Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie

J. M.Keynes

 

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Notes finales sur la philosophie sociale
à laquelle la théorie générale peut conduire

 

I

 

Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont le premier que le plein emploi n’y est pas assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque d’équité. Le rapport entre la théorie qui précède et le premier de ces vices est évident. Mais il existe deux points importants où elle touche aussi le second.

Depuis la fin du XIXe siècle la taxation directe des revenus cédulaires, des revenus globaux et des successions a permis de réaliser, surtout en Grande-Bretagne, de sérieux progrès dans la réduction des très grandes inégalités de fortune et de revenu. Certains souhaiteraient qu’on allât beaucoup plus loin dans cette voie, mais ils sont retenus par deux ordres de considérations. D’abord ils craignent de rendre les évasions fiscales trop avantageuses et aussi d’affaiblir à l’excès le motif qui incite à assumer des risques. Mais ce qui, à notre avis, les arrête surtout, c’est l’idée que la croissance du capital dépend de la force du motif qui pousse à l’épargne individuelle et que cette croissance est en grande partie commandée par l’épargne que la classe riche retranche de ses superfluités. Notre thèse est sans influence sur les premières considérations, mais elle conduit à envisager les secondes sous un jour bien différent. Nous avons vu en effet que tant que le plein emploi n’est pas établi une faible propension a consommer n’accélère nullement la croissance du capital, mais au contraire la ralentit et que c’est seulement dans une situation de plein emploi qu’elle y est favorable. De plus l’expérience indique que, dans les conditions actuelles, l’épargne issue des institutions et des fonds /367/ d’amortissement est plus que suffisante ; et qu’une redistribution du revenu propre à accroître la propension à consommer pourrait favoriser de façon décisive la croissance du capital.

L’idée si répandue que les droits de succession contribuent à réduire la richesse en capital du pays illustre bien la confusion qui existe à cet égard dans l’esprit du public. Si le Gouvernement affecte le produit de ces droits à la couverture de ses dépenses ordinaires de manière à alléger ou à ne pas alourdir les impôts qui frappent le revenu et la consommation, il est incontestable qu’une politique fiscale imposant sévèrement les successions a pour effet d’accroître la propension de la communauté à consommer. Mais, puisque un accroissement de la propension habituelle à consommer contribue en général (c’est-à-dire hors le cas de plein emploi) à renforcer l’incitation à investir, la conclusion qu’on a coutume d’en tirer est l’exact contraire de la vérité.

L’analyse qui précède nous amène donc à conclure que dans les conditions contemporaines la croissance de la richesse, loin de dépendre de l’abstinence des milieux aisés, comme on le croit en général, a plus de chance d’être contrariée par elle. Ainsi disparaît l’une des principales justifications sociales des grandes inégalités de fortunes. Ce n’est pas à dire que d’autres raisons indépendantes de notre théorie ne puissent justifier en certaines circonstances un certain degré d’inégalité des fortunes. Mais notre théorie élimine la principale des raisons pour lesquelles on a pensé jusqu’ici qu’une grande circonspection était nécessaire dans l’accomplissement des réformes Elle influe tout particulièrement sur notre façon d’envisager les droits de succession. Car certaines considérations qui légitiment l’inégalité des revenus ne justifient pas en même temps l’inégalité des héritages.

