De
l’intellectuel critique à la critique intellectuelle
Esprit, mars 2000
Entretien
avec Vincent Descombes
ESPRIT — Vincent Descombes, votre
travail s’est engagé dans plusieurs directions depuis votre premier ouvrage
publié en 1977, l’Inconscient malgré lui. Un premier aspect consiste en une généalogie
critique du discours intellectuel à la française, je pense particulièrement au
Même et
l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978) (1979), qui revient sur la
philosophie hexagonale depuis la guerre, et à Philosophie par gros temps (1989), qui porte en partie sur la
figure de l’intellectuel et du philosophe. Un autre aspect revient à jeter les
bases, dans le sillage de Louis Dumont, d’une réflexion anthropologique portant
sur les sociétés démocratiques. Si nous nous arrêtons d’abord sur votre
généalogie critique, quelle est l’origine de votre critique du discours
intellectuel français et quels en sont les ressorts ? Visiez-vous, vous
qui avez longtemps enseigné de l’autre côté de l’Atlantique, une rhétorique à
la française, des effets de langage spécifiques, des modalités de parole et de
pensée fort singuliers ? Mais, au-delà de la dénonciation d’une certaine
posture de l’intellectuel français, est-ce que vous ne vous en prenez pas
particulièrement au personnage du philosophe ? Enfin, la critique radicale
de la posture critique que vous proposez conduit-elle à renoncer à toute
posture critique ? N’y aurait-il donc d’autre choix qu’entre la posture
critique ou le scepticisme généralisé ?
L’intellectuel et le philosophe,
ou la confusion des genres
Vincent DESCOMBES — Partons justement de ces
deux termes, celui d’intellectuel et celui de philosophe. Philosophie par gros temps met en scène deux
personnages — l’homme moderne qui lit son journal et le philosophe qui voudrait
être un « superlecteur » de ce même journal — dans le but de
savoir précisément si ces deux termes de philosophe et d’intellectuel se
confondent ou s’ils doivent être distingués. Ce qui me conduit à rappeler qu’à
une époque de notre histoire, celle des Lumières, on a appelé philosophes des
gens qu’on appellerait maintenant intellectuels. Mais il faut préciser :
on appelle des gens philosophes au moment des Lumières non pas parce qu’ils
construisent des systèmes de philosophie, non pas parce qu’ils sont des philosophes
de métier, mais en raison de leurs opinions et surtout de leur attitude
progressiste, de leurs idéaux de raison et de tolérance.
C’est de ce constat que je
suis parti. Du point de vue du métier de philosophe, nous sommes obligés de
faire une différence entre celui qui est favorable aux idées modernes et se
trouve par là même du bon côté de l’histoire, et celui qui se livre à
l’activité philosophique. Autrement dit, pour être philosophe, il faut faire
de la philosophie et pas seulement avoir des idées bonnes. Une fois établie
cette distinction nécessaire entre intellectuel et philosophe, il devient
concevable que certains philosophes espèrent bénéficier d’une espèce de
privilège parmi les intellectuels, privilège qu’ils devraient cette fois-ci à
la philosophie entendue au sens le plus ardu, le plus spéculatif. C’est ce que
donne à penser une certaine figure, construite moins chez Hegel que chez les
jeunes hégéliens, de quelqu’un qui est un intellectuel parce qu’il commente
l’actualité à l’aide de catégories métaphysiques, parce qu’il manie avec plus
ou moins d’habileté un vocabulaire spéculatif qui impressionne, tout en
traitant des mêmes sujets que d’autres intellectuels, historiens, écrivains, et
que le tout-venant — n’importe qui.
Il m’a semblé que, sous
couleur d’enregistrer des renversements, des coupures historiques telles que
celle qui fait succéder à l’intellectuel universel à la Sartre l’intellectuel
spécifique dont parle Michel Foucault, on ne prend en compte finalement que de
fausses mutations. En réalité, le changement pourrait bien être mineur puisque
nous retrouvons toujours quelqu’un qui est censé disposer d’une compétence du
seul fait de sa maîtrise du vocabulaire spéculatif. Tout cela repose d’ailleurs
sur l’énorme présupposé selon lequel le vocabulaire de la philosophie est
directement applicable à un événement particulier. Je me suis demandé, non pas
si l’on est autorisé à parler de l’événement particulier — il va de soi qu’on peut
et qu’on doit souvent le faire —, mais si la maîtrise d’un certain discours
philosophique donnait une compétence pour traiter, commenter, révéler le sens
de l’événement. Je pense ici à des formules très précises que l’on peut trouver
soit dans la génération de Sartre, dans des textes des premières années des Temps modernes, par exemple, où le
vocabulaire de la phénoménologie était mobilisé, soit chez Michel Foucault, qui
invente des expressions telles que celle d’ « ontologie de
l’actualité » en entendant par « actualité » non pas l’être
actuel des métaphysiciens, mais les nouvelles qui font l’actualité dans les
journaux. Le recours à ce terme d’ontologie m’a fait sursauter et m’a rappelé
des expressions telle que celle du communisme comme « universel concret ».
