Pourquoi donc la plupart des gouvernements de la planète
s’apprêtent-t-ils à renflouer leurs banques -même si « leurs caisses étaient
vides » lorsqu’il s’agissait de financer d’autres dépenses pourtant tout
aussi justifiables ? Tout simplement parce que l’ensemble des activités
humaines en dépend. Sans circulation monétaire, l’économie s’arrête, la
dépression dévaste tout. La finance est en position de prendre les sociétés en
otage. Sa capacité de nuisance est incomparable. Cette dangerosité est connue
et comprise depuis la crise des années trente. On avait alors décidé de mettre
la bête en cage pour l’empêcher de nuire. Durant les trente glorieuses, le
système du crédit, la circulation des capitaux, étaient largement encadrés par
l’état. La « révolution libérale » a détricoté peu à peu toutes les
règles, fait sauter tous les garde-fous. Non seulement l’animal allait jouir
d’une liberté retrouvée, mais il allait également bénéficier d’un régime
hautement calorique : l’accroissement des inégalités et la masse des
capitaux circulants. Un niveau de chômage élevé et persistant - désormais
considéré comme naturel ou frictionnel - la menace des délocalisations, la
concurrence des pays à bas salaires ont eu pour effet de limer les griffes
d’une grande majorité des salariés désormais privés de leur propre capacité de
« nuire », c’est-à-dire de défendre leurs intérêts et de préserver
l’équilibre indispensable entre les forces sociales. Dans le même temps,
l’affaiblissement de la base productive a fait exploser les déficits
extérieurs. Résultat ? Moins d’argent d’un côté, de colossales fortunes de
l’autre, et entre les deux plateaux de la balance, la finance, chargée de faire
prospérer les bas de laines. Il n’a pas fallu bien longtemps pour que la
différence de potentiel trouve à s’exprimer. Endettement des ménages d’un coté,
rentiers milliardaires de l’autre, mis en relation par l’ingénierie financière
dopée par une insatiable demande de placements, encore accrue par les capitaux
étrangers. Nous venons d’assister à une expérimentation de physique sociale de
gigantesque dimension. Jusqu’où pouvait-on comprimer les revenus du travail et
soutenir la demande grâce au crédit tout en dilatant les revenus du
capital ? Nous avons la réponse. Jusqu’au jour où la bulle immobilière US
a éclaté. Paul Jorion propose ici sa lecture de cette séquence en pointant les
similitudes de la situation actuelle avec les années trente et propose de
constitutionaliser les principes qui interdiraient le retour de telles crises.
Par Paul Jorion, Savoir/Agir, juin
2008
Science et intérêts
Toute science associée à un savoir
appliqué a son destin lié aux enjeux financiers que ce dernier suscite. Les
profits générés par ce savoir appliqué peuvent être mobilisés pour orienter les
développements futurs de cette science en promouvant les vues qui lui sont
favorables et en dénigrant ou en négligeant délibérément celles qui lui feraient
obstacle. L’économie et la finance n’échappent pas à ce principe général.
L’économie et la finance sont des
activités serties dans le fonctionnement des sociétés humaines et sont
déterminées par les rapports de forces qui caractérisent celles-ci. La description
scientifique de l’économie et de la finance met en évidence le mécanisme de ces
rapports de forces, et souligne l’arbitraire qui préside au fait qu’ils
bénéficient à certains individus plutôt qu’à d’autres. Il n’est pas surprenant
dès lors que ces bénéficiaires entreprennent une promotion systématique des
théories de ces deux champs qui les représentent comme déterminés par d’autres
principes que les simples rapports de forces entre parties impliquées, voire
qui représentent ces deux champs comme n’étant pas même sertis dans le
fonctionnement des sociétés humaines, et font croire, par exemple, que leur
mécanisme est autonome et est soumis, non pas à des règles juridiques et
éthiques, mais à des forces du même type que celles qui président aux mouvements
d’astres lointains.
L’économie politique qui proposa
la description scientifique de l’économie et de la finance jusqu’à la fin du
XIXe siècle et qui était produite au sein des milieux scientifiques classiques,
situait les rapports de forces au cœur des activités économiques et financières
et décrivait le processus de la formation du prix comme un phénomène de
frontière entre une population de vendeurs et une population d’acheteurs, le
prix se constituant sur le fil de leur confrontation : il se maintient
avec de faibles variations lorsque ces deux populations sont sensiblement
égales, il baisse lorsque les vendeurs sont en surnombre, il monte lorsque ce
sont au contraire les acheteurs qui sont les plus nombreux ; un bas prix
attire de nouveaux acheteurs, alors qu’un haut prix attire de nouveaux
vendeurs, ce qui conduit à des oscillations qui peuvent le cas échéant
déboucher sur une quasi-extinction des acheteurs (krach) ou une
quasi-extinction des vendeurs (bulle financière sur le point d’éclater). De telles
oscillations se rencontrent déjà dans la nature, lorsque deux populations sont
en concurrence.
