Paradis infernaux, les villes hallucinées du néo-capitalisme

« Le Caire, pays de rêve »

Par Timothy Mitchell

 

Timothy Mitchell est professeur de sciences politiques à New York University et une figure majeure dans le domaine des politiques de la modernisation et de l’expertise au Moyen-Orient. Il a notamment écrit Questions of Modernity, University of Minnesota Press, 2OOO et Rule of Experts : Egypt, Techno-Politics, Modernity (University of Californie Press, 2002).

 

 

(…)

L’économie comme illusion

 

La difficulté à savoir quelle part des richesses de l’Égypte était passée dans les mains des plus riches était symptomatique d’un problème plus général. La politique de réformes économiques reposait sur l’illusion que l’économie existait en tant qu’espace susceptible d’être cartographié et dont on pouvait faire le relevé topographique, de la même manière que le colonel Lyons avait fait, un siècle auparavant, le relevé topographique de la vallée du Nil. Cette politique envisageait l’économie comme un territoire dont les frontières pouvaient être tracées et dont les éléments distincts pouvaient être situés, transcrits, dénombrés et réorganisés. Quand, en 1941, Simon Kuznet (membre du Bureau national des Recherches économiques à Cambridge) mit au point, le premier, une méthode pour mesurer le montant global du revenu national, il avait prévenu qu’« un total national permet de donner une signification indépendante à une entité nébuleuse appelée l’économie nationale ». Même si de nombreux économistes après Kuznet auraient pu être d’accord avec cette mise en garde, leurs méthodes de travail permirent à cette entité nébuleuse, l’économie, d’acquérir son indépendance conceptuelle. Les chiffres représentant les revenus et la production, la consommation et l’épargne, l’emploi et la productivité, les déficits et les dettes de la nation, quel que soit leur degré de fiabilité, furent utilisés pour renvoyer à des processus censés former un objet fini et cartographiable.

Certaines contradictions de cette méthodologie sont désormais bien connues. Celle qu’on cite le plus souvent est l’impossibilité de mesurer ce qu’on appelle le « secteur informel », ou parallèle, de l’économie. En Égypte, les menus biens et services ménagers ou de proximité, non déclarés à l’État et opérant dans les marges du système fiscal et réglementaire, représentent une proportion importante, mais inconnue, de la vie productive du pays. Ces activités furent traditionnellement exclues des calculs du PIB et des autres modèles de représentation de l’économie, bien que des efforts grandissants aient été faits pour y inclure quelques estimations. On dispose tout de même de certains éléments pour se faire une idée de leur ampleur : en 1996, près des trois quarts de la population du Grand Caire vivaient dans des abris de fortune, occupant les deux tiers de sa superficie et représentant 85 %, de ses unités d’habitation. Les résidents ne tiraient pas forcément leurs revenus du travail informel, mais ces chiffres montrent à quel point la construction et la possession de logements urbains échappaient à la réglementation étatique. Les estimations de la part de l’économie parallèle dans l’économie globale oscillaient entre 20 et 35 % du PIB, mais il s’agissait de suppositions qui impliquaient une division simpliste entre secteurs formel et informel incapable de saisir les interconnexions à l’œuvre. Les réformes économiques visaient principalement les activités officielles. Cependant, comme le souligne Mahmoud Abd Al-Fadil, les politiques destinées au secteur formel ont pu avoir un impact opposé sur le secteur parallèle, tandis que les transformations dans ce dernier eurent un effet profond sur le premier.

