Lettre n° 8

(Hécatombe, Éditions de la Nuit, Paris, 1991, p. 44.)

Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici



Paris, le 6 septembre 1978

Cher Lebovici,

Je vais vous donner des précisions sur les conclusions de mes deux dernières lettres et résumer mon point de vue sur cette polémique.

Si j'ai été persuadé un moment que j'avais tort c'est d'une part par l'extension injustifiée que j'ai donnée au terme de « critique » et d'autre part du fait que votre lettre tenait nettement pour impossible que je puisse avoir raison. Et cela non pas par le contenu des arguments avancés mais par son ton péremptoire. Je pourrais vous retourner à ce propos le terme d'esbroufe, ce que je fais.

On peut entendre critique au sens de perfectionnement, amélioration. Ce sens satisfait d'ailleurs à la définition de « critiquer » que je trouve dans le Petit Larousse illustré: porter un jugement qui fasse ressortir les défauts des personnes et des choses, puisque le fait de développer une idée montre qu'elle avait entre autres le défaut d'être privée de ce développement possible.

Ainsi développer le concept de marchandise, tel qu'il est conçu par Marx, en concept de spectacle serait critiquer Marx puisque la pensée de Marx avait pour défaut de ne pas comprendre ce développement possible. Ce développement montre entre autres que la marchandise contient le négatif comme apparence, découverte qui aurait fort réjoui Hegel et qui va jouer un rôle important dans mes propres travaux.

Mais je récuse cette manière de comprendre le sens de critique.

Comme le montre parfaitement Hegel, ce qui est fini ne saurait être vrai. La finitude est le défaut rédhibitoire de tout ce qui est fini. Et le simple fait que « tout continue » est, en ce sens, une critique de ce qui a cessé de continuer. A ce train, la pensée de Freud, le courageux athée, qui ne se soucie nullement de Marx et de sa pensée, est aussi une critique de Marx, puisque la pensée de Freud est un apport important pour le développement de la théorie sociale. D'une manière plus générale, la défaite du mouvement ouvrier est aussi une critique de la pensée de Marx puisque cette pensée a été incapable d'empêcher cette abomination. L'invention des Soviet est aussi une critique de la pensée de Marx, puisque cette pensée n'avait pas prévu explicitement cette forme de communication. Mais les putes intellectuelles sont aussi une critique de fait de la pensée de Marx et de la pensée de l'I.S. puisque si l'I.S. avait été capable de critiquer la pensée de Marx comme je l'entends, les putes intellectuelles n'auraient pas pu s'aventurer avec autant de désinvolture sur ce terrain et je n'aurais pas éprouvé le besoin de faire cette sortie téméraire.

Je refuse cette manière de comprendre le sens de critiquer. Il faut réserver aux développements et aux applications d'une méthode et des résultats d'une méthode le mot de vérification. La vérification rend plus vrai, elle supprime ce défaut rédhibitoire de la finitude en continuant l'ouvre. Et cette finitude est le seul défaut qu'elle met en relief, donc le seul défaut qu'elle critique. La pensée de Newton dont on se sert encore aujourd'hui n'a pas été critiquée mais vérifiée par la relativité restreinte ou généralisée. Il n'y avait rien de faux, rien de mauvais (2), dans la pensée de Newton et l'expérience de deux siècles de mécanique appliquée l'a parfaitement démontré: les accidents dus aux mécaniques ne sont pas dus aux défauts de la pensée de Newton mais à l'incurie des mécaniciens.

La pensée de Marx n'a pas cette innocence. La pensée de Hegel ne l'avait pas non plus et Marx ne s'est pas gêné pour le dire. Je lui reproche justement de n'en avoir pas dit assez sur ce sujet.

Je suis le premier à employer les mots dans un sens inhabituel. Mais alors il faut soutenir ce sens non pas par la purge autoritaire mais par son emploi cohérent dans la théorie et la pratique. Quand un mot n'est pas employé ainsi, il faut s'en tenir au sens courant qui est le sens du Petit Larousse illustré.

Maintenant dites-moi: qui a fait ressortir les défauts de la théorie de Marx — à part celui rédhibitoire de ne pas pouvoir être plus que son époque mais seulement autant ? — je veux dire qui a fait ressortir dans la théorie. Car le monde lui-même, en continuant — et contrairement à la théorie il continue, lui, tout seul — porte de lourds jugements sur la finitude de ce qui est fini. Est-ce Luxembourg, Lukacs, Korsch, l'I.S. pour citer quelques-uns des meilleurs ? Bakounine peut-être ? J'attends avec curiosité vos références.

