De l’intellectuel critique à la critique intellectuelle

Esprit, mars 2000

 

Entretien avec Vincent Descombes

 

 

ESPRIT — Vincent Descombes, votre travail s’est engagé dans plusieurs directions depuis votre premier ouvrage publié en 1977, l’Inconscient malgré lui. Un premier aspect consiste en une généalogie critique du dis­cours intellectuel à la française, je pense particulièrement au Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978) (1979), qui revient sur la philosophie hexagonale depuis la guerre, et à Philosophie par gros temps (1989), qui porte en partie sur la figure de l’intellectuel et du philosophe. Un autre aspect revient à jeter les bases, dans le sillage de Louis Dumont, d’une réflexion anthropologique portant sur les sociétés démocratiques. Si nous nous arrêtons d’abord sur votre généalogie critique, quelle est l’origine de votre critique du discours intellectuel français et quels en sont les ressorts ? Visiez-vous, vous qui avez longtemps enseigné de l’autre côté de l’Atlantique, une rhétorique à la française, des effets de langage spécifiques, des modalités de parole et de pensée fort singuliers ? Mais, au-delà de la dénonciation d’une certaine posture de l’intellectuel français, est-ce que vous ne vous en prenez pas particulièrement au personnage du philosophe ? Enfin, la critique radicale de la posture critique que vous proposez conduit-elle à renoncer à toute posture critique ? N’y aurait-il donc d’autre choix qu’entre la posture critique ou le scepticisme généralisé ?

L’intellectuel et le philosophe,
ou la confusion des genres

Vincent DESCOMBES — Partons justement de ces deux termes, celui d’intellectuel et celui de philosophe. Philosophie par gros temps met en scène deux personnages — l’homme moderne qui lit son journal et le philosophe qui voudrait être un « superlecteur » de ce même jour­nal — dans le but de savoir précisément si ces deux termes de philo­sophe et d’intellectuel se confondent ou s’ils doivent être distingués. Ce qui me conduit à rappeler qu’à une époque de notre histoire, celle des Lumières, on a appelé philosophes des gens qu’on appellerait maintenant intellectuels. Mais il faut préciser : on appelle des gens philosophes au moment des Lumières non pas parce qu’ils construi­sent des systèmes de philosophie, non pas parce qu’ils sont des philo­sophes de métier, mais en raison de leurs opinions et surtout de leur attitude progressiste, de leurs idéaux de raison et de tolérance.

C’est de ce constat que je suis parti. Du point de vue du métier de philosophe, nous sommes obligés de faire une différence entre celui qui est favorable aux idées modernes et se trouve par là même du bon côté de l’histoire, et celui qui se livre à l’activité philosophique. Autre­ment dit, pour être philosophe, il faut faire de la philosophie et pas seulement avoir des idées bonnes. Une fois établie cette distinction nécessaire entre intellectuel et philosophe, il devient concevable que certains philosophes espèrent bénéficier d’une espèce de privilège parmi les intellectuels, privilège qu’ils devraient cette fois-ci à la philosophie entendue au sens le plus ardu, le plus spéculatif. C’est ce que donne à penser une certaine figure, construite moins chez Hegel que chez les jeunes hégéliens, de quelqu’un qui est un intellectuel parce qu’il commente l’actualité à l’aide de catégories métaphysiques, parce qu’il manie avec plus ou moins d’habileté un vocabulaire spéculatif qui impressionne, tout en traitant des mêmes sujets que d’autres intellectuels, historiens, écrivains, et que le tout-venant — n’importe qui.

Il m’a semblé que, sous couleur d’enregistrer des renversements, des coupures historiques telles que celle qui fait succéder à l’intellec­tuel universel à la Sartre l’intellectuel spécifique dont parle Michel Foucault, on ne prend en compte finalement que de fausses mutations. En réalité, le changement pourrait bien être mineur puisque nous retrouvons toujours quelqu’un qui est censé disposer d’une compétence du seul fait de sa maîtrise du vocabulaire spéculatif. Tout cela repose d’ailleurs sur l’énorme présupposé selon lequel le vocabulaire de la philosophie est directement applicable à un événement particulier. Je me suis demandé, non pas si l’on est autorisé à parler de l’événement particulier — il va de soi qu’on peut et qu’on doit souvent le faire —, mais si la maîtrise d’un certain discours philosophique donnait une compétence pour traiter, commenter, révéler le sens de l’événement. Je pense ici à des formules très précises que l’on peut trouver soit dans la génération de Sartre, dans des textes des premières années des Temps modernes, par exemple, où le vocabulaire de la phénoménologie était mobilisé, soit chez Michel Foucault, qui invente des expressions telles que celle d’ « ontologie de l’actualité » en entendant par « actualité » non pas l’être actuel des métaphysiciens, mais les nouvelles qui font l’actualité dans les journaux. Le recours à ce terme d’ontologie m’a fait sursauter et m’a rappelé des expressions telle que celle du communisme comme « universel concret ». Dans ces différents cas, l’usage d’une langue spéculative doit communiquer une autorité au propos que l’on tient.