Toutes les activités de l’économie informelle n’étaient pas locales et limitées. Quelques-unes ont même joué un rôle important clans le secteur du commerce et de la finance internationale du pays, comme l’illustre l’exemple de la culture du chanvre. Dans les années 1980, l’Égypte importa d’énormes quantités de chanvre traité — de la résine de cannabis — venant de la vallée de la Bekaa au cœur du Liban, où la guerre civile avait eu pour effet de développer la production de biens destinés à l’exportation. La valeur de ces échanges clandestins était estimée entre deux et quatre milliards de dollars. Même le plus faible de ces deux chiffres dépassait tous les revenus égyptiens liés à l’exportation de produits non pétroliers. Après la fin de la guerre civile en 1990, la Syrie mit peu à peu fin à la production de cannabis libanais. Cela coïncida en Égypte avec une dévaluation monétaire qui augmentait le coût des importations, ainsi qu’avec une chute des revenus personnels et une campagne gouvernementale acharnée contre les trafiquants de drogue — les revendeurs reconnus coupables encouraient désormais la peine de mort. A mesure que le haschich libanais devenait rare et inabordable, les consommateurs se tournèrent vers le bango, du cannabis non traité, cultivé sur place et plus doux (peu de régions du monde permettent de produire un chanvre suffisamment riche en résine pour être transformé en haschich). La production de chanvre devint rapidement une industrie villageoise significative, en particulier dans le Sud de l’Égypte et dans le Sinaï, facilitée par la fin du contrôle des récoltes par le gouvernement. C’est ainsi que s’est établie une autre industrie de substitution à l’importation, éliminant l’une des demandes en devises fortes les plus importantes du pays. Rien de tout ceci ne fut intégré aux représentations officielles de l’économie égyptienne — bien que le FMI ait essayé de comprendre ce déclin rapide et inexpliqué de la circulation du dollar en Égypte.

Les débats portant sur la meilleure mesure des activités informelles et clandestines conçoivent généralement ces dernières comme le négatif du secteur formel, perçu en comparaison comme stable et bien connu. Il est pourtant tout aussi difficile d’attribuer à ce dernier, comme on le fait avec l’économie, une « signification indépendante ». Il peut y avoir des activités légales dont les dimensions et la valeur ne sont jamais rendues publiques, comme c’est le cas pour la production, le commerce et la consommation à grande échelle organisés par les forces armées égyptiennes. Comme l’a dit le gouvernement américain, les dépenses militaires en Égypte ne sont « pas transparentes », et il n’a été rendu compte précisément d’aucune de ces activités dans les comptes nationaux ou dans les budgets gouvernementaux. En 1989, les dépenses de l’État consacrées à l’armée ont été estimées à 4,7 milliards de dollars, soit environ 20 % du budget national, chiffre qui ne comprenait pas l’assistance militaire étrangère de la part des États-Unis (1,3 milliard de dollars) et de l’Arabie Saoudite, les revenus liés aux exportations d’armes égyptiennes, et sans doute les projets de l’armée dans l’agriculture et l’industrie civiles. Par conséquent, un cinquième des dépenses de l’État et peut-être 10 % du PIB n’étaient ni mesurés, ni pris en compte. En fait, c’est tout le budget du gouvernement qui était mensonger : dans les années 1990, Toshka et d’autres projets d’investissement géants furent financés sans être intégrés aux chiffies officiels. En 1998-1999, le gouvernement fit état d’un déficit de seulement 1,3 % du PIB, mais un an plus tard, il révisa discrètement ce chiffre pour y intégrer les « dépenses hors budget », qui avaient fait plus que tripler, amenant le déficit à 4,3 % du PIB.

Les problèmes posés par les activités économiques informelles, clandestines et non déclarées sont d’une telle ampleur qu’ils pourraient à eux seuls fournir une raison suffisante pour remettre en cause la vision de l’économie comme objet cartographiable et mesurable. Mais ces problèmes ne sont pas les plus importants. Lai catégorie d’économie présente des difficultés plus grandes encore. Mémo les étranges économiques les plus visibles et les plus réglementés ont des effets qui échappent à l’observation ou à la mesure. Dans n’importe quelle transaction, les parties impliquées cherchent à calculer, aussi précisément qu’elles le peuvent, ce qu’elles gagneront et ce qu’elles perdront. Cependant, la transaction affectera également d’autres acteurs, positivement ou négativement. Et ces autres coûts et profits ne seront pas pris en compte, puisque ceux qui seront touchés ne font pas partie de la transaction. Puisque la dimension d’une économie est censée correspondre à l’ensemble des transactions individuelles, les effets additionnels sont exclus de la représentation de l’économie nationale. Les économistes appellent ces éléments exclus des « externalités », et donnent souvent l’exemple de la pollution pour en illustrer le mécanisme : par exemple, les propriétaires d’une fabrique de ciment passent un accord avec un acheteur pour lui fournir tant de tonnes de ciment, mais n’incluent pas dans le prix le coût de la pollution de l’air générée par l’usine ; en effet, leur voisinage, auquel nuit pourtant cette pollution, ne fait pas partie de la transaction. Dans le langage de l’économie néoclassique, les externalités sont un exemple d’« échec du marché », de situations où le mécanisme des prix qui commande les échanges échoue à rendre compte des coûts réels qui sont en jeu, et se révèle donc incapable d’agir comme régulateur efficace de l’action sociale.