Dans ces différents cas, l’usage d’une langue spéculative doit communiquer une
autorité au propos que l’on tient.
Le faux-semblant, c’est le
moment où, à la différence de Hegel, le penseur annonce que le présent est son
sujet, qu’il ne s’appuie pas sur une métaphysique qu’il aurait développée par
ailleurs, mais où il n’en persiste pas moins à s’exprimer dans des termes qui
supposent une métaphysique du présent, comme s’il avait extrait une deuxième
dimension du présent qui échapperait à l’historien prosaïque ou au sociologue
besogneux. C’est ce privilège que j’ai voulu remettre en question. Un bel
exemple de cette fiction d’un discours métaphysique appliqué à l’événement, ce
sont les situationnistes qu’une citation de Hegel autorisait à commenter plus
profondément, par exemple, une photographie tirée d’un magazine de mode. Mon
propos a donc été de recommander la séparation des genres, de rappeler pourquoi
il était important de ne pas confondre le discours intellectuel et la
discipline philosophique.
La scène intellectuelle
et l’universalité de la culture française
Rétrospectivement, celui qui
relit aujourd’hui le Même et l’autre a l’impression que la rhétorique que vous dénoncez chez les
intellectuels-philosophes est particulièrement bien accueillie dans la culture
politique française. Vos analyses reviennent-elles à prendre en compte la
singularité du philosophe-intellectuel français, ou bien y voyez-vous un
problème commun à toutes les sociétés modernes ?
Est-ce que la tradition
intellectuelle française appelle, plus que d’autres, ce type de figures dans
lesquelles je vois et dénonce une confusion alors que d’autres en font un
fleuron de notre culture ? Je dis qu’il y a une confusion, car ces
discours relèvent de normes différentes. Le sérieux d’un commentaire de
l’événement appelle d’autres analyses que la rigueur conceptuelle d’une
philosophie. Il y a en effet un fond français que l’on saisit mieux si l’on
revient au XVIIIe siècle et que l’on prend en
compte le rôle des philosophes : c’est l’idée d’une universalité de la
culture française. Si nous posons que tout être raisonnable découvre
spontanément les mêmes idées à condition d’être suffisamment émancipé, et si
nous supposons également que, par le hasard des choses et de l’histoire, c’est
dans la langue française à Paris que ces idées s’énoncent, alors, on peut
passer facilement de l’idée qu’il y a des philosophes oui ont pensé ces choses (et
peut-être avant les autres) à l’idée qu’il est facile à tout le monde de les
penser, puis à celle que les débats existant sur la scène française sont en
réalité des débats de l’humanité avec elle-même. Je ne dénonce pas là une
usurpation dont les philosophes seraient les seuls responsables. Aujourd’hui
encore, certains dirigeants de grands organes de presse sont ravis d’avoir de
temps en temps la page du philosophe qui dirait mieux et avant les autres les
idées qui doivent venir à tout le monde, ces idées étant en
somme « naturelles » puisque la distinction n’est pas faite
entre la scène française et la scène universelle de la raison. C’est là qu’il
faut voir le principe de la confusion, ce qui ramène toujours à la scène
originaire de toute cette affaire — les intellectuels et la politique —, scène
qui a lieu avant la Révolution française.
La double critique que vous venez d’évoquer d’une certaine posture philosophique et des illusions de l’universalité à la française vous conduit-elle à affirmer qu’il n’y a pas d’autre attitude possible que celle du repli professoral et universitaire, ou bien celle de la dérive médiatique ? Vous qui connaissez la tradition « analytique » anglo-saxonne et le type d’argumentation qu’elle valorise, croyez-vous que celle-ci ouvre des issues inédites pour l’animation du débat et de la vie publique, et qu’elles pourraient servir de référence à défaut d’être un modèle ? On sait qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, les philosophes interviennent dans des comités de réflexion sur les questions de la censure ou de la pornographie par exemple, mais en France, on continue de leur demander d’apporter un supplément de sens recouvrant le discours des experts.
