Comment pensent les institutions
Mary
Douglas
8. Comment les institutions font les classifications
Si les institutions font des
classifications pour nous, il semble que nous perdions par là même quelque peu notre
indépendance et, en tant qu’individus, nous avons tous les motifs de résister à
cette idée. En effet, nous appliquons aux autres notre sens personnel de la
responsabilité : nous assumons la responsabilité de nos actes et plus
volontiers encore de nos pensées. Nos interactions sociales consistent, pour
une large part, à énoncer ce qu’il est juste de penser et à condamner les idées
fausses. C’est ainsi que nous formons nos institutions, moulant les pensées de
chacun dans une forme unique, de façon à prouver la justesse d’une idée
simplement par le nombre des assentiments indépendants qu’elle rencontre. La
revendication de notre indépendance intellectuelle est si bien reconnue comme
le fondement de notre vie sociale qu’elle est à l’origine de la philosophie
morale. C’est pourquoi l’idée de Durkheim selon laquelle un groupe social agit
comme un être pensant unique nous répugne tant.
Il y a quelque chose de
paradoxal dans le jugement de l’histoire. En effet, plus on pourra montrer
qu’un penseur influent n’a fait que répéter les slogans favoris de son temps,
plus il sera décrié par la génération suivante. Le bruit de sa célébrité
n’était que l’écho de ce que tout le monde pensait à l’époque. Il n’était pas
un penseur original mais un simple copiste, alors qu’il aurait dû résister à
son époque. Il n’était que l’instrument passif que faisait vibrer l’esprit du
temps. Le mépris des générations futures a une connotation morale quel courage
que d’adopter paresseusement la dernière tendance de l’opinion sur l’esclavage,
la folie, l’eugénisme, ou l’empire colonial ! Voilà une attitude de
supériorité morale bien aisée à adopter car critiquer les anciennes
institutions, c’est aider les structures institutionnelles naissantes de notre
époque à se défendre contre le passé. Telle est la critique marxiste de la
raison, qui aboutit souvent au relativisme historique.
Chaque période est
caractérisée par son propre style de pensée, qui est lui-même façonné par les
intérêts de la classe dominante. À chaque époque, une vision particulière de
l’humanité s’impose, étouffant de nombreuses autres visions opposées. Dans le
même esprit, Michel Foucault [Les Mots et les Choses] critique, dans son
archéologie de la pensée occidentale, toutes les institutions fondamentales,
montrant comment elles dressent les pensées et les corps. Il expose comment la
pensée se traduit directement en termes institutionnels et réciproquement,
comment les institutions dépassent la pensée individuelle et ajustent les
formes du corps selon leurs propres conventions.
Mais une institution ne peut
pas avoir de desseins délibérés. Les critiques faites à l’ouvrage de Fleck sur
la genèse d’un fait scientifique en sont la démonstration. Seuls les individus
sont capables d’avoir des intentions, d’élaborer consciemment des projets et
d’inventer des stratégies obliques. La thèse de Foucault mérite d’être poussée
plus loin. Lors d’un renouveau intellectuel, quand l’obsolescence d’un type de
pensée a été démontrée, l’esprit critique a du mal à trouver de nouvelles
références, à moins d’arriver à déterminer l’influence du style de pensée
contemporain sur sa propre pensée et à justifier ainsi son propre jugement. Les
institutions dirigent de façon systématique la mémoire individuelle et
canalisent nos perceptions vers des formes compatibles avec le type de
relations qu’elles autorisent. Les processus qu’elles fixent sont
essentiellement de type dynamique, et elles situent nos émotions à un niveau
standard sur des sujets eux aussi standardisés.
