes ou hégélianisantes. En fait, les hégéliens comme les néo-kantiens ne reconnaissent le problème ici posé que sous les formules de la totalisation et de la coïncidence du sujet et de l’objet. Mais nous ne sommes peut-être pas condamnés à ressasser indéfiniment les apories de l’idéalisme allemand. Rien ne nous oblige à penser toute chose en termes du sujet, de l’objet, de leur opposition et de leur réconciliation éventuelle dans une « totalité » (qui a toute chance d’être « idéale »). Il y a, dans la philosophie d’aujourd’hui, la possibilité d’offrir mieux que des réponses superficielles ou mystiques à la question du statut des individus collectifs.

 

ONTOLOGIE DES INDIVIDUS POLITIQUES

Y a-t-il une différence entre un tout et une collection, et si oui, quelle est cette différence ? La question peut être posée sur le terrain de la logique. On demandera : y a-t-il une différence (affectant la forme logique) entre une proposition dont le sujet est un tout (par exemple, « Paris ») et une proposition collective dont le sujet, forcément au pluriel, est l’ensemble des parties (par exemple, « les vingt arrondissements de Paris », « les Parisiens »)? Le problème est de savoir si la différence grammaticale du singulier et du pluriel a également une signification logique. On se demandera donc si le passage du singulier au pluriel est toujours possible, ou bien si nous ne devons pas reconnaître certaines prédications comme ayant pour sujet le tout et non la collection des parties. Paris est la capitale de la France, mais peut-on le dire des vingt arrondissements, ou à plus forte raison des Parisiens ? La question peut aussi être posée sur le terrain de la métaphysique, comme question ontologique (en entendant ici par « métaphysique » l’essai de préciser ce qui correspond in rebus à nos façons de parler et de penser). On retrouve alors la discussion classique autour de l’axiome « le tout est plus que la somme de ses parties ».

On pourrait croire que ces questions sont trop spéculatives pour avoir une incidence sur la réflexion en sociologie et en théorie politique. En fait, c’est le contraire qui est vrai. Tout raisonnement sur la société et l’État présuppose une certaine ontologie, c’est-à-dire une certaine façon de donner un objet aux concepts mêmes de « société » et d’« État ». Chez les grands penseurs, le moment philosophique devient explicite. Je n’en donnerai qu’un exemple tiré du Contrat social de Rousseau. Dans sa démonstration, il arrive à Rousseau de faire appel à des raisons d’ordre ontologique. Ainsi, il présente un argument contre la doctrine de la représentation du peuple par un souverain individuel :

« Je dis donc que la souveraineté n’étant que l’exercice de la volonté générale ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même » [livre II, chap. 1 ; je souligne].

La phrase de Rousseau suppose qu’il y ait moins dans un être collectif que dans un être individuel. Ce n’est d’ailleurs pas assez dire : le collectif n’est pas seulement moins que l’individuel, il n’est en fait rien d’autre que la pluralité des individus. Un être collectif (le souverain) se réduit à plusieurs êtres individuels (les citoyens). Selon cette conception, rien n’est ajouté aux individus quand on les désigne collectivement. Rien sinon la simple représentation de leur réunion en une pluralité. L’unité plurielle visée par des expressions telles que « le peuple », « le souverain », « la volonté générale », est une représentation et non une res. Le peuple n’a donc, à part des citoyens, qu’une pseudo-existence. Un nominaliste contemporain dirait que le peuple ou l’État sont des « réifications » suscitées par l’emploi des tournures nominalisantes du langage. Rousseau, lui, parle d’une existence « abstraite » ou « de raison ». Dans la première version du Contrat social, il écrivait :

« Il y a donc dans l’État une force commune qui le soutient, une volonté générale qui dirige cette force et c’est l’application de l’une à l’autre qui constitue la souveraineté. Par où l’on voit que le souverain n’est par sa nature qu’une personne morale, qu’il n’a qu’une existence abstraite et collective, et que l’idée qu’on attache à ce mot ne peut être unie à celle d’un simple individu [… ] » [Rousseau, 1984, t. III, p. 294-295 ; je souligne les termes ontologiques].

Ce texte tient pour équivalents le collectif et l’abstrait. Entre les citoyens et le souverain, il n’y a qu’une différence de raison (faite par l’esprit) : c’est pourquoi le souverain n’a pas d’existence indépendante, sinon par abstraction. Le souverain, étant une personne seulement morale, ne peut pas être cherché ailleurs que dans la pluralité des citoyens qui forment ensemble , collectivement ♦♦, le corps politique. Quant à la différence qu’il convient de faire entre une personne naturelle et une personne morale, elle est ici la suivante : la personne naturelle existe et subsiste comme telle par elle-même, alors que la personne morale n’existe qu’en un sens dérivé ou fictif, en vertu d’une convention humaine ♦♦♦. On retrouve ce contraste entre le naturel et le moral dans un fragment sur l’état de guerre :

« Au fond, le corps politique, n’étant qu’une personne morale, n’est qu’un être de raison. Ôtez la convention publique, à l’instant l’état est détruit sans la moindre altération dans ce qui le compose ; et jamais toutes les conventions des hommes ne sauraient changer rien dans le Physique des choses » [ibid., p. 608].

notez qu’ici, l’adverbe ensemble est malvenu car il contredit le propos de l’auteur : cet adverbe détermine le verbe « forment » : forment comment ? ensemble. Il dénote donc une action collective concrète (comme dans « se promener ensemble », ce qui n’a rien d’abstrait) où les citoyens s’activent à former l’État

♦♦ même remarque pour cet adverbe qui  n’est qu’un synonyme d’ensemble.

♦♦♦ notez que chez Lewis les conventions ne sont pas des conventions, mais des situations. Personne n’a convenu de quoi que ce soit. Selon Lewis, chez Rousseau non plus les conventions ne sont pas des conventions mais des conventions au sens de Lewis, c’est à dire des situations. 

 

En fait d’ontologie du corps politique, Rousseau est donc tout aussi nominaliste que l’était Hobbes ou que le seront les « individualistes méthodologiques » de nos jours. Pourtant, il faut souligner que le texte du Contrat social ne représente que la moitié de l’ouvrage projeté par Rousseau sous le titre des Institutions politiques. Rousseau reconnaît, dans l’avertissement et dans la conclusion, qu’il manque une deuxième partie portant sur les « relations externes » de l’État, à savoir « le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc. » [Du contrat social, livre IV, chap. 9, p. 470]. Il me semble que cette lacune est très grave, ses conséquences immenses.

Sous le titre du Contrat social, le public croit le plus souvent trouver un traité complet de théorie politique. Or Rousseau n’y a exposé que les principes de la politique interne, c’est-à-dire de celle dans laquelle le corps politique se présente d’abord comme divisé par les factions et par les aspirations individuelles. Le problème politique majeur, si l’on se place au point de vue des « relations internes », est alors de faire naître un ordre légitime, une sujétion des individus, à partir de la multiplicité initiale. Mais le lecteur qui ne prendrait pas garde à l’avertissement de Rousseau – « ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps » [ibid., p. 349] – pourrait bien se figurer que le problème majeur de la politique intérieure est aussi le problème majeur de la politique tout court. Ce lecteur oubliera que Rousseau n’a traité que d’un moment de la vie politique, et qu’il manque tout ce qui touche à la politique étrangère, aux relations entre les peuples. Il manque donc ce que les démocraties ont toujours eu du mal à concevoir en termes proprement politiques, plutôt qu’en termes d’échanges commerciaux et humains, ou, sinon, de rapports de force militaire. La disposition même du traité de Rousseau donne à penser que les « relations internes » ont la priorité, qu’il faut les poser d’abord, et qu’on pourra toujours ajouter par la suite des « relations externes » à l’État une fois fondé. Mais en fait il n’en est rien. Quand on passe de la vie interne de l’État à sa vie de relation, les choses s’inversent. Ce qui vient au premier plan n’est plus la pluralité constitutive de la souveraineté, mais l’unité du corps politique souverain parmi ses voisins.

Bien qu’il n’ait pas écrit l’ouvrage complet, Rousseau indique nettement, à l’occasion, comment d’autres principes devront être introduits pour rendre compte de la politique extérieure. On sait qu’il écarte la possibilité d’un engagement irréversible du corps politique, par exemple sous la forme de l’adoption d’une constitution. L’individu, en contractant, s’engage réellement et devient un sujet soumis aux lois de l’État. Le souverain, lui, n’est jamais tenu de respecter une loi, puisque c’est lui qui fait les lois. Rousseau cite ici l’adage des juristes sur les engagements envers soi-même et montre comment il s’applique diversement aux sujets et au souverain.

« Chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport ; savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l’État envers le souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil que nul n’est tenu aux engagements pris avec lui-même ; car il y a bien de la différence entre s’obliger envers soi, ou envers un tout dont on fait partie » [Contrat social, livre I, chap. 7].

L’individu est réellement sujet à des obligations nées de son contrat, parce qu’il s’est engagé envers un tout dont il n’est qu’une partie. Mais un État qui se donnerait une constitution ne ferait, selon Rousseau, que s’engager envers lui-même. Que Rousseau puisse appliquer ainsi la maxime au cas du souverain montre qu’il a construit son État dans le vide. L’État engendré par le pacte social est le seul tout que connaissent les citoyens. Cet État souffre donc des inconvénients de toute existence solipsiste : il est incapable de fonder ses lois et ses résolutions sur autre chose que sa propre volonté.

Mais les choses se présenteraient différemment si l’État était maintenant placé dans un milieu peuplé d’autres États. L’État pourrait devenir une partie dans un tout supérieur, dans le cadre d’un pacte international.

« Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport il (“le souverain”) est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même : par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s’engager envers autrui en ce qui ne déroge point à ce contrat ; car à l’égard de l’étranger, il devient un être simple, un individu » [ibid.].

Cette dernière formule est intéressante : elle suggère que l’individualité ou la non-individualité sont relatives au point de vue adopté. On ne peut pas dire de l’État qu’il est un être abstrait (la pluralité des citoyens concrets) ou un individu dans l’absolu, hors de tout contexte. Un État peut être considéré isolément, en faisant abstraction de son milieu externe. Pris ainsi, cet État n’a pas d’autre principe d’individuation que celui fourni par ses membres ajoutés par la pensée les uns aux autres. Autrement dit, l’État pris sans son milieu externe ne peut pas être identifié à part des citoyens. En revanche, le « corps du peuple » devient un être simple, un individu dans le contexte des relations externes. Ce qui veut dire que du point de vue de la politique étrangère, il n’y a plus lieu de tenir compte du caractère collectif ou composite de l’État. C’est l’État comme tel qui s’engage dans une convention internationale, ou qui négocie, ou qui fait la guerre. Ainsi, du point de vue extérieur, on ne tient pas pour équivalents l’État et l’ensemble des citoyens.

Le seul cas où les gouvernements étrangers s’occupent de ce que disent et veulent les citoyens d’un État plutôt que de ce que disent et veulent les représentants légitimes de cet État est le cas où justement cet État est anéanti ou risque de l’être, que ce soit par une crise interne ou par une conquête extérieure.

Du point de vue des relations internes entre ses parties, on l’a vu, l’État n’a qu’une existence « abstraite et collective ». Cela veut dire que les institutions politiques n’ont d’autre réalité que celle qui leur est conférée par la volonté et l’activité des citoyens. Pourtant, il ne peut plus en être ainsi quand nous levons l’abstraction initiale par laquelle le moment interne de la vie politique avait été isolé. C’est d’un point de vue lui-même abstrait que l’État fait figure d’entité abstraite. En l’espèce, l’abstraction revenait à poser le tout de la cité comme l’horizon ultime de la vie des citoyens. Il s’agit bien d’une abstraction, car le théoricien politique ne va pas jusqu’à identifier le corps politique et l’univers. Certains anthropologues appellent « cosmomorphes » les sociétés qui parviennent à se représenter comme « coextensives à l’univers » [Barraud et alii, 1984, p. 514] parce qu’elles ne se préoccupent pas d’affirmer leur intégrité et leur rang face à d’autres groupes humains habitant le même univers. En effet, si l’État conçu par Rousseau était vraiment le tout ultime au lieu d’être seulement isolé de son milieu, il devrait être cosmomorphe. Cet État devrait être composé non seulement des citoyens, mais des différents ingrédients de l’univers, de tout ce qui prend part à la vie universelle. Il faudrait faire place, dans ces institutions, au soleil, aux plantes, aux eaux, aux bêtes, aux morts, etc. De telles institutions ne pourraient être qualifiées de « politiques » dans le sens moderne de ce terme. Dans son ouvrage, Rousseau ne se propose pas de donner les principes d’un ordre universel, mais seulement d’un ordre politique, qu’il oppose à celui de l’état de nature. L’État selon Rousseau sait qu’il est particulier. C’est d’ailleurs pourquoi il faut le doter d’une « religion civile », c’est-à-dire de cette sorte de religion qui, « inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires » [Du contrat social, livre IV, chap. 8, p. 464].

Dans la partie non écrite du traité de Rousseau, l’État n’aurait pas pu être considéré comme un simple « être collectif ». La société politique, dès qu’elle aurait été distinguée d’un monde extérieur et engagée dans divers échanges avec des partenaires, aurait reçu de la forme de son inclusion dans un ensemble plus vaste le principe de l’intégration de ses parties contractantes dans un être unique et identifiable. Une société politique telle que nous la concevons est individuée par les frontières de son territoire. À l’époque moderne des États nationaux, la délimitation d’un territoire est justement ce qui permet de passer de la simple représentation d’une pluralité (la France comme n’étant autre chose que l’ensemble des Français) à celle d’un groupe politique individué et conscient de l’être [Dumont, 1979, p. 392-394].

