Lettre n° 2
(Correspondance, vol. 1, Éditions Champ Libre, Paris, 1978, p. 171)
Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici
Paris, le 13 juin 1978Cher Lebovici,
Je vois aujourd'hui que le point de vue « Marx n'a jamais critiqué l'économie » que je défendais dans ma dernière lettre est insoutenable de même qu'est insoutenable la distinction entre critique de la marchandise (critique théorique de la marchandise) et critique de la théorie dominante de la marchandise.
Ce qui est certain, c'est que cette théorie dominante est toujours debout dans la pensée de Marx et dans la pensée des situationnistes, ce qui m'a amené à proférer que parce qu'elle est toujours debout là c'est donc qu'elle n'avait jamais été critiquée.
Mais il est non moins certain que la pensée de Marx et la pensée des situationnistes sont d'incessantes critiques de la théorie dominante de la marchandise.
Chaque proposition vraie sur la marchandise est la critique de la position fausse correspondante dans la théorie dominante de la marchandise. Ainsi, postuler comme le fait Marx, puis encore plus précisément les situationnistes, que la substance pratique de ce monde est la marchandise, c'est critiquer la thèse correspondante de la théorie dominante de la marchandise. Cette thèse correspondante est évidemment que la marchandise est la substance du monde, mais la marchandise sous une forme propre à plaire aux commanditaires de l'économie et à dégoûter de la richesse les pauvres pour le reste des temps.
La critique théorique de la marchandise de même que la critique pratique de la marchandise est nécessairement la critique de la théorie dominante de la marchandise.
L'économie a pour mérite et pour intérêt d'être justement une théorie de la marchandise. Par contre son but. son intérêt, l'intérêt de ses commanditaires, font qu'elle ne va cesser de proclamer le contraire.
Ainsi, si la critique de l'économie est bien le point de départ de toute critique théorique (et seulement théorique) de ce monde, comme le dit justement Marx, ce n'est pas, comme le dit Marx, parce que l'économie est la « partie centrale de la société » (Debord) mais parce que l'économie est la théorie dominante de la marchandise, parce que l'économie est une théorie de la marchandise, c'est-à-dire une théorie de l'essence même de cette société. Et la critique théorique de cette essence a nécessairement comme commencement la critique de la théorie dominante de cette essence, car les hommes produisent leurs conditions d'existence sur la base des conditions pré-existantes.
Le mérite de Marx, et son avantage sur Hegel qui parle du monde de la marchandise, de la logique du monde de la marchandise, de la logique révélée par le monde de la marchandise sans jamais pouvoir identifier son objet, est d'identifier le premier le véritable objet de la théorie dominante de son époque (notre époque).
Simplement donc, et non plus publicitairement, la pensée dominante est toujours debout dans ce monde et en particulier dans la pensée de Marx et des situationnistes puisque la chose que veut dissimuler en la révélant trompeusement cette théorie dominante est toujours debout dans le monde. La théorie dominante de la marchandise ne peut être totalement critiquée que pour autant que la marchandise est totalement détruite et non l'inverse. Mais il n'empêche que la pensée de Marx et celle des situationnistes sont d'incessantes critiques de l'économie.Je m'étonnais en quelque sorte : 1 ) de ce que la marchandise étant toujours debout, la théorie dominante de la marchandise le soit aussi ; 2 ) de ce que la critique de la théorie dominante de la marchandise ne soit pas faite d'un seul coup, comme si cette critique n'était pas partie inhérente de l'histoire où tout se fait par charges et assauts successifs (même et surtout dans Hegel où ces assauts et charges ne laissent pas de cicatrices).
C'était donc naïvement postuler : 1 ) que la théorie dominante de la marchandise pouvait être totalement critiquée sans que la marchandise soit elle-même totalement détruite; 2 ) que la théorie dominante pouvait être critiquée totalement d'un seul coup et donc que si elle n'était pas totalement critiquée, c'était parce qu'elle n'était pas critiquée du tout.
Je ne peux qu'espérer mener un nouvel assaut contre la théorie dominante de la marchandise. c'est-à-dire un nouvel assaut dans la théorie contre la marchandise, après et grâce aux assauts menés par Marx, les situationnistes et bien d'autres dans la théorie et après et grâce aux assauts menés par les pauvres dans le monde. Et je dois savoir qu'il n'appartient pas à la théorie d'avoir le dernier mot, et que nécessairement, d'une manière ou d'une autre, la théorie dominante de la marchandise sera debout aussi dans ma critique. (Cette affiche en est un triste exemple où la publicité la plus publicitaire étouffe la publicité scientifique.)
Il ne reste donc rien dans cette affiche qui comporte une énormité par face, sinon des vérités habilement développées sur des points de détail.
Enfin, je vois aussi qu'il n'est pas vrai non plus que dans le cas de la religion, le monde qui la nécessitait fut critiqué après que fut critiquée la théorie dominante de ce monde. Au contraire cette théorie dominante fut d'abord attaquée à travers la critique du monde qui la nécessitait par les physiciens bourgeois tandis que ceux qui commanditaient cette physique s'attaquaient directement à ce monde par leur action dans ce monde. Ce fut seulement quand le monde qui nécessitait la religion eut totalement disparu que cette théorie dominante fut mise en cause comme pure pensée, par les savants travaux philologiques de Strauss portant sur l'origine réelle grecque de cette pensée réputée judaïque, puis par les travaux de Feuerbach et Marx portant sur les raisons terrestres de cette pensée, sur les conditions terrestres de sa production historique et cela pendant que luisait pleinement au firmament théorique la nouvelle étoile de la nouvelle pensée dominante: l'économie.