Le fait que la théorie de Marx puisse permettre le développement de la théorie du spectacle est plutôt une qualité, il me semble, qu'un défaut.

Parmi les lourds jugements du monde, l'écrasement du mouvement ouvrier est le plus lourd et le plus général. Vu ce tort que les masses ont éprouvé dans leurs vies, qui a dit le tort radical de la théorie de ces masses ? Dire que le seul tort de cette théorie était sa finitude, le fait qu'elle ne soit que la théorie de son époque est un mensonge. Ou plutôt cette théorie était tellement la théorie de son époque qu'elle fut aussi la théorie dominante de son époque, qu'elle ne sut pas ne pas être aussi la théorie de la classe dominante de cette époque.

Comme celle de Hegel en son temps, la théorie de Marx est activement fausse, dans cette théorie l'erreur est une activité, l'activité de la pensée dominante dans cette théorie. A en croire certains, ce serait seulement dans la tête des ouvriers que sévirait la pensée dominante ! Qui a dénoncé ce point faible, ce défaut de la pensée de Marx ?

La question de Hegel maintenant. Marx a critiqué la pensée de Hegel en tant que pensée de l'histoire. Grand bien lui fasse. Mais la pensée de Hegel est aussi une pensée de la communication. Elle devait donc aussi être critiquée comme une théorie de la communication. Hegel méritait et mérite bien toujours cela. Ni Marx, ni les situationnistes, ni personne n'a jamais critiqué Hegel en tant que théoricien de la communication. La critique actuelle de Hegel est donc fausse et non pas seulement par finitude, par ignorance du futur mais activement par non critique de ce qu'est déjà la pensée de Hegel. Il n'y a rien d'étonnant à ce que la pensée de Hegel soit aussi une théorie générale de la communication car elle est aussi une théorie générale de l'histoire. Or il n'y a d'histoire que de la communication (3). La communication est la substance et sera un jour le sujet de l'histoire, ou plutôt elle deviendra un jour sujet, selon le souhait de Hegel.

Marx ne traite de la communication que dans ses écrits politiques. C'est pourquoi ils sont révolutionnaires. Dans le reste sa pensée est dirigée contre la communication comme l'est la pensée dominante de l'époque (1). Qui donc a dénoncé cela ?

J'ai eu bien tort d'écrire que depuis la mort de Hegel ce qui était critiquable n'était toujours pas critiqué J'aurais dû écrire que depuis la mort de Marx ce qui est encore critiquable dans la pensée de Hegel n'est toujours pas critiqué.

Maintenant le point précis sur lequel a échoué l'I.S. (je juge l'I.S. avec ses propres critères): l'I.S. avait pour but la communication totale. Mais sa théorie n'est pas une théorie générale de la communication et elle n'a pas su le devenir. Une théorie générale de la communication est nécessairement une critique de la pensée de Marx et de ce qui demeure non critiqué dans Hegel. Inversement la critique de la pensée de Marx et de Hegel aujourd'hui est nécessairement une théorie générale de la communication. Seul celui qui peut élaborer une théorie générale de la communication peut critiquer la pensée de Marx. Et seule l'époque qui produit cette théorie générale de la communication.

La question des putes intellectuelles maintenant. Ce que bredouillent ces salopes est que la pensée de Marx et la pensée de Hegel sont critiquables. La belle affaire ! Chez ces valets staliniens ce n'est qu'un aveu de ce qu'ils ont tenu ces théories pour absolument vraies du temps que leur maître Staline le leur garantissait. Mais surtout ce qu'ils veulent dire, c'est que rien n'est vrai dans ces théories, cela sans doute du fait que des salopes telles qu'eux ont pu un temps s'en réclamer.

C'est pourquoi il faut leur opposer que rien jamais ne les a empêchés de critiquer des théories fausses sinon des raisons inavouables. Il faut leur opposer que nombreux sont ceux qui, bien qu'incapables de critiquer Marx, telle l'I.S., n'en ont pas moins pas attendu le dégel pour critiquer à tour de bras ce monde et ses théories dominantes.

Et pour s'opposer réellement à elles — ces putes — il faut donc montrer ce qu'il y a de vrai dans les théories de Hegel et de Marx. Cela a été fait partiellement par ceux qui ont vérifié une partie de ces théories. Mais il reste à montrer ce qui est absolument vrai puisque vrai d'un point de vue supérieur, d'un point de vue qui permette de juger ces théories anciennes. C'est donc dire ce qu'il y a de faux dans ces théories de ce point de vue supérieur, du point de vue d'une théorie générale de la communication (4).

