Comment pensent les institutions

Mary Douglas

8. Comment les institutions font les classifications

Si les institutions font des classifications pour nous, il semble que nous perdions par là même quelque peu notre indépendance et, en tant qu’individus, nous avons tous les motifs de résister à cette idée. En effet, nous appliquons aux autres notre sens personnel de la responsabilité : nous assumons la responsabilité de nos actes et plus volontiers encore de nos pensées. Nos interactions sociales consistent, pour une large part, à énoncer ce qu’il est juste de penser et à condamner les idées fausses. C’est ainsi que nous formons nos institutions, moulant les pensées de chacun dans une forme unique, de façon à prouver la justesse d’une idée simplement par le nombre des assentiments indépendants qu’elle rencontre. La revendication de notre indépendance intellectuelle est si bien reconnue comme le fondement de notre vie sociale qu’elle est à l’origine de la philosophie morale. C’est pourquoi l’idée de Durkheim selon laquelle un groupe social agit comme un être pensant unique nous répugne tant.

Il y a quelque chose de paradoxal dans le jugement de l’histoire. En effet, plus on pourra montrer qu’un penseur influent n’a fait que répéter les slogans favoris de son temps, plus il sera décrié par la génération suivante. Le bruit de sa célébrité n’était que l’écho de ce que tout le monde pensait à l’époque. Il n’était pas un penseur original mais un simple copiste, alors qu’il aurait dû résister à son époque. Il n’était que l’instrument passif que faisait vibrer l’esprit du temps. Le mépris des générations futures a une connotation morale quel courage que d’adopter paresseusement la dernière tendance de l’opinion sur l’esclavage, la folie, l’eugénisme, ou l’empire colonial ! Voilà une attitude de supériorité morale bien aisée à adopter car critiquer les anciennes institutions, c’est aider les structures institutionnelles naissantes de notre époque à se défendre contre le passé. Telle est la critique marxiste de la raison, qui aboutit souvent au relativisme historique.

Chaque période est caractérisée par son propre style de pensée, qui est lui-même façonné par les intérêts de la classe dominante. À chaque époque, une vision particulière de l’humanité s’impose, étouffant de nombreuses autres visions opposées. Dans le même esprit, Michel Foucault [Les Mots et les Choses] critique, dans son archéologie de la pensée occidentale, toutes les institutions fondamentales, montrant comment elles dressent les pensées et les corps. Il expose comment la pensée se traduit directement en termes institutionnels et réciproquement, comment les institutions dépassent la pensée individuelle et ajustent les formes du corps selon leurs propres conventions.

Mais une institution ne peut pas avoir de desseins délibérés. Les critiques faites à l’ouvrage de Fleck sur la genèse d’un fait scientifique en sont la démonstration. Seuls les individus sont capables d’avoir des intentions, d’élaborer consciemment des projets et d’inventer des stratégies obliques. La thèse de Foucault mérite d’être poussée plus loin. Lors d’un renouveau intellectuel, quand l’obsolescence d’un type de pensée a été démontrée, l’esprit critique a du mal à trouver de nouvelles références, à moins d’arriver à déterminer l’influence du style de pensée contemporain sur sa propre pensée et à justifier ainsi son propre jugement. Les institutions dirigent de façon systématique la mémoire individuelle et canalisent nos perceptions vers des formes compatibles avec le type de relations qu’elles autorisent. Les processus qu’elles fixent sont essentiellement de type dynamique, et elles situent nos émotions à un niveau standard sur des sujets eux aussi standardisés.

Ajoutons à cela le fait qu’elles se prévalent d’être justes, et qu’elles propagent leurs influences respectives (qui se corroborent) à travers tous les niveaux de notre système d’information. Il n’est donc pas étonnant qu’elles nous entraînent dans leur auto-contemplation narcissique. Tous les problèmes que nous tentons de penser sont automatiquement traduits en termes de problèmes institutionnels. Les solutions qu’elles prônent ne proviennent que du domaine restreint de leurs expériences. Si l’institution est fondée sur la participation de chacun, sa réponse à une question cruciale sera : « Plus de participation ! » ; si elle repose sur une relation d’autorité, elle répondra : « Plus d’autorité ! » Les institutions ont la mégalomanie pathétique de cet ordinateur qui verrait le monde à travers son seul programme. L’espoir d’une indépendance intellectuelle consiste pour nous à résister, et la première étape à déceler comment s’effectue l’emprise des institutions sur notre esprit.

