LE PRIX COMME PROPORTION
CHEZ ARISTOTE
par Paul Jorion
Revue du MAUSS, n°15-16,
1992
Le renouveau d’intérêt pour les textes
économiques d’Aristote a réactualisé la théorie du prix comme proportion qu’il présente dans l’Éthique à Nicomaque [Polanyi,
1957 ; Berthoud, 1981 ; Jorion, 1990b] *.
* Les références entre crochets renvoient à la
bibliographie en fin d’article. |
L’obscurité apparente de cette conception
(Schumpeter admet n’y rien comprendre [Schumpeter,
1983 (1954) : 981] ; cf. aussi notre commentaire [Jorion 1990b : 103-104]) résulte, en fait,
principalement de l’oubli par notre époque de la théorie mathématique grecque
de la proportion (analogia) et de son calcul par l’antanairesis (anti-ana-hairesis : ré-traction réciproque) [1] ou anthuphairesis
(anti-hypo-hairesis : sous-traction réciproque) ‘, théorie qui imprégnait non seulement les
mathématiques du temps d’Aristote mais une conception générale de l’enchaînement associatif, en mathématiques, comme en
musique, voire dans le raisonnement (que nous n’envisageons plus qu’en tant que
logique, mais que les Grecs
distinguaient encore comme analytique, dont la cohérence est formelle — algorithmique — et dialectique, dont la cohérence est
discursive, c’est-à-dire au moins partiellement mnésique).
1. Cf. [Fowler, 1990 : 31-32]. |
Il faut concevoir d’abord
l’arithmétique contemporaine d’Aristote comme bâtie à partir du matériau que
lui procure la géométrie comme « physique intuitive » (Platon n’a
aucun scrupule à concevoir la montagne comme approximation du cône, au contraire de
Mandelbrot qui s’étonne aujourd’hui que de telles suggestions aient jamais pu
être émises), et non comme l’arithmétique contemporaine qui se conçoit comme instanciation des relations
« vides » de l’algèbre. En Grèce, on s’abstient soigneusement de
mélanger les nombres qui appartiennent à des espaces géométriques distincts,
tels ceux qui découleraient d’opérations au sein d’espaces de dimensions
différentes. Ainsi, au contraire de ce qui se pratiquait à Babylone (cf. [van der Waerden, 1983 : 72]), on ne compare
pas les longueurs avec les aires. Pour les Grecs contemporains de Platon et
d’Aristote (Euclide est parmi eux), /101/ le 9 qui résulte de
l’ajout (linéaire) de 1 à 8, est essentiellement d’une autre nature
que le 9 qui est le carré (bidimensionnel) de 3. Cette séparation des nombres
issus d’univers distincts contribue à constituer, comme le note Fowler, une
mathématique peu arithméthisée [Fowler, 1990 :
10-14].
Axiomatisée par Euclide (V-
livre des Éléments),
attribuée à
Eudoxe, élève de Platon, l’antanérèse ou l’anthyphérèse a le mérite essentiel d’offrir le moyen de contourner la
première défaite cinglante des mathématiques : l’impossibilité
d’attribuer une mesure exacte à la diagonale du carré par rapport à son côté,
soit la question des nombres irrationnels, question qui, sitôt posée pour la diagonale, se
repose aussitôt après dans le rapport de la circonférence au diamètre (pi). Il
n’est pas nécessaire ici d’entrer dans les détails de cette théorie (cf. [van der Waerden, 1983 : 89-91 ; Szabo (1969),
1977 : 2e partie ;
Fowler, 1990 : chapitre 2]) puisque seules ses prémisses relatives à la proportion nous
intéressent ici.
Bien que l’on puisse à juste
titre considérer la proportion comme un donné élémentaire, on peut aussi la
considérer comme la mise en présence, en équivalence, de deux rapports. Un rapport, c’est ce que le
grec appelle logos,
le latin ratio, et le français, dans la
même ligne, raison : c’est une relation particulière
entre deux entités.