 

L’APORIE DE LA NATION

Vers 1920, Marcel Mauss commence la rédaction d’une grande étude comparative sur la nation, qu’il laissera inachevée [2]. Ce texte passionnant est riche en notations utiles pour notre problème. Mauss fait observer que le principe des nationalités est tout à la fois un phénomène récent dans l’histoire des sociétés et une donnée à reconnaître pour l’avenir : l’heure est à la constitution de nouvelles nations, non à l’internationalisme [3]. La formation des nations modernes, explique Mauss, est un phénomène d’individuation. C’est lui qui emploie ce mot « individuation » pour désigner deux transformations simultanées qui ont changé les vieilles sociétés européennes en sociétés nationales. L’une de ces transformations est interne : c’est la tendance à intégrer directement les individus dans la nation, et donc à abolir les solidarités intermédiaires de village et de clan, ainsi que les querelles et les inimitiés qui en résultaient. L’autre est externe : c’est l’affirmation d’une souveraineté territoriale indivisible, l’adoption d’institutions et de symboles nationaux (langue, école, droit, littérature, drapeau, etc.).

L’individuation de la nation conduit à l’individualisation du type humain présenté par ses membres, donc leur uniformisation les uns par rapport aux autres et leur singularisation par rapport aux étrangers.

« Tout, dans une nation moderne, individualise et uniformise ses membres. Elle est homogène comme un clan primitif et supposée composée de citoyens égaux. Elle se symbolise par son drapeau, comme lui avait son totem ; elle a son culte, la Patrie, comme lui avait ses ancêtres animaux-dieux […] L’individuation va jusqu’à se marquer dans deux ordres de phénomènes avec lesquels on pourrait croire qu’elle était incompatible : dans la mentalité et dans la race […] Tout cela fait que la démarche même d’un Français ressemble moins à la démarche d’un Anglais que la démarche d’un Algonquin à celle d’un Indien de Californie » [« La nation », p. 593-594].

Mauss ajoute que les sociologues doivent se garder de deux erreurs. La première est d’attribuer aux sociétés traditionnelles des traits qui sont ceux des nations modernes, et donc de les « considérer comme plus individuées qu’elles ne sont » [ibid.]. L’autre erreur est de traiter toutes les sociétés comme si elles n’en faisaient qu’une, donc de méconnaître la diversité des individualités nationales dans l’histoire, et, ajoute Mauss, « surtout dans les temps modernes » [ibid.]. Cette deuxième erreur menace plus directement le penseur libéral, lequel préfère voir partout des hommes (des semblables) plutôt que des types nationaux divers. Mauss juge que l’internationalisme est une illusion, un développement idéaliste de l’individualisme. En réalité, écrit-il en empruntant le vocabulaire de la biologie, la vie internationale se réduit à une vie de relation entre sociétés bien individuées : elle ne donne pas naissance à un individu supérieur (qui serait quelque chose comme le Grand Être d’Auguste Comte). Or la formule que Mauss donne de ce fait permet de déceler un paradoxe : « Une société, c’est un individu, les autres sociétés sont d’autres individus. Entre elles, il n’est pas possible — tant qu’elles restent individualisées — de constituer une individualité supérieure » [ibid., p. 606].

L’idée de Mauss est claire. Il veut dire que l’État mondial est une utopie. Toutefois, la raison qu’il en donne pose un problème conceptuel, comme le fait remarquer Louis Dumont. Ce dernier donne cette définition de la nation (en référence à l’étude de Mauss) : « La nation est le groupe politique conçu comme une collection d’individus et c’est en même temps, en relation avec les autres nations, l’individu politique » [1979, p. 379]. Il y a donc, ajoute-t-il, une difficulté logique : « Il peut sembler y avoir une incohérence logique dans la conjonction des deux aspects : comment une collection d’individus peut-elle constituer un individu d’ordre supérieur ? » [ibid., note 7] .

 Il n’y a incohérence que si la nation est une collection d’individus. Je  ne comprends pas bien si ce point de vue est celui de l’auteur ou celui qu’il prête à quelqu’un ; c’est en tout cas celui de Dumont ce qui est étonnant pour un homme qui dit qu’une caste est avant tout un état d’esprit et qui ne comprendrait pas que la nation est aussi un état d’esprit, que la totalité des individus est présente dans chaque individu où elle agit en permanence, sauf chez les américanistes qui sont internationalistes et qui prônent la révolution permanente sous le nom de destruction constructive. En fait ce n’est pas le point de vue de Dumont mais celui de l’idéologie de la nation qui correspond à l’idéologie de l’individu (voir ce passage complet dans les annexes, plus bas).

 

Le paradoxe peut être expliqué historiquement. La nation est un individu politique : une société se pose comme nation lorsqu’elle réclame une place à part entière dans le « concert des nations ». En même temps, elle se conçoit comme composée d’individus. [ Que faut-il entendre : que la nation se conçoit elle-même ainsi ou que quelqu’un la conçoit ainsi ? ] Une nation moderne ne cherche pas à s’identifier par rapport à un ordre universel. Ce qui constitue le groupe national comme tel n’est pas une religion de ce groupe fixant normativement la place des éléments du monde dans l’économie du tout. Dans une nation moderne, il n’est d’autre religion que personnelle : l’ordre politique est devenu autonome.

L’historien et le sociologue expliquent comment s’est formée la représentation paradoxale de la nation. Il reste à savoir si la contradiction relevée ci-dessus peut être levée. On notera que cette contradiction de la représentation commune se retrouve dans les doctrines dans lesquelles des philosophes ou des écrivains ont cherché à articuler l’idée de nation. Les deux doctrines rivales, l’« ethnique » (Herder) et la « consensuelle » (Renan), s’opposent justement en ce qu’elles mettent l’accent sur l’un ou l’autre aspect de la représentation commune. Les auteurs français préfèrent concevoir la nation comme une pluralité de personnes qui veulent s’associer [ elles ne veulent pas s’associer, elles naissent associées ].

Comme l’écrit Dumont :

« Comme dans la philosophie des Lumières en général, la nation comme telle n’a pas de statut ontologique ; à ce plan, il n’y a rien, qu’un grand vide, entre l’individu et l’espèce […]. C’est dire que la nation comme individu collectif, et en particulier la reconnaissance des autres nations comme différentes de la française, est très faible au plan de l’idéologie globale » [1983, p. 129-130 (Seuil, Points, « Le peuple et la nation chez Herder et Fichte », page 150)].

En revanche, les auteurs allemands du début du siècle insistaient sur l’individualité supérieure de la nation. L’aspect de l’individu collectif l’emportait sur celui de la collection des individus.

« Finalement, au-delà de leur opposition immédiate, l’universalisme des uns, le pangermanisme des autres ont une fonction ou une place analogue. Tous deux expriment une aporie de la nation qui est à la fois collection d’individus et individu collectif, tous deux traduisent dans les faits la difficulté qu’a l’idéologie moderne de donner une image suffisante de la vie sociale (infra et intersociale)» [ibid., p. 130-131(Seuil, Points, « Le peuple et la nation chez Herder et Fichte », page 151)].

On retrouve dans cette dernière parenthèse l’accent mis par Mauss sur la différenciation de la vie sociale en vie nationale (homogénéisation) et vie internationale (de relation, de métabolisme).

 

LA QUERELLE DE L’INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE

Au XXe siècle, les problèmes soulevés par l’emploi des concepts de « tout » et de « parties » dans les sciences sociales ont été souvent rassemblés dans une commune discussion portant sur l’« individualisme méthodologique ». Les écrits de Karl Popper sont l’expression la plus connue de ce courant de pensée. Philosophiquement, cette doctrine se donne pour un nominalisme, une position dans la querelle des « universaux [4] ». Comme tel, le nominalisme est une thèse relative à ce qui existe (seulement des individus) et aux formes de description adéquates (en termes singuliers). Mais le terrain choisi par les nouveaux nominalistes, dans leur polémique contre les écoles « monistes » et « organicistes », contre les néohégéliens et les néo-aristotéliciens, est celui de la méthode des sciences sociales. Dans un discours scientifique qui aurait atteint une pleine clarté conceptuelle, nous pourrions faire la différence entre les termes du vocabulaire employé qui ont une référence réelle et ceux qui ne servent qu’à abréger le discours ou à coordonner les assertions. Or le vocabulaire des sociologues et des historiens est riche de termes holistes : tantôt comme termes désignatifs dotés d’une référence (au moins apparente) à des êtres collectifs (l’État prussien, le Second Empire français, les États-Unis d’Amérique), tantôt comme prédicats collectifs (« gagner » quand il s’agit d’une bataille militaire ou d’une épreuve d’un sport d’équipe). Au cours des controverses, il arrive que les nominalistes se réclament d’un solide bon sens : on doit, disent-ils, se référer à des choses qui existent, des choses qu’on peut voir et toucher. Il faut éliminer les entia non grata, entités mystérieuses ou occultes. Mais on risque alors d’oublier que le nominalisme, loin de parler au nom d’un bon sens éternel, surgit dans l’histoire des idées comme une doctrine paradoxale et subversive. Les penseurs nominalistes proposent une vaste réforme du langage ordinaire et savant, réforme dont il reste à prouver qu’elle peut dépasser le stade de la simple déclaration d’intention. La thèse nominaliste est que les termes « holistes » sont éliminables en principe sinon en fait. Puisque le tout n’est rien de plus que la sommation de ses parties, il doit toujours être possible de remplacer une désignation collective par une liste énumérant les individus concernés. Au lieu de dire : « Les douze Apôtres étaient présents », on dira : « Pierre était présent et Jean était présent et… etc. » jusqu’à ce qu’on ait épuisé la liste des douze Apôtres.

Les sociologues qui acceptent de poser ces problèmes dans les termes polémiques de Popper sont conduits à voir dans le marxisme la quintessence du holisme. C’est un grave inconvénient. D’abord, cette simplification du débat empêche de reconnaître la présence, dans les doctrines de Marx, d’une puissante inspiration individualiste. On peut même soutenir que, dans l’architecture générale de l’argument marxiste, la composante individualiste, reçue de la pensée des Lumières et de l’économie politique, est une pièce plus importante que les définitions holistes parfois données de l’homme en société [cf. Dumont, 1977]. De même, Hegel est souvent présenté comme le porte-parole moderne du holisme ; mais cette vue est « unilatérale », car le propos [5] de Hegel est justement de « surmonter » l’opposition entre le point de vue de la « substance » (holisme) et celui du « sujet » (individualisme). En second lieu, on perd de vue le contenu du problème posé. Ce problème ne relève nullement de la théorie politique, d’un choix à faire entre le libéralisme et le contrôle social. Il concerne bien la méthodologie des sciences sociales, mais c’est à titre dérivé. En réalité, le problème est tout à la fois logique et ontologique : quand nous déterminons qu’une chose x fait partie d’une chose y, quelle sorte de relation établissons-nous par là entre x et y ? C’est le concept même de la relation de parties à tout qu’il s’agit ici d’élucider.

L’exposé de Popper dans Misère de l’historicisme [1957] montre qu’il ne conçoit qu’une seule espèce de relation de parties à tout : la relation logique entre un terme général et les objets contenus dans son extension.

Son programme d’un individualisme méthodologique repose donc sur une confusion entre les groupes humains et les ensembles abstraits que définissent les mathématiciens. [ Excellent ] Si une société pouvait être assimilée à un ensemble d’individus, la réduction individualiste serait possible. Mais il faudrait pour cela que cette société soit un objet abstrait, non une totalité réelle .

 Les sociétés ne sont pas des ensembles d’individus. Inversement « la population » n’est pas un objet réel mais un objet logico-mathématique qui intéresse les démographes et les statisticiens pour son cardinal et les cardinaux de ses parties : tant de cul-de-jatte, tant de sourds, tant d’Arabes, tant de suicides etc… De même que l’ensemble des arbres d’une forêt n’est pas une partie de la forêt, la population n’est pas une partie de la société. Étonnant, nan ? Évidemment, les parties de la population ne sont pas non plus des parties de la société. C’est ainsi, il faudra vous y faire. Enfin, les démographes et les statisticiens, pris individuellement, sont des parties de la société, parties pénibles, mais il vaut mieux être une partie pénible qu’une partie honteuse, tel le cadavre Glucksman.

 

Lorsqu’il introduit la position nominaliste, Popper fait la différence entre les termes généraux (« universaux ») et les termes singuliers. Il donne les exemples suivants de termes généraux : « énergie », « vitesse », « carbone », « blancheur », « évolution », « justice », « état », « humanité ». Il dit que les termes singuliers peuvent être traités comme des noms propres ou des étiquettes conventionnelles. Ses exemples sont : « Alexandre le Grand », « la comète de Halley », « la Première Guerre mondiale » [p. 27]. Le programme nominaliste est donc de remplacer les phrases dans lesquelles figurent des termes de la première espèce par d’autres phrases, équivalentes quant au sens, où ne figureront que des termes de la deuxième espèce, avec entre ces noms des signes purement logiques indiquant les relations posées entre les individus visés.

Pour ce faire, Popper fait appel à la notion d’ensemble ou de classe. La différence entre les termes singuliers et les termes généraux serait alors la suivante : a) un terme singulier est un nom pour une chose et une seule ; b) un terme général est un nom pour plusieurs choses, pour une classe de choses.

Si ces définitions étaient acceptables, on aurait en effet une ontologie acceptable pour le nominaliste : dans la réalité que vise notre discours, il n’y a que des individus. La contrepartie logique de cette thèse ontologique est, on le voit, le nominalisme même : dans le discours, tous les mots dotés d’une référence sont des noms, tantôt des noms propres valant pour une seule chose, tantôt des noms communs valant pour plusieurs choses.

Popper donne maintenant l’exemple d’un adjectif, le terme « blanc » (alors qu’il citait tout à l’heure le substantif correspondant « blancheur »).