Est-ce qu’on en est réduit à
choisir entre, d’un côté, un repli sur la compétence professionnelle, à une
certaine honorabilité du métier, ou bien de l’autre, à chercher à être un
philosophe populaire ou encore une personnalité médiatique ? D’abord, je
voudrais dire un mot en faveur de la compétence professionnelle, du sens du
métier. En philosophie, le repli serait plutôt de s’enfermer dans l’histoire de
la philosophie, de renoncer à faire de la philosophie tout court. Si l’on
regarde maintenant du côté des Américains et des Anglais, je ne crois pas que
nous puissions en tirer des modèles pour notre propre usage.
À Oxford, la structure
universitaire favorise peut-être plus que la nôtre un style professionnel
d’intervention dans une commission parce que, dans un College, le philosophe sera en
contact permanent, s’il le désire, avec des juristes ou des collègues de
science politique. Toutefois, je me demande s’il y a beaucoup d’exemples de ces
interventions (en dehors de la participation de Bernard Williams à la
commission sur la pornographie). Est-ce que ce ne sont pas plutôt les rapports
personnels qui jouent (voir, par exemple, le rôle de médiateur joué par Isaiah Berlin),
un peu comme chez nous les camaraderies de grandes écoles
Quant aux États-Unis, il ne
faudrait pas croire qu’il y a là-bas en permanence des débats argumentés, ni
que l’on ait l’idée de demander leur avis à des philosophes analytiques. Rorty
déplore souvent que la dernière grande figure américaine de philosophe
activement engagé soit celle de John Dewey. Aux États-Unis, il y a certes de
grands débats, mais ce sont la plupart du temps des grands débats rhétoriques
autour de la Constitution. Chaque fois qu’intervient une querelle sur le
respect de la Constitution, les grands journaux nationaux sont pleins de
papiers d’un très bon niveau. Mais ils sont écrits par des journalistes, des
juristes, et non par des philosophes. Le philosophe américain, même brillant,
aurait du mal à passer à la rhétorique politique, surtout s’il pratique la
philosophie analytique (genre qui est, il faut toujours le préciser,
minoritaire parmi les enseignants américains de philosophie). En fait, il me
semble que la politique américaine a conservé, plus que la nôtre, la tradition
de l’art oratoire, du discours politique, avec son modèle cicéronien. Les
Américains donnent au visiteur l’impression de passer leur temps à faire ou à
écouter des discours : et ce ne sont pas des exposés philosophiques, mais
des morceaux de rhétorique.
Je n’aime pas beaucoup la
notion d’une posture critique propre à une catégorie de gens. Parler d’une
posture d’avance qualifiée de critique, c’est suggérer une espèce de statut de
critique officiel qui serait comme inscrit dans la constitution de la société
française. L’intellectuel serait chargé de porter régulièrement des jugements
critiques sur le cours des choses. Au fond, il y a là l’idée d’un clergé
laïque. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas une fonction à remplir, mais je
doute qu’elle puisse l’être par des philosophes si ces derniers prennent au
sérieux la philosophie. En revanche, il y a une fonction critique — qui n’est
d’ailleurs pas réservée à l’agrégé de philosophie — dont je dirais qu’elle est
fortement philosophique, que ce soit un philosophe ou un historien qui
l’exerce. C’est celle qui consiste à pratiquer la critique intellectuelle des
représentations communes. Cette fonction critique n’est pas un droit de censure
à exercer régulièrement dans un hebdomadaire. Je la vois plutôt procédant de
l’événement lui-même en tant qu’il appelle à une réflexion et à une action dont
les contemporains ne paraissent pas apercevoir la nécessité. Dans Philosophie par gros temps, j’avais illustré la fonction
critique que je crois indispensable par l’exemple de Raymond Aron. Avec la situation
française d’avant-guerre, avec les fascismes, Hitler, Munich, nous avons
l’exemple même d’une situation ou d’un événement qui appellent une réflexion
sur l’insuffisance de nos moyens intellectuels d’appréhender la réalité et de
lui faire face. Or, on voit que le clergé laïque de la République est en panne
d’analyses, de compréhension, et n’a rien à proposer d’autre que des principes.