Ajoutons à cela le fait
qu’elles se prévalent d’être justes, et qu’elles propagent leurs influences
respectives (qui se corroborent) à travers tous les niveaux de notre système
d’information. Il n’est donc pas étonnant qu’elles nous entraînent dans leur
auto-contemplation narcissique. Tous les problèmes que nous tentons de penser
sont automatiquement traduits en termes de problèmes institutionnels. Les
solutions qu’elles prônent ne proviennent que du domaine restreint de leurs
expériences. Si l’institution est fondée sur la participation de chacun, sa
réponse à une question cruciale sera : « Plus de
participation ! » ; si elle repose sur une relation d’autorité,
elle répondra : « Plus d’autorité ! » Les institutions ont
la mégalomanie pathétique de cet ordinateur qui verrait le monde à travers son
seul programme. L’espoir d’une indépendance intellectuelle consiste pour nous à
résister, et la première étape à déceler comment s’effectue l’emprise des
institutions sur notre esprit.
Les théories sociologiques
de Max Weber et de Durkheim illustrent respectivement les avantages relatifs
qu’il y a à laisser les institutions opérer leurs propres classifications (pour
Weber) et les difficultés que l’on rencontre lorsque l’on tente de comprendre
ce mécanisme de classification (pour Durkheim). L’influence de Weber est
nettement supérieure à celle de Durkheim, car il a forgé les concepts
appropriés pour penser la modernité et la post-modernité.
Il doit son succès
principalement à la vaste synthèse qu’il opère de la pensée de sa génération,
offrant aux intellectuels de son temps une analyse de l’histoire des grandes
civilisations étrangères formulée dans les termes de leurs propres
institutions. Durkheim et Weber ont tous deux axé leur étude sur la rationalité
et plus précisément sur les relations existant entre les idées et les
institutions, s’intéressant principalement à l’émergence de l’individualisme
comme principe philosophique.
Pour Durkheim, il s’agissait
d’expliquer l’assujettissement de l’individu à l’ordre social, c’est-à-dire le
problème de la solidarité, qui est le même que celui de l’action collective. Sa
réponse est qu’il y a une mise en commun des classifications. Son travail sur
l’origine sociale de la classification propose une méthode originale
d’introspection, une technique d’analyse à l’abri de tout risque de distorsion
institutionnelle. L’ambition de Weber est d’expliquer la prédominance de
certaines idées et de certains idéaux à un niveau donné du développement
institutionnel. Son étude se situe donc à un degré d’abstraction moindre que
Durkheim. Les courants intellectuels institués à l’époque de Weber étaient soit
un idéalisme de type hégélien (difficilement compatible avec le climat
idéologique de l’époque en sociologie), soit un déterminisme sociologique de
type marxiste. Weber choisit une voie moyenne entre idéalisme et déterminisme.
Malgré sa contribution monumentale à la compréhension de la rationalité et de
ses formes institutionnelles, il ne laisse aucune méthode systématique
permettant à ses successeurs d’analyser plus finement la relation entre pensée
et institutions. Or, il est bien difficile de définir clairement ce qu’il
entendait vraiment par « esprit du protestantisme » ou par
« esprit du temps ».
Le modèle wébérien
élémentaire de la société met en scène un équilibre entre différents secteurs
institutionnels, expliquant les changements par la description de forces
historiques qui tendent au déséquilibre. La pensée séculière se divise en deux
secteurs, l’un dominé par les institutions du marché et l’autre par la
bureaucratie. La rationalité du marché se caractérise par le raisonnement
individuel, pratique et intéressé, tandis que la rationalité bureaucratique se
caractérise par la pensée institutionnelle, c’est-à-dire l’abstraction et la
routine. La dichotomie wébérienne domine encore la théorie politique, et a
façonné définitivement la conception commune des organisations [Douglas, 1986, Risk
Acceptability].
La sociologie religieuse de
Weber distingue vie séculière et vie religieuse, isolant cette dernière dans un
compartiment institutionnel qui lui est propre. Sa classification de la
religion s’appuie sur la classification traditionnelle des rôles religieux que
la vie des institutions religieuses distingue effectivement. Classer les
phénomènes qu’on examine selon les institutions connues et visibles évite
d’avoir à justifier cette classification car le schéma conceptuel adopté
correspond à celui qu’ont normalement ceux qui vivent et pensent dans des
institutions similaires. Mais ce faisant, Weber pose un problème épineux à la
sociologie religieuse. Si la religion est définie institutionnellement et la
sécularisation comme un désengagement des religions hors des institutions, la
sécularisation constitue une perte sèche pour la religion.