Les théories sociologiques de Max Weber et de Durkheim illustrent respectivement les avantages relatifs qu’il y a à laisser les institutions opérer leurs propres classifications (pour Weber) et les difficultés que l’on rencontre lorsque l’on tente de comprendre ce mécanisme de classification (pour Durkheim). L’influence de Weber est nettement supérieure à celle de Durkheim, car il a forgé les concepts appropriés pour penser la modernité et la post-modernité.

Il doit son succès principalement à la vaste synthèse qu’il opère de la pensée de sa génération, offrant aux intellectuels de son temps une analyse de l’histoire des grandes civilisations étrangères formulée dans les termes de leurs propres institutions. Durkheim et Weber ont tous deux axé leur étude sur la rationalité et plus précisément sur les relations existant entre les idées et les institutions, s’intéressant principalement à l’émergence de l’individualisme comme principe philosophique.

Pour Durkheim, il s’agissait d’expliquer l’assujettissement de l’individu à l’ordre social, c’est-à-dire le problème de la solidarité, qui est le même que celui de l’action collective. Sa réponse est qu’il y a une mise en commun des classifications. Son travail sur l’origine sociale de la classification propose une méthode originale d’introspection, une technique d’analyse à l’abri de tout risque de distorsion institutionnelle. L’ambition de Weber est d’expliquer la prédominance de certaines idées et de certains idéaux à un niveau donné du développement institutionnel. Son étude se situe donc à un degré d’abstraction moindre que Durkheim. Les courants intellectuels institués à l’époque de Weber étaient soit un idéalisme de type hégélien (difficilement compatible avec le climat idéologique de l’époque en sociologie), soit un déterminisme sociologique de type marxiste. Weber choisit une voie moyenne entre idéalisme et déterminisme. Malgré sa contribution monumentale à la compréhension de la rationalité et de ses formes institutionnelles, il ne laisse aucune méthode systématique permettant à ses successeurs d’analyser plus finement la relation entre pensée et institutions. Or, il est bien difficile de définir clairement ce qu’il entendait vraiment par « esprit du protestantisme » ou par « esprit du temps ».

 

DANS LE SILLAGE DE MAX WEBER

 

Le modèle wébérien élémentaire de la société met en scène un équilibre entre différents secteurs institutionnels, expliquant les changements par la description de forces historiques qui tendent au déséquilibre. La pensée séculière se divise en deux secteurs, l’un dominé par les institutions du marché et l’autre par la bureaucratie. La rationalité du marché se caractérise par le raisonnement individuel, pratique et intéressé, tandis que la rationalité bureaucratique se caractérise par la pensée institutionnelle, c’est-à-dire l’abstraction et la routine. La dichotomie wébérienne domine encore la théorie politique, et a façonné définitivement la conception commune des organisations [Douglas, 1986, Risk Acceptability].

La sociologie religieuse de Weber distingue vie séculière et vie religieuse, isolant cette dernière dans un compartiment institutionnel qui lui est propre. Sa classification de la religion s’appuie sur la classification traditionnelle des rôles religieux que la vie des institutions religieuses distingue effectivement. Classer les phénomènes qu’on examine selon les institutions connues et visibles évite d’avoir à justifier cette classification car le schéma conceptuel adopté correspond à celui qu’ont normalement ceux qui vivent et pensent dans des institutions similaires. Mais ce faisant, Weber pose un problème épineux à la sociologie religieuse. Si la religion est définie institutionnellement et la sécularisation comme un désengagement des religions hors des institutions, la sécularisation constitue une perte sèche pour la religion.

Cependant la vie religieuse peut se retirer des institutions séculières sans que la foi individuelle en soit pour autant affaiblie. Beaucoup d’auteurs ont montré l’absence de liaison directe entre le développement de la foi individuelle et le déclin des cérémonies publiques. Pour relater l’histoire religieuse d’Israël, de la Chine et de l’Inde, Weber utilise le cadre institutionnel de la société occidentale. Ainsi peut-il s’appuyer sur l’idée que nous nous faisons ici et maintenant de notre propre expérience historique, plutôt que de recourir à une théorie causaliste du changement. Son panorama des grandes civilisations met en évidence que toutes débutent par une communauté primitive (qui reste à étudier) et passent ensuite, chacune à des époques différentes, par les mêmes phases : une société féodale où l’on distingue clairement les nobles (ou leurs équivalents) des paysans (ou de leurs équivalents), et où un secteur commercial naissant pourra finalement faire basculer l’ensemble du système dans un environnement urbain. Leurs débuts sont empreints de sacré et de merveilleux, en même temps que l’urbanisation introduit les marchés, l’intelligentsia, la bureaucratie, le sacerdoce, et aussi les parias. Les institutions urbaines vont croître et aboutir à la situation que nous expérimentons actuellement à regret. L’évolution s’achève quand le voile se déchire, que l’enchantement cesse, que le doute s’installe et marque la fin de toute légitimité.