Le faux-semblant, c’est le moment où, à la différence de Hegel, le penseur annonce que le présent est son sujet, qu’il ne s’appuie pas sur une métaphysique qu’il aurait développée par ailleurs, mais où il n’en persiste pas moins à s’exprimer dans des termes qui supposent une métaphysique du présent, comme s’il avait extrait une deuxième dimension du présent qui échapperait à l’historien prosaïque ou au sociologue besogneux. C’est ce privilège que j’ai voulu remettre en question. Un bel exemple de cette fiction d’un discours métaphysique appliqué à l’événement, ce sont les situationnistes qu’une citation de Hegel autorisait à commenter plus profondément, par exemple, une photographie tirée d’un magazine de mode. Mon propos a donc été de recommander la séparation des genres, de rappeler pourquoi il était important de ne pas confondre le discours intellectuel et la discipline philosophique.

La scène intellectuelle
et l’universalité de la culture française

Rétrospectivement, celui qui relit aujourd’hui le Même et l’autre a l’impression que la rhétorique que vous dénoncez chez les intellectuels-philosophes est particulièrement bien accueillie dans la culture politique française. Vos analyses reviennent-elles à prendre en compte la singularité du philosophe-intellectuel français, ou bien y voyez-vous un problème commun à toutes les sociétés modernes ?

Est-ce que la tradition intellectuelle française appelle, plus que d’autres, ce type de figures dans lesquelles je vois et dénonce une confusion alors que d’autres en font un fleuron de notre culture ? Je dis qu’il y a une confusion, car ces discours relèvent de normes diffé­rentes. Le sérieux d’un commentaire de l’événement appelle d’autres analyses que la rigueur conceptuelle d’une philosophie. Il y a en effet un fond français que l’on saisit mieux si l’on revient au XVIIIe siècle et que l’on prend en compte le rôle des philosophes : c’est l’idée d’une universalité de la culture française. Si nous posons que tout être raisonnable découvre spontanément les mêmes idées à condition d’être suffisamment émancipé, et si nous supposons également que, par le hasard des choses et de l’histoire, c’est dans la langue française à Paris que ces idées s’énoncent, alors, on peut passer facilement de l’idée qu’il y a des philosophes oui ont pensé ces choses (et peut-être avant les autres) à l’idée qu’il est facile à tout le monde de les penser, puis à celle que les débats existant sur la scène française sont en réalité des débats de l’humanité avec elle-même. Je ne dénonce pas là une usurpation dont les philosophes seraient les seuls responsables. Aujourd’hui encore, certains dirigeants de grands organes de presse sont ravis d’avoir de temps en temps la page du philosophe qui dirait mieux et avant les autres les idées qui doivent venir à tout le monde, ces idées étant en somme « naturelles » puisque la distinction n’est pas faite entre la scène française et la scène universelle de la raison. C’est là qu’il faut voir le principe de la confusion, ce qui ramène tou­jours à la scène originaire de toute cette affaire — les intellectuels et la politique —, scène qui a lieu avant la Révolution française.

La tradition anglo-saxonne

La double critique que vous venez d’évoquer d’une certaine posture philosophique et des illusions de l’universalité à la française vous conduit-elle à affirmer qu’il n’y a pas d’autre attitude possible que celle du repli professoral et universitaire, ou bien celle de la dérive médiatique ? Vous qui connaissez la tradition « analytique » anglo-saxonne et le type d’argumentation qu’elle valorise, croyez-vous que celle-ci ouvre des issues inédites pour l’animation du débat et de la vie publique, et qu’elles pourraient servir de référence à défaut d’être un modèle ? On sait qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, les philosophes interviennent dans des comités de réflexion sur les questions de la censure ou de la porno­graphie par exemple, mais en France, on continue de leur demander d’apporter un supplément de sens recouvrant le discours des experts.