Cependant la vie religieuse
peut se retirer des institutions séculières sans que la foi individuelle en
soit pour autant affaiblie. Beaucoup d’auteurs ont montré l’absence de liaison
directe entre le développement de la foi individuelle et le déclin des
cérémonies publiques. Pour relater l’histoire religieuse d’Israël, de la Chine
et de l’Inde, Weber utilise le cadre institutionnel de la société occidentale.
Ainsi peut-il s’appuyer sur l’idée que nous nous faisons ici et maintenant de
notre propre expérience historique, plutôt que de recourir à une théorie
causaliste du changement. Son panorama des grandes civilisations met en
évidence que toutes débutent par une communauté primitive (qui reste à étudier)
et passent ensuite, chacune à des époques différentes, par les mêmes phases :
une société féodale où l’on distingue clairement les nobles (ou leurs
équivalents) des paysans (ou de leurs équivalents), et où un secteur commercial
naissant pourra finalement faire basculer l’ensemble du système dans un
environnement urbain. Leurs débuts sont empreints de sacré et de merveilleux,
en même temps que l’urbanisation introduit les marchés, l’intelligentsia, la bureaucratie, le sacerdoce,
et aussi les parias. Les institutions urbaines vont croître et aboutir à la
situation que nous expérimentons actuellement à regret. L’évolution s’achève
quand le voile se déchire, que l’enchantement cesse, que le doute s’installe et
marque la fin de toute légitimité.
Ce raisonnement institutionnel suggère — ce qui est peu vraisemblable — qu’une légitimité ait pu un jour exister sans être mise en question. Qu’il y eut un temps où la légitimité n’était pas mise en doute est l’argument qu’utilisent nos institutions pour stigmatiser les éléments subversifs. Par cette démarche astucieuse, l’incohérence et le doute sont présentés comme des nouveaux venus, de la même façon que les tramways ou la lumière électrique, ces intrus contre nature dans l’harmonie originelle d’une petite communauté idyllique. 1 est en revanche plus plausible de considérer l’histoire humaine comme une suite de combats contre des autorités successivement critiquées et enterrées en grande pompe.
Les regrets de Weber
assistant à la fin de l’enfance de l’humanité sont atténués par son
enthousiasme. Le décollage moderne vers la liberté intellectuelle implique
également qu’on soit capable d’affronter un monde d’adultes sans prêtres, sans
magie ou sans autre forme de tyrannie. Les peurs actuelles, aussi terrifiantes
soient-elles, sont de vraies peurs, non de fausses superstitions; elles
comportent de vraies responsabilités, de vrais privilèges, et non plus des
illusions. L’âge d’or sociologique de Weber est à l’opposé du rameau d’or
mythologique de Frazer et du modèle que donne Rivers de l’âme coloniale [Instincts
and the Inconscious]. Si Frazer et Rivers semblent écrire de concert, c’est
que les mêmes institutions pensaient à travers eux.
Dans son introduction à L’Éthique protestante, Weber déclare avoir lu
tout ce qu’il pouvait afin de présenter sa thèse aussi clairement que possible,
mais il s’excuse d’avoir négligé l’ethnographie. Compte tenu du contexte, cela
ne semble être qu’une omission mineure tant ces petites tribus exotiques — qui
ont tant intrigué Durkheim et Mauss — paraissent éloignées du sujet. Ce
faisant, il ne fait que reprendre le point de vue de ses lecteurs qui sont
pleinement convaincus qu’il existe un clivage profond entre notre expérience de
la société et celle de peuples qui n’existent que dans les carnets
ethnographiques des explorateurs, des missionnaires et des anthropologues.