Pour notre part, nous pensons qu’on peut justifier par des raisons sociales et psychologiques de notables inégalités dans les revenus et les fortunes, mais non des disproportions aussi marquées qu’à l’heure actuelle. Il existe des activités humaines utiles qui, pour porter tous leurs fruits, exigent l’aiguillon du lucre et le cadre de la propriété privée. Bien plus, la possibilité de gagner de l’argent et de constituer une fortune peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine dans une voie où ils sont relativement inoffensifs. Faute de pouvoir se satisfaire de cette façon, ces penchants pourraient trouver une issue dans la cruauté, dans la poursuite effrénée du pouvoir personnel et de l’autorité et dans les autres formes de l’ambition personnelle. Il vaut mieux que l’homme exerce son despotisme sur son /368/ compte en banque que sur ses concitoyens ; et, bien que la première sorte de tyrannie soit souvent représentée comme un moyen d’arriver à la seconde, il arrive au moins dans certains cas qu’elle s’y substitue. Mais, pour stimuler ces activités et pour satisfaire ces penchants, il n’est pas nécessaire que la partie se joue à un taux aussi élevé qu’aujourd’hui. Des taux beaucoup plus bas seraient tout aussi efficaces dès l’instant que les joueurs y seraient habitués. La transformation de la nature humaine et le gouvernement de cette nature sont deux tâches qu’il importe de ne pas confondre. Peut-être dans la république idéale les hommes pourraient-ils être habitués, inclinés ou formés à se désintéresser du jeu. Mais, tant que l’homme moyen ou même une fraction notable de la communauté sera fortement adonnée à la passion du lucre, la sagesse et la prudence commanderont sans doute aux hommes d’État d’autoriser la pratique du jeu sous certaines règles et dans certaines limites.

 

II

 

Mais il y a une seconde partie de notre analyse dont les conséquences sont beaucoup plus importantes pour l’avenir des inégalités de fortune ; c’est notre théorie du taux de l’intérêt. On justifiait jusqu’ici une certaine élévation du niveau de l’intérêt par la nécessité de fournir à l’épargne un encouragement suffisant. Mais nous avons démontré que le montant effectif de l’épargne est rigoureusement déterminé par le flux de l’investissement et que celui-ci grossit sous l’effet d’une baisse de l’intérêt, pourvu qu’on ne cherche pas à le gonfler par la faiblesse de l’intérêt au-delà du volume qui correspond au plein emploi. La politique la plus avantageuse consiste donc à faire baisser le taux de l’intérêt par rapport à la courbe de l’efficacité marginale du capital jusqu’à ce que le plein emploi soit réalisé.

Ce critère conduira, sans aucun doute, à un taux de l’intérêt beaucoup plus faible que celui qui a régné jusqu’ici. Et, pour autant qu’on puisse faire des conjectures au sujet des courbes de l’efficacité marginale correspondant à un équipement en capital de plus en plus développé, il est probable que le taux de l’intérêt baissera régulièrement si l’on parvient à maintenir un état plus ou moins continu de plein emploi, sauf, en vérité, dans l’hypothèse d’un changement profond de la propension globale à consommer (y compris celle de l’État).

Nous sommes convaincu que la demande de capital est strictement /369/ limitée, en ce sens qu’il ne serait pas difficile d’accroître l’équipement jusqu’à ce que son efficacité marginale tombe à un chiffre très faible. Ceci ne veut pas dire que l’usage des biens capitaux ne coûterait presque rien, mais seulement que le revenu qu’on en tirerait n’aurait guère à couvrir que la dépréciation due à l’usure et à la désuétude augmentée d’une marge pour compenser les risques ainsi que l’exercice de l’habileté et du jugement. En bref, l’ensemble des revenus procurés par un bien durable au cours de son existence ne couvrirait rien de plus, comme c’est le cas pour les biens éphémères, que la somme des coûts du travail servant à les produire, des coûts de l’habileté et de la surveillance, et d’une allocation correspondant aux risques.