Il est très bien d’avoir des principes ou de les réaffirmer de temps en temps,
mais avoir des principes ne donne pas toujours accès à une compréhension de
l’événement, ne dit pas forcément ce qu’il faudrait faire pour être fidèle aux
principes. C’est face à ce culte abstrait des principes que je perçois la
fonction critique possible des gens qui veulent penser. Ce ne sont pas
nécessairement des philosophes, même si l’on peut s’attendre à ce que des philosophes
ne soient pas trop mal équipés pour cela.
L’admirable dans l’attitude
de Raymond Aron avant la guerre est d’avoir discerné que l’état déplorable du
pays ne posait pas simplement un problème moral. Or, c’est ce que pensaient un
certain nombre d’intellectuels partageant une sorte de diagnostic
pré-pétainiste — la France s’est aveulie, les gens sont devenus faibles en
raison de la première guerre, de la perte brutale de population. « Il
manque un sursaut d’énergie » : nombre de gens, je crois, pensaient
cela. Ils appréhendaient donc la difficulté française en termes moraux alors
qu’il y avait aussi un problème intellectuel, un problème mettant en cause la
responsabilité des intellectuels au sens strict du terme. Au lieu de parler de
l’intellectuel critique, j’aimerais mieux parler de critique intellectuelle,
c’est-à-dire de cette critique qu’il faut exercer sur les idées, et d’abord sur
ses propres idées, au moment où l’on s’aperçoit que la situation est opaque,
que l’événement est ambigu, qu’on ne saisit plus rien. Quand on s’aperçoit
qu’il en est ainsi, c’est qu’un problème intellectuel se pose, qui doit être
énoncé en des termes philosophiques.
Ce qui nous arrive est en
effet quelque chose comme ceci : nous tenons pour indissociables des idées,
des valeurs, des conceptions qui sont en réalité associées pour des raisons
contingentes, idéologiques, historiques. En principe, on pourrait les détacher
intellectuellement les unes des autres. Mais le fait qu’on ne parvienne pas à
les détacher nous empêche de comprendre un événement dont le sens ne peut se
livrer qu’à celui qui a réussi à penser comme dissociable ce que l’idéologie
commune pense comme indissociable. Dans ce genre de situation, il y a comme un
nœud mental qui s’est formé dans notre esprit (plusieurs idées se sont nouées)
et qui est un obstacle intellectuel à toute compréhension du présent et à toute
préparation d’une riposte adéquate. J’ai essayé d’analyser une situation de ce
genre en prenant le contre-exemple d’Aron traitant de la situation politique
devant la Société française de philosophie en juin 1939. Aron, au fond, perçoit
l’incapacité chronique de l’intellectuel critique français qui exerce son
magistère critique. Il est en effet impossible à cet intellectuel critique de
concevoir un peuple et des ouvriers soutenant une dictature d’extrême droite.
Un dictateur d’extrême droite doit être l’émanation d’un clan, de minorités, de
privilégiés, de la bourgeoisie, mais il ne peut pas être l’expression du
peuple. C’est pourquoi le phénomène fasciste de la démagogie échappe
totalement, et cela pour des raisons intellectuelles.
Le diagnostic est important : ce n’est pas qu’un problème moral, un problème d’énergie, c’est un véritable obstacle intellectuel qui rend impensable ce qu’on appellera plus tard le phénomène totalitaire. Ce qu’il y a de philosophique dans ce type de situation, c’est qu’on doit trouver de la contingence là où l’on croyait qu’il y avait de la nécessité, on doit faire des distinctions là où l’on pensait qu’on avait des termes équivalents ou indissociables (par exemple, peuple, démocratie, paix, progrès). Il se trouve qu’il s’agit là justement des idées qui nous permettent de juger de ce qui nous arrive ou de ce qu’il faut faire. Par conséquent, un tel travail conceptuel a une portée immédiatement civique et politique. Après quoi, c’est autre chose, il faut sans doute d’autres médiateurs que les philosophes pour habituer le citoyen à accepter de dissocier des choses qui pour lui se confondent. Plutôt que de célébrer une nouvelle fois la fonction des intellectuels critiques dans la France moderne, je préfère penser que l’histoire nous place de temps à autre dans des situations critiques, imprévisibles à l’avance, des situations qui sont critiques en ceci que notre bagage intellectuel — celui que nous tenons de notre tradition et de nos maîtres — ne nous a pas préparés à les comprendre. C’est alors que nous pouvons faire un effort pour réformer notre propre entendement, et donc celui de tout le monde. Je vois notre responsabilité de ce côté-là.