Tout comme le terme « Alexandre le Grand » est attaché à une chose et une seule, qu’il nomme, le mot « blanc » est attaché à plusieurs choses qu’il nomme ensemble (à savoir, les choses blanches, telles que ces flocons de neige, cette nappe, etc.). Pour les nominalistes, écrit Popper, « les universaux diffèrent des noms propres seulement en ce qu’ils sont attachés aux membres d’un ensemble ou classe de choses singulières, plutôt qu’à une chose singulière seulement » [ibid.]. Oui, mais comment le terme général « blanc » est-il attaché à l’ensemble des choses blanches ? Ce qui est blanc, est-ce les choses blanches prises ensemble, donc leur ensemble (comme on dirait l’ensemble innombrable des choses blanches)? Est-ce que ce n’est pas plutôt chacune des choses blanches, donc toutes les choses blanches prises une à une (« distributivement » et non « collectivement », selon la distinction classique) ? Bien entendu, l’ensemble des choses blanches n’est pas plus un ensemble blanc que, pour reprendre l’exemple de Russell [1918, p. 131], la classe des cuillers à thé n’est elle-même une cuiller à thé. Mais alors, Popper a tort d’écrire : « Il a semblé à ce parti [nominaliste] que le terme universel “blanc” par exemple, n’était rien d’autre qu’une étiquette attachée à un ensemble [ donc attachée à l’ensemble et non aux éléments de l’ensemble ] de plusieurs choses différentes — des flocons de neige, des nappes et des cygnes par exemple » [p. 27].

Car les « étiquettes » qu’on voudrait attacher à la classe des choses blanches seraient attachées à cette classe et non pas aux éléments de cette classe. En revanche, les étiquettes attachées aux éléments de la classe décrivent ces éléments, mais non leur classe. Autrement dit, Popper oublie  ici qu’un ensemble ne peut pas être réduit aux éléments qui lui appartiennent.

« oublie » est un peut fort, car avant Frege, et même après, presque tout le monde faisait et fait encore la confusion. J’en profite pour compléter la formule : « l’ensemble des arbres d’une forêt n’est pas une partie de la forêt » par cette autre : « Réciproquement : les arbres d’une forêt, pris individuellement, ne peuvent pas non plus être une partie de leur ensemble. Seul leur singleton le peut. » Seul un autre ensemble peut être une partie d’un ensemble et seule une chose peut être une partie d’une chose. De même, seuls les touts abstraits (les ensembles) sont la somme de leurs parties (l’union des parties à ne pas confondre avec l’ensemble des parties) parce que seuls les ensembles ont un cardinal (ce qui n’empêche pas d’ailleurs que le cardinal de l’ensemble des parties est supérieur ou égal au cardinal de l’ensemble dont les parties sont les parties. Théorème de Cantor). Le bœuf n’en a pas, ni la vache. Une vache n’est pas la somme de ses parties. De même l’ensemble des parties d’une vache n’est pas une vache, mais il a un cardinal. Le cardinal de l’ensemble des parties d’une vache est le nombre 373, tout boucher sait cela.

 

Il se trompe s’il croit pouvoir définir l’ensemble par la pluralité des éléments : ces diverses choses. Un ensemble est un individu abstrait, le référent identifiable d’un terme singulier .  Les éléments de l’ensemble des choses blanches sont des individus concrets. Un ensemble ne peut pas être blanc, une nappe ou un cygne ne peuvent pas être dénombrables. Bref, contrairement à ce que soutient ici Popper, la notion d’ensemble ne peut pas rendre compte du terme général. La notion d’ensemble, ou de classe, suppose celle du prédicat ♦♦ : l’ensemble des choses est l’ensemble des objets (ou surfaces) auxquels s’applique le prédicat «… est blanc » ♦♦♦.  La logique de la prédication précède et rend compte de la logique des ensembles. C’est parce que nous pouvons appliquer le terme général « blanc », par exemple à des nappes, que nous pouvons définir quelque chose comme l’ensemble des nappes blanches et le distinguer de l’ensemble des nappes de couleur ♦♦♦♦.

Ce terme singulier est aussi un nom propre, mais c’est le nom propre d’une classe. C’est le fait qu’il soit un nom propre qui entraîne la confusion (Frege). C’est là que la  grammaire n’est pas comprise. On croit dire une chose, en fait on en dit une autre. On croit comprendre ce que l’on dit, en fait on ne comprend pas ce que l’on dit, cette croyance est purement illusoire. Celui qui dit « économie » croit parler — parce qu’il le veut — d’un être concret. Or il parle en fait d’un être abstrait. Il trompe en se trompant, d’autant plus facilement que son interlocuteur ne demande qu’à se tromper sans le savoir.

♦♦ Frege dit : l’ensemble consiste dans le concept (le prédicat) et non dans les éléments de l’extension du concept ]

♦♦♦ Frege dit : l’ensemble des objets qui tombent sous le concept « … est blanc » ]

♦♦♦♦ Frege dit : l’extension du concept consiste dans le concept et non dans les éléments

 

Lorsqu’il traite de la logique des termes généraux, Popper croit satisfaire l’exigence nominaliste en substituant des ensembles aux universaux, de façon à éviter une référence apparente à des natures ou à des formes. Il ne voit pas qu’il introduit de ce fait des individus abstraits, ce qu’un nominaliste convaincu ne saurait accepter [ Bravo ! ] [6]. Mais lorsque Popper en vient ensuite à la méthode des sciences sociales, il paraît avoir oublié ses distinctions logiques initiales. Nous avons la surprise de constater qu’il n’assigne plus un objet et un seul aux termes singuliers. Par exemple, il n’oppose plus le terme général « guerre » et le terme singulier « la Première Guerre mondiale ». Le nominalisme méthodologique consiste maintenant à répudier les entités sociales au profit des entités personnelles. Il écrit en effet :

« La plupart des objets de la science sociale, sinon tous, sont des objets abstraits ; ce sont des constructions théoriques. (Même “la guerre” ou “l’armée” sont des concepts abstraits, même si cela doit surprendre certains. Ce qui est concret, ce sont les gens qui sont tués [the many who are killed], ou les hommes et les femmes en uniforme.) Ces objets, ces constructions théoriques qui servent à interpréter notre expérience sont le résultat de la construction de certains modèles (surtout d’institutions) en vue d’expliquer certaines expériences […] » [ibid., p. 135].

Le nominaliste méthodologique que veut être Popper oublie donc sa logique au moment de formuler une ontologie nominaliste pour la science sociale. Il ne sait plus faire la différence entre un terme général (comme l’est l’expression « la guerre » dans une phrase comme « la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens ») et un terme singulier (comme l’est la définition singulière d’un événement identifiable telle que « la guerre de 14-18 »). La tâche que se fixe un nominaliste conséquent est d’indiquer comment descendre du général au singulier : comment échanger une assertion générale contre une combinaison d’assertions singulières. Or Popper veut rassembler sous l’unique drapeau du « nominalisme méthodologique » deux entreprises distinctes : la précédente, dont le but est de descendre, et une autre qui entend monter des personnes individuelles aux êtres collectifs. Ce deuxième programme est bien différent : il ne s’agit plus d’éliminer les prédicats au profit des noms, il s’agit de reconstruire les assertions portant sur les individus collectifs (l’armée, l’État) en combinant selon les instructions d’un « modèle » des assertions portant sur les personnes engagées dans diverses interactions.

Pourtant, il y a un lien évident entre la méprise logique et la méprise sociologique de Popper. Dans les deux cas, une assimilation abusive est donnée pour une solution nominaliste du problème posé. En logique, Popper se méprend parce qu’il croit pouvoir traiter un terme général d’usage prédicatif comme s’il s’agissait d’un nom collectif (le nom d’une classe de choses). Il ne voit pas que la classe des choses blanches, si elle est nommée dans notre discours, doit l’être par une désignation singulière. Mais si le sujet d’une phrase portant sur la classe des choses blanches est un nom propre de cette classe, il est impossible que le prédicat de cette phrase s’applique à la pluralité des choses blanches prises distributivement. Autrement dit, le verbe de cette phrase sera au singulier. En sociologie, Popper se méprend lorsqu’il croit pouvoir traiter les expressions désignant des entités collectives comme s’il s’agissait de termes généraux. Il ne voit pas qu’il y a une différence logique de catégorie entre un discours portant sur la guerre en général et un discours portant sur une guerre nommément désignée. Or cette deuxième erreur est comme un écho de la première. Par définition, une société humaine se compose de plusieurs personnes. Comment se peut-il, demande Popper, qu’il y ait à la fois plusieurs personnes individuelles et en plus la société de ces personnes ? Sa solution est de dire qu’il en va ici comme des choses blanches : il n’y a pas, outre les choses blanches, la blancheur.

Popper croit donc qu’un nom collectif a le même statut qu’une description (telle que « blanc » pour les choses blanches) s’appliquant à diverses personnes .

 Ce qui est confondre une collection et une collectivité. Les collections ne sont pas des collectivités et les collectivités ne sont pas des collections. Hélas, l’adjectif « collectif » s’applique indifféremment aux collections et aux collectivités ce qui est une source supplémentaire de confusion.

 

Il est probable que ce rangement monstrueux des universaux et des individus collectifs dans la même catégorie ontologique est facilité par un emploi vicieux de la notion de relation. On se figure qu’une analyse indiquant une relation entre différents « termes » est celle qui reflète l’ordre même des choses. Dans cet esprit, on rendra compte des universaux (la blancheur) et des sociétés par des relations entre individus. Qu’est-ce que c’est que cet ensemble des choses blanches ? Ce sont diverses choses qui ont entre elles une certaine relation (à savoir, la relation de ressemblance sous l’aspect de la couleur, si on accepte que le blanc soit une couleur). Mais, demande-t-on, qu’est-ce maintenant qu’une société, par exemple la société des citoyens français ? À nouveau, ce sont divers individus qui ont entre eux une certaine relation (la relation du « lien social » ou de la concitoyenneté). Ainsi, dans l’un et l’autre cas, il n’y a rien de plus dans la réalité que les individus désignés considérés sous l’aspect de ce qui les relie pour nous. Par des formalisations de ce genre, on arrive peut-être à donner un air plausible à l’assimilation absurde d’un tout concret (un peuple) à un objet abstrait (un ensemble).

Cette mise en forme, inspirée par l’opposition que faisaient les vieux manuels entre une « logique des termes » et une « logique des relations », n’est qu’un pur trompe-l’œil. On fait comme si on s’était donné d’abord des « termes », en dehors de toute relation ou disposition mutuelle, par exemple l’ensemble (a, b, c), et ensuite seulement une relation définie formellement, par exemple la relation «… est entre… et… ». À partir de là, on obtient diverses possibilités topologiques, « a est entre b et c », « b est entre a et c », « c est entre a et b ». Oui, mais ce n’est pas ainsi que nous déterminons des rapports de ressemblance ou de concitoyenneté. Où sont les individus nommés « a », « b », « c », etc., qu’il aurait fallu se donner initialement pour fixer ensuite entre eux une disposition qui donnerait son sens à la ressemblance du blanc au blanc ou à la concitoyenneté du français au français ? En réalité, une chose qui est blanche est par là même semblable à n’importe quelle autre chose blanche : on n’a pas besoin pour déterminer cette ressemblance de désigner les autres choses blanches. Quant au citoyen français, il est comme tel le concitoyen de tout autre citoyen français, y compris de ceux qu’on serait bien en peine de désigner puisqu’ils ne sont pas encore nés.

L’individualisme méthodologique n’est en aucune façon la solution philosophique à l’aporie qui bloque l’intelligence moderne des individus collectifs. Il est bien plutôt une expression particulièrement incohérente de cette aporie.

 

LE PROBLÈME LOGIQUE DES INDIVIDUS COLLECTIFS

L’individualisme méthodologique n’est pas la réponse à la question posée au début du présent exposé, qui était : la philosophie d’aujourd’hui a-t-elle le moyen de faire la différence entre une collection et un tout, et par là de fournir un statut métaphysiquement satisfaisant aux individus collectifs ? On l’a dit, les néokantiens et les néohégéliens offraient, au début de ce siècle, leurs réponses à cette question. Mais ces réponses décevaient, puisqu’elles commençaient par accepter qu’il y ait quelque chose de mystérieux et, au fond, de contradictoire dans un tout : un tout, nous disait-on, est une pluralité qui est en même temps une unité. Il était donc juste de qualifier ces réponses de « mystiques » puisqu’elles revenaient à avouer que la notion même d’un être composé de parties nous plaçait devant un cas de coïncidentia oppositorum. Si on tient compte de ce fait, on acceptera certains arguments critiques de l’individualiste méthodologique, ceux qui ne font qu’exprimer l’insatisfaction où nous laissent les « hardiesses » spéculatives des grands systèmes idéalistes. Mais il convient d’ajouter que les prescriptions méthodologiques de l’individualiste ne règlent rien quant au fond.

Or ce qui nous sépare des postkantiens tout autant que des classiques de la philosophie moderne à ses débuts, c’est la logique. Il faut donc revenir aux deux problèmes (distincts) rencontrés ci-dessus : a) comment doit se faire la « descente » de la phrase au pluriel (ou proposition générale) à une combinaison équivalente de phrases au singulier ? b) Comment doit se faire la « montée » d’une phrase au pluriel assignant un prédicat collectif à plusieurs individus, à une phrase équivalente au singulier attribuant un prédicat à un sujet singulier ? Le premier problème est par exemple, celui du passage d’une prédication portant sur les Apôtres (ou les hommes) à une prédication portant sur Pierre, Jean, Jacques, Thomas, Mathieu, etc. Le second problème est par exemple, celui d’une prédication concernant les Athéniens à une prédication concernant Athènes.

Avant d’aller plus loin, il importe de noter que la logique, par elle-même, n’a pas à nous dire ce qu’il y a dans le monde. Elle ne prend donc pas part au débat sur l’individualisme et le holisme dans les sciences sociales, contrairement à ce que suggère l’exposé de Popper. Tout ce qu’on peut demander au logicien, c’est : négativement, d’écarter les formulations incohérentes (donc les formes invalides de « descente » et de « montée ») ; positivement, de faire ressortir clairement, par une analyse, ce qui est impliqué par telle ou telle façon de s’exprimer. Il n’y a donc pas une logique pour le nominaliste et une autre pour le réaliste (sinon, on ne voit pas quelle logique il faudrait appliquer dans la querelle entre le nominaliste et le réaliste). Mais il y a un essai nominaliste de fixer les conditions d’une réduction des universaux aux individus, un essai réaliste de rendre compte de la référence des prédicats, enfin un essai individualiste d’éliminer la référence à des êtres collectifs.

