PRÉFACE

 

« Voici un livre qui fait paraître désuets ou usés la plupart des livres du même domaine. Un événement aussi rare est un signe des temps. Voici, à une heure cruciale, une compréhension neuve de la forme et du sens des affaires humaines. » C’est en ces termes que le sociologue Robert Mac Iver présentait ce livre en 1944 au public américain. Le jugement reste vrai dans l’essentiel, et pour­tant un paradoxe nous attend ; si Karl Polanyi a profondément influencé le développement des sciences sociales, ce n’est pas par ce livre-ci, mais par un autre versant de ses idées qui n’intervient ici qu’à l’arrière-plan.

Expliquons-nous. La Grande Transformation, c’est ce qui est arrivé au monde moderne à travers la grande crise économique et politique des années 1930-1945, c’est-à-dire, Polanyi s’emploie à le montrer, la mort du libéralisme économique. Or ce libéralisme, dont Hitler a été le fossoyeur adroit, était une innovation sans précédent apparue un siècle plus tôt. C’était une innovation très puissante, mais si contraire à tout ce que l’humanité avait connu jusque-là qu’elle n’avait pu être supportée que moyennant toutes sortes d’accommodements. L’innovation consistait essentiellement dans un mode de pensée. Pour la première fois, on se représentait une sorte particulière de phénomènes sociaux, les phénomènes éco­nomiques, comme séparés de la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social devait être soumis. On avait en ce sens dé-socialisé l’économie, et ce que la grande crise des années trente imposa au monde, c’est une re­socialisation de l’économie. La « grande transformation » représente donc en quelque façon l’inverse de la transformation qui a donné le jour à l’idéologie de l’économie libérale. (En fait, je ne puis me défendre de supposer que Polanyi avait dans l’esprit quelque chose comme l’allemand Umwandlung, légitimement traduit sans doute /II/ par « transformation », mais que je préférerais quant à moi comprendre plus littéralement, et plus largement à la fois, comme le « grand retournement » — l’expression ayant l’avantage de rappeler l’arrière-plan historique général dont le libéralisme s’était séparé.

Je lis : que le libéralisme est une innovation ; que cette innovation consiste essentiellement (ce qui laisse entendre qu’il y a un résidu qui n’est pas un mode de pensée) dans un mode de pensée. C’est donc un mode de pensée qui a fait tout ça, toute cette merde, qui occupe l’Irak et la Palestine et qui essaye vainement de s’implanter en Afghanistan (le pays le plus important du monde donc, le pays des irréductibles) pour la seconde fois en cent ans !  Je soutiens au contraire que c’est seulement l’économie qui est l’objet d’un mode de pensée, une idée dans la pensée bourgeoise (Une Enquête, 1976). Les faits économiques ne sont économiques que parce que les économistes les appellent ainsi. Sinon, ce sont des faits sociaux tout à fait ordinaires qui n’ont rien de particulier et sont soumis aux mêmes exigences que tous les faits sociaux. L’enfant qui rampe sous les métiers à tisser à Manchester est un fait totalement inconnu chez les sauvages et dans les autres sociétés, mais il n’implique nullement l’existence d’un objet réel qui serait « l’économie ». Les bourgeois appellent ce fait « économique » seulement pour cacher son vrai nom qui est « criminel ». Cela dit, je ne suis pas d’accord avec Dumont. L’innovation, comme il dit, ne fut pas seulement un mode de pensée mais un mode d’action, notamment « la révolution des enclosures ». Le véritable mode de pensée, comme le souligne Polanyi du peu que j’aie pu voir en le parcourant, c’est la généralisation de l’appât du gain, pendant cent ans (deux cents aujourd’hui), comme jamais on ne le vit dans toute l’histoire du monde selon P. L’appât du gain devient, pour des raisons qu’il faut étudier, le dieu de cette époque et le seul dieu dans un monde que d’aucun ont osé appeler désenchanté. On est seulement passé de la magie blanche à la magie noire, au Satanic Mill. CES GENS SONT DES POSSÉDÉS. C’est pourquoi je préférais cette traduction en français du titre du roman de Dostoïevski. A possédés, possédés ennemis (y compris Necaïev qui est un produit de cette possession. Possession, envoûtement, magie noire. Modernes mon cul). Bien vu les Mollah. Les landlords english se croient tout permis. Mais cela, évidemment parce qu’ils regorgent d’idées d’enrichissement. C’est là qu’on voit la puissance des idées. J’ai déjà vu dans le livre que Polanyi signale le cas des frères Bentham, ces deux ordures, pour la surabondance jaillissante de leurs idées d’enrichissement. Tout cela s’est payé un onze septembre. Valsez saucisses (Paraz alias Bitru).