La « science »
économique, produite par les milieux d’affaires en leur sein même ou dans leurs
antennes au sein du milieu universitaire, présenta au contraire la formation du
prix comme un processus abstrait, né au point de rencontre de quantités
représentant d’une part l’offre et d’autre part la demande. Dans la perspective
adoptée par l’économie politique, l’identité des acheteurs et des vendeurs est
essentielle à la compréhension de la formation du prix. Dans celle adoptée par
la « science » économique, elle est bien entendu indifférente, ce qui
assure à ceux qui commanditent cette approche l’anonymat qu’ils recherchent.
De même, pour l’économie
politique, le rapport de forces entre trois populations, les salariés qui
apportent au processus de production leur travail, les investisseurs qui font
les avances en moyens de production (équipement, matières premières) et les
dirigeants d’entreprises qui contractent avec les investisseurs, organisent et
supervisent le processus de production, préside à la distribution du surplus
généré par l’activité humaine. Tout comme la formation du prix est un phénomène
de frontière où le prix se constitue sur le fil de la confrontation entre
acheteurs et vendeurs, l’intérêt est lui un phénomène de frontière entre
investisseurs et dirigeants d’entreprise où le taux d’intérêt se constitue sur
le fil de leur confrontation, et l’inflation est un phénomène de frontière
entre dirigeants d’entreprises et salariés où son taux se constitue sur le fil
de leur confrontation.
Pour la « science »
économique, le surplus n’existe cependant pas et n’existant pas, la question de
sa distribution ne se pose pas non plus, ni a fortiori celle de la confrontation
entre les parties impliquées dans le processus de sa création. Là où elle
aurait dû parler du surplus, elle parle à la place de masse monétaire et là où
elle aurait dû évoquer la part du surplus revenant aux salariés, elle met en
avant les revendications salariales comme la principale cause de déséquilibre
des systèmes économique et financier car source d’inflation, cette dernière
étant présentée comme un phénomène de nature monétaire pouvant être combattu en
manipulant les taux d’intérêt, en raison de l’impact de ceux-ci sur la masse
monétaire. [1]
Dans les périodes qui précèdent
les crises, celles où la spéculation bat son plein, les bénéficiaires des
rapports de forces prévalant ont l’occasion de se constituer des fortunes
personnelles considérables qui leur permettent d’investir dans la production de
la « science » économique véhiculant une représentation de l’économie
et de la finance où leur mécanisme réel est caché. Ils consacrent une partie
des fonds auxquels ils ont accès à la fondation et au financement
d’établissements de recherche, de chaires, de think tanks, de « boîtes à
idées », ayant à leur tête des hommes à eux. Comme l’écrit Susan
George : « L’argent permet ainsi d’organiser la notoriété et le
"champ" dans lequel se dérouleront des "débats" créés de
toutes pièces » [2].
Une dialectique s’établit au fil
des ans entre les théoriciens qui, dans une perspective scientifique,
s’efforcent de représenter l’économie et la finance telles qu’elles sont, et
ceux qui, cooptés et promus par les bénéficiaires des savoirs appliqués
économiques et financiers, s’efforcent de les représenter de la manière la plus
favorable à la reproduction de ces bénéfices.
Les causes de la Grande Crise
selon Bernanke
L’actuel président de la Federal
Reserve Bank (FED), Ben S. Bernanke, est l’un des bénéficiaires en vue du
savoir appliqué économique et financier ; il offre aussi un excellent
exemple de la manière dont est produite la « science » économique.
Bernanke est aujourd’hui reconnu comme l’un des principaux experts des
événements de 1929 et des années de crise qui s’ensuivirent. Son livre Essays
on the Great Depression [3] fait, nous dit-on, autorité sur la question.
Qu’a-t-il apporté à notre compréhension de la Grande Crise ? Son approche
est, comme il fallait s’y attendre, monétariste, et pour lui la cause majeure
des événements de 1929 se situe dans la décision de la FED de maintenir la
parité du dollar avec l’or, parité à laquelle le Président Nixon renoncera en
1971. Bernanke met en avant, comme facteur aggravant, la résistance des
employeurs à utiliser l’arme du licenciement pour recourir de préférence à la
réduction du temps de travail journalier des salariés.