Appelons, comme je l’ai fait
plus haut, enchaînement associatif, la relation nue, c’est-à-dire la simple
mise en présence de deux entités, disons a et b, leur connexion:
« a ET b » (a et b étant tout ce que l’on veut et donc
pas nécessairement des nombres). Entre ces deux entités peut exister une
relation symétrique,
ce que j’ai
appelé ailleurs connexion simple [Jorion, 1990 a : 52-54]. La connexion simple, c’est
« a et b » (sans présupposé de subordination), « a
comme b », « a = b », « a
avec b », « a signale b » (et donc « b signale
a »), etc. En arithmétique, il s’agit des opérations symétriques simples
que le mathématicien appelle commutatives, comme la multiplication ou l’addition. Dans le
domaine discursif, il s’agit de la conjonction, de l’apposition ou de la synonymie (la définition est d’une nature plus complexe).
Le rapport, raison, logos, ratio, c’est au contraire la
confrontation antisymétrique
de deux
entités, ce que Hegel caractériserait comme leur rapprochement en vue de
souligner leur séparation [Biard et al., 1987 :
91]. Le
rapport, c’est « a cause b », /102/ « a divisé par b »,
« a est b » [2], etc. En arithmétique, il
s’agit des opérations simples qui sont antisymétriques, non commutatives, comme
la division ou la soustraction : « Pour Euclide un logos de
deux nombres ou grandeurs a et b est ce que nous désignons
ordinairement par a : b » [Szabo (1969),
1977 : 163]. Dans le discours, le rapport, c’est ce que
les philosophes appelèrent le jugement (Urteil).
2. Contrairement à ce qu’a toujours supposé
Meyerson [1931], la copule « être » joue dans notre langue un rôle
essentiellement antisymétrique : il ne s’agit pas d’équivalence mais
d’une relation irréversible. Si « le lion est un mammifère »
exprime l’universalité : tous les lions sont des
mammifères », l’inversion du sujet et du prédicat doit exprimer nécessairement
(sous peine d’erreur) la particularité : « le mammifère est
un lion » ne peut vouloir dire que « certains mammifères sont des
lions ». |
L’invention grecque, comme chacun le sait,
c’est précisément cela : le logos, la raison que nous identifions à
l’enchaînement associatif antisymétrique [3].
3. J’ai mis en évidence ailleurs [Jorion, 1989] que
certains effets de « mentalité primitive » révèlent l’existence
dans certains modes de pensée (fondés sur une langue) de la seule relation
symétrique, la connexion simple. Notre mécompréhension moderne et occidentale
de ces effets de langue résulterait de notre incapacité (culturellement
acquise) à lire une relation symétrique entre certaines entités qui sont
liées pour nous de manière évidente par une relation antisymétrique.
Ainsi le fameux « Les jumeaux sont des oiseaux » des Nuer du Soudan
où nous lisons (par nécessité culturelle) une relation d’inclusion. |
La distinction entre la
relation symétrique entre deux entités et leur relation antisymétrique ouvre la
voie à la proportion (latin : proportio), ou analogie (grec :
analogia).
La proportion, c’est la connexion simple entre
deux rapports, c’est-à-dire une relation symétrique établie entre deux
couples d’éléments en relation antisymétrique l’un avec l’autre [4].
4. Szabo s’interroge sur la présence de la
préposition ana dans l’expression analogia. Il fait remarquer à
juste titre que l’on attendrait plutôt kata s’il s’agissait d’exprimer
une conformité, une correspondance entre les deux rapports. Ana, dit-il,
est un distributif, comme dans « deux par deux » ou « quatre à
quatre » [Szabo (1969), 1977 : 165-167].
Soit très exactement l’expression du simple rapprochement, de la simple mise
en présence que j’exprime par l’expression de connexion simple :
« rapport à rapport ». Il n’est donc nullement nécessaire de suivre
Szabo lorsqu’il se sent obligé de supposer que l’expression est
elliptique : abréviation d’un ana logon isoi :. rapport à
rapport égal » [ibid.: 168-169]. |
L’analogie s’entend
généralement aujourd’hui de manière approximative comme un rapport vague entre
quatre éléments qui se « répondent » d’une certaine manière. C’est,
en fait, bien plus et bien mieux que cela que découvrent les Grecs : la
combinaison efficace (toute la rationalité en découle) de la mise en
relation /103/ symétrique de deux relations dont l’une au moins
est antisymétrique.