La source de l’originalité de Polanyi, c’est d’avoir regardé la société moderne, ou l’économie dite libérale, à la lumière des sociétés non modernes et en contraste avec elles. L’implication était qu’à l’inverse on ne pouvait bien évidemment appliquer aux sociétés non modernes les concepts économiques modernes, comme d’autres s’obstinaient à le faire, et Polanyi a essayé en conséquence de dégager quelques concepts généraux qui puissent les remplacer (voir, ici même, chapitre 4). L’ouvrage collectif Trade and Market (1957) marqua le début d’un renouveau dans l’étude des économies non modernes. Rétrospectivement, il est clair que ces vues nouvelles correspondaient à un besoin profond chez les anthropologues et les historiens, car ici Polanyi a fait souche. Ses concepts ont été appliqués et discutés dans les domaines les plus divers — de l’Océanie à la Grèce ancienne en passant par l’Afrique, ils ont été mis au travail, pour ainsi dire, par les chercheurs les plus originaux dans tous ces domaines. En contraste avec ce bouillonnement créateur, dont nous ne dirons rien ici, la littérature relative à La Grande Transformation, dont le thème nous touche pourtant plus immédiatement, est bien pauvre. Ceux qui ont été les élèves de Polanyi parlent de /III/ ce livre comme d’un ancêtre tutélaire situé en amont de leurs propres préoccupations, et si le livre est très largement l’objet de respect, les spécialistes de l’histoire moderne le mentionnent élogieusement plus souvent qu’ils ne le considèrent de près.

Initialement, l’ouvrage a certainement été desservi par les circonstances de sa publication (1944 à New York, 1945 à Londres). Comme le remarque George Dalton, nombreux étaient alors les universitaires mobilisés, et les tâches et préoccupations de l’immédiat après-guerre n’étaient pas non plus favorables à une reconsidération aussi exigeante que celle proposée par Karl Polanyi. Lui-même d’ailleurs, commençant à enseigner à l’Université Columbia à New York, s’engageait dès 1947 dans la recherche sur le versant non moderne du sujet, qui groupait ses premiers adeptes, l’anthropologue Conrad Arensberg, puis l’économiste Harry Pearson et d’autres. Il se peut aussi que le public anglo-saxon, qui avait vécu le nazisme seulement du dehors, ait été moins profondément sensibilisé à cet aspect du problème que ne l’eût été un public d’Europe continentale. Mais surtout il est clair rétrospectivement que c’est la nouveauté de la thèse, le fait qu’elle heurtait de front toutes sortes d’idées plus ou moins admises, comme nous le verrons chemin faisant, qui doit expliquer que ce grand livre soit passé plus ou moins inaperçu. Il avait fallu à l’auteur, pour parvenir à le produire, une passion intellectuelle peu commune, telle qu’on l’aperçoit à l’œuvre pendant vingt-cinq ans dans la brève biographie que l’on trouvera ci-après et que l’on doit à la veuve de l’auteur, elle-même décédée en 1978.