Cet état de choses serait parfaitement compatible avec un certain degré d’individualisme. Mais il n’en impliquerait pas moins l’euthanasie du rentier et par suite la disparition progressive du pouvoir oppressif additionnel qu’a le capitaliste d’exploiter la valeur conférée au capital par sa rareté. L’intérêt ne rémunère aujourd’hui aucun sacrifice véritable non plus que la rente du sol. Le détenteur du capital peut obtenir un intérêt parce que le capital est rare, de même que le détenteur du sol peut obtenir une rente parce que le sol est rare. Mais, tandis que la rareté du sol peut s’expliquer par des raisons intrinsèques, il n’y a pas de raisons intrinsèques qui expliquent la rareté du capital. Une raison intrinsèque de cette rareté, plus précisément un sacrifice véritable que seule pourrait faire consentir l’offre d’une récompense sous forme d’intérêt, n’existerait à longue échéance que dans le cas où la propension individuelle à consommer s’avérerait assez forte pour que l’épargne nette en situation de plein emploi devienne nulle avant que le capital fût suffisamment abondant. Et, même dans ce cas, l’État aurait encore la ressource d’entretenir une épargne publique assez importante pour permettre au capital de se développer jusqu’à ce qu’il cessât d’être rare.

La généralisation de la rente nous paraît constituer une phase de transition du capitalisme ; elle prendra fin lorsqu’elle aura rempli son objet [aujourd’hui ?]. Et la disparition de la rente du capital entraînera bien d’autres changements radicaux dans ce régime. Le grand avantage de l’évolution que nous préconisons, c’est que l’euthanasie du rentier et du capitaliste oisif n’aura rien de soudain, qu’elle n’exigera aucun bouleversement, étant simplement la continuation par étapes, mais longuement poursuivie, de ce que nous avons connu récemment en Grande-Bretagne. /370/

Dans la pratique on pourrait donc se proposer (tout ceci n’a rien d’irréalisable) d’une part d’augmenter le volume de l’équipement jusqu’à ce qu’il cessât d’être rare, de manière à supprimer la prime attribuée au capitaliste oisif ; d’autre part d’aménager les impôts directs de manière à affecter au service de la communauté sur la base d’émoluments raisonnables l’intelligence, le dynamisme et la capacité administrative des financiers, entrepreneurs et tutti quanti (qui certainement aiment assez leurs métiers pour que leur travail puisse être obtenu à bien meilleur marché qu’à présent).

Il faut reconnaître en même temps que l’expérience seule peut indiquer dans quelle mesure il convient d’orienter la volonté publique, telle qu’elle s’exprime par la politique du Gouvernement, vers le renforcement ou la relève de l’incitation à investir ; et dans quelle mesure il est possible d’accroître la propension moyenne à consommer sans risque de s’éloigner de l’objectif consistant à dépouiller le capital de sa valeur de rareté en l’espace d’une ou deux générations. On constatera peut-être que la propension à consommer est si facilement renforcée par le déclin de l’intérêt que le plein emploi peut être réalisé moyennant un flux d’épargne et par suite une vitesse d’accumulation de la richesse à peine plus grands qu’aujourd’hui. Dans ce cas une plus lourde taxation des gros revenus et des grosses successions pourrait soulever l’objection qu’elle conduirait au plein emploi avec une vitesse d’accumulation de la richesse bien plus faible qu’à l’heure actuelle. Nous ne songeons pas à nier qu’une telle conséquence est possible, voire probable. Il serait téméraire en ce domaine de prédire le comportement de l’homme moyen en présence de circonstances nouvelles. Cependant s’il s’avère facile d’assurer approximativement le plein emploi avec une vitesse d’accumulation de la richesse peu supérieure à celle qui existe, on aurait déjà résolu un problème capital. Et il resterait à fixer par une décision séparée l’ampleur et les modalités des restrictions de consommation qu’il serait juste et raisonnable d’appeler la génération actuelle à consentir pour que ses successeurs bénéficient plus tard d’un état de plein investissement.