La proportion ou analogie [5] nous ouvre tout entière la
compréhension de ce qu’Ernest Renan appela de manière pompeuse, mais nullement
inappropriée, le « miracle grec ». Dans la langue moderne bien sûr,
le mot « proportion » s’appliquera plus volontiers aux applications
mathématiques, le mot « analogie » aux applications discursives.
5. La proportion est dite analogia, les
quatre termes (oros = extrémité) sont dits
« proportionnels » : analogon. Ainsi, chez Euclide
(VII, déf. 21) : « Des nombres sont analogon lorsque le
premier est le même multiple du second que le troisième l’est du quatrième,
ou lorsque le premier est la même ou les mêmes parties du second que le
troisième l’est du quatrième » [in Szabo
(1969), 1977 : 164]. |
Soit une proportion
familière, la proportion géométrique, « seize est à huit comme
quatre est à deux ». On sous-entend, sans le dire explicitement, que la
relation antisymétrique existant entre les éléments des couples rapprochés est
de l’ordre de la division. Que l’on peut encore écrire sans difficultés selon
les conventions classiques de l’arithmétique
16/8 = 4/2 (ou 16 : 8 =
4 : 2)
16 et 2 sont les
extrêmes, et 8 et 4, les termes (oros) moyens.
Telle quelle, avec quatre termes
distincts, la proportion est discrète. Avec un seul terme moyen, elle
devient continue « Seize est à huit comme huit est à quatre »,
ce qui s’écrit encore 16/8 = 8/4, 16 et 4 sont les
extrêmes, mais 8 est le terme moyen unique : ou comme l’on dit encore,
la moyenne (ou raison) géométrique.
Une démarche similaire est
envisageable pour la proportion arithmétique : « Seize est à
huit comme douze est à quatre », ce qui doit s’écrire cette fois comme différence
et non plus division, 16 - 8 = 12 - 4 ;
16 et 4 sont les extrêmes, et 8 et 12,
les moyens termes. Ici aussi, la proportion est discrète puisqu’il existe
deux moyens termes distincts.
La continuité s’obtient
par la présence d’un moyen terme unique, par exemple dans 16 - 10
= 10 – 4 ; 10 constitue ici la moyenne (ou raison)
arithmétique entre 16 et 4.
On connaît l’algorithme
commun du calcul de la moyenne arithmétique de deux termes : la somme des
extrêmes divisée par deux (16 + 4 = 20 ; 20/2 = 10), soit
une instance particulière, limitée à deux nombres, de ce qu’on appelle
aujourd’hui le /103/ moment de premier ordre lorsqu’on a affaire à une
distribution statistique : « la somme des termes divisée par leur
nombre (cardinalité) ».
On voit la différence entre
les deux types de proportion : la moyenne géométrique de 16 et 4
est 8, leur moyenne arithmétique est 10.
Passons maintenant à la
proportion sous sa forme verbale, soit ce que nous appelons aujourd’hui, à
proprement parler, l’analogie. Commençons par un exemple où les relations
rapprochées sont symétriques et ne sont donc pas à proprement parler des rapports.
« La politesse est à
l’esprit ce que la grâce est au visage », politesse (1)/esprit (2) = grâce
(3)/visage (4) que l’on peut représenter sous la forme canonique a/b = c/d, et
dont Perelman soutint (... contre Lacan [cf.
Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1958 535-536 ; Lacan, 1966 : 889])
qu’elle est le soubassement de la métaphore. En l’occurrence : la
grâce (3) comme « politesse (1) du visage (4) », et la
politesse (1) comme « grâce (3) de l’esprit (2) ». Les
termes sont ici quatre : la politesse et le visage comme extrêmes et
l’esprit et la grâce comme termes moyens. Pour reprendre le vocabulaire qui
s’appliquait à la proportion mathématique, l’analogie est ici discrète.
L’analogie continue exige,
elle, un moyen terme commun « L’esprit est à l’homme, ce que l’homme est à
la nature », soit l’homme comme, d’une part, « esprit de la
nature » et, d’autre part, comme « nature de l’esprit ».