En recourant à des exemples tels que celui de la pollution, et en les qualifiant d’externalités ou d’échecs, la méthode et le langage de l’économie traitent ces coûts non pris en compte comme des éléments résiduels. Ils représenteraient une imperfection du marché, une simple défaillance de ses mécanismes, un aspect secondaire plutôt qu’essentiel de son fonctionnement. Pourtant, l’exemple de la pollution permet de mettre le doigt sur des externalités beaucoup plus larges, tel que l’impact destructeur du niveau général d’activité économique sur la balance écologique. Ils ne représentent donc pas de simples échecs du marché, mais une incapacité de son principe même à prendre en compte des effets complexes dont la valeur ne peut être convertie en termes monétaires ; il semble donc impossible de traiter ces externalités comme des éléments exceptionnels.

Puisque. aucune transaction ne s’effectue dans le vide, absolument tous les échanges produisent des externalités. Chaque décision consistant à faire l’acquisition d’un objet ou d’un service implique tous les coûts qui lui sont attachés et qui en ont pourtant été exclus, ou qui n’ont pas été correctement reconnus ou compensés.

Il n’est pas surprenant qu’un acteur économique puisse chercher à acheter quelque chose sans avoir à payer tous les coûts qui lui sont associés — sans avoir à prendre en compte tous les effets que sa production et sa consommation peuvent avoir sur les autres. En fait, l’échange ne pourrait tout simplement pas avoir lieu s’il fallait justifier de tous les coûts externes qui lui sont associés. Une économie de marché a besoin de conventions et de pouvoirs qui rendent possible la réalisation d’un échange sans devoir satisfaire à de tels critères. Le fait que le calcul de l’économie exclue non seulement la majeure partie des activités informelles ou clandestines, mais également les dimensions « externes » présentes dans les activités considérées comme formelles et réglementées, montre donc que cette exclusion est loin d’avoir une importance secondaire. Comme le souligne Michel Callon, énormément de travail et de dépenses sont nécessaires pour mener a bien ces actes d’exclusions. Sans eux, en réalité, le marché cesserait de fonctionner. Par exemple, pour vendre le ciment qu’elle fabrique, une usine doit démontrer qu’elle en est bien le propriétaire. Elle doit rejeter les demandes de ceux qui pourraient en réclamer une part, comme les ouvriers travaillant sur les fours qui fabriquent le ciment mais peuvent ne pas avoir été dédommagés à hauteur de la valeur qu’ils ont contribué à donner au produit, ou les requêtes des fournisseurs de machines ou de matériaux, ou encore les exigences de compensations pour les dégâts causés par la pollution sur la santé, etc En prouvant que le ciment est bien sa propriété, l’usine applique une forme d’exclusion, elle exerce son pouvoir de rejeter les requêtes extérieures.

T’ai étudié ailleurs la généalogie d’une certaine forme de revendication à la propriété en Égypte, celle qui est liée à la propriété privée de la terre. ,J’ai retracé le procédé grâce auquel une personne appelée « propriétaire terrien » obtient un monopole sur les produits de la terre en se débarrassant des droits dont les cultivateurs, les indigents, la famille dirigeante du Caire et d’autres prétendants avaient auparavant bénéficié. L’organisation de ces exclusions nécessita la mise en place d’un projet politique complexe, qui passa par toute une palette d’interventions allant de la violence au contrôle, en passant par le maintien de l’ordre, l’occupation militaire, les arguments juridiques, l’emprisonnement et la théorie économique. Comme le montre cet exemple, la propriété n’est jamais un simple, et immuable, arrangement. Au cours du XXe siècle, les cultivateurs ont essayé de redonner vie à quelques-unes de leurs revendications, tout comme le fit le gouvernement. À la fin du siècle, pour réaffirmer les prérogatives de la propriété privée, on eut recours à de nouveaux cycles de violence, de maintien de l’ordre et d’arguments économiques.

