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LE MARCHÉ ET L’HOMME
Séparer le travail
des autres activités de la vie et le soumettre aux lois du marché, c’était
anéantir toutes les formes organiques de l’existence et les remplacer par un
type d’organisation différent, atomisé et individuel.
Ce plan de destruction a été fort bien servi par l’application du principe de la liberté de contrat. Il revenait à dire en pratique que les organisations non contractuelles fondées sur la parenté, le voisinage, le métier, la religion, devaient être liquidées, puisqu’elles exigeaient l’allégeance de l’individu et limitaient ainsi sa liberté. Présenter ce principe comme un principe de non-ingérence, ainsi que les tenants de l’économie libérale avaient coutume de le faire, c’est exprimer purement et simplement un préjugé enraciné en faveur d’un type déterminé d’ingérence, à savoir, celle qui détruit les relations non contractuelles entre individus et les empêche de se reformer spontanément.
Les conséquences de
l’établissement d’un marché du travail sont manifestes aujourd’hui dans les
pays colonisés. Il faut forcer les indigènes à gagner leur vie en vendant leur
travail. Pour cela, il faut détruire leurs institutions traditionnelles et les
empêcher de se reformer, puisque, dans une société primitive, l’individu n’est
généralement pas menacé de mourir de faim à moins que la société dans son
ensemble ne soit dans ce triste cas. Dans le système territorial des Cafres (kraal), par exemple, « la misère est impossible ; il n’est pas
question que quelqu’un, s’il a besoin d’être aidé, ne le soit pas » [1]. Aucun Kwakiutl « n’a jamais couru le
moindre risque d’avoir faim » [2].
1. L. P. MAIR, An African Peuple in the
Tuentieth Century, 1934.
2. E. M. LOEB, « The Distribution and
Function of Money in Early Society » ; in Essays in Anthropology,
1936.
/221/ « Il n’y a pas
de famine dans les sociétés qui vivent à la limite de la subsistance [1]. » [ Les
sauvages ignorent ce qu’est le besoin. Chez eux, « la misère est
impossible ». Seuls les prostitués modernes, ces sous-hommes, le
connaissent. Le besoin est une invention récente. ] C’était également un principe admis qu’on
était à l’abri du besoin dans la communauté de village indienne, et,
pouvons-nous ajouter, dans presque n’importe quel type d’organisation sociale
jusqu’à l’Europe du début du XVIe siècle,
quand les idées modernes sur les pauvres proposées par l’humaniste Vivès furent
débattues en Sorbonne. C’est parce que l’individu n’y est pas menacé de mourir
de faim que la société primitive est, en un sens, plus humaine que l’économie
de marché, et en même temps, moins économique. Chose ironique, la première
contribution de l’homme blanc au monde de l’homme noir a consisté pour
l’essentiel à lui faire connaître le fléau de la faim. C’est ainsi que le
colonisateur peut décider d’abattre les arbres à pain pour créer une disette
artificielle ou peut imposer un impôt sur les huttes aux indigènes pour les
forcer à vendre leur travail. Dans les deux cas, l’effet est le même que celui
des enclosures des Tudors avec leur sillage de hordes
vagabondes. Un rapport de la Société des Nations mentionne, avec l’horreur qui
convient, l’apparition récente dans la brousse africaine de ce personnage
inquiétant de la scène du XVIe siècle
européen, l’» homme sans maître » [2]. A la fin du Moyen Age, on ne le rencontrait que dans les
« interstices » de la société [3]. Mais il était l’avant-coureur du travailleur nomade du XIXe siècle [4].
Or, ce que le Blanc
pratique aujourd’hui encore à l’occasion dans des contrées lointaines, à savoir
la démolition des structures sociales pour en extraire l’élément travail, des
Blancs l’ont fait au XVIIIe siècle à des populations blanches avec les mêmes objectifs. La vision grotesque de l’État de
Hobbes — un Léviathan humain dont le vaste corps est fait d’un nombre
infini de corps humains — a été ramenée à peu de chose par la construction du
marché du travail de Ricardo : un flot de vies humaines dont le débit est
réglé par la quantité de nourriture mise à leur disposition.
1. M. J. HERSKOVITS, The Economic Life of
Primitive Peupler, 1940.
2. R. C. THURNWALD, Black and White in West
Africa ; The Fabric of a New Civilization, 1935.
3. C. BRINKMANN, « Das soziale System des
Kapitalismus », Grundriss der Sozialökonomik, 1924.
4. A. TOYNBEE, Lectures on the Iuduttrial
Revolution, 1887, p. 98.