NOTE DE PRINCIPE SUR L’EMPLOI DE LA NOTION DE MONNAIE. Nous persistons, malgré les objections de M. MALINOWSKI (“Primitive Currency”, Economic Journal, 1923) à employer ce terme. M. MALINOWSKI a protesté d’avance contre l’abus (Argonauts, p. 499, n. 2), et critique la nomenclature de M. Seligmann. Il réserve la notion de monnaie à des objets servant, non pas seulement de moyen d’échange, mais encore d’étalon pour mesurer la valeur. M. Simiand m’a fait des objections du même genre à propos de l’emploi de la notion de valeur dans des sociétés de ce genre. Ces deux savants ont sûrement raison à leur point de vue; ils entendent le mot de monnaie et le mot de valeur dans le sens étroit. A ce compte, il n’y a eu valeur économique que quand il y a eu monnaie et il n’y a eu monnaie que quand les choses précieuses, richesses condensées elles-mêmes et signes de richesses, ont été réellement monnayées, c’est-à-dire titrées, impersonnalisées, détachées de toute relation avec toute personne morale, collective ou individuelle autre que l’autorité de l’État qui les frappe. Mais la question ainsi posée n’est que celle de la limite arbitraire que l’on doit mettre à l’emploi du mot. A mon avis, on ne définit ainsi qu’un second type de monnaie : le nôtre.

Dans toutes les sociétés qui ont précédé celles où l’on a monnayé l’or, le bronze et l’argent, il y a ou d’autres choses, pierres, coquillages et métaux précieux en particulier, qui ont été employées et ont servi de moyen d’échange et de paiement ; dans un bon nombre de celles qui nous entourent encore, ce même système fonctionne en fait, et c’est celui-là que nous décrivons.

Il est vrai que ces choses précieuses diffèrent de ce que nous avons l’habitude de concevoir comme des instruments libératoires. D’abord, en plus de leur nature économique, de leur valeur, ils ont plutôt une nature magique et sont surtout des talismans : life givers, comme disait Rivers et comme disent MM. Perry et Jackson. De plus, ils ont bien une circulation très générale à l’intérieur d’une société et même entre les sociétés ; mais ils sont encore attachés à des personnes ou à des clans (les premières monnaies romaines étaient frappées par les gentes), à l’individualité de leurs anciens propriétaires, et à des contrats passés entre des êtres moraux. Leur valeur est encore subjective et personnelle. Par exemple, les monnaies de coquillages enfilés, en Mélanésie, sont encore mesurées à l’empan du donateur. Rivers, History of the Melanesian Society, tome II, p. 527 ; tome I, pp. 64, 71, 101, 160 sq. Cf. l’expression Schulterfaden : THURNWALD, Forschungen, etc., tome III, p. 41 sq., vol. I, p. 189, v. 15 ; Hüftschnur, tome I, p. 263, I, 6, etc. Nous verrons d’autres exemples importants de ces institutions. Il est encore vrai que ces valeurs sont instables, et qu’elles manquent de ce caractère nécessaire à l’étalon, à une mesure : par exemple leur prix croit et décroît avec le nombre et la grandeur des transactions où elles ont été utilisées. M. Malinowski compare fort joliment les vaggu’a des Trobriand acquérant du prestige au cours de leurs voyages, avec les joyaux de la couronne. De même les cuivres blasonnés du nord-ouest américain et les nattes de Samoa croissent de valeur à chaque potlatch, à chaque échange.

Mais d’autre part, à deux points de vue, ces choses précieuses ont les mêmes fonctions que la monnaie de nos sociétés et par conséquent peuvent mériter d’être classées au moins dans le même genre. Elles ont un pouvoir d’achat et ce pouvoir est nombré. A tel « cuivre » américain est dû un paiement de tant de couvertures, à tel vaygu’a correspondent tant et tant de paniers d’ignames. L’idée de nombre est là, quand bien même ce nombre est fixé autrement que par une autorité d’État et varie dans la succession /179/ des kula et des potlatch. De plus, ce pouvoir d’achat est vraiment libératoire, même s’il n’est reconnu qu’entre individus, clans et tribus déterminés et seulement entre associés, il n’est pas moins public, officiel, fixe. M. Brudo, ami de M. Malinowski et comme lui longtemps résident aux Trobriand, payait ses pêcheurs de perles [tiens ! tiens !] avec des vaygu’a aussi bien qu’avec de la monnaie européenne ou de la marchandise à cours fixe. Le passage d’un système à l’autre s’est fait sans secousse, était donc possible. — Mr. Armstrong à propos des monnaies de l’île Rossel, voisine des Trobriand, donne des indications fort nettes et persiste, s’il y a erreur, dans la même erreur que nous. “A unique monetary system”, Economic Journal, 1924 (communiqué en épreuves).

Selon nous, l’humanité a longtemps tâtonné. D’abord, première phase elle a trouvé que certaines choses, presque toutes magiques et précieuses n’étaient pas détruites par l’usage et elle les a douées de pouvoir d’achat ; V. MAUSS, Origines de la notion de Monnaie, Anthropologie, 1914, in Proc. verb. de l’I.F.A.   ce moment, nous n’avions trouvé que l’origine lointaine de la monnaie.) Puis, deuxième phase, après avoir réussi à faire circuler ces choses, dans la tribu et hors d’elle, au loin, l’humanité a trouvé que ces instruments d’achat pouvaient servir de moyen de numération et de circulation des richesses. Ceci est le stade que nous sommes en train de décrire. Et c’est à partir de ce stade qu’à une époque assez ancienne, dans les sociétés sémitiques, mais peut-être pas très ancienne ailleurs, sans doute, on a inventé — troisième phase — le moyen de détacher ces choses précieuses des groupes et des gens, d’en faire des instruments permanents de mesure de valeur, même de mesure universelle, sinon rationnelle — en attendant mieux.

              Il y a donc eu, à notre avis, une forme de monnaie qui a précédé les nôtres. Sans compter celles qui consistent en objets d’usage, par exemple, par exemple encore, en Afrique et en Asie, les plaques et lingots de cuivre, de fer, etc., et sans compter, dans nos sociétés antiques et dans les sociétés africaines actuelles, le bétail (à propos de ce dernier, v. plus loin p. 247, n. 3).

Nous nous excusons d’avoir été obligés de prendre parti sur ces questions trop vastes. Mais elles touchent de trop près à notre sujet, et il fallait être clair.

 

M. Ripley s’amuse