L’idée d’« externalité » renvoie donc au fonctionnement de formes mobiles et complexes de législation, de conventions internationales, de gouvernement, de pouvoirs d’entreprises et de politiques économiques. Ce sont ces multiples arrangements qui permettent à l’économie d’exister. Les droits de propriété, les règles fiscales, la loi commerciale et pénale, la réglementation et le contrôle administratifs contribuent tous à établir le partage entre le formel et l’informel, entre l’échange et ses externalités, entre ceux qui ont des droits et ceux qui n’en ont pas, entre les valeurs quantifiables et les autres. Dans le domaine de la théorie économique, nombre de ces formes de régulation et de coercition sont appelées des « institutions ». Une distinction est parfois établie entre les institutions formelles, telles que les lois et les règles administratives, et les institutions informelles, comme les codes de conduite, les accords tacites et les normes de l’action sociale. Ia science économique institutionnelle conçoit ces règles et ces codes comme des contraintes qui organisent et définissent les limites de l’action humaine’. Tout comme le concept d’externalité, le terme de « contrainte » décrit également ces arrangements comme secondaires, comme quelque chose d’extérieur au processus économique. I :acte économique serait par définition l’expression d’un choix individuel, la réalisation d’un désir, tout comme l’économie serait la somme totale de ces choix économiques et de leur accomplissement. Le désir serait le point de départ de l’économique, là où les institutions sont considérées comme des arrangements qui limitent le désir, restreignent les chemins par lesquels les besoins peuvent être satisfaits tout en empêchant les autres de perturber leur satisfaction et en réduisant la délinquance et les malentendus. La contrainte est l’opposé du désir, un élément qui lui est incompatible, et qui ne peut s’y combiner que comme quelque chose d’extérieur et de subalterne. Pourtant, ces arrangements secondaires, extérieurs, résiduels sont dans le même temps antérieurs. Les règles, les normes et les accords non écrits doivent exister avant l’acte d’échange, faute de quoi ils ne pourraient le réguler. Ils sont aussi omniprésents, prenant place subrepticement dans tout acte économique. Par conséquent, et bien que la science économique les décrive comme extérieurs, secondaires et résiduels, ils constituent aussi la condition de possibilité de l’économique.

Les contraintes, les accords et les pouvoirs qui encadrent l’acte économique, et l’économie dans son ensemble, et qui permettent donc à l’économie d’exister, la rendent simultanément incomplète. Ils agissent comme un dehors constitutif. Ils sont à la fois intérieurs et extérieurs, marginaux et centraux, simultanément la condition de possibilité de l’économie et la condition de son impossibilité. C’est ainsi que Callon décrit la « double nature » de ces contraintes et de ces cadres`’. Leur objet est d’exclure, de maintenir hors du tableau toutes les revendications et les interruptions, tous les coûts et les malentendus qui rendraient l’acte d’échange, et donc l’économie elle-même, impossible à réaliser. Pour que ce « cadrage » soit réussi, les règles, procédures, institutions et méthodes de coercition doivent être considérées comme relevant d’un statut spécial’. Tout comme un cadre semble distinct de l’image qu’il entoure, et une règle est censée être une abstraction par rapport aux actions concrètes qu’elle conditionne, les institutions qui encadrent l’économie sont perçues comme étant d’une nature différente, extra-économique. Elles sont l’arène des actions économiques, en tant qu’elles sont distinctes de ces actions elles-mêmes. En pratique, cependant, cette distinction n’est pas aussi nette. Chaque élément du cadre, chaque règle, procédure et sanction implique des échanges potentiels qui lui sont propres. Par exemple, pour appliquer une règle, on doit négocier ses limites et ses exceptions ; aucune règle, en effet, ne contient sa propre interprétation. Ces négociations deviennent une partie de l’échange qu’elles sont supposées régler. La mise en application d’un règlement implique toutes les dépenses et les interactions liées au jugement, au recours à la force et à la surveillance. A chacun de ces points, le « cadre » s’ouvre et révèle sa double nature. Plutôt que d’agir comme une limite contenant l’économique, il devient lui-même une série d’échanges et de connexions qui impliquent l’acte d’échange dans une série potentiellement illimitée de nouvelles interactions". Par conséquent, fixer les limites de l’économie n’est pas un problème de méthode secondaire consistant à prendre en compte les activités informelles et clandestines, ou à convertir les externalités en coûts internes. Le problème est que le cadre ou la frontière de l’économie n’est pas un trait sur une carte ; c’est un horizon qui, en chacun de ses points, s’ouvre sur d’autres territoires.