Toutefois, le fait est qu’il y a eu plusieurs époques de la théorie logique. Et les philosophes vont être plus ou moins à l’aise dans leur réflexion sur les êtres collectifs selon le type de logique qu’ils croiront devoir appliquer. Pour faire ressortir les contraintes qu’impose à un philosophe de l’âge classique des Temps modernes (XVIIe-XVIIIe siècle) sa logique (défectueuse), il est nécessaire de comparer brièvement sa technique d’analyse à celle qu’aurait utilisé un scolastique médiéval et à celle que nous-mêmes utilisons aujourd’hui.

 

LA SÉMANTIQUE MÉDIÉVALE DE LA SUPPOSITIO

Dans l’enseignement logique des docteurs scolastiques, les deux problèmes mentionnés ci-dessus de la « descente » (de l’universel à l’individuel) et de la « montée » (des parties au tout) reçoivent des solutions distinctes. En effet, en nous reportant à un traité des termes « syncatégorématiques », nous apprenons que les termes omnis et totus ont des propriétés logiques différentes : ils ne fixent pas de la même façon le mode de référence (suppositio) du terme (référentiel ou « catégorématique ») auquel ils sont associés [7]. L’étude du terme omnis se fera par l’étude d’exemples scolaires du genre : Omnis homo praeter Socratem currit. Il s’agit maintenant de discerner la référence du sujet de cette phrase, et de comprendre le rôle de omnis. Le mot « Socrate » fait référence à Socrate, et la phrase dit que Socrate, et lui seul parmi les hommes, ne court pas. De tout autre homme que Socrate, la phrase dit qu’il court. Le sujet de la phrase « tout homme à l’exception de Socrate » fait donc référence à tous les individus humains inclus dans l’univers de discours. Si cet univers est limité par le contexte à trois personnes, Socrate, Platon et Théétète, alors la phrase précédente s’échange contre une proposition copulative disant : « Platon court et Théétète court. » Par conséquent, le terme omnis ajouté à une proposition indéfinie (Homo currit) change cette dernière en proposition universelle, dont le sujet possède le mode de référence appelé suppositio distributiva. Ce qui veut dire que, dans cette phrase, le sujet vaut pour, ou fait référence à (supponit pro), tous les sujets auxquels il s’applique comme terme général.

En revanche, le terme totus ne sert pas à indiquer la suppositio d’un terme général, de façon à autoriser la descente de la proposition générale vers les termes singuliers, comme dans l’exemple précédent (« tout homme court, donc Platon court, etc. »). Totus homo ne veut plus dire « tout homme », mais « l’homme tout entier ». Il ne s’agit plus de la relation de l’universel au singulier, mais de la relation du tout et de ses parties. Le passage du tout à la partie obéit à une autre logique [ inclusion ] que celle du passage du général au singulier [ appartenance ]. Si on méconnaît cette différence, on va commettre le sophisme dit de la « division » (ce qui est vrai du tout est vrai de toutes les parties, prises comme un tout, donc est vrai de toutes les parties, prises « divisées » ou à part les unes des autres). Si toute la maison (tota domus) vaut cent livres, cela ne veut pas dire que toutes les pièces de la maison (omnes partes, quaelibet pars) valent chacune cent livres. Ici, les écoliers sont normalement invités à s’exercer sur le sophisme suivant : totus Socrates est minor Socrate.

Prouver le sophisme suivant : tout Socrate est moins que Socrate. Preuve : une partie de Socrate est moins que Socrate, et cela est vrai de toutes les parties de Socrate (tête, pied, etc.), donc toutes les  [ chacune des ] parties de Socrate sont moins que Socrate, et toutes les parties de Socrate sont tout Socrate, donc, etc.

Ainsi, la descente de l’universel aux singuliers doit être nettement distinguée de la division d’un tout en ses parties. Cette remarque suffit à dissiper les confusions relevées tout à l’heure dans les thèses individualistes.

Mais ici, il convient d’ajouter que pour certains prédicats, la division suit les mêmes voies que la descente alors que ce n’est pas le cas pour d’autres.

C’est ainsi que Pierre d’Espagne distingue deux cas dans son Traité des distributions. a) Cas où le prédicat a pour sujet direct le tout et pour sujet indirect les parties dont ce tout est constitué. Exemple d’inférence valide : toute la maison est chaude, donc cette pièce de la maison est chaude. b) Cas où le prédicat ne convient pas aux parties s’il convient au tout. Exemple d’inférence invalide : toute la maison est grande, donc cette pièce, etc.

Cette idée qu’il faut distinguer les prédicats de la partie et ceux du tout est juste. On verra tout à l’heure comment nous la retrouvons aujourd’hui.

 

LA LOGIQUE DITE « CLASSIQUE » DE L’EXTENSION DES TERMES

Si nous passons maintenant aux auteurs des débuts de l’époque moderne, nous découvrons un paysage fort différent. La doctrine compliquée de la suppositio des termes a été éliminée, et remplacée par la distinction entre l’« étendue » de l’idée signifiée par un terme (on dit aussi : « extension », « dénotation ») et la « compréhension » de cette idée. Il appartient au logicien de déterminer quelle « quantité » de l’étendue du terme est prise en compte dans une proposition. Si c’est toute l’étendue du sujet, la proposition est universelle. Si c’est seulement une partie de cette étendue du sujet, la proposition est particulière.

Oui, mais que va-t-on faire des propositions qui ne sont ni universelles, ni particulières ? Comment convient-il d’analyser les propositions dans lesquelles on ne trouve pas explicitement un « signe de quantité » (comme « tout » ou « quelque ») ? La réponse de la nouvelle logique est qu’il faudra fournir ce signe, de façon à pouvoir revenir à l’un ou l’autre des cas pertinents pour une inférence syllogistique : le sujet est pris selon toute son étendue, ou bien il est pris selon une partie indéterminée de son étendue.

Une première espèce de proposition à réduire est la proposition singulière.

Voici comment les logiciens de Port-Royal disent qu’il faut la traiter :

« Que si le sujet d’une proposition est singulier, comme quand je dis Louis XIII a pris La Rochelle, on l’appelle singulière. Mais quoique cette proposition singulière soit différente de l’universelle en ce que son sujet n’est pas commun, elle s’y doit néanmoins plutôt rapporter qu’à la particulière ; parce que son sujet, par cela même qu’il est singulier, est nécessairement pris dans toute étendue, ce qui fait l’essence d’une proposition universelle et qui la distingue de la particulière » [Arnauld, Nicole, 1970, livre II, p. 158].

Cette décision de tenir la proposition singulière pour une proposition quasi universelle n’est d’ailleurs pas une invention d’Arnauld et Nicole [8].

Elle a une conséquence grave : il faut maintenant comprendre la phrase « Louis XIII a pris La Rochelle » comme s’il était dit « tout Louis XIII a pris La Rochelle ». C’est une invitation à confondre omnis et totus, l’un et l’autre étant d’ailleurs rendus en français par « tout ». La différence si nettement marquée tout à l’heure entre les propositions portant sur un « tout logique » (omnis homo) et celles portant sur un « tout intégral » (totus homo) tend à s’estomper, sinon à disparaître entièrement.

Mais que faire maintenant dans le cas plus difficile encore de la proposition qui a pour sujet un nom collectif ? À la différence des « individualistes méthodologiques » contemporains, les auteurs de Port-Royal aperçoivent bien la difficulté, et ils admettront d’ailleurs la fragilité de leur solution.

Voici pourquoi les propositions collectives échappent à l’alternative de l’universel et du particulier :

« Les noms de corps, de communauté, de peuple, étant pris collectivement, comme ils le sont d’ordinaire, pour tout le corps, toute la communauté, tout le peuple, ne font point les propositions où ils entrent proprement universelles, ni encore moins particulières, mais singulières. Comme quand je dis : les Romains ont vaincu les Carthaginois, les Vénitiens font la guerre au Turc, les juges d’un tel lieu ont condamné un criminel, ces propositions ne sont point universelles ; autrement on pourrait conclure de chaque Romain qu’il aurait vaincu les Carthaginois, ce qui serait faux. Et elles ne sont point aussi particulières : car cela veut dire plus que si je disais que quelques Romains ont vaincu les Carthaginois ; mais elles sont singulières, parce qu’on considère chaque peuple comme une personne morale dont la durée est de plusieurs siècles, qui subsiste tant qu’il compose un État, et qui agit en tous ces temps par ceux qui le composent, comme un homme agit par ses membres » [ibid., p. 204].

Les logiciens de Port-Royal reconnaissent l’irréductibilité de la proposition portant sur un être collectif. C’est une manière indirecte de réintroduire une différence entre omnis et totus. Ce qu’on dit de tout le peuple romain, on ne le dit pas pour autant de tout Romain (au sens de chaque Romain). Non seulement la victoire de Rome sur Carthage n’est pas une somme de victoires personnelles, mais bien des Romains n’ont jamais pris part aux combats contre Carthage. Mais on ne veut pas dire non plus qu’un groupe d’hommes, qui étaient tous des Romains, ont vaincu des Carthaginois. La solution d’Arnauld et Nicole est de reconnaître dans la proposition à nom collectif une proposition singulière. Solution impeccable du point de vue logique : ici, le pluriel « les Romains » vaut pour le singulier « Rome ».

La phrase attribue une victoire à la nation romaine, victoire qu’il n’est pas question de « distribuer » entre les citoyens puisque le mot « Romain » ne signifie pas ici la qualité générale de citoyen romain (terme universel), mais sert à former le nom collectif de tout un peuple.

Or cette solution logique irréprochable pose à nos auteurs un problème métaphysique. Ils voient l’analogie avec le corps humain et acceptent de parler de « personne morale ». Il en va ici comme des actions humaines : dans certains cas, l’action accomplie par un seul membre du corps vaut pour une action de l’homme tout entier (totus homo). Quand le bras armé de Brutus frappe César, ce geste d’une partie du corps de Brutus est une action de Brutus. Pourtant, si les logiciens de Port-Royal acceptent en somme le holisme dans leur logique, ils ont du mal à lui trouver une référence dans la réalité. Dans le discours, nous parlons de Rome comme s’il existait un tel être subsistant pendant plusieurs siècles. Mais il s’agit pour eux d’une convention. Dans la réalité, il n’y a que des Romains. C’est pourquoi Arnauld et Nicole concluent leur chapitre par une leçon morale sur la vanité du sentiment national :

« Et c’est ce qui fait voir sur quoi est fondée la vanité que chaque particulier prend des belles actions de sa nation, auxquelles il n’a point eu de part, et qui est aussi sotte que celle d’une oreille, qui étant sourde se glorifierait de la vivacité de l’œil, ou de l’adresse de la main » [ibid.].

Il y a donc un écart entre l’ordre des mots et l’ordre des choses. C’est ce qui ressort très clairement des remarques qu’ils font sur les « sujets confus » de certaines propositions :

« Auguste disait de la ville de Rome, qu’il l’avait trouvée de brique, et qu’il la laissait de marbre […] Quelle est donc cette Rome, qui est tantôt de brique, et tantôt de marbre ? […] Cette Rome qui était de brique, était-elle la même que Rome de marbre ? Non ; mais l’esprit ne laisse pas de former une certaine idée confuse de Rome à qui il attribue ces deux qualités, d’être de brique en un temps, et de marbre en un autre » [ibid., p. 195].

Pour Arnauld et Nicole, la déclaration d’Auguste ne porte pas sur un seul et même objet, qui serait la ville de Rome à travers ses métamorphoses, mais sur deux objets représentés confusément comme un seul. Ils refusent de reconnaître à une ville une réalité qui lui permettrait de survivre à une complète rénovation de ses parties composantes.

Si nous acceptions leur raisonnement dans le cas de Rome, tantôt construite en brique et tantôt en marbre, il faudrait adopter le même point de vue matérialiste dans les autres exemples cités au même chapitre. Un de ces exemples est la vieille difficulté du flux : « Cette eau, disons-nous aussi, en parlant d’une rivière, était trouble il y a deux jours, et la voilà claire comme du cristal. » La contradiction n’est qu’apparente, disent-ils, puisqu’il ne s’agit pas de la même eau. Mais ils négligent de noter ceci : l’exemple suppose qu’on parle de la même rivière, et c’est d’elle qu’on veut dire qu’elle est passée du trouble au clair. Ils sont comme éblouis par l’évidence d’une identité matérielle d’un cours d’eau : cette rivière est un tout composé de cette masse d’eau. Mais on peut très bien parler d’une rivière, la même, sans s’occuper spécialement de la masse d’eau qui la constitue matériellement à telle ou telle date. Ce qui importe alors est le cours que suit une masse d’eau indéterminée, ou même le cours que pourrait suivre une masse d’eau s’il y en avait une (dans l’hypothèse où la rivière est à sec). Il s’agit alors de l’identité formelle ou structurale de la rivière, l’identité de son cours géographique, laquelle est définie pour une certaine quantité d’eau en général, et non pour telle ou telle partie individuellement désignée. Les auteurs de Port-Royal sont décidément, pour reprendre les termes de Louis Dumont, des citoyens de l’« univers de l’individu », étrangers aux formes de pensée de l’« univers structural ».

Plus grave encore est le cas de l’organisme vivant et de son métabolisme :

« Nous considérons le corps des animaux et nous en parlons comme étant toujours les mêmes, quoique nous ne soyons pas assurés qu’au bout de quelques années il reste aucune partie de la première matière qui le composait […] Car le langage ordinaire permet de dire : le corps de cet animal était composé il y a dix ans de certaines parties de matière ; et maintenant il est composé de parties toutes différentes. Il semble qu’il y ait de la contradiction dans ce discours : car si les parties sont toutes différentes, ce n’est donc pas le même corps » [ibid., p. 40].