C’est ce que croient depuis lors les sociologues.
Cette croyance résulte en
fait d’une série de tours de passe-passe de la part de Weber. Weber nous a tout
d’abord appris à considérer la société selon le découpage en secteurs
institutionnels que nous connaissons; ces secteurs sont occupés par les
prêtres, les juges, les intellectuels, les élites, les propriétaires terriens,
leurs dépendants, et les marginaux. Dans ce cadre, les problèmes de rationalité
n’apparaissent que lorsque ces institutions croissent ou entrent en conflit.
Ces peuples dont les sociétés ne font pas clairement la différence entre juges,
prêtres, propriétaires et autres ne peuvent être pertinents pour comprendre la
société moderne, à la différence de l’Inde, de la Chine, ou d’Israël dont l’histoire
peut être analysée en termes d’équilibre ou de déséquilibre entre les mêmes
secteurs institutionnels. Les aborigènes australiens et les Eskimos passent
tout simplement au travers des mailles de l’enquête.
Mais il y a un deuxième tour
de passe-passe. L’apport hégélien au modèle de Weber suppose que l’histoire
mondiale des institutions suit une progression régulière de la conscience.
Benjamin Nelson nous a donné un exposé riche et clair des hypothèses
wébériennes concernant l’évolution de la conscience humaine. À partir du moment
où c’est le stade final qui nous intéresse, l’examen des premières phases nous
importerait peu. Mais se cache ici en fait un préjugé tenace qu’on peut
qualifier de « snobisme de l’écrit ». Les peuples qui n’ont pas
laissé de traces écrites de leurs méditations philosophiques sont supposés ne
pas avoir pu élaborer des principes de réflexion sur l’ordre social.
...ET DE DURKHEIM
Comme ses contemporains,
Durkheim est tombé dans tous ces pièges institutionnels. Il a commencé par
reprendre la distinction traditionnelle entre primitifs et modernes, à qui il
attribue des schémas mentaux différents. Force est d’admettre qu’il souscrit
également, quoique avec quelque hésitation, à l’idée d’un âge d’or perdu de
l’humanité. Ce qui lui a permis d’échapper partiellement aux préjugés
institutionnels, ce fut de ne pas s’intéresser à la reconstitution des
différentes étapes conduisant de l’origine au présent. Son modèle d’évolution ne comporte que
deux périodes : l’état primitif de solidarité mécanique fondée sur une
classification commune, et l’état moderne de solidarité organique fondée sur la
spécialisation économique et l’échange. Si nous ôtons à la théorie wébérienne
son échafaudage évolutionniste, il ne reste plus qu’une mise en série des
institutions. Si nous l’ôtons de la théorie durkheimienne, il reste deux formes
d’engagement social, l’une classificatoire et l’autre ‘économique. Durkheim
lui-même n’associait pas uniquement la solidarité classificatoire à des
sociétés où la division du travail est peu développée, car il accordait une
grande attention aux idées toutes faites de nos sociétés modernes, par exemple
aux notions de bien et de mal.
On ne peut lire Les Formes
élémentaires de la vie religieuse séparément du reste de l’ouvre de Durkheim
sans s’exposer à des contresens, car sa pensée est une voûte unique dont chaque
grand livre est un pilier. Il reprend toujours le même thème — la perte de la
solidarité classificatoire -, déplorant qu’elle soit irremplaçable et que
l’absence de classifications fortement établies, partagées par tous et
intériorisées par chacun, soit cause de crises d’identité individuelles. Sa
leçon est que les idées communes standardisées (les représentations
collectives) constituent l’ordre social, même s’il reconnaît que la force de
leur emprise sur les individus peut varier. C’est ce qu’il appelle la densité
morale », dont il tente de mesurer la force et dont il cherche à voir les
conséquences possibles de son éventuelle faiblesse. Selon Durkheim, la méthode
sociologique exige de traiter les réponses individuelles comme des faits
psychologiques, à étudier dans le cadre de référence de la psychologie
individuelle. Seules les représentations collectives sont des faits sociaux, et
ceux-ci comptent plus que les faits psychologiques car le psychisme individuel
se constitue sur la base de classifications élaborées socialement.