 

Le mythe du marché

 

Avant de revenir à la question de la relation entre la science économique et l’économie elle-même, il nous faut résoudre plusieurs problèmes d’ordre épistémologique. Premièrement, les règles du marché ne sont en aucun cas le seul type de cadre pour les transactions économiques. Malgré l’importance accordée aux droits de propriété et aux principes du mécanisme des prix, on ne peut décréter que le marché est l’arène la plus importante pour les échanges. De nombreuses autres formes de pratiques sociales structurent la manière dont se déroulent les transactions, souvent avec l’objectif d’empêcher qu’elles s’intègrent au marché. L’institution qui a toujours offert des règles et des pouvoirs alternatifs à ceux qui relèvent de la propriété et du contrat est la famille, ou le ménage. En Égypte, comme dans la plupart des régions du monde, les nouvelles activités économiques de grande échelle qui ont fleuri avec l’économie de marché se sont développées à l’intérieur de réseaux d’affaires familiaux. Dans ce cas, la principale institution économique n’a pas été le marché, ni même l’entreprise commerciale, mais un réseau de relations personnelles formant un ensemble d’entreprises, établissant couramment des connexions à l’intérieur des institutions étatiques, ou avec elles le secteur bancaire, les forces armées, ou les branches locales des multinationales. Ces réseaux opèrent au travers de relations familiales ou matrimoniales et mobilisent tous les pouvoirs de la loyauté, de l’affection, de la discipline et de la contrainte dont dépendent de telles relations.

Ces pouvoirs, comme tant d’autres forces non capitalistes opérant au coeur du prétendu capitalisme, réclament une constante attention. Ils ne sont jamais complètement contrôlés par ceux qui les utilisent et peuvent facilement suivre leur trajectoire propre. Par exemple, les ennuis peuvent surgir lorsque les liens affectifs ou matrimoniaux se décomposent. En 1995, tout le système politique et bancaire égyptien futt ébranlé par la rupture d’un réseau familial. La famille Ayuti contrôlait, entre autres intérêts, l’un des plus gros établissements de crédit égyptiens, la Nile Bank. Isa Al-Ayuti, son président alors âgé de 81 ans, s’était brouillé avec sa fille, Aliya Al-Ayuti, qui en était la directrice générale, à la suite de son mariage avec Mahmoud Azzam, un gros entrepreneur membre du parlement égyptien. En décembre 1995, le père accusa sa fille d’accorder des prêts sans garantie à son nouveau mari, fournissant ainsi à sa société de construction environ 80 millions de livres égyptiennes. Le gouvernement ouvrit une enquête qui finit par mettre en cause trente-deux banquiers et entrepreneurs impliqués dans des transactions frauduleuses s’élevant à un milliard de livres égyptiennes. Parmi eux se trouvaient un ancien ministre du Tourisme, « Tawfiq Abdou Ima II, devenu président de la Dakhiliya Bank et membre du parlement, ainsi que deux autres parlementaires ». Ce fut, au cours de la période, l’un des nombreux cas avérés de fraude résultant de l’effondrement des réseaux familiaux. Ce que révèlent avant tout de tels incidents n’est pas que les réseaux familiaux génèrent systématiquement la fraude. Ces cas qui font sensation dans les médias signalent plutôt le travail patient, quotidien qui doit être mené pour entretenir les réseaux familiaux, et les coûts occasionnés par leur possible effondrement.