Ici encore, les logiciens de Port-Royal n’ont d’yeux que pour l’identité matérielle d’un individu, donc d’une identité qui ne peut être que synchronique. Ils ne savent donc pas définir une identité diachronique des êtres matériels. Puisque ces êtres sont dans un état de flux, ils ne sont que partiellement les mêmes d’un instant à l’autre, et ne jouissent d’une identité pleine qu’à la faveur de nos représentations confuses. Pourtant, dès qu’on introduit le concept d’une identité formelle ou structurale pour les êtres matériels, la difficulté disparaît. Non seulement l’être composé peut subsister (rivière) ou vivre (animal) en dépit de ce constant renouvellement de ses parties, mais s’il se maintient le même au travers des vicissitudes de son histoire, c’est grâce au métabolisme. Pour rendre compte de ce fait incontestable, il convient donc d’appliquer ici les distinctions classiques appliquées au vieux cas d’école discuté depuis les Grecs : le bateau de Thésée qu’on ne cesse de réparer, de sorte qu’il ne reste finalement plus une seule planche de la construction initiale, est-il ou non la même chose au début et à la fin ? Solution : on écarte la formule « la même chose », qui est équivoque, et on répond que c’est le même bateau (défini comme construction ou structure), mais que ce n’est pas la même collection de planches [9].

On aperçoit comment les deux solutions offertes au problème posé par les propositions dont le sujet n’est clairement ni particulier, ni universel, finissent par interférer et créer un embarras pour l’analyse logique. La proposition à sujet collectif est une proposition singulière. Oui, mais il a été décidé de traiter la proposition singulière comme une proposition universelle (pour faciliter les calculs syllogistiques). Par conséquent, le sujet collectif, bien qu’il ne soit pas « universel » ou pris « selon toute l’étendue » du terme général, sera pourtant traité comme un sujet universel. Les Romains, pris collectivement, sont Rome et non tous les Romains. Mais voici que Rome, à son tour, reçoit un signe de quantité : « Rome » est lu comme tout Rome.

Or que serait une partie du peuple romain sinon quelques citoyens romains ? On est donc inévitablement conduit à se demander comment tous les citoyens romains (tout Rome) peuvent être distingués de tous les Romains : comment ce qui est vrai de tout Rome pourrait manquer d’être vrai de tous les Romains.

L’idée que la proposition singulière ait quelque chose à faire avec l’universelle ne cessera de produire des difficultés philosophiques. On sait comment Kant (qui raisonne lui aussi dans le cadre de cette logique de l’extension des termes) distingue trois « catégories de la quantité ». Il les dérive des trois statuts possibles du sujet de la proposition, ce dernier pouvant être universel, particulier ou singulier. Kant refuse donc, et fort justement, la réduction classique de la proposition singulière à l’universelle.

Pourtant, il en retient quelque chose. On a en effet la surprise de le voir faire correspondre la catégorie de l’unité au jugement universel et celle de totalité au jugement singulier. Pourquoi n’a-t-on pas l’inverse ? Pourquoi le concept d’un n’est-il pas dérivé de la forme singulière du jugement, et le concept de tout de la forme des jugements contenant le mot « tout » (omnis) ?

Parce que, explique Kant, « la totalité n’est pas autre chose que la pluralité considérée comme unité » [Critique de la raison pure, § 11, B 111]. Autrement dit, la troisième catégorie de la quantité est celle d’un tout collectif (totus homo) e t non d’un tout distributif (omnis homo). La « pluralité » qu’il s’agit de penser comme « unité » n’est pas celle des échantillons d’un certain genre, mais celle des parties d’un tout intégral. Mais, dans le même temps, Kant veut que ce tout soit seulement une somme, puisqu’il dit qu’à cette catégorie de la totalité appartient le concept de nombre.

Ainsi que le souligne Kant lui-même, ce concept de totalité est foncièrement « synthétique » : il doit unir en une seule détermination intelligible les deux concepts d’abord opposés d’un et de plusieurs. Il y a ici une impasse dont les idéalistes postkantiens ne parviendront pas à sortir. Toute la réflexion sur les totalités sera chez eux affligée d’une condition « synthétique » (ou même « dialectique »). Si on veut concevoir un tout selon la catégorie kantienne, il faut se le représenter à la fois comme plusieurs choses, ou plusieurs étapes d’un développement, ou plusieurs aspects, et compter la pluralité de ces choses comme une seule chose, la suite de ces étapes comme un seul procès, la diversité de ces aspects comme une seule détermination. Pour se donner la pluralité, on a besoin du terme général qui donne la description de chaque échantillon du genre, donc de tous les échantillons. Mais pour concevoir plusieurs choses comme une seule, on doit passer au sens collectif du tout, distinguer les parties d’un individu complexe et le tout de cet individu. Pour concevoir une totalité selon les instructions de la table kantienne des catégories, il faudrait avoir affaire simultanément à un genre et à un individu, à quelque chose qui serait à la fois omnis homo et totus homo, tout homme et un homme total (intégral). C’est donc ici que prennent naissance certaines des apories les plus célèbres de l’idéalisme : celle de l’« universel concret » ou de l’« individu universel », et, pour que le sujet connaissant soit capable de saisir de telles totalités, celle de l’« intuition intellectuelle » ou du « savoir absolu ».

En fait, celle des catégories kantiennes qui est la plus parente du concept de totus, de tout intégral, est le concept de communauté (Gemeinschaft).

Kant appelle relation de communauté cette relation qui lie les parties interdépendantes au sein d’un système d’action réciproque. On pourrait même aller jusqu’à dire que le contraste entre la catégorie de totalité et celle de communauté reflète, jusqu’à un certain point, l’opposition du point de vue individualiste et du point de vue holiste. Car la notion kantienne d’Allheit ne fait qu’exprimer l’embarras de toute pensée qui, s’étant donné d’abord un univers fait d’atomes indépendants (les « unités »), cherche ensuite à les réunir. Si dix individus sont pris ensemble et considérés, selon la catégorie de la totalité, comme une « unité », il semble que nous trouvions maintenant onze individus (les dix individus du début et l’individu collectif qu’est leur tout). Mais s’il y a onze individus dès qu’il y en a dix, alors il y en a douze, et ainsi de suite. En revanche, la catégorie de Gemeinschaft est plus favorable à une approche holiste des choses. Elle permet, mais seulement jusqu’à un certain point, de concevoir un « univers structural ». Seulement jusqu’à un certain point, comme on va le montrer directement, et cette limite propre au concept kantien de détermination réciproque est aussi celle d’une certaine version de l’analyse structurale, à laquelle on peut donner le nom, pour fixer les idées, de structuralisme « saussurien » (ou « phonologique »).

On sait que Kant tire sa catégorie de communauté de la forme du jugement disjonctif. Une telle dérivation serait inintelligible si nous cherchions effectivement à trouver un lien entre la notion d’action réciproque et la forme logique d’une proposition disjonctive notée « p ou q ou r ou… etc. ». Mais en fait, Kant appelle jugement disjonctif ce qui est plutôt un jugement catégorique avec prédicat complexe disjonctif, dont la forme sera : « x est F ou G ou H ou… etc. ». Or cette dernière forme va intéresser vivement Kant et ses successeurs, pour la raison que donne Kant lui-même : elle permet de penser une coexistence des êtres par coordination plutôt que subordination [ibid., B 112]. Kant paraît avoir dans l’esprit le contraste suivant : tantôt la détermination d’un genre de choses se fait par une série de descriptions subordonnées, tantôt elle se fait par disjonction exclusive. Les classifications naturelles donnent un exemple du premier type de détermination (par subordination) : un A est un B, un B est un C, un C est un D, de sorte que x, s’il est un A, est un B, donc un C, donc un D. L’autre type de détermination (par coordination) rassemble sur un pied d’égalité des descriptions exclusives les unes des autres : x doit être ou bien un A, ou bien un B, ou bien un C, ou bien un D, de telle sorte que s’il n’est ni un B, ni un C, ni un D, il est nécessairement un A. Comme on voit, la notion d’une détermination de la nature de quelque chose par coordination de concepts exclusifs les uns des autres peut nous mettre sur la voie de l’analyse structurale d’un système. La disjonction prédicative complexe de Kant devient le jeu des oppositions distinctives dans une théorie « saussurienne » des systèmes.

Dans un système d’éléments (a, b, c), la valeur de l’élément noté « a » est déterminée par le fait que a se distingue à la fois de b et de c. Dans l’analyse structurale « classique », il en va comme chez Kant : les oppositions distinctives sont coordonnées, de telle sorte que le travail de caractériser un individu à l’aide du système structuré revient en effet à lui attribuer un immense prédicat disjonctif composé de descriptions définies. On aura par exemple trois possibilités : être un A, être un B, être un C. On aura ensuite une détermination circulaire ou « diacritique » de ces descriptions : pour être un A, il faut n’être ni un B, ni un C, et il n’y a qu’un seul A dans le système ; de même, pour être un B, il faut, etc. (On illustre aisément cette conception du système par l’exemple du système de l’alphabet : il suffit de reprendre ce qui précède littéralement, et de dire qu’il n’existe qu’une lettre « A » dans le système, et qu’elle a pour signalement de n’être ni « B », ni « C », etc.)

Le schéma conceptuel appliqué ici peut être figuré graphiquement par une série de cases alignées ainsi :

 

 

A

 

 

B

 

 

C

 

 

Or la faiblesse d’une telle méthode d’analyse structurale est qu’elle nous oblige à nous munir d’emblée du prédicat disjonctif ultime, celui qui permet d’identifier un individu et une position dans le système. Puisque les « éléments » du système (les concepts coordonnés de Kant, les unités diacritiques du structuraliste) sont alignés, nous ne pouvons pas représenter la façon dont nous avons construit cette disjonction prédicative. Mais dès que nous voulons représenter aussi la construction (ou structure) du prédicat, et pas seulement sa systématicité (le fait qu’il est exhaustif), nous devons réintroduire un ordre de subordination. Qui plus est, nous ne sommes plus tenus de ne donner que des descriptions définies. Le système n’a pas besoin d’être composé d’unités atomiques, puisque les descriptions sont maintenant étagées selon les différentes étapes de l’analyse, par une démarche du genre suivant :

premier niveau de description : l’objet x est un A ou un f ;

deuxième niveau : si x est un f, il est un B ou un C.

La figuration graphique serait alors celle d’un arbre dichotomique, ou bien, si l’on conserve l’image de cases juxtaposées, celle d’une série de cases de taille décroissante :

 

 

Pour emprunter son vocabulaire à l’anthropologue, on dira que les concepts entrant dans une disjonction kantienne ou les unités diacritiques du structuraliste sont équistatutaires. En revanche, la deuxième méthode d’analyse présentée ci-dessus combine l’opposition distinctive (équistatutaire) et l’opposition hiérarchique [10]. Il va de soi que cette dernière sorte de distinction n’offre aucun sens tant qu’on en reste à la représentation par coordination.

En effet, il nous faut maintenant dire qu’il y a opposition distincte ou équistatutaire entre un A et un f, ou bien encore entre un B et un C, mais qu’il y a opposition hiérarchique entre un B et un f. Mais alors, demandera-t-on, si un objet x n’est pas un A, et s’il est un B, il sera opposé hiérarchiquement à lui-même ? Il le sera certainement. Ce qui montre que l’analyse structurale enrichie de l’opposition hiérarchique ne vise pas à classer des individus en les identifiant à des positions diacritiques définies dans le système. Elle vise à représenter l’organisation d’un système de descriptions. Les individus ne répondent pas une fois pour toutes à une description, mais passent d’une description à l’autre selon les circonstances. Soit l’illustration grossière suivante : dans un tournoi national d’échecs, les équipes locales s’affrontent, puis fusionnent pour former une équipe régionale chargée d’affronter l’équipe de la région voisine. Si quelqu’un est un C, il applaudit d’abord l’équipe des C dans sa partie contre l’équipe des B, puis se redécrit lui-même comme un f pour applaudir son équipe des f contre l’équipe des A.

Si nous passons maintenant de la table kantienne des formes de jugement à celle des catégories, nous faisons la même observation. La catégorie de Gemeinschaft est définie par Kant de façon à pouvoir rendre compte d’un système de coexistence au sens de la mécanique newtonienne. Le système solaire est une « communauté » dans la mesure où le mouvement de chaque planète est commandé par les interactions gravitationnelles au sein du système. Mais cette catégorie ne permet pas de caractériser la dépendance réciproque des parties d’un système organisé. Pour qu’il y ait organisme, la coordination des existences ne suffit pas, il faut aussi cette intégration hiérarchique des fonctions que Kant tente de penser sous le nom de « finalité interne ».

 Le système solaire est bien un système concret, mais il n’est pas un système collectif. Les planètes sont incapables de tourner ensemble et pourtant, elles tournent. à ce sujet, voir mes notes de lecture de mai 2006.

 

COLLECTIONS, ENSEMBLES, SYSTÈMES

Il reste à se demander ce qui correspondrait, dans la logique moderne (c’est-à-dire celle qui est issue de l’œuvre de G. Frege), à cette opposition du général (omnis) et du global (totus). On vient de voir que la logique traditionnelle avait du mal à faire clairement cette différence. La notion confuse d’une extension du terme et la tendance à ignorer la différence de la proposition générale et de la proposition singulière, faisaient qu’on risquait toujours de prendre la division d’un tout pour la distribution d’une propriété.

Ces difficultés n’existent plus pour le logicien contemporain. De façon générale, notre logique rend impossible l’assimilation d’une proposition portant sur une chose individuelle à une proposition portant sur une propriété commune. La raison en est que le point de vue du logicien sur la phrase est structural : les mots ne composent pas la proposition par simple coordination, mais par subordination.