Puisque la pensée est
toujours déjà colonisée, tentons d’examiner ce processus de colonisation. Quand
Durkheim écrivit avec Marcel Mauss son article sur les classifications
primitives [De
Quelques Formes primitives de classification (♫ it’s a long way, to Chicoutimi…) Une parfaite
illustration des propos de Mary Douglas], ce qui était déjà une
conviction profonde — à savoir que la vraie solidarité est fondée sur des
classifications partagées par tous — commença à prendre la forme d’une méthode.
Weber avait, il est vrai, également relié des styles de raisonnement à des
types d’institutions, et ce programme de recherche est donc aussi le sien.
Néanmoins, la déploration de la disparition du sacré et du fait que les
individus ne savent plus où trouver de légitimité, sa dépendance donc à
l’esprit du temps, tout ceci a eu un effet quelque peu soporifique. Le
recensement systématique des différents types de classification et des
attitudes morales associées n’était encore qu’ébauché. Mais, tandis que tout le
monde adoptait les attitudes prescrites par les institutions vis-à-vis de la
modernité — la perte de la légitimité, de l’enchantement et du sacré —,
Durkheim et Mauss proposèrent d’analyser le degré auquel nos classifications
séculières ordinaires sont des projections de la structure sociale qui
participent de l’aura du sacré. Le sacré que les wébériens regrettent est une
mystique non analysable. Pour Durkheim et Mauss, le sacré n’est pas plus
mystérieux ou occulte que les classifications communes que chacun chérit
profondément et défend farouchement. Et dès lors, le sacré devient un objet
d’étude possible.
C’est en étudiant le sacré
que Durkheim a tenté d’expliquer comment les institutions forgent les
classifications. Selon lui, ce ne sont pas les constitutions ou les rois qui,
de par les propriétés inhérentes à leurs fonctions, créent le sacré, mais bien
l’inverse. Les peuples qu’il choisit pour illustrer les formes sociales
élémentaires n’ont ni constitutions ni rois ni aucune autorité suprême
coercitive. Pour les Australiens, le sacré ne peut tirer sa force que de leur
propre consensus. Sa force coercitive, qui remplit l’univers de tabous et de
punitions afin de renforcer la soumission individuelle parfois vacillante, se
fonde sur les classifications qui agissent à l’intérieur même de l’esprit de
l’individu. Pour lui, le sacré repose essentiellement sur des classifications
liées à la division du travail. La théorie durkheimienne du sacré n’est donc
pas limitée aux civilisations en voie d’extinction, mais vaut également pour
les sociétés modernes, puisque nos sociétés aussi sont fondées sur la division
du travail. Le livre de Durkheim sur le suicide avec ses développements sur
l’anomie est le meilleur exemple des enseignements sur nous-mêmes qu’il
souhaitait nous voir tirer des sociétés ethnographiques.
Le programme de recherche de
Durkheim s’appuie sur le fait qu’il y a soit correspondance soit antagonisme
entre classifications publiques et classifications privées. Il peut y avoir
antagonisme pour deux raisons différentes : l’individu peut rejeter les
classifications publiques et refuser leur emprise sur ses propres
jugements ; ou bien il peut les accepter, tout en se sachant parfaitement
incapable de satisfaire aux normes requises. Les classifications publiques
peuvent également être relativement cohérentes ou bien présenter des
incohérences.
À la suite
de Durkheim, ces relations entre l’état d’esprit d’un individu et les attentes
standardisées de la société ont été considérées par nombre de sociologues comme
des sources d’anomie, donnant naissance à des attitudes de déviance. Mais
l’anomie a fait l’objet d’une littérature abondante, alors que la déviance a
été généralement identifiée par les signes de rejet de la société, et non par
un examen systématique des normes. La déviance qui est cause de changement
n’est pas considérée comme anomie. Les sociologues ont eu tendance à fondre
l’argumentation complexe du livre de Durkheim sur le suicide et les Règles de
la méthode sociologique en une distinction unique entre intégrés (insiders) et
marginaux (outsiders*). Le programme de recherche consiste alors simplement à
observer comment les membres d’un groupe requalifient les déviants en
marginaux.