Un autre exemple bien connu de réseau économique hors marché de grande envergure est celui des multinationales -une institution dont l’histoire et le pouvoir doivent être envisagés en relation avec un mécanisme parallèle de limitation du fonctionnement du marché, l’État-Nation. Bien sûr, Marx nous a appris que n’importe quelle entreprise capitaliste a recours à des arrangements hors marché afin de produire des biens et des services pour le marché. Pendant que les patrons des entreprises vendent leurs produits sur le marché, ceux qui sont employés pour les fabriquer sont généralement soumis à de multiples formes de discipline, de surveillance, de contrainte et, dans de nombreux cas, de menaces et de violence. Le fait que les relations de travail prennent la forme extérieure d’un contrat dissimule à peine la « sourde pression des rapports économiques » (comme Marx l’écrit dans le premier volume du Capital qui ne laisse à la plupart des employés — en particulier à ceux qui se trouvent en dehors des enclaves économiques relativement privilégiées de l’Occident — que fort peu d’espace pour négocier les conditions de leur emploi.

Cependant, les grosses compagnies commerciales développent des arrangements hors marché à une échelle bien plus grande. Elles établissent des hiérarchies et des contrôles étendus reposant sur la surveillance, les règles et les sanctions, ainsi que sur la fabrication d’une culture d’entreprise. Elles distinguent la gestion des processus économiques des vieux pouvoirs de la propriété. Et elles organisent de multiples transactions à l’intérieur même de l’entreprise, produisant, distribuant et consommant des biens et des services au sein de leurs divers départements et filiales. Ces mouvements hors marché de biens et de services à l’intérieur des hiérarchies de l’entreprise ne représenteraient pas moins du tiers du commerce international.

Au moment où il ébauchait le troisième volume du Capital, Marx avait conscience que l’entreprise moderne représentait une rupture par rapport aux principes du capitalisme qu’il avait définis dans le premier volume. Il décrivit la société par actions comme « la négation du mode de production capitaliste au sein même de ce système ». Pour Marx, cette contradiction illustrait la tendance naturelle du capitalisme à la crise ; sa tendance au conflit interne et à l’effondrement final. Mais elle pourrait tout aussi bien servir à mettre en lumière la centralité des relations non marchandes au cœur même de ce qu’on appelle le capitalisme. Si les manuels d’économie continuent de donner une priorité épistémologique et temporelle au développement des marchés, la société par actions n’étant vue que comme une conséquence secondaire et postérieure, il en va tout autrement de la véritable histoire du capitalisme, qui témoigne exactement du contraire. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les principales institutions qui régentaient le commerce mondial n’étaient pas les marchés, mais les sociétés colonisatrices monopolistiques, telles que les Compagnies anglaise et néerlandaise des Indes orientales et les sociétés par actions auxquelles furent accordés des monopoles pour la colonisation de l’Amérique du Nord.

Les économistes néoclassiques aiment à faire remonter l’origine de leur champ aux principes du marché formulés dans le travail classique d’Adam Smith. Mais Smith écrivit La Richesse des Nations comme une attaque contre le pouvoir de ces sociétés colonisatrices, et conçut l’idée de l’échange individuel dans « le marché » comme un programme alternatif. Il consacra de longs passages du livre à traiter de la première victoire remportée dans le monde contre les monopoles d’entreprises — la révolte des colonies britanniques d’Amérique — et à analyser la crise qui s’est développée simultanément dans la plus grande de ces compagnies monopolistiques, la Compagnie des Indes orientales. Des écrits tels que La Richesse des Nations contribuèrent à construire l’idée d’un « marché autorégulé » apparaissant comme une nouvelle alternative au pouvoir des entreprises ; l’économie politique commença à formuler les règles et les principes du marché. Mais l’idée du « marché » ne fut pas la seule réponse à la crise des entreprises colonisatrices. En 1776, l’année de parution du livre d’Adam Smith, deux méthodes alternatives pour contrôler la richesse des nations furent envisagées. D’un côté, les colonisateurs américains définirent un principe d’organisation économique dirigé contre le marché : celui de l’État-Nation ; de l’autre, la Compagnie des Indes orientales proposa un nouveau système de gouvernement colonial, le Plan d’implantation, qui convertissait le pouvoir arbitraire des entreprises en « règle de propriété » coloniale. Par ailleurs, dans les cinquante années qui suivirent, les États-Unis et la Grande-Bretagne eurent à nouveau recours à la société par actions en tant qu’institution grâce à laquelle il était possible d’organiser des transactions hors marché. Les pouvoirs juridiques inhabituels conférés par l’incorporation ne furent désormais plus restreints aux prétendus projets publics, telle que la colonisation, mais furent rendus disponibles pour n’importe quel projet économique de grande envergure. Au même moment, d’autres projets de colonisation furent entrepris par les Américains et les Européens qui faisaient directement usage des nouvelles puissances de l’État. La souveraineté du marché fut donc à nouveau limitée par les pouvoirs des entreprises et des monopoles coloniaux.