Ce que le moyen terme unique
autorise ici, c’est la mise en rapport des extrêmes, tout comme les moyennes
arithmétique et géométrique dans la proportion. L’homme comme « esprit de
la nature », c’est une métaphore semblable à celles qu’autorisait l’analogie
discrète mais cette mise en rapport par le truchement d’un moyen terme se
révèle aussi comme conclusion : « L’homme est l’esprit de la
nature. »
Ce qui apparaît ainsi avec
l’analogie continue, c’est la mise en rapport des extrêmes, débouchant sur l’expression
d’une relation directe entre eux, soit très précisément ce qu’opère le syllogisme. Celui-ci permet alors, comme
l’on sait, diverses figures, selon la nature symétrique ou antisymétrique des
relations rapprochées. Par exemple, deux relations antisymétriques
« La baleine est un
mammifère, le mammifère est un animal », donc « la baleine est un
animal », soit l’illustration de ce que l’on convient d’appeler la transitivité
de l’inclusion. /105/
Ou bien, une relation
antisymétrique et une symétrique (ou l’inverse)
« La baleine est un
mammifère, les mammifères ont le sang chaud », donc « la baleine a le
sang chaud », soit l’héritage des propriétés.
Ce que nous appelons de
manière contemporaine analogie, c’est donc l’une des trois figures qu’autorise l’analogia
grecque continue, la proportion continue quand elle porte sur les enchaînements
associatifs propres au discours : celle qui établit une relation
symétrique entre deux couples de relations, elles aussi symétriques et dont la
conclusion est nécessairement de l’ordre de la métaphore.
Les deux autres figures
possibles de l’analogia continue constituent le syllogisme proprement
dit : celles qui établissent une relation symétrique entre deux couples
de relations dont l’une au moins est antisymétrique, et dont la conclusion
apparaît du coup littérale (et le plus souvent instructive, encore
que certains esprits excellents lui aient contesté cette dernière
propriété ; (cf. [Jorion 1990 a, 121]).
De même qu’afin que la
proportion soit valide, il convient que le moyen terme, la moyenne soit juste,
de même, pour que l’analogie continue soit valide, il convient que le moyen
terme soit juste.
Et c’est sur cette notion de
justesse du moyen terme que nous pouvons retrouver immédiatement la théorie
du prix chez Aristote, dont on verra qu’elle combine les propriétés de ce que
nous distinguons aujourd’hui comme proportion et comme analogie.
Je cite ici quelques
passages de l’Éthique à Nicomaque (V, 3),
que je paraphraserai au passage, et illustrerai à l’occasion par des nombres
pour suppléer aux diagrammes qui devaient éclairer le texte d’Aristote mais qui
nous sont perdus.
« ... la justice implique au moins quatre
termes, à savoir, deux personnes pour qui il est juste et deux parts qui sont
justes. Et il existera la même relation équitable entre les parts qu’entre les
personnes, puisque le rapport entre les parts sera équivalent au rapport entre
les personnes ; car si les personnes ne sont pas égales (de même statut, P.J.), elles ne recevront pas des
parts égales ; c’est quand des égaux possèdent ou reçoivent des parts
inégales, ou quand des personnes qui ne sont pas égales reçoivent des /106/ parts
égales, que les querelles et les récriminations surgissent. »
On a donc affaire à des
personnes supposées de statut différent, disons, l’officiel et l’homme du
commun, la justice distributive entre elles suppose une répartition du type
suivant : l’officiel/l’homme du commun = part de l’officiel/part de
l’homme du commun. Le premier logos est donc constitué du statut
réciproque d’un officiel et d’un homme du commun.
Comme Aristote parlera plus
loin de « figure en diagonale », notons qu’ici la figure est
« en parallèle » : ce qui est « de l’officiel »
apparaît en numérateur dans les deux membres de l’équation, et ce qui est
« de l’homme du commun », en dénominateur. Poursuivons.
« La justice est donc
une sorte de proportion (analogia) ; car la proportion m’est pas seulement une propriété
de la quantité numérique, mais de la quantité en général, la proportion étant
l’équivalence des rapports (logon) et impliquant au moins quatre termes.