Ce raisonnement institutionnel suggère — ce qui est peu vraisemblable — qu’une légitimité ait pu un jour exister sans être mise en question. Qu’il y eut un temps où la légitimité n’était pas mise en doute est l’argument qu’utilisent nos institutions pour stigmatiser les éléments subversifs. Par cette démarche astucieuse, l’incohérence et le doute sont présentés comme des nouveaux venus, de la même façon que les tramways ou la lumière électrique, ces intrus contre nature dans l’harmonie originelle d’une petite communauté idyllique. 1 est en revanche plus plausible de considérer l’histoire humaine comme une suite de combats contre des autorités successivement critiquées et enterrées en grande pompe.

Les regrets de Weber assistant à la fin de l’enfance de l’humanité sont atténués par son enthousiasme. Le décollage moderne vers la liberté intellectuelle implique également qu’on soit capable d’affronter un monde d’adultes sans prêtres, sans magie ou sans autre forme de tyrannie. Les peurs actuelles, aussi terrifiantes soient-elles, sont de vraies peurs, non de fausses superstitions; elles comportent de vraies responsabilités, de vrais privilèges, et non plus des illusions. L’âge d’or sociologique de Weber est à l’opposé du rameau d’or mythologique de Frazer et du modèle que donne Rivers de l’âme coloniale [Instincts and the Inconscious]. Si Frazer et Rivers semblent écrire de concert, c’est que les mêmes institutions pensaient à travers eux.

Dans son introduction à L’Éthique protestante, Weber déclare avoir lu tout ce qu’il pouvait afin de présenter sa thèse aussi clairement que possible, mais il s’excuse d’avoir négligé l’ethnographie. Compte tenu du contexte, cela ne semble être qu’une omission mineure tant ces petites tribus exotiques — qui ont tant intrigué Durkheim et Mauss — paraissent éloignées du sujet. Ce faisant, il ne fait que reprendre le point de vue de ses lecteurs qui sont pleinement convaincus qu’il existe un clivage profond entre notre expérience de la société et celle de peuples qui n’existent que dans les carnets ethnographiques des explorateurs, des missionnaires et des anthropologues. C’est ce que croient depuis lors les sociologues.

Cette croyance résulte en fait d’une série de tours de passe-passe de la part de Weber. Weber nous a tout d’abord appris à considérer la société selon le découpage en secteurs institutionnels que nous connaissons; ces secteurs sont occupés par les prêtres, les juges, les intellectuels, les élites, les propriétaires terriens, leurs dépendants, et les marginaux. Dans ce cadre, les problèmes de rationalité n’apparaissent que lorsque ces institutions croissent ou entrent en conflit. Ces peuples dont les sociétés ne font pas clairement la différence entre juges, prêtres, propriétaires et autres ne peuvent être pertinents pour comprendre la société moderne, à la différence de l’Inde, de la Chine, ou d’Israël dont l’histoire peut être analysée en termes d’équilibre ou de déséquilibre entre les mêmes secteurs institutionnels. Les aborigènes australiens et les Eskimos passent tout simplement au travers des mailles de l’enquête.

Mais il y a un deuxième tour de passe-passe. L’apport hégélien au modèle de Weber suppose que l’histoire mondiale des institutions suit une progression régulière de la conscience. Benjamin Nelson nous a donné un exposé riche et clair des hypothèses wébériennes concernant l’évolution de la conscience humaine. À partir du moment où c’est le stade final qui nous intéresse, l’examen des premières phases nous importerait peu. Mais se cache ici en fait un préjugé tenace qu’on peut qualifier de « snobisme de l’écrit ». Les peuples qui n’ont pas laissé de traces écrites de leurs méditations philosophiques sont supposés ne pas avoir pu élaborer des principes de réflexion sur l’ordre social.