Dans la recension qu’il a
consacrée aux Essays on the Great Depression, en réalité un recueil d’articles,
Robert Margo, professeur d’économie à Vanderbilt University, souligne le
glissement qui s’opère au fil des années sous la plume de Bernanke quand il
évoque la décision des patrons de réduire le temps de travail journalier plutôt
que de recourir à la suppression de postes : présentée initialement comme
non significative d’un point de vue statistique, elle finit par devenir cause
déterminante [4]. Le président de la FED propose une interprétation de
« science » économique de la Grande Crise, monétariste dans sa
formulation, et mettant en avant la combativité des salariés comme le principal
obstacle à l’atteinte d’un équilibre économique. On verra, quand j’aurai
examiné ci-dessous les vraies causes de la Grande Crise, pourquoi il est
possible d’appliquer aux analyses de Bernanke l’expression qu’utilisa Galbraith
pour caractériser la politique du Président Hoover en 1929 : « Le
triomphe du dogme sur la pensée » [5].
Les causes de la Grande Crise
selon Galbraith
Dans son livre intitulé The Great
Crash - 1929, publié en 1954, John Kenneth Galbraith avait lui offert un tout
autre portrait de la Grande Crise et avait analysé les raisons qui devaient,
selon lui, empêcher son renouvellement. Il envisageait aussi les rares
circonstances qui pourraient permettre à une crise similaire de se reproduire.
Au moment où la crise éclata en
1929, la disparité des revenus s’était dramatiquement creusée aux États-Unis.
Galbraith expliquait pourquoi une catastrophe du même ordre ne pouvait plus,
selon lui, se reproduire en 1954, l’année de publication de son livre :
« La répartition des revenus n’est plus aussi déséquilibrée. Entre 1929 et
1948, la part des revenus attribuée aux 5 % de la population aux revenus les
plus élevés, qui était de près d’un tiers, est tombée à moins d’un cinquième du
total » [6]. Les choses évoluèrent cependant rapidement dans les années
qui suivirent : la part attribuée aux 5 % de la population américaine la
plus riche grimperait régulièrement pour atteindre 54,42 % en 1989 puis 57,70 %
en 2000, date du recensement le plus récent. La finance a joué un rôle
déterminant dans la disparité croissante des revenus aux États-Unis : en
1980, les salariés du monde financier touchaient en moyenne 10% de plus que
ceux des autres secteurs ; en 2007, l’écart était passé à 50%. Les profits
du secteur financier américain représentaient 13% du total en 1980 ; en
2007, la proportion avait plus que doublé avec 27%. La part de la croissance
consacrée aux salaires représentait aux États-Unis 56,5% en 1981 ; en
2006, elle était tombée à 51,7%. Au premier rang des facteurs déclencheurs des
deux crises donc : la part croissante du surplus économique aboutissant
entre les mains des dirigeants d’entreprises et des investisseurs, au détriment
bien entendu des salariés.
En plus de la disparité des
revenus, Galbraith mentionnait parmi les autres facteurs à l’origine de la
crise de 1929 : le déficit de la balance commerciale des États-Unis, un
allégement de la fiscalité pour les plus nantis et l’indifférence envers la
spéculation - et en particulier l’absence de mesures qui auraient pu maîtriser
celle-ci en augmentant les marges exigées des spéculateurs lors de leurs
opérations. Tous ces facteurs jouèrent bien entendu un rôle similaire en 2007.
Parmi les circonstances qui
pouvaient empêcher, selon Galbraith, que les mesures nécessaires ne soient
envisagées, malgré la prise de conscience de l’imminence d’une crise du même
ordre que celle de 1929 : le fait que les difficultés apparaissent en
période pré-électorale, interdisant de ce fait la prise de mesures
impopulaires. Convaincu que le souvenir des événements de 1929 constituerait un
puissant repoussoir, Galbraith imaginait la FED faisant preuve d’une bien plus
grande détermination qu’elle n’en fit preuve durant les six premières années
des deux administrations George W. Bush. Il écrivait en effet : « Les
pouvoirs du Conseil de la Federal Reserve - que l’on appelle aujourd’hui le
Conseil des gouverneurs, le Système de la réserve fédérale - ont été renforcés
sous les deux aspects de la relation aux banques de Réserve et des banques
membres » [7]. Allant plus loin, il n’hésitait pas à imaginer que Wall
Street aurait à cœur d’étouffer dans l’œuf une crise imminente. Il écrivait à
ce propos que « Puisqu’un effondrement spéculatif succède nécessairement à
un boom spéculatif, on peut espérer que Wall Street exercerait un contrôle
strict en cas de résurgence de la spéculation. Les banquiers et les courtiers
exigeraient que l’on relève jusqu’à leur limite les marges ; on
demanderait à Wall Street d’exercer cette exigence avec rigueur contre ceux qui
tenteraient d’emprunter en mettant en gage leur propres actions et obligations
afin d’en acheter davantage. On rappellerait avec force au public les risques
inhérents au fait d’acheter des actions en visant leur plus-value » [8].