 

III

 

La théorie qui précède apparaît assez conservatrice sous l’angle de ses répercussions en d’autres domaines. Tout en indiquant l’importance vitale que présente la création d’un contrôle central sur certaines activités aujourd’hui confiées en grande partie à l’initiative privée, elle laisse inchangés de vastes secteurs de la vie économique. En ce qui concerne la propension à consommer, l’État sera conduit à exercer sur elle une influence directrice par sa politique fiscale, par la détermination du taux de l’intérêt, et peut-être aussi par d’autres moyens. Au surplus il est improbable que l’influence de la politique bancaire sur le taux de l’intérêt suffise à amener le flux d’investissement à sa valeur optimum. Aussi pensons-nous qu’une assez large socialisation de l’investissement s’avérera le seul moyen d’assurer approximativement le plein emploi, ce qui ne veut pas dire qu’il faille exclure tous les genres d’arrangements et de compromis permettant à l’État de coopérer avec l’initiative privée. Mais à part cela, aucune argumentation convaincante n’a été développée qui justifierait un socialisme d’État embrassant la majeure partie de la vie économique de la communauté. Ce n’est pas la propriété des moyens de production dont il importe que l’État se charge. S’il est en mesure de déterminer le volume global des ressources consacrées à l’augmentation de ces moyens et le taux de base de la rémunération allouée à leurs possesseurs, il aura accompli tout le nécessaire. Les mesures nécessaires de socialisation peuvent d’ailleurs être introduites par étapes et sans interrompre les traditions générales de la société.

Notre critique de la théorie classique acceptée par l’Économie Politique a consisté moins à relever des erreurs logiques dans son analyse qu’à mettre en évidence le fait que ses hypothèses implicites ne sont jamais ou presque jamais vérifiées, de sorte qu’elle se trouve incapable de résoudre les problèmes économiques du monde concret. Mais aussitôt que les contrôles centraux auront réussi à établir un volume global de production correspondant d’aussi près que possible au plein emploi, la théorie classique reprendra tous ses droits. Si le volume de la production est pris comme donnée, c’est-à-dire si on le suppose gouverné par des forces extérieures à la conception de l’école classique, il n’y a rien à objecter à l’analyse de cette école concernant la manière dont l’intérêt individuel détermine le choix des richesses produites, les proportions dans lesquelles les facteurs de production sont associés pour les produire et la répartition entre ces facteurs de la valeur de la production obtenue. De même, si l’on a traité autrement le problème de l’épargne, il n’y a rien à objecter à la théorie classique moderne en ce qui concerne le degré de coïncidence de l’intérêt général et de l’intérêt particulier, tant dans un régime de concurrence /372/ parfaite que dans un régime de concurrence imparfaite. Hors la nécessité d’un contrôle central pour maintenir en équilibre la propension à consommer et l’incitation à investir, il n’y a pas plus de raison qu’auparavant de socialiser la vie économique.

Pour placer la question sur un plan concret, nous ne voyons pas pourquoi le système actuel ferait un très mauvais usage des facteurs de production employés. Sans doute des erreurs de prévision sont-elles commises, mais on ne les éviterait pas en centralisant les décisions. Lorsque sur dix millions d’hommes désireux et capables de travailler il y en a neuf millions employés, il n’est pas évident que le travail de ces neuf millions d’individus soit mal orienté. Le reproche qu’il convient de faire au système actuel n’est pas de ne pas affecter aux tâches appropriées les neuf millions d’hommes employés, mais de n’avoir pas d’ouvrage disponible pour le dernier million. C’est le volume et non la consistance de l’emploi que le système actuel a été incapable de déterminer correctement.

Nous estimons donc, comme Gesell, que la suppression des lacunes de la théorie classique ne conduit pas à abandonner le « Système de Manchester » mais simplement à indiquer quelle sorte d’environnement le libre jeu des forces économiques [ ! ] exige pour que les possibilités de la production puissent être toutes réalisées. Les contrôles centraux nécessaires à assurer le plein emploi impliquent, bien entendu, une large extension des fonctions traditionnelles de l’État. D’ailleurs la théorie classique moderne a elle-même appelé l’attention sur les divers cas où il peut être nécessaire de modérer ou de diriger le libre jeu des forces économiques. Mais un large domaine n’en subsistera pas moins, où l’initiative et la responsabilité privées pourront encore s’exercer. Dans ce domaine les avantages traditionnels de l’individualisme garderont toute leur valeur.