 

...ET DE DURKHEIM

 

Comme ses contemporains, Durkheim est tombé dans tous ces pièges institutionnels. Il a commencé par reprendre la distinction traditionnelle entre primitifs et modernes, à qui il attribue des schémas mentaux différents. Force est d’admettre qu’il souscrit également, quoique avec quelque hésitation, à l’idée d’un âge d’or perdu de l’humanité. Ce qui lui a permis d’échapper partiellement aux préjugés institutionnels, ce fut de ne pas s’intéresser à la reconstitution des différentes étapes conduisant de l’origine au présent. Son modèle d’évolution ne comporte que deux périodes : l’état primitif de solidarité mécanique fondée sur une classification commune, et l’état moderne de solidarité organique fondée sur la spécialisation économique et l’échange. Si nous ôtons à la théorie wébérienne son échafaudage évolutionniste, il ne reste plus qu’une mise en série des institutions. Si nous l’ôtons de la théorie durkheimienne, il reste deux formes d’engagement social, l’une classificatoire et l’autre ‘économique. Durkheim lui-même n’associait pas uniquement la solidarité classificatoire à des sociétés où la division du travail est peu développée, car il accordait une grande attention aux idées toutes faites de nos sociétés modernes, par exemple aux notions de bien et de mal.

On ne peut lire Les Formes élémentaires de la vie religieuse séparément du reste de l’ouvre de Durkheim sans s’exposer à des contresens, car sa pensée est une voûte unique dont chaque grand livre est un pilier. Il reprend toujours le même thème — la perte de la solidarité classificatoire -, déplorant qu’elle soit irremplaçable et que l’absence de classifications fortement établies, partagées par tous et intériorisées par chacun, soit cause de crises d’identité individuelles. Sa leçon est que les idées communes standardisées (les représentations collectives) constituent l’ordre social, même s’il reconnaît que la force de leur emprise sur les individus peut varier. C’est ce qu’il appelle la densité morale », dont il tente de mesurer la force et dont il cherche à voir les conséquences possibles de son éventuelle faiblesse. Selon Durkheim, la méthode sociologique exige de traiter les réponses individuelles comme des faits psychologiques, à étudier dans le cadre de référence de la psychologie individuelle. Seules les représentations collectives sont des faits sociaux, et ceux-ci comptent plus que les faits psychologiques car le psychisme individuel se constitue sur la base de classifications élaborées socialement.

Puisque la pensée est toujours déjà colonisée, tentons d’examiner ce processus de colonisation. Quand Durkheim écrivit avec Marcel Mauss son article sur les classifications primitives [De Quelques Formes primitives de classification (♫ it’s a long way, to Chicoutimi…) Une parfaite illustration des propos de Mary Douglas], ce qui était déjà une conviction profonde — à savoir que la vraie solidarité est fondée sur des classifications partagées par tous — commença à prendre la forme d’une méthode. Weber avait, il est vrai, également relié des styles de raisonnement à des types d’institutions, et ce programme de recherche est donc aussi le sien. Néanmoins, la déploration de la disparition du sacré et du fait que les individus ne savent plus où trouver de légitimité, sa dépendance donc à l’esprit du temps, tout ceci a eu un effet quelque peu soporifique. Le recensement systématique des différents types de classification et des attitudes morales associées n’était encore qu’ébauché. Mais, tandis que tout le monde adoptait les attitudes prescrites par les institutions vis-à-vis de la modernité — la perte de la légitimité, de l’enchantement et du sacré —, Durkheim et Mauss proposèrent d’analyser le degré auquel nos classifications séculières ordinaires sont des projections de la structure sociale qui participent de l’aura du sacré. Le sacré que les wébériens regrettent est une mystique non analysable. Pour Durkheim et Mauss, le sacré n’est pas plus mystérieux ou occulte que les classifications communes que chacun chérit profondément et défend farouchement. Et dès lors, le sacré devient un objet d’étude possible.