L’intérêt de ce bref détour historique est le suivant : au XXe siècle, les entreprises colonisatrices avaient été remplacées par, d’un côté, des colonies directement gouvernées, et, de l’autre, par des sociétés par actions modernes, dont les plus importantes s’étaient transformées en multinationales bien plus grosses que la plupart des États post-coloniaux. Au milieu du siècle, le système des colonies céda la place un peu partout à celui des États-nations. Comme la colonie, la nation fournissait un modèle économique hors marché pour organiser des échanges, en particulier pour empêcher le travail et l’argent d’être soumis à l’économie de marché. Puisque la science économique avait concentré ses efforts sur la formulation des règles du marché, des champs d’expertise parallèles apparurent pour coordonner les formes de savoir nécessaires aux institutions hors marché ; pour les entreprises : l’étude des affaires, de la comptabilité et de la loi ; pour l’État-nation : l’étude de l’organisation statistique et de la macroéconomie, qui se sont développées autour du concept d’« économie » au milieu du XXe siècle. De plus, les lois sur l’immigration, sur les banques nationales ou les systèmes de réserve, sur les systèmes tarifaires et fiscaux complexes, ainsi que sur les énormes investissements et planifications étatiques, ont toutes concouru à faire de l’économie nationale à la fin du XXe siècle le lieu mythique du marché dans la théorie néolibérale.

 

La violence néolibérale

 

L’orthodoxie néo-smithienne, tout comme la sociologie institutionnelle, tend à effacer le rôle constitutif de la violence dans les relations économiques. Par exemple, la notion de « cadrage », utilisée pour décrire le fonctionnement des institutions sociales, tels que le marché, la famille, l’économie et l’État, est généralement empruntée aux travaux d’Erving Goffman, qui fit un usage particulier de métaphores liées au théâtre. Ce choix langagier et métaphorique donne l’impression d’un processus essentiellement bénin, dans lequel règles et rôles fonctionnent selon des conventions, et où la coercition ne remplit qu’une fonction résiduelle ou de réserve. Cela témoigne d’une tradition qui considère les règles et la violence, la loi et la coercition comme des termes opposés. Les premiers reposent sur la raison, sur l’application de principes « indiscutablement vrais dans tous les pays du monde ». Les seconds représentent l’irrationalité et le désordre. Mais cette antinomie est trompeuse ; elle s’appuie sur une méthode, d’encadrement qui permet à lui code ou a une structure réglementaires abstraits dapparaître  comme séparés des pratiques à travers lesquelles ce code ou cette structure s’incarnent et sont reproduits. Or ces procédés d’encadrement sont, tout autant que la raison, des actes de violence.