Est-ce qu’on en est réduit à choisir entre, d’un côté, un repli sur la compétence professionnelle, à une certaine honorabilité du métier, ou bien de l’autre, à chercher à être un philosophe populaire ou encore une personnalité médiatique ? D’abord, je voudrais dire un mot en faveur de la compétence professionnelle, du sens du métier. En philosophie, le repli serait plutôt de s’enfermer dans l’histoire de la philosophie, de renoncer à faire de la philosophie tout court. Si l’on regarde maintenant du côté des Américains et des Anglais, je ne crois pas que nous puissions en tirer des modèles pour notre propre usage.

À Oxford, la structure universitaire favorise peut-être plus que la nôtre un style professionnel d’intervention dans une commission parce que, dans un College, le philosophe sera en contact permanent, s’il le désire, avec des juristes ou des collègues de science politique. Toutefois, je me demande s’il y a beaucoup d’exemples de ces interventions (en dehors de la participation de Bernard Williams à la commission sur la pornographie). Est-ce que ce ne sont pas plutôt les rapports personnels qui jouent (voir, par exemple, le rôle de médiateur joué par Isaiah Berlin), un peu comme chez nous les camaraderies de grandes écoles

Quant aux États-Unis, il ne faudrait pas croire qu’il y a là-bas en permanence des débats argumentés, ni que l’on ait l’idée de deman­der leur avis à des philosophes analytiques. Rorty déplore souvent que la dernière grande figure américaine de philosophe activement engagé soit celle de John Dewey. Aux États-Unis, il y a certes de grands débats, mais ce sont la plupart du temps des grands débats rhétoriques autour de la Constitution. Chaque fois qu’intervient une querelle sur le respect de la Constitution, les grands journaux natio­naux sont pleins de papiers d’un très bon niveau. Mais ils sont écrits par des journalistes, des juristes, et non par des philosophes. Le phi­losophe américain, même brillant, aurait du mal à passer à la rhéto­rique politique, surtout s’il pratique la philosophie analytique (genre qui est, il faut toujours le préciser, minoritaire parmi les enseignants américains de philosophie). En fait, il me semble que la politique américaine a conservé, plus que la nôtre, la tradition de l’art oratoire, du discours politique, avec son modèle cicéronien. Les Américains donnent au visiteur l’impression de passer leur temps à faire ou à écouter des discours : et ce ne sont pas des exposés philosophiques, mais des morceaux de rhétorique.

Quelle posture critique ?

Je n’aime pas beaucoup la notion d’une posture critique propre à une catégorie de gens. Parler d’une posture d’avance qualifiée de critique, c’est suggérer une espèce de statut de critique officiel qui serait comme inscrit dans la constitution de la société française. L’intellectuel serait chargé de porter régulièrement des jugements critiques sur le cours des choses. Au fond, il y a là l’idée d’un clergé laïque. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas une fonction à remplir, mais je doute qu’elle puisse l’être par des philosophes si ces derniers prennent au sérieux la philosophie. En revanche, il y a une fonction critique — qui n’est d’ailleurs pas réservée à l’agrégé de philosophie — dont je dirais qu’elle est fortement philosophique, que ce soit un philosophe ou un historien qui l’exerce. C’est celle qui consiste à pratiquer la critique intellectuelle des représentations communes. Cette fonction critique n’est pas un droit de censure à exercer régulièrement dans un hebdo­madaire. Je la vois plutôt procédant de l’événement lui-même en tant qu’il appelle à une réflexion et à une action dont les contemporains ne paraissent pas apercevoir la nécessité. Dans Philosophie par gros temps, j’avais illustré la fonction critique que je crois indispensable par l’exemple de Raymond Aron. Avec la situation française d’avant-­guerre, avec les fascismes, Hitler, Munich, nous avons l’exemple même d’une situation ou d’un événement qui appellent une réflexion sur l’insuffisance de nos moyens intellectuels d’appréhender la réalité et de lui faire face. Or, on voit que le clergé laïque de la République est en panne d’analyses, de compréhension, et n’a rien à proposer d’autre que des principes. Il est très bien d’avoir des principes ou de les réaffirmer de temps en temps, mais avoir des principes ne donne pas toujours accès à une compréhension de l’événement, ne dit pas forcément ce qu’il faudrait faire pour être fidèle aux principes. C’est face à ce culte abstrait des principes que je perçois la fonction critique possible des gens qui veulent penser. Ce ne sont pas nécessairement des philosophes, même si l’on peut s’attendre à ce que des philo­sophes ne soient pas trop mal équipés pour cela.