*. Voir par exemple Howard BecxE:R, Outsiders : études de sociologie de la déviance, A. M. Métailié, 1985 (NDT).
Mais dans De quelques formes
primitives de la classification, Durkheim et Mauss suggèrent un tout autre
programme : on ne peut définir la déviance tant que l’étendue de la
conformité n’est pas délimitée. Afin de déterminer dans nos comportements des
degrés de conformité, nous devons effectuer un décompte minutieux de toutes nos
catégories et retracer comment le monde physique devient une projection de
notre monde social. Il en va de nous comme des Australiens ou des Eskimos. Et
nous devons suivre la même méthode pour déterminer le nord et le sud, la gauche
et la droite, conformément à des schémas de dominance, d’agrégation et de
dispersion, comme les Chinois et les Indiens zunis.
Il est vrai que Durkheim n’a
jamais amorcé un tel programme pour la société industrielle moderne.
L’idéologie de son temps célébrait avec tant d’emphase l’évolution sociale,
qu’il n’a vu autour de lui que la modernisation en marche, inévitablement
accompagnée d’une
incohérence croissante [n’est-ce
pas ?].
Il partageait avec la plupart de ses contemporains l’idée que l’homme moderne
s’est libéré du contrôle des institutions.
Si, en bon disciple de
Durkheim, on veut surmonter l’hésitation qu’il avait à appliquer sa thèse aux
modernes, il y a dans sa méthode de quoi permettre de découvrir nos
représentations collectives. La grande réussite de la pensée institutionnelle
est de rendre nos institutions complètement invisibles. Mais quand tous les
grands penseurs d’une époque s’accordent sur l’originalité de leur temps, et
sur l’existence d’un gouffre immense entre nous et notre passé, on peut avoir
un premier aperçu de cette classification partagée. Toutes les relations
sociales étant susceptibles d’être analysées comme des transactions marchandes,
l’omniprésence de ce marché nous procure la conviction que nous sommes sortis
du vieux contrôle institutionnel des sociétés non marchandes et que nous
jouissons désormais d’une liberté neuve et dangereuse. Quand nous croyons être
la première génération non soumise à l’idée du sacré, la première à avoir des
rapports interpersonnels véritables en tant qu’individus, et donc la première à
atteindre à une conscience de soi intégrale, il s’agit là, incontestablement,
d’une représentation collective. S’il s’en était aperçu, Durkheim aurait alors
reconnu que la solidarité primitive fondée sur les classifications partagées
n’avait pas complètement disparu.
LE POIDS DES INSTITUTIONS AU
QUOTIDIEN
Il faut associer les
éléments communs de nos configurations mentales et notre expérience courante de
l’autorité et du travail pour analyser nos propres représentations collectives.
Afin de savoir comment résister à la pression classificatoire de nos
institutions, il faudrait entamer un exercice de classification totalement
indépendant. Mais, malheureusement, les classifications qui nous permettent de
penser nous sont toujours fournies déjà toutes faites en même temps que notre
vie sociale. Pour penser la société, nous disposons des catégories que nous
utilisons lorsque nous parlons de nous-mêmes avec les autres membres de la
société. Ces catégories sont opérationnelles à tous les niveaux.
Au sommet se trouvent les
règles sociales les plus générales et, à la base, les règles sociales les plus
spécifiques. On trouve des exemples de ces dernières dans le domaine des
situations domestiques si l’on énumère le rôle des enfants et des adultes, des
hommes et des femmes. À partir de là, nous reproduisons automatiquement les
schémas d`autorité et de division du travail au sein du foyer. Ils seront bien
sûr différents selon qu’ils seront pensés par un Indien ou un Américain, comme
l’a judicieusement fait remarquer Ravindra Khare, un anthropologue indien
enseignant aux États-Unis.