Dans un article célèbre, le théoricien de l’intelligence artificielle Herbert Simon a proposé de distinguer deux types possibles de formation d’un système complexe : directement, par simple coordination des éléments les uns aux autres, ou par étapes. Il va de soi que la construction d’un système complexe est plus facile par la deuxième méthode, celle qui consiste à réunir les pièces élémentaires dans des sous-systèmes, qu’on rassemble ensuite dans des systèmes de niveau supérieur, jusqu’à ce qu’on obtienne le système final. Dans ce cas, la genèse du système reflète son organisation hiérarchique, en entendant ici par « hiérarchie » un ordre de complexité :

« Par un système hiérarchique, ou hiérarchie, j’entends un système qui est composé de sous-systèmes liés entre eux, chacun d’eux étant à son tour de structure hiérarchique, jusqu’à ce que nous arrivions à quelque niveau inférieur de sous-systèmes élémentaires. Dans la plupart des systèmes naturels, il est quelque peu arbitraire de savoir où doit s’arrêter la division et quels sous-systèmes doivent être tenus pour élémentaires. Il est vrai que la physique fait un grand usage du concept de “particule élémentaire”, mais ces particules ont une tendance surprenante à ne pas rester bien longtemps élémentaires [11] »

Simon ajoute qu’on peut appeler « système simple » celui qui présente l’organisation hiérarchique la plus plate. Il donne pour exemple une chaîne de polymérisation : des éléments identiques (les monomères) s’associent indéfiniment les uns aux autres le long d’une chaîne dotée d’une stabilité relative.

Si l’on retient ces distinctions, on peut caractériser ce qui fait l’originalité de la logique moderne. Alors que la logique traditionnelle traitait la proposition comme un polymère, notre logique lui reconnaît une structure plus complexe. Et, en effet, dans les vieux manuels de logique, la forme logique par excellence, celle sur laquelle on travaille, est donnée par le trop célèbre schéma « sujet-copule-prédicat ». Le « sujet » et le « prédicat » sont des « termes » qui peuvent échanger leurs places autour de la copule au prix de quelques modifications dans les « signes de quantité ». La phrase est donc bien quelque chose comme une chaîne constituée d’éléments identiques, au moins quant à la fonction, qu’associe un à un le même lien copulatif. Dans la logique traditionnelle, la copule est ce mortier qu’il faut glisser entre les briques pour obtenir le mur, soit ici la proposition.

En revanche, la nouvelle logique se passe de copule. Son but est de représenter clairement, par un symbolisme artificiel, la complexité logique de la proposition. Comme l’indique Michael Dummett dans un chapitre de son livre sur Frege intitulé justement « La hiérarchie des niveaux » le logicien insiste sur la hiérarchie des types logiques d’expressions parce qu’il veut trouver des parties logiques intermédiaires, entre le niveau le plus élémentaire des mots et le niveau le plus élevé de la proposition complète. Pourquoi ces unités intermédiaires ? « La raison en est évidemment que la phrase est construite par étapes » [Dummett, 1973, p. 35]. La phrase est donc un système doté d’une structure qui est toujours complexe. Contrairement à ce que soutenait l’analyse traditionnelle, les propositions catégoriques élémentaires elles-mêmes ont une structure complexe. Alors que l’ancienne logique nous demandait d’analyser « Socrate marche » selon le schéma « terme-lien-terme » « (Socrate-est-un-marchant »), la nouvelle analyse reconnaît dans cette phrase deux parties hétérogènes (la fonction et l’argument). Mais la différence entre les deux analyses est encore plus évidente dans le cas de phrases complexes. Dummett rappelle l’exemple de Frege [1969, p. 170] : « Le carrosse de l’empereur est tiré par quatre chevaux. »

Le grammairien, quelle que soit sa doctrine, reconnaît la complexité de cette phrase. Les différents mots forment d’abord des groupes ou des syntagmes avant d’entrer dans la composition de la phrase. Le logicien traditionnel, lui, croit pouvoir ignorer cette complexité. Il décidera vraisemblablement de voir dans cette phrase l’expression d’un jugement de relation, « le carrosse de l’empereur » donnant un terme, « quatre chevaux » donnant l’autre terme, le reste de la phrase indiquant la relation. Pour Frege, cette analyse a le défaut de ne pas mettre en évidence la différence entre l’opérateur principal et les opérateurs subordonnés de cette phrase. Si l’on voulait nier cette proposition, sur quoi faudrait-il faire porter la négation ? Pas sur le verbe, mais sur l’attribution du nombre. Ainsi, le groupe grammatical « quatre chevaux » ne forme pas une unité logique, contrairement à ce que suggère l’association d’un adjectif et d’un substantif. En fait, la phrase répond à la question : combien y a-t-il de chevaux tirant le carrosse de l’empereur ? Selon cette analyse, le nombre « quatre » est un prédicat de deuxième ordre, ou prédicat de prédicat, qui attribue une propriété à la propriété qu’indique le prédicat «… est un cheval tirant le carrosse de l’empereur ».

Ce progrès dans l’analyse met fin à l’oscillation antérieure entre le tout pris au sens d’omnis et le tout pris au sens de totus. On ne risque plus de confondre le tout logique et le tout réel. Ici encore, on peut reprendre un exemple de Frege [12] : quelle différence y a-t-il entre une forêt et ce que le mathématicien appelle un ensemble d’arbres ? La différence est que la forêt peut brûler, mais non l’ensemble des arbres de la forêt. Si des arbres brûlent, la forêt brûle en partie. Si tous les arbres de cette forêt brûlent, la forêt brûle complètement. Seul peut brûler un objet matériel combustible. Le bois peut brûler, qu’il se présente à nous comme buisson, arbre, bosquet, futaie, forêt. Si l’ensemble des arbres d’une forêt ne peut pas brûler, c’est que justement cet ensemble n’est pas constitué par des objets réels en bois, les arbres, mais qu’il est construit, à titre d’objet abstrait, par une opération logique. À coup sûr, le langage ordinaire ne fait pas la différence entre une forêt et un ensemble d’arbres. Mais le terme logico-mathématique d’ensemble doit être pris au sens fixé par la théorie des ensembles, pas au sens ordinaire.

En exploitant cet exemple de Frege, on pourrait dire que l’analyse traditionnelle parvient mal à distinguer les deux phrases suivantes : tous les arbres de la forêt ont brûlé – toute la forêt a brûlé.

L’ancienne logique traite l’expression « tous les arbres de la forêt » comme une unité logique, ce qui renforce l’impression d’une équivalence avec la notion d’une forêt. Dans cet exemple, il se trouve que coïncident une proposition universelle en omnis (« tout arbre de la forêt a brûlé ») et une proposition singulière en totus (« la forêt tout entière a brûlé »). Mais la coïncidence n’est pas formelle : elle est due à l’exemple. Elle ne permet donc pas d’assimiler les deux formes logiques (pas plus que le fait que 2 =2 n’autorise à assimiler les deux opérations de l’addition et de la multiplication).

Frege, dans son article, fait ressortir ainsi la différence qui nous occupe :

a) Une forêt est un exemple de ce qu’il appelle des « touts collectifs » (kollektiveGanze). Il donne dans la même page un autre exemple : un régiment d’infanterie (partie de l’armée et tout composé de bataillons). Si nous parlons ici de tout, c’est en opposition à la partie. Cette relation de tout à partie est transitive (la partie de la partie est la partie du tout) . C’est pourquoi il est possible de considérer un même être tantôt comme partie d’un tout supérieur, tantôt comme le tout formé par des parties de taille ou de complexité inférieures. Ici, ajoute Frege dans une remarque précise, les mots « individu » (Individuum ) et « chose singulière » (Einzelding) sont inutiles. Rien n’est définitivement indivisible. Les branches des arbres de la forêt font partie de la forêt. Les bataillons des régiments d’une division de l’armée font partie de l’armée. Nous sommes bien dans un « univers structural » dépourvu d’un niveau privilégié d’individuation des entités. Du point de vue logique, il suffit à Frege de noter que ces touts collectifs peuvent recevoir des noms, donc être désignés directement. C’est, comme on va le voir, la grande différence logique avec les ensembles (d’où résulte la différence ontologique que les premiers sont des êtres réels  et les seconds des êtres de raison).

 La différence entre ces deux exemples est que la forêt ne possède pas d’intérieur tandis qu’armée, régiments, bataillons, si. On peut détruire la moitié de la forêt, ce qui reste est encore une forêt. Si l’on détruit la moitié d’une armée, il n’y a plus d’armée. On peut également découper une forêt en lots selon son bon plaisir, on ne le peut d’une armée sans la désorganiser.

 

b) Un ensemble (ou classe) n’est pas une large entité matérielle, ni un conglomérat rassemblant des objets. L’ensemble des arbres de la forêt ne vient pas au monde du fait que les arbres ont poussé « ensemble » , mais du fait qu’il est possible de décrire ces arbres et de dire de chacun d’eux qu’il est un arbre de la forêt. Le point de vue ensembliste s’introduit au moment où nous nous intéressons à cette propriété d’être un arbre de la forêt. Y a-t-il des cas répondant à la description « est un arbre de la forêt » ? Il peut y en avoir plusieurs, un seul ou aucun. C’est pourquoi le théoricien parle encore d’ensemble là où il n’y a pas de pluralité (par exemple de l’ensemble, à élément unique, des arbres de la forêt qui seraient en même temps vieux d’un siècle, dans le cas où un seul arbre est vieux d’un siècle), et même là où rien ne répond à la description fixée (par exemple, l’ensemble des éléments communs à l’ensemble des arbres de la forêt et à l’ensemble des arbres qui ont échappé à l’incendie, dans le cas où tous les arbres ont brûlé). Cette fois, la relation pertinente n’est plus « x fait partie de y », mais « x appartient à l’ensemble E des objets remplissant telle condition ». La relation d’appartenance n’est pas transitive. C’est pourquoi il faut fixer une fois pour toutes le niveau d’individuation. La complexité interne des éléments d’un ensemble ne peut pas être prise en compte dans un raisonnement sur cet ensemble. Pour reprendre l’exemple usuel, l’ensemble des paires de chaussures de quelqu’un ne se confond pas avec l’ensemble de ses chaussures : les éléments du second ensemble ne font aucunement partie du premier.

 Ce qui est inexact : les arbres ont poussé en même temps, simultanément, mais pas ensemble. Ils en sont incapables. L’adverbe ensemble dénote une action commune dont sont bien incapables les arbres, sauf quand la forêt se met en marche.

 

LA COLLECTION, L’ENSEMBLE ET L’INDIVIDU COLLECTIF

La leçon qui se dégage de cette discussion est que les individus collectifs – ou encore, les « systèmes réels », par opposition aux « systèmes nominaux » [Dumont, 1988, p. 27-28] – [ ou encore totalités concrètes par opposition à totalités pensées ] sont des êtres au statut irréprochable, pourvu qu’on prenne soin de ne pas les confondre avec des collections d’individus ou avec des ensembles d’individus.

Pour conclure, il convient de représenter systématiquement les rapports entre ces trois concepts ontologiques : la collection, l’ensemble et l’individu collectif. On peut partir de la distinction entre le singulier et le pluriel, donc de la notion de nombre.

Les choses ne sont pas en un certain nombre sans plus. Elles sont en un certain nombre à être dans un certain cas. Nous obtenons ainsi les deux concepts d’individu et de collection d’individus. Le singulier et le pluriel affectent les attributs (et non les objets). Il n’y a pas d’objet pluriel ou d’objet singulier, mais il y a des attributs communs à plusieurs objets et d’autres attributs qui n’appartiennent qu’à un seul objet. Par exemple, à la question : quels sont les employés de ce ministère qui sont allés au Japon le mois dernier ? la réponse pourra consister : à ne nommer aucun nom si personne n’est dans ce cas, à donner un nom désignant un individu si une seule personne est dans ce cas, ou bien enfin à donner une liste de noms désignant une collection d’individus si plusieurs personnes sont dans ce cas. Il est vrai que, dans le langage ordinaire, le mot « collection » s’emploie de deux façons, tantôt dans un sens faible pour désigner plusieurs choses prélevées par une méthode quelconque dans un domaine, tantôt dans un sens plus fort, pour parler de choses qui ne sont pas seulement prélevées, mais réunies et conservées dans un certain but (ainsi, les collections d’un musée ). C’est seulement le sens faible qui nous intéresse ici. Dans ce sens,  une collection d’individus n’est rien d’autre que le référent d’une liste de noms . Ce qui correspond dans la réalité à un catalogue, ce sont plusieurs objets.  Ces objets ne sont nullement intégrés dans un tout du fait d’avoir été catalogués  ♦♦. Si plusieurs employés du ministère ont voyagé au Japon le mois dernier, cela ne crée pas entre eux un lien social : nous n’avons pas dit qu’ils avaient voyagé ensemble ♦♦♦.

 Dans ce cas la collection peut porter un nom, c’est la collection Pinautculture. Il s’agit d’un objet réel.

♦♦ Bravo. C’est la même chose pour les faits économiques. Qu’ils soient catalogués tels ne signifie pas qu’ils soient parties d’un objet réel nommé « économie ». Ils ne sont qu’éléments d’un ensemble. C’est un classement dit Fourquet. Chaque nom de la liste, chaque nom du catalogue dénote un objet, mais cette désignation n’apport aucune modification à l’être de l’objet. Les objets ne sont pas plus « ensemble » du fait qu’ils sont catalogués.