Intellectuel critique ou critique intellectuelle ?

L’admirable dans l’attitude de Raymond Aron avant la guerre est d’avoir discerné que l’état déplorable du pays ne posait pas simplement un problème moral. Or, c’est ce que pensaient un certain nombre d’intellectuels partageant une sorte de diagnostic pré-pétainiste — la France s’est aveulie, les gens sont devenus faibles en raison de la première guerre, de la perte brutale de population. « Il manque un sursaut d’énergie » : nombre de gens, je crois, pensaient cela. Ils appréhendaient donc la difficulté française en termes moraux alors qu’il y avait aussi un problème intellectuel, un problème mettant en cause la responsabilité des intellectuels au sens strict du terme. Au lieu de parler de l’intellectuel critique, j’aimerais mieux parler de critique intellectuelle, c’est-à-dire de cette critique qu’il faut exercer sur les idées, et d’abord sur ses propres idées, au moment où l’on s’aperçoit que la situation est opaque, que l’événement est ambigu, qu’on ne saisit plus rien. Quand on s’aperçoit qu’il en est ainsi, c’est qu’un problème intellectuel se pose, qui doit être énoncé en des termes philosophiques.

Ce qui nous arrive est en effet quelque chose comme ceci : nous tenons pour indissociables des idées, des valeurs, des conceptions qui sont en réalité associées pour des raisons contingentes, idéologiques, historiques. En principe, on pourrait les détacher intellectuellement les unes des autres. Mais le fait qu’on ne parvienne pas à les détacher nous empêche de comprendre un événement dont le sens ne peut se livrer qu’à celui qui a réussi à penser comme dissociable ce que l’idéologie commune pense comme indissociable. Dans ce genre de situation, il y a comme un nœud mental qui s’est formé dans notre esprit (plusieurs idées se sont nouées) et qui est un obstacle intellectuel à toute compréhension du présent et à toute préparation d’une riposte adéquate. J’ai essayé d’analyser une situation de ce genre en prenant le contre-exemple d’Aron traitant de la situation politique devant la Société française de philosophie en juin 1939. Aron, au fond, perçoit l’incapacité chronique de l’intellectuel critique français qui exerce son magistère critique. Il est en effet impossible à cet intellectuel critique de concevoir un peuple et des ouvriers soute­nant une dictature d’extrême droite. Un dictateur d’extrême droite doit être l’émanation d’un clan, de minorités, de privilégiés, de la bourgeoisie, mais il ne peut pas être l’expression du peuple. C’est pourquoi le phénomène fasciste de la démagogie échappe totalement, et cela pour des raisons intellectuelles.

Le diagnostic est important : ce n’est pas qu’un problème moral, un problème d’énergie, c’est un véritable obstacle intellectuel qui rend impensable ce qu’on appellera plus tard le phénomène totalitaire. Ce qu’il y a de philosophique dans ce type de situation, c’est qu’on doit trouver de la contingence là où l’on croyait qu’il y avait de la nécessité, on doit faire des distinctions là où l’on pensait qu’on avait des termes équivalents ou indissociables (par exemple, peuple, démocratie, paix, progrès). Il se trouve qu’il s’agit là justement des idées qui nous permettent de juger de ce qui nous arrive ou de ce qu’il faut faire. Par conséquent, un tel travail conceptuel a une portée immédiatement civique et politique. Après quoi, c’est autre chose, il faut sans doute d’autres médiateurs que les philosophes pour habituer le citoyen à accepter de dissocier des choses qui pour lui se confondent. Plutôt que de célébrer une nouvelle fois la fonction des intellectuels critiques dans la France moderne, je préfère penser que l’histoire nous place de temps à autre dans des situations critiques, imprévisibles à l’avance, des situations qui sont critiques en ceci que notre bagage intellectuel — celui que nous tenons de notre tradition et de nos maîtres — ne nous a pas préparés à les comprendre. C’est alors que nous pouvons faire un effort pour réformer notre propre entendement, et donc celui de tout le monde. Je vois notre responsabilité de ce côté-là.