« (Qu’une proportion
discrète ait quatre termes va de soi, mais il en va de même de la proportion
continue puisqu’elle traite l’un des termes comme s’il en figurait deux, et le
répète : par exemple, comme la ligne représentant le premier terme [de longueur 12, P.J.] est à la ligne
représentant le deuxième terme [de longueur 6,
P.J.], de même la ligne représentant le deuxième terme [de longueur 6, P.J.] est à la ligne
représentant le troisième terme [de
longueur 3, P.J] ; ici la ligne représentant le deuxième terme
est mentionnée deux fois, de sorte que si elle est comptée deux fois, il y aura
bien quatre proportionnels (analoga), [12/6 = 6/3, P.J]).
« Ainsi, le juste
implique aussi au moins quatre termes et le rapport existant au sein de la
première paire de termes est le même que celui qui existe au sein de la seconde
paire.
« ... La
justice distributive n’est pas une proportion continue, car son deuxième et son
troisième terme, le bénéficiaire d’une part et une part en soi, ne constituent
pas un terme unique. »
Dans l’exemple donné plus
haut, le deuxième terme est l’homme du commun, et le troisième terme, la part
de l’officiel. /107/
« [1131 b3 25]
L’autre sorte
[de justice, P.J.] est la justice
corrective, qui prévaut dans les transactions privées, volontaires ou
involontaires. (..) Mais le juste dans les transactions privées, bien qu’il
soit l’équivalence dans un certain sens (et l’injuste, la non-équivalence),
n’est pas l’équivalence selon la proportion géométrique, mais arithmétique.
(..) L’injuste étant ici le non-équivalent, le juge fait en sorte de rétablir
l’équivalence en imposant la pénalité ou le retrait, soustrayant ainsi le gain (injuste, P.J.).
« Le juge rétablit l’égalité de
la manière suivante : si nous nous représentons le cas par une ligne
divisée en deux parties inégales (une ligne de
longueur 14 divisée en deux parties, l’une de longueur 5 et l’autre de longueur
9, P.J.), il retire du plus grand segment (celui
de longueur 9, P.J.), la longueur par laquelle il excède la moitié de la
ligne entière (la moitié de la ligne vaut 7, et le
plus grand segment l’excède d’une longueur de 2, P.J.), et il l’ajoute
au plus petit segment (qui vaut maintenant 5 + 2 =
7, soit la moitié de la ligne initiale, P.J.). Lorsque le tout a été
divisé en deux moitiés, les gens disent qu’ils “ont perçu leur dû”, ayant perçu
ce qui est équivalent.
« C’est bien là l’origine du
mot dikaion (juste) : il signifie dicha (en deux), comme si l’on
prononçait dichaion ; et un dikast (juge) est un dichast (qui partage en
deux). L’équivalent est une moyenne (méson) par la proportion arithmétique
entre le plus grand et le plus petit.
« [1132 b2 23] La réciprocité ne coïncide
cependant ni avec la justice distributive ni avec la justice corrective. (..)
Car, en de nombreux cas, la réciprocité est en contradiction avec la
justice : par exemple, si un officiel frappe un homme (du commun), c’est
une erreur pour celui-ci de rendre le coup ; et si un homme frappe un
officiel, il ne suffit pas que celui-ci le frappe à son tour, l’homme doit en
plus être puni. (..) Mais dans l’échange de services, c’est la réciprocité en
tant que forme de justice (en soi, P.J.) qui
est le lien fondateur de l’association : réciprocité qu’il faut entendre
sur la base de la proportion et non sur celle de l’équivalence (stricte, P.J.).