C’est en étudiant le sacré que Durkheim a tenté d’expliquer comment les institutions forgent les classifications. Selon lui, ce ne sont pas les constitutions ou les rois qui, de par les propriétés inhérentes à leurs fonctions, créent le sacré, mais bien l’inverse. Les peuples qu’il choisit pour illustrer les formes sociales élémentaires n’ont ni constitutions ni rois ni aucune autorité suprême coercitive. Pour les Australiens, le sacré ne peut tirer sa force que de leur propre consensus. Sa force coercitive, qui remplit l’univers de tabous et de punitions afin de renforcer la soumission individuelle parfois vacillante, se fonde sur les classifications qui agissent à l’intérieur même de l’esprit de l’individu. Pour lui, le sacré repose essentiellement sur des classifications liées à la division du travail. La théorie durkheimienne du sacré n’est donc pas limitée aux civilisations en voie d’extinction, mais vaut également pour les sociétés modernes, puisque nos sociétés aussi sont fondées sur la division du travail. Le livre de Durkheim sur le suicide avec ses développements sur l’anomie est le meilleur exemple des enseignements sur nous-mêmes qu’il souhaitait nous voir tirer des sociétés ethnographiques.

Le programme de recherche de Durkheim s’appuie sur le fait qu’il y a soit correspondance soit antagonisme entre classifications publiques et classifications privées. Il peut y avoir antagonisme pour deux raisons différentes : l’individu peut rejeter les classifications publiques et refuser leur emprise sur ses propres jugements ; ou bien il peut les accepter, tout en se sachant parfaitement incapable de satisfaire aux normes requises. Les classifications publiques peuvent également être relativement cohérentes ou bien présenter des incohérences.

À la suite de Durkheim, ces relations entre l’état d’esprit d’un individu et les attentes standardisées de la société ont été considérées par nombre de sociologues comme des sources d’anomie, donnant naissance à des attitudes de déviance. Mais l’anomie a fait l’objet d’une littérature abondante, alors que la déviance a été généralement identifiée par les signes de rejet de la société, et non par un examen systématique des normes. La déviance qui est cause de changement n’est pas considérée comme anomie. Les sociologues ont eu tendance à fondre l’argumentation complexe du livre de Durkheim sur le suicide et les Règles de la méthode sociologique en une distinction unique entre intégrés (insiders) et marginaux (outsiders*). Le programme de recherche consiste alors simplement à observer comment les membres d’un groupe requalifient les déviants en marginaux.

*. Voir par exemple Howard BecxE:R, Outsiders : études de sociologie de la déviance, A. M. Métailié, 1985 (NDT).

Mais dans De quelques formes primitives de la classification, Durkheim et Mauss suggèrent un tout autre programme : on ne peut définir la déviance tant que l’étendue de la conformité n’est pas délimitée. Afin de déterminer dans nos comportements des degrés de conformité, nous devons effectuer un décompte minutieux de toutes nos catégories et retracer comment le monde physique devient une projection de notre monde social. Il en va de nous comme des Australiens ou des Eskimos. Et nous devons suivre la même méthode pour déterminer le nord et le sud, la gauche et la droite, conformément à des schémas de dominance, d’agrégation et de dispersion, comme les Chinois et les Indiens zunis.

Il est vrai que Durkheim n’a jamais amorcé un tel programme pour la société industrielle moderne. L’idéologie de son temps célébrait avec tant d’emphase l’évolution sociale, qu’il n’a vu autour de lui que la modernisation en marche, inévitablement accompagnée d’une incohérence croissante [n’est-ce pas ?]. Il partageait avec la plupart de ses contemporains l’idée que l’homme moderne s’est libéré du contrôle des institutions.

Si, en bon disciple de Durkheim, on veut surmonter l’hésitation qu’il avait à appliquer sa thèse aux modernes, il y a dans sa méthode de quoi permettre de découvrir nos représentations collectives. La grande réussite de la pensée institutionnelle est de rendre nos institutions complètement invisibles. Mais quand tous les grands penseurs d’une époque s’accordent sur l’originalité de leur temps, et sur l’existence d’un gouffre immense entre nous et notre passé, on peut avoir un premier aperçu de cette classification partagée. Toutes les relations sociales étant susceptibles d’être analysées comme des transactions marchandes, l’omniprésence de ce marché nous procure la conviction que nous sommes sortis du vieux contrôle institutionnel des sociétés non marchandes et que nous jouissons désormais d’une liberté neuve et dangereuse. Quand nous croyons être la première génération non soumise à l’idée du sacré, la première à avoir des rapports interpersonnels véritables en tant qu’individus, et donc la première à atteindre à une conscience de soi intégrale, il s’agit là, incontestablement, d’une représentation collective. S’il s’en était aperçu, Durkheim aurait alors reconnu que la solidarité primitive fondée sur les classifications partagées n’avait pas complètement disparu.