Ceux qui s’appellent eux-mêmes intellectuels critiques, ceux qui se sentent investis de la tâche quasi officielle de la critique, sont souvent des conservateurs idéologiques, alors qu’on préférerait avoir autour de soi des gens capables de proposer la critique intellectuelle dont nous avons besoin pour sortir d’une paralysie mentale devant l’événement. J’ai évoqué l’avant-guerre, ce sera bien sûr pareil après guerre avec la guerre froide, période durant laquelle l’intellectuel critique se montrera durablement incapable de dissocier progrès et révolution. D’où vingt ans de malheur pour les intellectuels français. Ici encore, il convient de souligner que la critique intellectuelle était possible, qu’elle a été exercée grâce à la lucidité de quelques-uns. Après la guerre, le rôle des animateurs de Socialisme ou Barbarie. Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, est analogue à celui de Raymond Aron avant-guerre. Je crois que nous pouvons trouver dans notre passé des figures dont nous devons nous inspirer quand nous nous trouvons de nouveau paralysés mentalement, intellectuellement, devant des situations à coup sûr différentes. Probablement sommes-nous, devant certains phénomènes contemporains, dans la situation des pacifistes français devant Hitler ou des progressistes français devant l’Union soviétique.

Retrouver le sens de l’analyse politique

La question se pose alors de savoir ce qui fait événement, surtout dans le contexte contemporain, où l’événement se confond avec l’urgence médiatique.

Bien entendu, je ne crois pas du tout qu’il revienne aux intellec­tuels, et encore moins aux philosophes, d’annoncer des événements ou des bouleversements que personne n’aurait encore imaginés. Quand ils le font, ils déguisent en événements historiques (« mort de l’homme », « retour du sujet ») des péripéties purement conceptuelles. J’ai plutôt en vue un genre de situation qui se répète chaque fois que les représentations communes sont devenues intolérantes et résistent à toute mise en question par l’événement. Nous constatons alors que le discours idéologique familier n’a pas de prise sur la réalité, ou bien ne parvient pas à faire sa place à tout un aspect de notre expérience dont nous savons bien pourtant l’importance. En somme, le discours qui se borne à exploiter les ressources intellectuelles disponibles, celles que nous tenons de notre formation et de nos bonnes intentions, ce discours ne s’applique pas bien aux choses, n’explique rien. Dès lors, que va-t-on faire ? On peut se raidir et réaffirmer plus fortement les principes, comme si l’origine de nos difficultés était qu’on manquait de fermeté dans l’affirmation des principes : attitude typiquement conservatrice. Ou bien nous pouvons nous dire qu’en réalité, ce sont ces fameux grands principes que nous comprenons mal, faute d’être capables de procéder à des distinctions nécessaires.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Nous arrive-t-il également de nous sentir paralysés, incapables d’appréhender une situation, comme les intel­lectuels pacifistes l’ont été devant le nazisme et comme les intellectuels progressistes l’ont été devant le totalitarisme sous toutes ses formes ? Je suis frappé que nous éprouvions beaucoup de difficulté à former des jugements politiques, voire à accepter la légitimité du jugement proprement politique. À l’époque où la majorité des intellectuels étaient marxistes ou subissaient l’influence du marxisme, on disait volontiers : « Tout est politique », mais la catégorie du politique n’était pas vraiment reconnue comme légitime.

Le marxisme d’après-guerre procédait chez la plupart de deux sources : il y avait d’abord une protestation morale contre l’exploitation ou la misère, et ensuite, l’idée qu’on devait faire une analyse de la situation particulière dans laquelle nous nous trouvions à l’aide d’éléments théoriques tels que les lois tendancielles de la dynamique économique, les rapports de production, la lutte des classes, l’emprise de l’idéologie sur les acteurs, etc. Dans une telle analyse, la catégorie du politique n’avait pas vraiment de place car cette catégorie consiste à distinguer dans la vie sociale un domaine d’activités et de représentations qui permet à un groupe particulier de se représenter lui-même, afin de pouvoir agir sur lui-même ou de pouvoir réagir en tant que groupe à des épreuves extérieures ou intérieures. Selon cette conception, qui est proprement sociologique, il y a phénomène politique chaque fois qu’un groupe doit se penser comme étant à la fois unité englobante (existence d’un bien public, d’un intérêt général) et unité englobée (ce bien public est celui d’un groupe particulier qui coexiste avec d’autres groupes particuliers). Du point de vue marxiste, une telle catégorie ne correspond qu’à des formes illusoires et mensongères de représentation : c’est toujours pour de mauvaises raisons qu’on invoquera un intérêt commun, un bien national, une unité nationale. Pour un marxiste conséquent, de telles formes cachent toujours en réalité des divisions entre classes, des rapports de force. Son programme est la critique de la politique, de toute politique, pas de concevoir ce qui peut légitimer une politique.