Et c'est bien cela que les putes intellectuelles ne savent pas faire. C'est bien cela qu'elles veulent empêcher. C'est ce qui les caractérise. Car d'autres n'ont pas su le faire, mais, du moins je l'espère, ils ne veulent pas pour autant l'empêcher.

La question de lord Kelvin maintenant. Ce que je reproche à Kelvin dans sa polémique avec Darwin, ce n'est pas que ses calculs soient faux: ils étaient justes. Ce n'est pas que leurs résultats soient faux: ils ne l'étaient que parce que la base de calcul était fausse et cela c'était l'époque qui le voulait. Je reproche à Kelvin que ce ne soit pas l'amour de la vérité qui l'animait, comme doit être animé un savant, mais sa bigoterie, son ignoble position dans le clan des calotins ligués contre Darwin. Etes-vous bien sûr que ce soit seulement l'amour de la vérité qui ait animé votre vindicte à mon égard ? ou bien quelle sorte de bigoterie, quelle allégeance à quelle idée reçue ? Celle que la pensée de Marx aurait été critiquée par exemple. Sur la foi de quelles preuves ?

Je suis content en quelque sorte que ce soit là une idée dominante de cette époque (que la pensée de Marx ait été critiquée, que la pensée de Marx soit même seulement un peu critiquée). Je suis assuré ainsi de ne pas enfoncer une porte ouverte. Non, la pensée de Marx n'a jamais été critiquée. Donc tous les espoirs sont permis. Vous voyez que mes conclusions sont radicalement opposées à celles des putes intellectuelles. Elles trahissent, elles (5), dans leur désespoir, que ce sont seulement leurs espoirs de places qui se sont évanouis.

Finalement, je demeure quand même votre obligé: vous êtes le premier à avoir adressé une objection écrite depuis que l'Institut de préhistoire publie (6). Cette objection n'était pas entièrement fondée et sa forme était en contradiction avec ce peu de fondement. Par contre cela a donné lieu pour moi à un intéressant — et surtout agréable — approfondissement. La science se nourrit d'objections. L'objection est le pain — hélas très peu quotidien — du savant. Je ne plais donc que vous encourager à persister dans vos objections.

Cordialement.

Voyer

NOTES:



(1) Il est remarquable que le grand révolutionnaire Marx ait été toute sa vie — autre réponse aux putes intellectuelles — pour la communication totale. C'est en cela qu'il était situationniste. Et cependant, la majeure partie de sa théorie est contre la communication. On imagine son supplice qui n'était pas seulement une maladie de foie. Il le savait bien. C'est pourquoi je peux dire, quant à la valeur, que j'ai écrit les quatre lignes qu'il a cherché à écrire toute sa vie.

(2) Sinon sa finitude, sa date.

(3) Pour détourner (7) Marx de plaisante façon contre Marx j'ajouterai: l'économie n'a pas d'histoire indépendante, sinon comme histoire des idées économiques. La seule chose qui ait une histoire — c'est-à-dire pour parler comme Hegel la seule chose qui soit vraiment chose ou qui puisse prétendre devenir vraiment chose et non pas seulement objet — est la communication. Tout ce que l'économie — et Debord — tient pour économique n'est que pure apparence, pure idée de la théorie dominante dans la théorie dominante là où elle sévit et se résout dans la théorie générale de la communication en purs termes de communication en purs termes de pratique. Et cela parce que c'est réellement la communication qui agit sous ses apparences. Et au risque de me répéter j'ajoute que ces apparences ne sont même pas directement des apparences dans le monde mais seulement des apparences dans la pensée dominante, c'est-à-dire partout dans le monde où se trouve cette pensée. Mais n'anticipons pas.

(4) Je veux dire de cette manière embrouillée que seule une théorie générale de la communication peut dire ce qu'il y a de vrai dans Hegel et Marx car seule elle peut dire ce qu'il y a de faux, chose que toute autre théorie jusqu'à aujourd'hui n'a pu dire. Hormis en ce qui concerne la théorie de Marx qui critique Hegel du point de vue d'une théorie de l'histoire.

(5) Les putes intellectuelles.

(6) Cela restera dans l'histoire.

(7) Cela montre en passant que détourner n'est pas nécessairement critiquer mais peut au contraire vérifier. Un détournement ne fait pas apparaître nécessairement un défaut, sinon celui de finitude que j'exclus ici.

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