 

LE POIDS DES INSTITUTIONS AU QUOTIDIEN

 

Il faut associer les éléments communs de nos configurations mentales et notre expérience courante de l’autorité et du travail pour analyser nos propres représentations collectives. Afin de savoir comment résister à la pression classificatoire de nos institutions, il faudrait entamer un exercice de classification totalement indépendant. Mais, malheureusement, les classifications qui nous permettent de penser nous sont toujours fournies déjà toutes faites en même temps que notre vie sociale. Pour penser la société, nous disposons des catégories que nous utilisons lorsque nous parlons de nous-mêmes avec les autres membres de la société. Ces catégories sont opérationnelles à tous les niveaux.

Au sommet se trouvent les règles sociales les plus générales et, à la base, les règles sociales les plus spécifiques. On trouve des exemples de ces dernières dans le domaine des situations domestiques si l’on énumère le rôle des enfants et des adultes, des hommes et des femmes. À partir de là, nous reproduisons automatiquement les schémas d`autorité et de division du travail au sein du foyer. Ils seront bien sûr différents selon qu’ils seront pensés par un Indien ou un Américain, comme l’a judicieusement fait remarquer Ravindra Khare, un anthropologue indien enseignant aux États-Unis.

Nous pouvons aussi bien partir des rôles les moins impliqués dans l’action sociale, des clochards par exemple, et progresser de la périphérie vers les centres d’influence; ou bien partir des nouveaux-nés et remonter la pyramide des âges. Dans tous les cas, nous adoptons les catégories utilisées par les percepteurs d’impôts, les instituts de recensement ou les fonctionnaires appréciant les besoins en écoles et en prisons. Nos esprits sont désormais sur des rails. Comment pouvons-nous penser notre situation en société sans utiliser les classifications établies au sein de nos institutions ? Les divers spécialistes des sciences sociales en sont eux-mêmes profondément imprégnés. Leur champ d’investigation professionnel se moule dans les catégories administratives, séparant art et science, émotion et cognition, imagination et raisonnement. À des fins de contrôle administratif et judiciaire, les personnes sont soigneusement étiquetées suivant leurs capacités, et la pensée est classée en rationnelle, délirante, criminelle ou criminellement délirante. Ce travail de classification déjà tout fait est un grand service rendu aux institutions professionnelles.

Si les institutions produisent des catégories, il y a également un effet en retour, à la manière des prophéties auto-réalisatrices de Robert Merton. Les catégories stabilisent les flux de la vie sociale et créent même, jusqu’à un certain point, les réalités auxquelles elles s’appliquent. Jan Hacking a repris la relation entre catégories et réalité à partir des jalons posés par l’étude de Michel Foucault sur « la constitution des sujets ». Ce processus que Hacking dénomme la fabrication des personnes » les étiquette, et s’assure de diverses manières qu’elles se conformeront à ces catégories [Making up People]. Travaillant sur la déviance et le contrôle des déviants au xlxe siècle à partir de données statistiques, Hacking suggère que la fabrication des personnes est d’origine récente, et il s’est immédiatement attiré les critiques des anthropologues : les gens se sont toujours étiquetés les uns les autres, avec les mêmes effets — les étiquettes collent.

 

QUAND NOMMER, C’EST CRÉER

 

Mais Hacking a raison quand il ajoute que « la simple prolifération des catégories au cours du XIXe siècle a sans doute engendré des classes beaucoup plus nombreuses que nulle part auparavant ». À partir des années 1820, les bureaux des statistiques des États européens ont en effet commencé à produire une véritable avalanche de chiffres. Le dénombrement, une fois entrepris, a engendré par lui-même des milliers de subdivisions. En même temps que l’invention de nouvelles catégories médicales (impossibles à concevoir jusque-là) ou de nouvelles catégories criminelles, sexuelles ou morales, de nouveaux types de personnes se sont manifestés spontanément en masse pour endosser les étiquettes correspondantes et vivre en conséquence. Cette adhésion aux catégories nouvelles suggère une facilité extraordinaire à se loger dans de nouvelles cases et à se laisser redéfinir dans son identité. Ce processus n’est pas le même que celui de la dénomination qui, selon les philosophes nominalistes, crée une vision particulière du monde en sélectionnant certains phénomènes — comme par exemple, la nomination des étoiles qui en a établi certaines et en a fait disparaître d’autres. Il s’agit d’un processus beaucoup plus dynamique : de nouveaux noms sont prononcés, et aussitôt de nouvelles créatures surgissent qui leur correspondent.