♦♦♦ C’est la même chose pour les faits catalogués « économiques », ils ne voyagent pas ensemble : l’adverbe « ensemble » prend un sens totalement opposé à celui du substantif. L’adverbe dénote une relation interne alors que le substantif dénote une relation externe qui advient par un tiers. Cela signifie, entre autres, que les choses sociales, contrairement aux choses ordinaires, sont dotées d’un intérieur. Le fond des choses, l’intérieur, la raison d’être existent dans ce cas et ne résultent pas de l’apparence transcendantale justement dénoncée par Kant. Cet intérieur n’est pas le supra sensible. Les choses sociales sont des choses en-soi. Étonnant, nan ? Ici, je raisonnerai comme Durkheim raisonnait pour la religion : c’est ce fait qui entraîne l’apparence transcendantale dénoncée par Kant, c’est la familiarité des hommes avec les choses en soi que sont les choses sociales, des choses dotées d’un intérieur des choses, des choses dotées d’une raison d’être, qui permet à leur entendement de produire l’apparence transcendantale dont Dieu n’est qu’un cas particulier. C’est également cette familiarité quotidienne qui permet de produire la faute qui consiste à hypostasier un être logique, l’économie, une classe de fait (un classement dit le surintendant Fourquet), en un être réel. Ces choses en soi sont le familier qui n’est pas pour autant connu. Les musulmans disent Allah, les Occidentaux disent « l’économie ».

 

Avec des attributs tels que ceux  d’une activité collective , comme « voyager en groupe », nous passons de la collection d’individus à l’individu collectif. Une collection d’individus n’est pas comme telle un sujet de prédication distinct de ces individus. En revanche, un groupe d’individus est comme tel le sujet de prédicats irréductibles. Pour que le groupe (constitué par une mission ministérielle) se rende de Paris à Tokyo, il faut normalement que les membres de ce groupe se déplacent de Paris à Tokyo. Pour que le groupe soit reçu par le maire, il faut que ses membres soient reçus par le maire.

Mais cette condition n’est pas suffisante, et elle n’est pas strictement nécessaire. Elle n’est pas suffisante : il ne suffit pas que les mêmes individus se déplacent pour que le groupe se déplace, car ils doivent se déplacer au titre du groupe (et non pas se déplacer simultanément avec des missions personnelles). La condition n’est pas non plus strictement nécessaire : le groupe peut se déplacer, ou être reçu, même si tous les membres du groupe ne sont pas du voyage ou de la réception.

Ce dernier point illustre aussi la différence entre un individu collectif et un ensemble abstrait. Un groupe social peut se déplacer, être retardé, intervenir dans les affaires. [ Une armée peut attaquer ou se replier. ] Nous lui attribuons donc des activités et des états qui ont une dimension causale. Nous le décrivons dans ses capacités à modifier ou à être affecté par le cours des choses, ainsi que dans son histoire. [ Une armée peut être mise en déroute. ] Un groupe est donc bien  un sujet concret  * de prédication. En revanche, un ensemble reçoit des prédicats d’un ordre logique supérieur, tels que l’identité, l’inclusion dans un autre ensemble, etc. Si on commet l’erreur de prendre un groupe humain pour un ensemble au sens logico-mathématique, on crée un paradoxe : il devient impossible qu’un groupe change dans sa composition. Il serait logiquement interdit à un club de perdre des adhérents ou d’en acquérir. Je ne peux pas projeter de m’inscrire au club déjà formé par diverses personnes, car la nouvelle liste de membres où mon nom figure définit un nouvel ensemble des membres du club et donc, dans cette hypothèse, un nouveau club. [ Étonnant, nan ? ]

Note de Heil myself !

*. C’est Marx qui aurait été content de comprendre cela.

 

On peut s’imaginer qu’une société est ontologiquement équivalente à la pluralité des personnes qui la composent si on ne considère que son identité synchronique. Encore faudrait-il que cette identité soit définie, dans le cas d’une société un peu large, à la minute près. Mais aucune liste ne peut donner l’identité diachronique d’une société. Car l’identité d’une génération à une autre doit être définie non seulement pour le passé, mais pour le futur.

Mais comment pourrait-on enregistrer sur une liste les noms de membres qui n’existent pas encore ? Quant à une liste couvrant le passé et le présent, elle offre l’inconvénient noté par les logiciens de Port-Royal : ce ne sont pas tous les Romains, passés et présents, qui ont vaincu les Carthaginois.

En reconnaissant que le concept d’individu collectif est pleinement justifié, nous n’ajoutons pas une nouvelle classe ontologique à un univers déjà constitué par les individus ordinaires. La philosophie des mathématiques se demande à bon droit si les ensembles ne seraient pas des entia non grata.

Mais le problème ne se pose pas du tout de savoir s’il existe des individus collectifs en plus des individus ordinaires. Car ce que nous appelons « individu collectif » n’est pas autre chose qu’un individu ordinaire considéré dans sa composition, ou structure. Or nous devons tenir compte de cette composition de l’individu pris comme un système de parties, ou bien de la composition du système dont cet individu fait partie, pour rendre compte des propriétés que nous lui reconnaissons. Par définition, toutes les propriétés d’un individu sont susceptibles d’être d’abord exprimées comme des propriétés individuelles (par exemple, par un verbe au singulier). Mais déjà Pierre d’Espagne nous avertissait qu’on ne peut pas toujours inférer de la propriété du tout à celle de la partie. On distinguera trois cas :

1) certaines propriétés individuelles sont des fonctions additives des propriétés des parties (on parle alors de propriétés résultantes) ;

2) d’autres sont des propriétés holistiques émergentes parce qu’elles sont produites par le mode de composition des parties ;

3) d’autres enfin peuvent être appelées des propriétés fonctionnelles (ou téléologiques) : ce sont les propriétés qui conviennent à l’individu en tant qu’il entre lui-même en composition, à titre de partie, avec d’autres individus dans un système. Certains auteurs jugent la notion de « propriété émergente » suspecte, parce qu’ils la croient associée avec des doctrines vitalistes ou spiritualistes. Mais, comme le rappelle le biologiste C. H. Waddington [in Kenny et alii, 1973, p. 75], nous n’attribuons aucun pouvoir occulte à un système quand nous expliquons certaines de ses capacités par la structure dont il est doté :

« Les parties détachées d’une voiture peuvent présenter, une fois qu’elles sont assemblées avec les relations requises, la propriété nouvelle de locomotion, y compris selon des mouvements à première vue aussi inacceptables que celui de monter en haut d’une colline contre la gravité. »

Les propriétés individuelles d’un système sont à la fois les propriétés collectives de ses parties et les propriétés que manifeste ce système dans le milieu dont il fait partie. La relativisation des concepts d’individualité et de collectivité va donc de pair avec la prise en compte, pour tout individu, de deux structures : celle qui caractérise la composition de ses parties et celle de son milieu environnant. Une explication de type « mécaniste » (ou réductif) rend compte d’une capacité apparemment simple de l’individu par la complexité de son milieu interne. Une explication de type « fonctionnel » (ou téléologique) ignore largement cette complexité interne, parce qu’elle rapporte les propriétés individuelles à la complexité du milieu externe [Simon, 1969, p. 7 sq.]. On peut mentionner ici un exemple que cite le philosophe des sciences Romano Harré [1979, p. 91-92] :

« […] Bien que “grand” (tall) soit une propriété non collective d’une personne, on peut soutenir que c’est une propriété collective d’un assemblage de membres et d’os. On l’analyserait alors comme l’attribut relationnel d’une collection d’individus pris collectivement. »

À l’appui de cet exemple, on pense aussitôt à la pratique de l’anatomiste ou du paléontologue qui déterminent la taille de l’animal tout entier en raisonnant sur les proportions entre les parties qui subsistent et les autres. Or ce raisonnement ne prend pas seulement en compte les données du milieu interne (quelle peut être la taille d’un animal dont voici la mâchoire ?). Il n’oublie pas que cet animal fait partie d’un milieu (cet animal vivait-il dans l’eau ou sur terre ?). Dans la vie de relation et les échanges avec le milieu, les propriétés collectives émergentes (« holistiques ») tendent à se manifester au dehors comme propriétés individuelles. Romano Harré donne quelques exemples tirés de la psychologie de la forme : la structure interne d’une chose (par exemple, d’une suite de sons ou d’une surface) n’apparaît pas (à l’oreille ou à l’œil) comme propriété collective des éléments, mais comme qualité sensible individuelle (comme mélodie ou comme couleur).

Ainsi, pour passer de l’expression collective d’une propriété d’un système à une expression individuelle de cette propriété, il faut donner un dehors à ce système. On retrouve la leçon de Rousseau : à l’égard de l’étranger, le corps du peuple devient un être simple, un individu.

 

 

* * *

Ce texte est extrait du séminaire « Philosophie et anthropologie », organisé à l’Espace séminaire du centre Georges Pompidou dirigé par Christian Descamps. Participaient à ce séminaire : Alain Caillé, Daniel de Coppet, Vincent Descombes, Mary Douglas, Louis Dumont, Philippe Raynaud, John Skorupski, Lucien Stéphan et Tzvetan Todorov.

 

BIBLIOGRAPHIE

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• WIGGINS David, 1980, Sameness and Substance, Oxford, Blackwell.

 

Notes

[1] Ce texte de Vincent Descombes est tiré de Philosophie et Anthropologie, centre Georges Pompidou, coll. « Espace international, Philosophie », 1992.

[2] « La nation » [Œuvres 3, 1969, p. 573-639].

[3] Voir aussi Mauss [1924, p. 103-132].

[4] K. Popper [1986, p. 136]. Popper écrit : « […] La tâche de la théorie sociale est de construire et d’analyser soigneusement nos modèles sociologiques en termes descriptifs ou nominalistes, c’est-à-dire en termes d’individus, de leurs attitudes, attentes, relations, etc., selon un postulat qu’on peut appeler l’“individualisme méthodologique”. »

[5] « Dans l’esprit universel donc, chacun a seulement la certitude de soi-même, c’est-à-dire la certitude de ne trouver dans la réalité effective rien d’autre que soi-même ; chacun est aussi certain des autres qu’il est certain de soi-même. – En tous j’intuitionne ce fait qu’ils sont pour eux-mêmes uniquement chacun cette essence indépendante que moi-même je suis […] J’intuitionne Eux comme Moi, Moi comme Eux » [Hegel, 1939, p. 292].

[6] Voir par exemple W. V. Quine [1982, p. 131] : « Il y a plus qu’une différence de notation entre le terme général “homme”, ou “est un homme”, et le nom de classe “espèce humaine”. Le terme général est vrai de chacun des individus divers, les hommes. Le nom de classe est le nom d’un objet abstrait, la classe des hommes. Grâce au terme général, nous pouvons parler en général des hommes sans soulever la question philosophique de savoir si, au-delà des divers hommes, il y a en plus un objet qui est la classe de ces hommes. Le nom de classe soulève une telle question et il demande une réponse positive. »

[7] Voir les textes cités et les commentaires dans Kretzmann [1982, p. 211-245].

[8] Arthur Prior [1962, p. 160] relève la réécriture de Socrates currit en omnis Socrates currit dans un ouvrage faussement attribué à Duns Scot.

[9] Voir la discussion détaillée de ces problèmes dans Wiggins [1980].

[10] Louis Dumont, Affinity as a Value [1983, p. 26-27]. Voir aussi « Vers une théorie de la hiérarchie » (postface de l’édition « Tel » de Homo hierarchicus).

[11] H. A. Simon, « The architecture of Complexity » (1962), dans Simon [1969, p. 87]. Cet article est celui qu’utilise Arthur Koestler dans son livre The Ghost in the Machine, auquel se réfère à son tour Louis Dumont [Essais sur l’individualisme, p. 241, note 34, Seuil Points, p. 275].

[12] Dans son compte rendu du livre de Schröder [cf. Frege, 1966, p. 93 et 95].

 

 

NATION : DÉFINITIONS

« Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l’État et à ses lois.

» En premier lieu, le titre de nation ainsi défini ne s’applique qu’à un petit nombre de sociétés connues historiquement et, pour un certain nombre d’entre elles, ne s’y applique que depuis des dates récentes. » (Mauss, œuvres, III, « La Nation », 1920, p. 584)

*

*    *

« En somme une nation complète est une société intégrée suffisamment, à pouvoir central démocratique à quelque degré, ayant en tous cas la notion de souveraineté nationale et dont, en général, les frontières sont celles d’une race, d’une civilisation, d’une langue, d’une morale, en un mot d’un caractère national, Quelques éléments de ceci peuvent manquer ; la démocratie manquait en partie à l’Allemagne, à la Hongrie, totalement à la Russie ; l’unité de langue manque à la Belgique, à la Suisse ; l’intégration manque à la Grande-Bretagne (Home Rule écossais). Mais dans les nations achevées tout ceci coïncide. Ces coïncidences sont rares, elles n’en sont que plus notables, et, si l’on nous permet de juger, plus belles. Car il est possible de juger, même sans préjugés politiques, des sociétés comme des animaux ou des plantes. » (Mauss, œuvres, III, « La Nation », 1920, p. 604)

*

*    *

« Nous demanderons d’abord qu’on nous accorde deux définitions : celle de la nation, celle de la société. La société est un groupe d’hommes vivant ensemble sur un territoire déterminé, indépendant, et s’attachant à une constitution déterminée . » Mais toutes les sociétés ne sont pas des nations. Il y a actuellement, dans l’humanité, toutes sortes de sociétés, depuis les plus primitives, comme les australiennes, jusqu’aux plus évoluées, comme nos grandes démocraties d’Occident. Qu’on nous promette d’utiliser da distinction classique de Durkheim entre les sociétés « polysegmentaires » à base de clans, les sociétés tribales, d’une part ; et d’autre part les sociétés « non segmentaires » ou intégrées. Parmi celles-ci on a confondu (Durkheim et nous-mêmes avons aussi commis cette erreur) sous le nom de nation, deux sortes de sociétés qui doi­vent être distinguées. Dans les unes le pouvoir central est extrinsèque, superposé, souvent par la violence quand il est monarchique ; ou bien il est instable et temporaire quand il est démocratique. Celles-là ne méritent que le nom d’États, ou d’empires, etc. Dans les autres, le pouvoir central est stable, permanent; il y a un système de législation et d’administration ; la notion des droits et des devoirs du citoyen et des droits et des devoirs de la patrie s’opposent et se complètent. C’est à ces sociétés, que nous demandons de réserver le nom de nations. Aristote distinguait déjà fort bien les έθνη des πολεϊς par le degré de conscience ♦♦ qu’elles avaient d’elles-mêmes (1276, a, 28, etc.) ». (Mauss, œuvres, III, « La Nation et l’internationalisme », 1920, p. 626)

 « ensemble » : tout est dans cet adverbe. Des hommes peuvent vivre ensemble, des arbres, dans une forêt, ne le peuvent pas. Les hommes qui vivent ensemble ne constituent pas un ensemble mais une société.