De même, la théorie dominante de la marchandise a été immédiatement attaquée à travers l'attaque de son monde par les pauvres modernes, les prolétaires, et dans la théorie par les théoriciens pauvres des pauvres avant que l'on en vienne (votre serviteur) à l'attaquer comme pure pensée, sur sa nature de pure pensée et sur les conditions pratiques de sa production historique.
De même que les contradictions de la famille céleste — à commencer par son existence dans la pensée —devaient être expliquées par les contradictions de la famille terrestre, de même les fables de l'économie doivent être expliquées par les dangers réels que doivent affronter les commanditaires de l'économie, un danger essentiel consistant dans la révélation crue de ces dangers, de l'existence de ces dangers, aux rangs desquels la marchandise elle-même figure en bonne place. L'économie a donc pour but de dissimuler l'existence de ces dangers ou du moins de camoufler leur existence en l'existence de dangers moins dangereux.
Tout ce que je peux dire, donc, sans proférer d'énormités, c'est que ni Marx ni les situationnistes n'ont jamais critiqué l'économie en tant que pure pensée, en tant que pure apparence, pure invention, pure illusion, aussi purement imaginaire que le prétendu socialisme à Moscou, Pékin, Alger ou Cuba, mais l'ont toujours traitée comme une pensée réaliste, une pensée traduisant une réalité économique du monde, donc non pas pure illusion mais mélange d'illusion et de la chose même.
Or le monde n'a pas plus de réalité économique qu'il n'avait de réalité religieuse du temps de la religion ou qu'il n'a de réalité socialiste à Moscou. La seule réalité religieuse du monde consistait dans la religion et dans son garant, le roi de Prusse. De même pour la réalité économique, qui consiste dans la seule pensée dominante qui s'intitule économie et dans le seul pouvoir pratique d'illusion de cette pensée.
Démontrer cela, démontrer que l'économie est pure apparence, c'est démontrer quelle est cette réalité dont l'économie est pure apparence comme il fallait démontrer quelle est cette famille terrestre dont la famille céleste est pure apparence.
Je n'aurai guère de peine dans cette démonstration — en tout cas bien moins qu'ici même — car tous les éléments critiques concernant cette réalité réellement réelle du monde se trouvent dans Hegel, Marx, les situationnistes, ce qui est la meilleure preuve que Hegel, Marx et les situationnistes — la pensée révolutionnaire de l'histoire — sont des critiques de l'économie. Ce sont les éléments réunis par eux qui permettent — concomitamment avec les plus récents développements du monde — d'identifier l'économie et de la critiquer pour ce qu'elle est.
A la rigueur, je pouvais donc écrire que, malgré les apparences, Marx n'a jamais critiqué l'économie pour ce qu'elle est.
Marx a le premier identifié l'objet réel de l'économie, malgré toutes les précautions que prend celle-ci pour que cet objet ne soit pas identifié. Il a donc porté un premier coup à cette théorie dominante. Mais il n'a pas pu identifier l'économie elle-même.
Dernière remarque: les apparences de " malgré les apparences " sont bien entendu les apparences staliniennes et social-démocrates. Pour les stalinauds et les socdems, il faut coûte que coûte que Marx ait terminé la critique de l'économie, puisque c'est ce pur fantôme — nostalgie d'un pouvoir central perdu, qui pouvait prétendre, lui, au qualificatif d'économique — qu'ils essayent de réaliser avec l'insuccès que l'on sait.
Ce que Marx a laissé debout de la pensée dominante, ce qu'il n'a pas pu critiquer, c'est précisément cela que les stalinauds et les socdems veulent réaliser.
Cordialement.Voyer
P.-S.: Au moment de fermer l'enveloppe, je trouve une formule qui résume bien ma position: Marx et l'I.S. ont toujours critiqué l'économie en tant que théorie dominante de l'économie et jamais en tant que théorie dominante de la marchandise. Or l'économie n'est rien d'autre que la théorie dominante de la marchandise. Une pure fable, aussi irrationnelle et fantastique que le fut la religion.
Maintenant, ce n'est pas parce que la marchandise est toujours debout que ses ennemis, les pauvres, Marx, l'I.S. ne l'ont pas combattue. De même, ce n'est pas parce que la théorie dominante de la marchandise est toujours debout, y compris dans la pensée de ses pires ennemis que ceux-ci ne l'ont pas combattue et ne continuent pas à la combattre.
Simplement, cela surprend quand on découvre qu'elle a encore l'audace et la force suffisante pour être debout là, même si la théorie et l'expérience enseignent qu'il ne saurait en être autrement, que cette pensée ne saurait être totalement critiquée quelque part dans le monde (la tête de quelques penseurs) sans autre conséquence que cette critique totale dans quelques têtes.