La thèse de Hacking n’est pas que les gens sont simplement réétiquetés et changent ainsi de rang, tout en conservant le même comportement : ces nouvelles personnes ont vraiment un comportement différent.

Telle est la différence entre les hommes et les choses : ce que font les chameaux, les montagnes, les microbes ne dépend pas de nos paroles, écrit-il. Ce qu’il advient des bacilles de la tuberculose dépend du fait que nous les bombardons de vaccins BCG ou non, mais pas de la façon dont nous les décrivons [...] c’est le vaccin et non les mots qui les tue. L’action humaine dépend plus de la discipline humaine que l’action bactériologique ».

Il fait une différence entre les effets d’une description sur des objets inanimés et les effets de la dénomination sur les humains. Une série d’injections peut tuer des microbes : « L’évolution des microbes dépend de la nature, non des mots. » Cependant le contraste n’est pas aussi évident, car ce ne sont pas les mots eux-mêmes qui affectent les gens. Leur étiquette ne les pousse pas à changer leur attitude et à y conformer leur corps. Une série d’injections peut également tuer des hommes, et les microbes ne sont pas moins sensibles aux mots que les hommes.

Rectifions donc la comparaison : le processus d’étiquetage fait partie dans les deux cas d’une contrainte plus large, et dans les deux cas, la réponse des plantes, des animaux et des microbes est encore plus vive que celle des humains. Le bacille, en tant qu’individu, peut bien mourir, de nouvelles espèces apparaîtront en très peu de temps, non pour se conformer aux catégories mais pour les défier : ainsi naissent des milliers de nouveaux bacilles, jamais imaginés auparavant, et immunisés contre les attaques correspondant à la vieille classification. Comme les pervers sexuels, les hystériques ou les maniaco-dépressifs, les créatures vivant au contact des humains se transforment pour s’adapter aux nouvelles catégories. La vraie différence est que, hors de la société humaine, la vie se transforme dans un sens contraire aux catégories dans un but d’auto-défense, tandis qu’en société, elle cherche à s’en rapprocher, espérant ainsi trouver la tranquillité ou certains avantages.

Attirer ainsi l’attention à la sensibilité aux noms a le mérite d’inviter les philosophes à changer de focale. C’est le cas de Foucault, qui, au lieu de s’intéresser à la nomination comme moyen de désignation des choses, dévoile des systèmes complets de connaissances. La relation entre les gens et les choses qu’ils nomment n’est jamais statique. Comme le dit Nelson Goodman, elle se situe au sein d’un système en évolution. La nomination ne représente qu’une partie de l’affaire, et elle ne se situe qu’à la surface du processus de classification. L’interaction que Hacking décrit est circulaire : les gens font les institutions, les institutions font les classifications, les classifications modèlent les actions, les actions appellent des noms, et les gens, ou d’autres créatures, répondent à ces noms, positivement ou négativement.

Une fois reconnue aux personnes la faculté de classer, nous pouvons également accorder à leurs classifications personnelles un certain degré d’autonomie. Chaque communauté a sa façon de classer. Comme nous l’avons vu, les institutions survivent en mobilisant tous les processus d’information dans leur travail d’auto-fondation. La communauté instituée freine la curiosité individuelle, organise la mémoire collective, et transforme bravement l’incertain en certain. En marquant ses propres frontières, elle influence tous les niveaux inférieurs de la pensée, de telle sorte que les gens aient conscience de leur propre identité et se classent mutuellement en fonction de leur affiliation à la communauté. Puisqu’elle utilise des métaphores de la division du travail pour se définir, la communauté doit changer sa conscience de soi et sa connaissance du monde chaque fois que l’organisation du travail change. Quand elle atteint un niveau d’activité économique inédit, de nouvelles formes de classification doivent être élaborées. Mais les individus ne contrôlent pas cette classification. C’est un processus cognitif qui les inclut de la même façon qu’ils sont impliqués dans les stratégies et les rétributions du monde économique ou dans la constitution de la langue. Les individus font des choix au sein des classifications, leurs choix étant gouvernés par d’autres facteurs — par exemple la recherche d’une communication plus aisée ou le besoin d’une précision accrue. Le changement sera une réponse à la vision d’un nouveau type de communauté.

 

M. Ripley s’amuse