Pour ce qui est des réformes économiques égyptiennes, les rapports du FMI et d’autres organisations ne disaient rien des modes de coercition nécessaires à leur mise en place. Il était pourtant clair que des propositions, des visions et des agendas alternatifs avaient dû être évacués du tableau, en recourant à divers moyens de persuasion, de menace et de violence. En effet, la mise en place des réformes économiques a été facilitée par un amenuisement continu des occasions d’exprimer un désaccord. Au cour de l’appareil répressif de la réforme se trouvait le parlement égyptien, dont plus de cent membres ont été reconnus coupables par les tribunaux d’avoir été élus frauduleusement (ce qui ne l’empêchait pas de se déclarer lui-même au-dessus des lois dans ces domaines), et où la poignée de députés de l’opposition s’est vue petit à petit privée de toute possibilité d’interpeller le gouvernement. La « réforme » supprima également le droit des villages de choisir leurs chefs, celui des communautés religieuses de sélectionner leurs prédicateurs, celui des universités d’élire leurs doyens’`. Le néolibéralisme s’appuya aussi sur une importante remilitarisation du pouvoir, en particulier quand celui-ci passa des mains des ministères, qui étaient désormais largement dirigés par des technocrates, à celles des gouverneurs provinciaux, dont la plupart faisaient toujours partie de la haute hiérarchie militaire. Il s’appuya sur l’usage systématique de la torture contre tous les opposants détenus dans les commissariats et les bureaux des services de renseignement : chocs électriques, passages à tabac, pendaison par les poignets et les chevilles, menaces de mort et abus sexuels pratiqués sur les détenus, comme sur leurs femmes ou leurs sœurs. Il s’appuya sur l’emprisonnement de dizaines de milliers d’opposants politiques — détenus sans procès ou ordonnance d’un tribunal grâce à l’état d’exception en vigueur depuis trente ans — dans des conditions qualifiées de cruelles, inhumaines et dégradantes. Il s’appuya sur la mise au pas des associations professionnelles, parmi lesquelles celles des ingénieurs et des avocats furent mises sous séquestre judiciaire en 1996, et celles des médecins, pharmaciens, enseignants et scientifiques furent empêchées de tenir des élections. Il s’appuya enfin sur les intimidations répétées des représentants des droits de l’homme et des journalistes de l’opposition en recourant à des fermetures, des procès et des emprisonnements. En 1999, le régime consolida ces nouvelles restrictions en faisant passer une loi sur les associations civiques qui dissolvait toutes les organisations non gouvernementales égyptiennes et leur enjoignait de demander la permission de se reformer en se conformant à une nouvelle réglementation plus restrictive, laquelle interdisait toute activité jugée politique par l’État. Pendant ce temps, les États-Unis et les autres pays occidentaux rejetaient tous les appels leur demandant de dénoncer la répression policière du régime de Moubarak. Washington laissa discrètement tomber l’« initiative démocratique » qu’il avait mise en place au début des années 1990, lorsque les transformations politiques en Europe de l’Est semblaient menacer le système autocratique qu’il avait jusqu’alors soutenu au Moyen-Orient, et ne se montra absolument pas préoccupé par la situation égyptienne au-delà de la survie du régime et de ses réformes néo-libérales.

Il n’est pas rare, dans les rangs des partisans des réformes comme dans ceux de leurs critiques, de reconnaître que l’ajustement structurel et l’ouverture des marchés puissent nécessiter une répression politique massive. Dans la perspective néolibérale, la répression est un effet secondaire imprévu, malheureux, intermittent et sans doute temporaire des chocs qui accompagnent nécessairement l’expansion du marché mondial. Selon une perspective critique, celle de la tradition marxiste, la violence est un outil ordinaire qui permet aux rapports capitalistes de pénétrer dans de nouveaux territoires. Le recours à la force accélère le développement du capitalisme, lui donne « un grand essor » comme l’a formulé Marx lui-même, dans des régions oie les changements dans les rapports de production étaient à la traîne de l’histoire mondiale du capital. Cependant, pour cette raison même, la violence doit être considérée comme « une contingence fréquente » plutôt que comme quelque chose de logiquement nécessaire. Elle contribue à la logique du capital, mais, en tant qu’élément aléatoire et imprévisible, ou simple moyen de forcer le cours de l’histoire, elle est nécessairement contingente ou externe à la logique de l’histoire elle-même.

La violence est donc constitutive à la fois des marchés et des monopoles, et la véritable histoire économique est plus sûrement contingente, désordonnée et brutale qu’elle ne relève d’une prétendue grande logique (que ce soit celle du marché ou celle du mode de production). En caractérisant la politique contemporaine de façon homogène comme la logique inéluctable et universelle de la mondialisation capitaliste, nous attribuons aux programmes de réforme, au marché, au capital ou à la mondialisation, une cohérence, une énergie et une rationalité auxquelles elle ne pourrait autrement prétendre. Les luttes politiques incessantes qui ont cours dans des pays tels que l’Égypte ne sont pas les conséquences d’une logique plus globale, mais un processus politique actif dont la portée est sans cesse marginalisée et négligée par la reproduction inquestionnée des récits de la mondialisation, qu’ils lui soient favorables ou opposés.

 

M. Ripley s’amuse