Ceux qui s’appellent
eux-mêmes intellectuels critiques, ceux qui se sentent investis de la tâche
quasi officielle de la critique, sont souvent des conservateurs idéologiques,
alors qu’on préférerait avoir autour de soi des gens capables de proposer la
critique intellectuelle dont nous avons besoin pour sortir d’une paralysie
mentale devant l’événement. J’ai évoqué l’avant-guerre, ce sera bien sûr pareil
après guerre avec la guerre froide, période durant laquelle l’intellectuel
critique se montrera durablement incapable de dissocier progrès et révolution.
D’où vingt ans de malheur pour les intellectuels français. Ici encore, il
convient de souligner que la critique intellectuelle était possible, qu’elle a
été exercée grâce à la lucidité de quelques-uns. Après la guerre, le rôle des
animateurs de Socialisme ou Barbarie. Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, est analogue
à celui de Raymond Aron avant-guerre. Je crois que nous pouvons trouver dans
notre passé des figures dont nous devons nous inspirer quand nous nous trouvons
de nouveau paralysés mentalement, intellectuellement, devant des situations à
coup sûr différentes. Probablement sommes-nous, devant certains phénomènes
contemporains, dans la situation des pacifistes français devant Hitler ou des
progressistes français devant l’Union soviétique.
La question se
pose alors de savoir ce qui fait événement, surtout dans le contexte
contemporain, où l’événement se confond avec l’urgence médiatique.
Bien entendu, je ne crois
pas du tout qu’il revienne aux intellectuels, et encore moins aux philosophes,
d’annoncer des événements ou des bouleversements que personne n’aurait encore
imaginés. Quand ils le font, ils déguisent en événements historiques (« mort
de l’homme », « retour du sujet ») des péripéties purement
conceptuelles. J’ai plutôt en vue un genre de situation qui se répète chaque
fois que les représentations communes sont devenues intolérantes et résistent à
toute mise en question par l’événement. Nous constatons alors que le discours
idéologique familier n’a pas de prise sur la réalité, ou bien ne parvient pas à
faire sa place à tout un aspect de notre expérience dont nous savons bien
pourtant l’importance. En somme, le discours qui se borne à exploiter les
ressources intellectuelles disponibles, celles que nous tenons de notre
formation et de nos bonnes intentions, ce discours ne s’applique pas bien aux
choses, n’explique rien. Dès lors, que va-t-on faire ? On peut se raidir
et réaffirmer plus fortement les principes, comme si l’origine de nos
difficultés était qu’on manquait de fermeté dans l’affirmation des
principes : attitude typiquement conservatrice. Ou bien nous pouvons nous
dire qu’en réalité, ce sont ces fameux grands principes que nous comprenons
mal, faute d’être capables de procéder à des distinctions nécessaires.
Qu’en est-il
aujourd’hui ? Nous arrive-t-il également de nous sentir paralysés,
incapables d’appréhender une situation, comme les intellectuels pacifistes
l’ont été devant le nazisme et comme les intellectuels progressistes l’ont été
devant le totalitarisme sous toutes ses formes ? Je suis frappé que nous
éprouvions beaucoup de difficulté à former des jugements politiques, voire à
accepter la légitimité du jugement proprement politique. À l’époque où la
majorité des intellectuels étaient marxistes ou subissaient l’influence du
marxisme, on disait volontiers : « Tout est politique »,
mais la catégorie du politique n’était pas vraiment reconnue comme légitime.
Le marxisme d’après-guerre
procédait chez la plupart de deux sources : il y avait d’abord une
protestation morale contre l’exploitation ou la misère, et ensuite, l’idée
qu’on devait faire une analyse de la situation particulière dans laquelle nous
nous trouvions à l’aide d’éléments théoriques tels que les lois tendancielles
de la dynamique économique, les rapports de production, la lutte des classes,
l’emprise de l’idéologie sur les acteurs, etc. Dans une telle analyse, la
catégorie du politique n’avait pas vraiment de place car cette catégorie
consiste à distinguer dans la vie sociale un domaine d’activités et de
représentations qui permet à un groupe particulier de se représenter lui-même,
afin de pouvoir agir sur lui-même ou de pouvoir réagir en tant que groupe à des
épreuves extérieures ou intérieures. Selon cette conception, qui est proprement
sociologique, il y a phénomène politique chaque fois qu’un groupe doit se
penser comme étant à la fois unité englobante (existence d’un bien public, d’un
intérêt général) et unité englobée (ce bien public est celui d’un groupe
particulier qui coexiste avec d’autres groupes particuliers). Du point de vue
marxiste, une telle catégorie ne correspond qu’à des formes illusoires et
mensongères de représentation : c’est toujours pour de mauvaises raisons
qu’on invoquera un intérêt commun, un bien national, une unité nationale. Pour
un marxiste conséquent, de telles formes cachent toujours en réalité des
divisions entre classes, des rapports de force. Son programme est la critique
de la politique, de toute politique, pas de concevoir ce qui peut légitimer une
politique.