Arrêtons-nous un moment pour les rappeler. Ils consistent d’abord dans une amélioration du rendement, résultant de la décentralisation et du jeu de l’intérêt personnel. L’amélioration du rendement due à la responsabilité individuelle et à la décentralisation des décisions est peut-être même plus importante qu’on ne l’a cru au xIxe siècle, et il se peut qu’on ait trop réagi contre l’influence de l’intérêt personnel. Mais surtout l’individualisme, s’il peut être débarrassé de ses défauts et de ses excès, est la sauvegarde de la liberté personnelle, en ce sens qu’il élargit plus que tout autre système le champ ouvert aux choix personnels. Il est aussi la meilleure sauvegarde de la variété de l’existence, variété dont la source réside précisément dans l’étendue de ce /373/ champ des options personnelles et dont la privation est la plus sensible de toutes celles qu’entraînent les régimes unitaires ou totalitaires. La variété de l’existence préserve les traditions, qui incorporent les décisions les plus sages elles plus heureuses des générations passées ; elle colore le présent des nuances changeantes de son caprice ; servante de l’expérience et aussi de la tradition et de la fantaisie, elle est le plus puissant facteur d’amélioration du futur.

L’élargissement des fonctions de l’État, qu’implique la responsabilité d’ajuster l’une à l’autre la propension à consommer et l’incitation à investir, semblerait à un publiciste du XIXe siècle ou à un financier américain d’aujourd’hui une horrible infraction aux principes individualistes. Cet élargissement nous apparaît au contraire et comme le seul moyen possible d’éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles et comme la condition d’un fructueux exercice de l’initiative individuelle.

Car, lorsque la demande effective est insuffisante, non seulement le gaspillage de ressources cause dans le public un scandale intolérable, mais encore l’individu entreprenant qui cherche à mettre ces ressources en œuvre a les chances contre lui. La partie qu’il joue comporte plusieurs zéros et les joueurs dans leur ensemble sont obligés de perdre s’ils ont assez d’énergie et d’optimisme pour jouer toutes les cartes. L’accroissement de la richesse individuelle jusqu’à ce jour a été moindre que la somme des épargnes positives individuelles. La différence correspond aux pertes subies par ceux dont le courage et l’initiative n’ont pas été doublés d’une chance ou d’une habileté exceptionnelles. Si la demande effective était suffisante, il suffirait pour réussir d’une chance et d’une habileté moyennes.

Les régimes autoritaires contemporains paraissent résoudre le problème du chômage aux dépens de la liberté et du rendement individuels. Il est certain que le monde ne supportera plus très longtemps l’état de chômage qui, en dehors de courts intervalles d’emballement, est une conséquence, et à notre avis une conséquence inévitable, de l’individualisme du régime capitaliste moderne. Mais une analyse correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement. /374/

 

IV

 

Nous avons dit en passant que le nouveau système pourrait être plus que l’ancien favorable à la paix. Il convient de revenir et d’insister sur ce sujet.

Les causes de la guerre sont multiples. Les dictateurs et leurs semblables, à qui la guerre procure, au moins en perspective, un stimulant délectable, n’ont pas de peine à exciter le sens belliqueux de leurs peuples. Mais il existe en outre des causes économiques de la guerre, qui leur facilitent l’entretien de la flamme populaire, à savoir : la poussée de la population et la compétition autour des débouchés. Cette dernière cause, qui a joué au XIXe siècle et jouera peut-être encore un rôle prédominant, a un rapport étroit avec notre sujet.

Nous avons signalé dans le chapitre précédent que sous un régime de laissez-faire intérieur et d’étalon-or international, comme celui qui était orthodoxe pendant la seconde moitié du XIXe siècle, le seul moyen pour les Gouvernements de soulager la détresse économique de leur pays était de lutter pour la conquête des marchés extérieurs. Les remèdes au chômage chronique ou intermittent se trouvaient tous exclus à l’exception des mesures destinées à améliorer la balance extérieure des revenus.