« [1133 a2 1] Or, la compensation selon la
proportion s’effectue par la figure diagonale. Par exemple, soit A un maçon, B
un cordonnier, C une maison et D une chaussure. II faut que le maçon reçoive du
cordonnier une portion du produit /108/ de son travail et lui donne une portion du produit
du sien. Pour autant que l’équivalence proportionnelle ait été préalablement
établie, et que l’échange réciproque ait eu lieu ensuite, la compensation en
question sera alors effective; si cela n’est pas le cas, le marché n’est pas
équitable, et la relation s’interrompt. Car il se peut que le produit de l’une
des parties vaille plus (de manière intrinsèque,
P.J.) que celui de l’autre, et dans ce cas, il convient (préalablement, P.J.) de les faire
équivaloir. »
Comme on ne peut imaginer qu’une chaussure puisse être l’équivalent d’une maison, il faut considérer que ce sera un nombre n de chaussures qui équivaudra à une maison. Mais
alors que, pour la justice distributive, la part qui revenait à chacun exprimait exactement leur statut social
réciproque, ici, lorsqu’il s’agit d’échange, le rapport sera
inversé : plus le statut des parties en présence sera inégal, plus l’inférieur devra donner une quantité importante de son
produit au supérieur en échange de
ce que celui-ci a à offrir.
Prenons un exemple, imaginons d’abord qu’en Grèce
ancienne, les statuts du maçon et du cordonnier soient équivalents.
Alors : maçon/cordonnier
= n chaussures/une
maison = 1.
Imaginons maintenant que le maçon ait un statut supérieur à celui du cordonnier. Un maçon
vaut p cordonnier. Donc :
maçon/cordonnier = p. Dès lors dans l’échange, ce n’est plus
n chaussures qu’un
cordonnier devra
donner à un maçon pour obtenir de lui une maison, mais p x n
chaussures. En effet, maçon/cordonnier = p x n
chaussures/une maison = p.
On voit l’inversion qui a eu lieu par rapport à la justice distributive. En ce qui concerne celle-ci, on
aurait : maçon/cordonnier = part du maçon/part du cordonnier = p,
le maçon et sa
part en numérateur, et le cordonnier et
sa part en dénominateur, alors qu’ici, lorsqu’il s’agit de l’échange, le maçon apparaît en
numérateur EN
COMPAGNIE d’un certain nombre de chaussures, et le cordonnier apparaît en dénominateur EN COMPAGNIE d’une maison. D’où le passage de la « figure
parallèle », dans la justice distributive, à la « figure diagonale », dans l’échange.
« Ainsi, poursuit Aristote,
ce qu’un maçon est par rapport à un cordonnier, doit être aussi telle ou telle
quantité de chaussures par rapport à une maison (.. ) ; car sans cette
proportion réciproque, il ne peut y avoir ni échange ni association ; et
ceci ne peut être garanti que si les /109/ marchandises en question s’équivalent d’une manière
ou d’une autre.
« Il y a donc proportion réciproque quand une
équivalence a été établie entre les produits, de telle sorte que le rapport
entre un maçon et un cordonnier est le même que celui qui existe entre (une
certaine quantité du produit) du cordonnier et le produit du maçon [6]. »
6. Dans ce paragraphe, Aristote (ou un copiste) remplace soudain le maçon par un cultivateur, j’ai intentionnellement conservé le maçon pour la cohérence de l’ensemble. |
Voici ce que l’on pouvait
dire du prix comme proportion chez Aristote. J’ai pu, au passage,
éclairer la relation qui existe à l’heure actuelle entre ce que nous distinguons comme
proportion et comme analogie, soit respectivement la variété quantitative et la variété discursive
de rapprochements
de nature
similaire. Les dimensions
de la continuité
(trois termes) et de la discrétion (quatre termes), d’une part, et de la symétrie et de
l’antisymétrie de la relation entre termes,
d’autre part, nous ont montré les variations des figures possibles et les conséquences qu’elles
entraînent par rapport à une
conclusion qui apparaîtra
soit comme littérale lorsqu’il existe
au moins un authentique
rapport (un logos) dans la proportion, soit comme
métaphorique
lorsque toutes les relations, entre termes et entre couples de termes, sont symétriques.
Bien sûr, la conception du prix
comme proportion chez Aristote est statique et correspond bien à la structure sociale qui
existait en Grèce antique.
Comme l’a mis en évidence Henri Denis
[1984], on trouve chez Hegel, dans la théorie de la mesure, la proportion aristotélicienne sous une forme plus élaborée, et proprement dynamique, tirant parti des progrès intervenus entre temps en physique
(anéantissant ainsi au passage la légende de la
naïveté de Hegel
en matière de physique et de mathématiques). Mais ce
dernier sujet mérite un développement
séparé.