Faut-il préciser qu’il n’en a rien été ? La présence d’Alan Greenspan à la
tête de la FED, de 1987 à 2006, signifierait au contraire vingt années sous la
bannière d’une version extrémiste du laissez-faire, inspirée du « libertarisme »
[9] militant d’Ayn Rand, son mentor.
La prévention des bulles
financières
Comme la bulle boursière des
start-up le démontrerait au tournant du millénaire, dans une bulle financière,
le cours des actions s’envole sans le moindre effort de la part des dirigeants
d’entreprises et des investisseurs qui en bénéficient, directement pour les
investisseurs, et indirectement par l’intermédiaire des stock options pour les
patrons. Il n’existe donc pour eux aucune incitation - bien au contraire - à
décourager le développement d’un tel phénomène. De même, lors d’une bulle
immobilière, si les propriétaires trouvent leur profit dans le fait que le prix
de leur logement s’envole, les bailleurs de fonds y découvrent aussi l’occasion
de prêter davantage, et les promoteurs de construire davantage. Alors à qui
revient la responsabilité d’empêcher une bulle financière d’apparaître et
d’enfler par la suite ?
En fait, selon Alan Greenspan,
aucune instance n’en a la responsabilité. Interrogé à ce sujet, il déclarait en
décembre 2007 : « Après avoir observé durant un demi-siècle de
nombreuses bulles de prix se développer et éclater, je suis arrivé à regret à
la conclusion que les bulles ne peuvent être désamorcées sans danger par une
politique monétaire ou par d’autres initiatives avant que la fièvre spéculative
ne s’éteigne d’elle-même. Il est clair qu’il y avait très peu que les banques
centrales des différents pays auraient pu faire pour tempérer la manifestation
la plus récente de cette disposition humaine à l’euphorie, rappelant d’ailleurs
par certains aspects la tulipomanie [10] en Hollande au XVIIe siècle ou la
bulle des Mers du Sud [11] au XVIIIe en Angleterre » [12].
À partir des années 1970, la
situation des salariés américains se dégrada lentement et si les effets de leur
perte effective de pouvoir d’achat furent partiellement masqués, c’est
uniquement du fait qu’un système complexe de crédit à la consommation se mit en
place, où l’endettement personnel compensait la perte de pouvoir d’achat fondé
sur les revenus, la bulle de l’immobilier offrant, pour ceux d’entre eux qui
étaient propriétaires, la plus-value sans cesse croissante de leur logement
comme collatéral aux emprunts qu’ils contractaient. Cette classe salariale, où
l’endettement des ménages atteignait en 2004, 120% de leurs revenus annuels
bruts, devenait, au fil des années, de plus en plus vulnérable aux fluctuations
de la conjoncture dans un pays à la couverture sociale extrêmement ténue.
En 2004, le budget des ménages
américains entra en régime de « cavalerie », dépendant chaque jour
davantage pour les dépenses de consommation, de la persistance de la bulle de
l’immobilier où seule l’arrivée constante de nouvelles recrues permettait à
ceux qui étaient déjà propriétaires de maintenir leur présence. [13] Tout
ralentissement dans ce recrutement provoquerait une stagnation du prix de
l’immobilier qui conduirait l’édifice à s’effondrer dans son ensemble. Lorsque
ce ralentissement intervint, furent tout d’abord entraînés dans la chute les
ménages dont la capacité à payer leurs mensualités reposait sur le prix sans
cesse croissant des maisons, des emprunts successifs leur permettant seuls de
faire face à leurs engagements. Furent ensuite atteints les ménages qui avaient
spéculé sur le gonflement de la bulle en s’achetant plusieurs habitations ou en
s’étant acheté un logement trop vaste en vue de maximiser l’effet de levier
qu’autorise l’emprunt. L’immobilier résidentiel, ébranlé par la remise sur le
marché d’un nombre d’habitations en hausse croissante, entraîna enfin dans sa
plongée les ménages qui avaient conçu leur logement comme la tirelire qui leur
permettrait de jouir un jour d’une retraite confortable.