Après le déclin de la référence au marxisme chez les intellectuels français, on a vu surtout disparaître ce qui faisait pourtant la valeur intellectuelle d’une éducation par le marxisme, l’idée qu’une situation historique particulière exigeait une analyse propre tenant compte des circonstances particulières. En revanche, la protestation morale n’a pas disparu, pas plus évidemment que les occasions d’être indigné et de protester. Mais au fond, rares sont ceux qui ont accepté de restituer sa légitimité à la catégorie du politique, et donc à la légitimité de juge­ments proprement politiques. Je veux dire, de jugements qui se font du point de vue de la nécessité, pour toute société, de se représenter d’une façon ou d’une autre son unité en tant qu’elle doit assurer l’intégration plus ou moins heureuse (au moins idéalement) de sa diversité interne.

Bien des intellectuels qui n’accordent en fait aucune légitimité à la catégorie du politique telle que je viens de la définir en termes sociologiques se figurent pourtant avoir des opinions politiques, croient porter des jugements politiques, tiennent à prendre parti politiquement. Mais c’est qu’ils ont de la politique la vision superficielle (les conversations de bistrot : celle qui y voit le lieu de la division, de l’op­position partisane des uns aux autres, sans voir que ces divisions et ces oppositions n’ont un sens politique que si elles permettent la représentation des quelque chose qui doit être posé comme supérieur aux particularités. En fait, bien des déclarations qui se veulent politiques ont un contenu purement moral, comme si la morale person­nelle pouvait fournir un équivalent supérieur — moralement supé­rieur — du domaine politique. D’où une oscillation entre des exigences religieuses adressées à l’individu, déguisées en idées politiques (par exemple, celle d’une « responsabilité infinie »), et le rêve de substi­tuer la régulation nomocratique — autrement dit, de confier tout le pou­voir à la Loi et donc au Législateur — au rapport politique par excel­lence, le rapport du gouvernant au gouverné.

Propos recueillis par Olivier Mongin

 

Écrits de Vincent Descombes

DESCOMBES Vincent, L’Inconscient malgré lui, Paris, Éditions de Minuit, 1977

Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Éditions de Minuit, 1979

Grammaire d’objets en tous genres, Paris, Éditions de Minuit, 1983

Proust : philosophie du roman, Paris, Éditions de Minuit, 1987

Philosophie par gros temps, Paris, Éditions de Minuit, 1989

La Denrée mentale, Paris, Éditions de Minuit, 1995 — Les Institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996

 

Contributions (touchant aux sujets abordés dans cet entretien)

— « La prose européenne de Nietzsche », préface à F. Nietzsche, Humain trop humain, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1988, p. IX-XXXIX

— « Vers une crise d’identité en philosophie française », dans les Années 1950, Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 1989, p. 147-167

— « Philosophie du jugement politique », La Pensée politique, n° 2, 1994, p. 131­157

— « Universalisme, égalité, singularité. Réponse aux objections », La Pensée politique, n° 3, 1995, p. 284-340

— « L’action », dans Notions de philosophie, éd. par Denis Kambouchner, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 103-174

— « Causes, raisons et circonstances de l’action », dans Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dirigé par Monique Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996, p. 227-232

— « Le raisonnement de l’Ours », dans la Rationalité des valeurs, éd. par Sylvie Mesure, PUF, cols. « Sociologies », 1998, p. 17-142

— « Une question de chronologie », dans la Modernité en question, sous la direction de Françoise Gaillard, Jacques Poulain et Richard Schusterman, Paris, Cerf, 1998, p. 383-407.

— « Le contrat social de Jürgen Habermas »; Le Débat, n° 104, mars-avril 1999, p. 35-56

— « Louis Dumont ou les outils de la tolérance », Esprit, n° 253, juin 1999, p. 65-82

 

M. Ripley s’amuse