♦♦ À propos, qu’est donc une institution ? Je n’en sais rien, mais je répondrai à la manière de Frege qui ne savait pas, finalement, ce qu’était une extension de concept : je sais en quoi elle consiste, elle consiste dans des règles connues de tous et suivies par presque tous, l’essentiel étant que tous (ou chacun) sache que tous connaissent les règles, que tous les suivent ; mais surtout aucun ne doit croire qu’il est seul à savoir que tous connaissent et suivent la règle et chacun doit savoir qu’aucun de le croit. Quand il y a situation, c’est le cas. Une situation consiste dans la connaissance de la situation. C’est un cercle vicieux, très vicieux. On peut se demander comment une telle chose (c’est une chose, effectivement, contrairement à un ensemble) peut exister mais elle existe. C’est à juste titre que Paul Jorion dans un de ses billets note que le prétendu mimétisme n’explique rien (monkey see, monkey do) et surtout n’a pas lieu. Quand les bourseurs se mettent à vendre tous en même temps provocant ainsi une catastrophe, cela résulte du fait qu’ils connaissent parfaitement la situation (trop, même). Aucun d’eux ne croit qu’il est seul à la connaître, mais surtout tous savent qu’aucun ne le croit. Leur action est parfaitement rationnelle et surtout leurs actes leur sont dictés par la situation. Le monde est un savoir.

 

Le peuple et la nation chez Herder et Fichte

 Dumont. Essai sur l’individualisme (1983)

Revenons à Fichte. Nous avons vu que depuis les Contributions de 1793, jusqu’aux Discours de 1807-1808, en passant par le centre transcendantal de la Doctrine de la science, on rencontre chez Fichte une composante hiérarchique. Cette constatation nous permet de répondre à la question posée à propos des Discours. Ce que, indépendamment de tout emprunt plus ou moins anecdotique aux romantiques, Fichte ajoute à l’universalisme individualiste de la Révolution, c’est précisément ce sens de la hiérarchie : rien d’étonnant à ce que, pour lui, un peuple particulier opposé à d’autres comme le Moi au Non-moi incarne à une époque donnée l’humanité, le Moi humain tout entier. C’est ainsi qu’il peut rejoindre sur ce point le /148/ courant prédominant de la pensée allemande, et les romantiques en particulier.

Par là, Fichte nous aide à saisir une dimension du pangermanisme qui risquerait de nous échapper. Le peuple allemand dans son ensemble était au XIXe siècle — et encore au XXe — enclin à l’obéissance, il admettait la nécessité de la subordination en société. (On retrouve cela chez Kant : l’homme est un animal qui — en société — a besoin d’un maître.) En présence d’une pluralité de nations, il était naturel, pour les Allemands en général, que les unes dominassent les autres. Chez des égalitaristes — exceptionnels, mais déterminés — comme Herder et Fichte, qui haïssent la domination de l’homme sur l’homme, subsiste seulement la hiérarchie, distincte du pouvoir auquel elle adhère d’ordinaire. Chez les historicistes, à la différence de Fichte, chaque époque de l’histoire est identifiée à une culture concrète, et l’humanité ne se révèle complètement que dans le cours entier de l’histoire.

Au terme de cette brève analyse, on voit en quel sens il est insuffisant de prendre Fichte soit comme un adepte fidèle de la Révolution française qui présenterait secondairement certaines caractéristiques allemandes — jugement qui recèle un francocentrisme inconscient —, soit comme un ancêtre de la théorie du vouloir-vivre et du vouloir dominer de la nation allemande qui aurait eu le tort de ne pas s’être détaché entièrement de l’universalisme abstrait des Français. Au plan des cultures, il a en réalité traduit en allemand la Révolution française. Comme Herder, égali­tariste décidé qui ne reconnaissait pas la subordination dans la société comme allant de soi, il conservait cependant un sens très fort de la hiérarchie au sens strict du terme qui la distingue du pouvoir ; de plus il a appliqué l’individualisme moderne au plan collectif, faisant du peuple ou de la nation un individu d’ordre supérieur, et, comme Herder encore, il a vu l’humanité s’incarner à l’époque contemporaine essentiellement dans le peuple germain, ou plutôt dans la nation allemande.

Avant de généraliser sur ce dernier point, je voudrais revenir un instant sur la présence, insoupçonnée jusque-là /149/  mais éclatante, de la hiérarchie au cœur de la philosophie de Fichte. Fichte ne nomme pas ce que j’ai appelé l’opposition hiérarchique, mais il la met en œuvre spontanément et, par là même, il opère virtuellement la distinc­tion entre hiérarchie et pouvoir que l’étude de la société de l’Inde nous a contraint de reconnaître. Il ne manque chez Fichte que la reconnaissance du fait, la « thématisation ». Et on voit bien pourquoi. Son égalitarisme, limité au refus de la subordination donnée dans la société, ne l’empêchait pas — pas encore ? — de hiérarchiser les idées, mais du moins les deux domaines devaient-ils rester distants l’un de l’autre. Il ne pouvait reconnaître la pensée par englobement comme hiérarchie, cette hiérarchie qui, si elle est distincte dans son principe, n’en est pas moins présente — en droit sinon en fait — à l’état de combinaison dans la subordination sociale. Que Fichte ait isolé, en fait sinon explicitement, le principe hiérarchique est remarquable. Pour s’en convaincre, il n’est que de le comparer avec le jeune Hegel des Écrits théologiques qui confond sous la catégorie de domination (herrschen) le pouvoir tyrannique, la transcendance du Dieu des Juifs et celle de l’impératif kantien. (Hegels theologische Jugendschriften, Tübingen, 1907, p. 265-266; cf. trad. fr., L’Esprit du christianisme et son destin, Vrin, 1970, p. 31-32)

Ici, il n’est peut-être pas interdit de rêver un instant. Il était sans doute au-dessus des forces humaines, même pour Fichte, de reconnaître clairement le principe hiérar­chique en un temps où une puissante poussée égalitaire animait les esprits. Mais supposons que cela ait été fait, et que cette acquisition ait pu s’établir et pénétrer peu à peu la conscience commune. Alors le peuple allemand, prédis­posé à obéir, aurait appris à distinguer entre le fait du pouvoir et sa légitimité, et aurait pu s’éviter l’outrageante et apocalyptique mascarade que nous avons connue et qui nous marque encore, nous comme lui.

Il reste encore à éclaircir un point d’importance. Nous avons rencontré l’amorce de ce qui deviendra plus tard le pangermanisme. Il faut réduire ce qu’il y a là d’obscur ou d’aberrant, comprendre le fait comparativement.

Revenons /150/ à l’idéologie de la nation. Dans une perspective comparative qui met l’accent sur l’idéologie, la nation — celle de l’Europe occidentale au XIXe siècle — est le groupe sociopolitique moderne correspondant à l’idéologie de l’Individu (« Nationalisme et communalisme », Homo Hierachicus, app. D. Ce qui suit est repris de Proceedings of the Royal Anthropological Institute for 1970, Londres. 1971, p. 33-35.). A ce titre, elle est deux choses en une : d’une part une collection d’individus, de l’autre l’individu au plan collectif, face à d’autres individus-nations. On peut prévoir, et la comparaison des deux sous-cultures française et allemande confirme, qu’il n’est pas aisé de combiner ces deux aspects.

Si nous considérons les deux idéologies nationales prédominantes, nous pouvons les caractériser comme suit. Côté français, je suis homme par nature et français par accident. Comme dans la philosophie des Lumières en général, la nation comme telle n’a pas de statut ontologique : sur ce plan, il n’y a rien, qu’un grand vide, entre l’individu et l’espèce, et la nation est simplement la plus vaste approximation empirique de l’humanité qui me soit accessible au plan de la vie réelle. Qu’on ne me dise pas que c’est là une vue de l’esprit ! Qu’on considère plutôt les grandes lignes de la vie politique française ou l’évolution de l’opinion en France autour des deux guerres mondiales... C’est dire que la nation comme individu collectif, et en particulier la reconnaissance des autres nations comme différentes de la française, est très faible au plan de l’idéologie globale. Il en est de même des antagonismes entre nations : le libéralisme français, comme la Révolution française avant lui, semble avoir pensé que la constitution des peuples, européens entre autres, en nations suffirait à régler tous les problèmes et instaurerait la paix : pour lui en fin de compte la nation se limite à être le cadre de l’émancipation de l’individu, qui est l’alpha et l’oméga de tous les problèmes politiques.

Côté allemand, nous prendrons l’idéologie au niveau des grands auteurs, mais je ne vois pas de raison de penser que sur ce point ils soient en désaccord avec les gens du /151/ commun. Ici, je suis essentiellement un Allemand, et je suis un homme grâce à ma qualité d’Allemand : l’homme est reconnu immédiatement comme être social. La subordination est généralement reconnue comme normale, nécessaire, en société. Le besoin d’émancipation de l’individu est moins fortement ressenti que le besoin d’encadrement et de communion. Le premier aspect de la nation — collection d’individus — est donc faible. Au contraire, le second — la nation comme individu collectif-est très fort, et là où les Français se contentaient de juxtaposer les nations comme des fragments d’humanité, les Allemands reconnaissant l’individualité de chacune, se sont préoccupés d’ordonner les nations dans l’humanité en fonction de leur valeur — ou de leur puissance. On observera que le vieil ethnocentrisme ou sociocentrisme qui porte à exalter les nous et à mépriser les autres survit dans l’ère moderne, ici et là, mais de manière différente : les Allemands se posaient et essayaient de s’imposer comme supérieurs en tant qu’Allemands, tandis que les Français ne postulaient consciemment que la supériorité de la culture universaliste mais s’identifiaient naïvement à elle au point de se prendre pour les instituteurs du genre humain. (Ainsi fit en 1930 l’éditeur Bernard Grasset dans une lettre dont il fit suivre la traduction du livre de Friedrich Sieburg, Gott in FrankreichDieu est-il français ? Paris, Grasset, notamment p. 330, 335, 340, 342, 31 —. Ce fut un best-seller de l’époque.)

Finalement, au-delà de leur opposition immédiate, l’universalisme des uns, le pangermanisme des autres ont une fonction ou une place analogue. Tous deux expriment une aporie de la nation qui est à la fois collection d’individus et individu collectif, tous deux traduisent dans les faits la difficulté qu’a l’idéologie moderne à donner une image suffisante de la vie sociale (intra et intersociale). La différence est que l’idéologie française parvient à un prix très lourd à demeurer pauvre et pure de toute compromis­sion avec le réel, tandis que l’idéologie allemande a, du fait de l’acculturation qui l’a constituée, amalgamé davan­tage d’éléments traditionnels aux éléments modernes et court un risque de grave dévoiement quand cet amalgame est pris pour une véritable synthèse.

 

Note de Dumont

Note de la page 275 de Essai sur l’individualisme (1983)

 Affirmer que le mode moderne de pensée est destructeur des touts dont l’homme se voyait jusque-là entouré peut sembler excessif, voire incompréhensible [le programme de ROC avait « lu » « tours » au lieu de « touts ». Étonnant, nan ?]. Pourtant je pense que c’est vrai en ce sens que chaque tout a cessé d’être pourvoyeur de valeur au sens ci-dessus. Si l’on se tourne vers nos philosophies avec cette simple question : quelle est la différence entre un tout et une collection, la plupart sont silencieuses, et lorsqu’elles donnent une réponse, elle a chance d’être superficielle ou mystique comme chez Lukàcs (cf. Kolakowski, op. cit.). Je considère comme exemplaire que la constitu­tion du système de Hegel résulte d’un glissement dans la localisation de l’Absolu, ou de la valeur infinie, de la Totalité de l’être (dans les écrits de jeunesse) au Devenir de l’entité individuelle — comme je pense le montrer en détail ailleurs. Il y a bien un petit courant de pensée holiste, mais lui aussi porte la marque de la difficulté qu’éprouve l’esprit moderne en la matière ; cf. D. C. Phillips, Holistic Thought in Social Sciences, Stanford University Press, 1976 (discussion parfois tendancieuse). Un livre d’Arthur Koestler constitue une exception (The Ghost in the Machine, Londres, Hutchinson, 1967). Citons son résumé (p. 58) : « Les organismes et les sociétés sont des hiérarchies à niveaux multiples de touts partiels ou subordonnés (subwholes) semi-autonomes se divisant en touts partiels d’ordre infé­rieur, etc. On a introduit le terme “holon” pour désigner ces entités intermédiaires qui fonctionnent comme des touts fermés sur eux-mêmes (self-contained) en relation à leurs subordonnés dans la hiérarchie, et qui fonctionnent comme des parties dépendantes en relation à leurs supérieurs (superordinates) » [souligné par Dumont]. On voit que Koestler prend la hiérarchie comme une chaîne de niveaux, tandis que j’ai insisté sur la relation élémentaire entre deux niveaux successifs. La définition du holon est excellente. Il faut seulement hiérarchiser de nouveau les deux faces de ce Janus : l’intégration de chaque tout partiel comme un élément de celui immédiatement supérieur est primaire, son intégration propre ou affirmation propre (self-assertion) est secondaire (Homo hiérachicus, postface).

On a noté la reconnaissance de la hiérarchie des niveaux chez Gregory Bateson (ci-dessus, n. 1, p. 261). Un biologiste, François Jacob, a introduit l’« intégron » dans un sens semblable au holon de Koestler (La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard. 1970, p. 323).

 

 

 

M. Ripley s’amuse