Le retour du même
Le rapprochement spontanément fait
par les commentateurs entre 2007 et 1929 est donc amplement justifié : les
manifestations des deux crises sont les mêmes et leurs causes sont pratiquement
identiques. Même origine en effet dans une spéculation immobilière débutant
dans les deux cas en Floride. La spéculation dans l’immobilier et sur les
marchés boursiers résultait déjà en 1929 d’une disparité croissante des revenus
et d’une concentration de la richesse entre quelques mains. Les grandes
fortunes étaient à la recherche de rendements élevés pour leurs placements et
déléguaient leurs efforts à des établissements financiers dont le nom a
simplement changé : appelés à l’époque investment trusts et hedge funds
aujourd’hui. Ces officines avaient alors trouvé le moyen de découpler leurs opérations
de leur responsabilité financière et utilisaient massivement l’effet de levier
pour multiplier leurs chances de gain. Rien de nouveau donc sous le
soleil : les mêmes causes engendrèrent les mêmes effets.
Si le portrait dressé par
Galbraith en 1954 avait prévalu, il aurait été clair que les mêmes conditions
étaient réunies en 2007 qui avaient existé en 1929 et qu’une crise similaire
était donc sur le point d’éclater. La substitution de théories fausses aux
théories vraies n’est pas innocente puisqu’elle autorise le retour de crises
qu’une prise de conscience du fait qu’une configuration familière, prélude à un
désastre, s’est reconstituée, permettrait au contraire d’éviter.
S’il a été possible à la crise qui
éclata en 2007 de reproduire celle de 1929, c’est parce que la compréhension de
cette dernière s’est perdue à l’occasion d’un processus de sélection entre les
différentes explications qui en ont été offertes et où la fausse a éliminé la
vraie grâce à l’investissement massif consenti dans l’enseignement et dans la
production de la « science » économique par ceux dont l’intérêt est
que ces théories fausses prévalent. Avec le retour de la crise, la réalité
réaffirme bien entendu ses droits. La crise offre à la théorie vraie de son
origine, l’occasion pour elle aussi d’un retour. Lorsque la stabilité se
réinstaure provisoirement, les conditions se reconstituent cependant également
qui conduiront tendanciellement au même glissement progressif vers une
représentation fausse mais plus favorable aux intérêts des bénéficiaires des
rapports de force existant au sein de l’économie et de la finance. Une telle
alternance dialectique est inévitable tant que le cadre demeure identique. Des
tentatives radicales de rebâtir l’économie et la finance sur des bases
entièrement neuves ont eu lieu, il s’est agi chaque fois de paris coûteux,
prompts à l’aveuglement à d’éventuelles conséquences négatives, et pouvant par
conséquent - et comme l’a tristement confirmé l’histoire - se révéler
désastreux. Un autre moyen de prévenir le retour des crises - moins coûteux et
mieux à même de se prêter à des rectifications de tir - consisterait à tenir
pleinement compte du fait que l’économie et la finance sont serties dans le
fonctionnement des sociétés, et à leur faire dépasser leur stade présent, où
leurs dispositions à l’autorégulation et à l’auto-adaptation ne dépassent pas
celles d’un processus naturel laissé à lui-même. Il convient de les faire
bénéficier d’un progrès similaire à celui qu’a connu le politique avec
l’avènement de la démocratie qui constitue elle une institution que les hommes
se sont offerte à eux-mêmes grâce à leur réflexion propre et qu’ils ont mise en
œuvre par leur industrie, en remplacement du processus naturel spontané qui la
précédait : celui qui aboutit inéluctablement à l’écrasement des plus
faibles par les plus forts.
Si l’on tire les leçons de la
crise actuelle, comme de toutes les précédentes, les mesures qu’il conviendrait
de prendre pour empêcher leur retour peuvent être élevées au niveau de
principes, et inscrites à ce titre au sein d’une constitution. Le seul obstacle
à procéder de cette manière est l’absence de volonté : les causes de la
crise actuelle sont connues, elles sont identiques à celles de la crise
précédente, dont les causes étaient déjà connues en son temps - même si l’oubli
a été imposé à ce savoir.