Les économistes avaient coutume de célébrer le système international existant parce qu’il procurait les fruits de la division internationale du travail tout en conciliant les intérêts des différentes nations ; mais ils laissaient dans l’ombre une conséquence moins bienfaisante de ce système. Et certains hommes d’État faisaient preuve de bon sens et d’une juste compréhension de l’ordre réel des choses lorsqu’ils soutenaient qu’un riche et vieux pays qui néglige la lutte pour les débouchés voit sa prospérité décliner et s’évanouir. Or, si les nations pouvaient apprendre à maintenir le plein emploi au moyen de leur seule politique intérieure (et aussi, faut-il ajouter, si elles pouvaient atteindre un équilibre démographique), il ne devrait pas y avoir de force économique importante propre à dresser les intérêts des divers pays les uns contre les autres. Il y aurait encore place pour la division internationale du travail et pour l’octroi de prêts à l’étranger en des conditions appropriées. Mais aucun pays n’aurait plus un motif puissant d’imposer ses produits aux autres pays et de refuser les leurs,

Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie /375/ comme ils le font aujourd’hui, non parce que cette politique est nécessaire pour leur permettre de payer ce qu’ils désirent acheter à l’étranger, mais parce qu’ils cherchent ouvertement à rompre l’équilibre des paiements de manière à rendre leurs balances commerciales créditrices. Le commerce international cesserait d’être ce qu’il est, c’est-à-dire un expédient désespéré pour préserver l’emploi intérieur des pays en stimulant les ventes et en restreignant les achats au-dehors ; moyen qui, lorsqu’il réussit, ne fait que transférer le problème du chômage au pays le moins bien placé dans la lutte. Il deviendrait un échange de marchandises et de services, réalisé librement et sans obstacle, en des conditions comportant des avantages réciproques.

 

V

 

Est-il chimérique d’espérer que ces idées se réaliseront ? Sont-elles trop étrangères aux motifs qui gouvernent l’évolution des sociétés organisées ? Les intérêts qu’elles desservent sont-ils plus puissants et plus apparents que ceux qu’elles favorisent ?

Nous n’entreprendrons pas de répondre ici à ces questions. Pour indiquer, ne fût-ce que dans les grandes lignes, les mesures pratiques qu’on pourrait échafauder progressivement sur ces idées, il faudrait un ouvrage bien différent de celui-ci. Mais, si les idées sont justes — et il est difficile à l’auteur de faire une autre hypothèse — on aurait tort, nous le prédisons, de méconnaître l’influence qu’à la longue elles doivent acquérir. Le monde se trouve aujourd’hui dans une impatience extraordinaire d’un diagnostic mieux fondé ; plus que jamais il est prêt à l’accepter et désireux de l’éprouver, même s’il n’est que plausible. Abstraction faite de cette disposition d’esprit particulière à l’époque, les idées, justes ou fausses, des philosophes de l’économie et de la politique ont plus d’importance qu’on ne le pense en général. À vrai dire le monde est presque exclusivement mené par elles. Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel, distillent des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque écrivailleur de Faculté. Nous sommes convaincu qu’on exagère grandement la force des intérêts constitués, par rapport à l’empire qu’acquièrent progressivement les idées. À vrai dire, elles n’agissent pas d’une façon immédiate, mais seulement après un laps de temps. Dans le domaine de la philosophie économique et politique, rares sont les hommes de plus de vingt-cinq ou trente ans qui restent accessibles aux théories nouvelles. Les idées que les fonctionnaires, les hommes politiques et même les agitateurs appliquent à la vie courante ont donc peu de chance d’être les plus neuves. Mais ce sont les idées et non les intérêts constitués qui, tôt ou tard, sont dangereuses pour le bien comme pour le mal.

 

 

M. Ripley s’amuse