Nous pouvons aussi bien
partir des rôles les moins impliqués dans l’action sociale, des clochards par
exemple, et progresser de la périphérie vers les centres d’influence; ou bien
partir des nouveaux-nés et remonter la pyramide des âges. Dans tous les cas,
nous adoptons les catégories utilisées par les percepteurs d’impôts, les
instituts de recensement ou les fonctionnaires appréciant les besoins en écoles
et en prisons. Nos esprits sont désormais sur des rails. Comment pouvons-nous
penser notre situation en société sans utiliser les classifications établies au
sein de nos institutions ? Les divers spécialistes des sciences sociales
en sont eux-mêmes profondément imprégnés. Leur champ d’investigation
professionnel se moule dans les catégories administratives, séparant art et
science, émotion et cognition, imagination et raisonnement. À des fins de contrôle
administratif et judiciaire, les personnes sont soigneusement étiquetées
suivant leurs capacités, et la pensée est classée en rationnelle, délirante,
criminelle ou criminellement délirante. Ce travail de classification déjà tout
fait est un grand service rendu aux institutions professionnelles.
Si les institutions
produisent des catégories, il y a également un effet en retour, à la manière
des prophéties auto-réalisatrices de Robert Merton. Les catégories stabilisent
les flux de la vie sociale et créent même, jusqu’à un certain point, les
réalités auxquelles elles s’appliquent. Jan Hacking a repris la relation entre
catégories et réalité à partir des jalons posés par l’étude de Michel Foucault
sur « la constitution des sujets ». Ce processus que Hacking dénomme
la fabrication des personnes » les étiquette, et s’assure de diverses
manières qu’elles se conformeront à ces catégories [Making up People].
Travaillant sur la déviance et le contrôle des déviants au xlxe siècle à partir
de données statistiques, Hacking suggère que la fabrication des personnes est
d’origine récente, et il s’est immédiatement attiré les critiques des
anthropologues : les gens se sont toujours étiquetés les uns les autres,
avec les mêmes effets — les étiquettes collent.
Mais Hacking a raison quand
il ajoute que « la simple prolifération des catégories au cours du XIXe siècle a sans doute
engendré des classes beaucoup plus nombreuses que nulle part auparavant ».
À partir des années 1820, les bureaux des statistiques des États européens ont en
effet commencé à produire une véritable avalanche de chiffres. Le dénombrement,
une fois entrepris, a engendré par lui-même des milliers de subdivisions. En
même temps que l’invention de nouvelles catégories médicales (impossibles à
concevoir jusque-là) ou de nouvelles catégories criminelles, sexuelles ou
morales, de nouveaux types de personnes se sont manifestés spontanément en
masse pour endosser les étiquettes correspondantes et vivre en conséquence.
Cette adhésion aux catégories nouvelles suggère une facilité extraordinaire à
se loger dans de nouvelles cases et à se laisser redéfinir dans son identité.
Ce processus n’est pas le même que celui de la dénomination qui, selon les
philosophes nominalistes, crée une vision particulière du monde en
sélectionnant certains phénomènes — comme par exemple, la nomination des
étoiles qui en a établi certaines et en a fait disparaître d’autres. Il s’agit
d’un processus beaucoup plus dynamique : de nouveaux noms sont prononcés,
et aussitôt de nouvelles créatures surgissent qui leur correspondent.
La thèse de Hacking n’est
pas que les gens sont simplement réétiquetés et changent ainsi de rang, tout en
conservant le même comportement : ces nouvelles personnes ont vraiment un
comportement différent.