Après le déclin de la
référence au marxisme chez les intellectuels français, on a vu surtout
disparaître ce qui faisait pourtant la valeur intellectuelle d’une éducation
par le marxisme, l’idée qu’une situation historique particulière exigeait une
analyse propre tenant compte des circonstances particulières. En revanche, la
protestation morale n’a pas disparu, pas plus évidemment que les occasions
d’être indigné et de protester. Mais au fond, rares sont ceux qui ont accepté
de restituer sa légitimité à la catégorie du politique, et donc à la légitimité
de jugements proprement politiques. Je veux dire, de jugements qui se font du
point de vue de la nécessité, pour toute société, de se représenter d’une façon
ou d’une autre son unité en tant qu’elle doit assurer l’intégration plus ou
moins heureuse (au moins idéalement) de sa diversité interne.
Bien des intellectuels qui
n’accordent en fait aucune légitimité à la catégorie du politique telle que je
viens de la définir en termes sociologiques se figurent pourtant avoir des
opinions politiques, croient porter des jugements politiques, tiennent à
prendre parti politiquement. Mais c’est qu’ils ont de la politique la vision
superficielle (les conversations de bistrot : celle qui y voit le lieu de
la division, de l’opposition partisane des uns aux autres, sans voir que ces
divisions et ces oppositions n’ont un sens politique que si elles permettent la
représentation des quelque chose qui doit être posé comme supérieur aux particularités. En fait,
bien des déclarations qui se veulent politiques ont un contenu purement moral,
comme si la morale personnelle pouvait fournir un équivalent supérieur — moralement
supérieur — du domaine politique. D’où une oscillation entre des exigences
religieuses adressées à l’individu, déguisées en idées politiques (par exemple,
celle d’une « responsabilité infinie »), et le rêve de substituer
la régulation nomocratique — autrement dit, de confier tout le pouvoir à la
Loi et donc au Législateur — au rapport politique par excellence, le rapport
du gouvernant au gouverné.
Propos
recueillis par Olivier Mongin
DESCOMBES
Vincent, L’Inconscient
malgré lui, Paris, Éditions de Minuit, 1977
—
Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris,
Éditions de Minuit, 1979
—
Grammaire d’objets en tous genres, Paris, Éditions de Minuit, 1983
—
Proust : philosophie du roman, Paris, Éditions de Minuit, 1987
—
Philosophie par gros temps, Paris, Éditions de Minuit, 1989
—
La Denrée mentale, Paris, Éditions de Minuit, 1995 — Les Institutions
du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996
Contributions
(touchant aux sujets abordés dans cet entretien)
— « La prose européenne de
Nietzsche », préface à F. Nietzsche, Humain trop humain, Paris,
Hachette, coll. « Pluriel », 1988, p. IX-XXXIX
— « Vers
une crise d’identité en philosophie française », dans les Années 1950, Paris,
Éditions du Centre Georges-Pompidou, 1989, p. 147-167
— « Philosophie
du jugement politique », La
Pensée politique, n° 2, 1994, p. 131157
— « Universalisme,
égalité, singularité. Réponse aux objections », La Pensée politique, n° 3,
1995, p. 284-340
— « L’action »,
dans Notions de philosophie, éd. par Denis Kambouchner, t. II,
Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 103-174
— « Causes,
raisons et circonstances de l’action », dans Dictionnaire d’éthique et
de philosophie morale, dirigé par Monique Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996, p. 227-232
— « Le
raisonnement de l’Ours », dans la Rationalité des valeurs, éd. par
Sylvie Mesure, PUF,
cols. « Sociologies »,
1998, p. 17-142
— « Une
question de chronologie », dans la Modernité en question, sous la direction de Françoise Gaillard, Jacques Poulain et
Richard Schusterman, Paris, Cerf, 1998, p. 383-407.
— « Le
contrat social de Jürgen Habermas »; Le Débat, n° 104, mars-avril 1999, p. 35-56
— « Louis
Dumont ou les outils de la tolérance », Esprit, n° 253, juin
1999, p. 65-82