Telle est la différence entre
les hommes et les choses : ce que font les chameaux, les montagnes, les
microbes ne dépend pas de nos paroles, écrit-il. Ce qu’il advient des bacilles
de la tuberculose dépend du fait que nous les bombardons de vaccins BCG ou non,
mais pas de la façon dont nous les décrivons [...] c’est le vaccin et non les
mots qui les tue. L’action humaine dépend plus de la discipline humaine que
l’action bactériologique ».
Il fait une différence entre
les effets d’une description sur des objets inanimés et les effets de la
dénomination sur les humains. Une série d’injections peut tuer des
microbes : « L’évolution des microbes dépend de la nature, non des
mots. » Cependant le contraste n’est pas aussi évident, car ce ne sont pas
les mots eux-mêmes qui affectent les gens. Leur étiquette ne les pousse pas à
changer leur attitude et à y conformer leur corps. Une série d’injections peut
également tuer des hommes, et les microbes ne sont pas moins sensibles aux mots
que les hommes.
Rectifions
donc la comparaison : le processus d’étiquetage fait partie dans les deux
cas d’une contrainte plus large, et dans les deux cas, la réponse des plantes,
des animaux et des microbes est encore plus vive que celle des humains. Le
bacille, en tant qu’individu, peut bien mourir, de nouvelles espèces
apparaîtront en très peu de temps, non pour se conformer aux catégories mais
pour les défier : ainsi naissent des milliers de nouveaux bacilles, jamais
imaginés auparavant, et immunisés contre les attaques correspondant à la
vieille classification. Comme les pervers sexuels, les hystériques ou les
maniaco-dépressifs, les créatures vivant au contact des humains se transforment
pour s’adapter aux nouvelles catégories. La vraie différence est que, hors de
la société humaine, la vie se transforme dans un sens contraire aux catégories
dans un but d’auto-défense, tandis qu’en société, elle cherche à s’en
rapprocher, espérant ainsi trouver la tranquillité ou certains avantages.
Attirer ainsi l’attention à
la sensibilité aux noms a le mérite d’inviter les philosophes à changer de
focale. C’est le cas de Foucault, qui, au lieu de s’intéresser à la nomination
comme moyen de désignation des choses, dévoile des systèmes complets de
connaissances. La relation entre les gens et les choses qu’ils nomment n’est
jamais statique. Comme le dit Nelson Goodman, elle se situe au sein d’un
système en évolution. La nomination ne représente qu’une partie de l’affaire,
et elle ne se situe qu’à la surface du processus de classification. L’interaction
que Hacking décrit est circulaire : les gens font les institutions, les
institutions font les classifications, les classifications modèlent les
actions, les actions appellent des noms, et les gens, ou d’autres créatures,
répondent à ces noms, positivement ou négativement.
Une fois reconnue aux
personnes la faculté de classer, nous pouvons également accorder à leurs
classifications personnelles un certain degré d’autonomie. Chaque communauté a
sa façon de classer. Comme nous l’avons vu, les institutions survivent en
mobilisant tous les processus d’information dans leur travail d’auto-fondation.
La communauté instituée freine la curiosité individuelle, organise la mémoire
collective, et transforme bravement l’incertain en certain. En marquant ses propres
frontières, elle influence tous les niveaux inférieurs de la pensée, de telle
sorte que les gens aient conscience de leur propre identité et se classent
mutuellement en fonction de leur affiliation à la communauté. Puisqu’elle
utilise des métaphores de la division du travail pour se définir, la communauté
doit changer sa conscience de soi et sa connaissance du monde chaque fois que
l’organisation du travail change. Quand elle atteint un niveau d’activité
économique inédit, de nouvelles formes de classification doivent être
élaborées. Mais les individus ne contrôlent pas cette classification. C’est un
processus cognitif qui les inclut de la même façon qu’ils sont impliqués dans
les stratégies et les rétributions du monde économique ou dans la constitution
de la langue. Les individus font des choix au sein des classifications, leurs
choix étant gouvernés par d’autres facteurs — par exemple la recherche d’une
communication plus aisée ou le besoin d’une précision accrue. Le changement
sera une réponse à la vision d’un nouveau type de communauté.