La Grande Transformation n’est pas le seul ouvrage qui soit né de la nécessité où se sont trouvés les intellectuels européens entre /IV/ 1930 et 1945 de s’expliquer avec la maladie de leur temps, et avant tout de répondre au défi que le phénomène national-socialiste lançait à leurs valeurs. Mais de toutes ces réflexions qu’un danger mortel a provoquées, l’ouvrage de Polanyi renferme à coup sûr l’une des plus profondes. Je dirais même la plus profonde, si je ne me souvenais que seul le hasard m’a fait connaître un certain nombre des ouvrages en question, et que d’autres m’ont sans doute échappé. En effet, cette réflexion vitale a souvent tourné court, même de la part d’auteurs par ailleurs distingués. Elle a même parfois tourné à la caricature, témoins La Destruction de la raison de Lukács, ou La Société ouverte et ses ennemis de Popper [ce sale con]. Dans le premier cas le besoin de faire prévaloir une interprétation marxiste de l’histoire intellectuelle allemande, dans le second cas le recours désespéré à un individualisme intransigeant aboutissent à remplacer l’intelligence par l’ostracisme.

En contraste, voici un économiste viennois d’origine hongroise, qui, de son poste d’observation de L’Économiste autrichien, a suivi les vicissitudes des affaires mondiales depuis 1920. C’est un socialiste convaincu, mais un socialiste sans œillères — et faut-il rappeler la grande misère dans ces années-là de Vienne, capitale d’un empire tout à coup réduite à elle-même, dont Polanyi célèbre fièrement, dans une note, les réalisations municipales socialistes comme un « triomphe sans précédent de la culture » (p. 374) ? À travers les pages qu’il consacre à l’histoire mondiale, économique et politique, de cette période (chapitres 16-18), on imagine Polanyi se colletant avec l’actualité et toujours ramené aux problèmes fondamentaux de ce régime — le capitalisme libéral — qu’il ne se contente pas de condamner mais qu’il veut à toute force comprendre.

Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne, ce juif hongrois passe en Angleterre. Il y fera de l’enseignement extra muros, une sorte d’équivalent de nos cours du soir, et sa veuve nous dit l’importance pour lui de sa découverte de ce pays. C’est que, s’il voit bien que la fin de l’étalon-or a déclenché la catastrophe totalitaire, la venue au pouvoir de ce qu’il appelle le « fascisme » hitlérien, la crise est celle du marché autorégulateur, et la cause est à chercher plus haut, comme il le dit à la fin du deuxième chapitre : « pour comprendre le fascisme allemand, il faut remonter à l’Angleterre ricardienne ». Voilà déjà un pas important : le totalitarisme est vu non pas comme un phénomène aberrant, ruse diabolique du grand capital selon certains, ou crise du progrès selon Lukács, ou postérité des philosophies holistes selon Popper, mais comme enraciné au cœur même de la modernité économico-sociale.

Je vous l’avais bien dit, pour le onze septembre ; tout ça vient de là. L’américanisme est anglais. Radio Londres ment aussi.

/V/ Ce n’est pas tout, et le pas décisif — à quelque moment qu’il ait été franchi — est la « mise en perspective » de l’innovation ricardienne grâce aux rapports de Thurnwald sur l’économie de certaines tribus mélanésiennes. C’est là, c’est dans son ouverture anthropologique, dans le contraste avec des formes « primitives » de la production et de l’échange, que Polanyi trouve de quoi éclairer tout le développement moderne, toute la boucle qui, partant de l’innovation du marché autorégulateur, aboutit à l’enterrement du libéralisme par Adolf Hitler [Hélas, il a raté son coup Adolf]. On devine bien comment Polanyi aura été attiré au départ par les descriptions — d’ailleurs excellentes — de Thurnwald (à qui Malinowski et d’autres seront vraisemblablement venus s’adjoindre plus tard) : sa conviction socialiste a dû trouver là un aliment et une confirmation. Mais la sympathie pour des économies exotiques est une chose, et la définition comparative du libéralisme économique en est une autre.

Dans ce qui précède, on a tenté de dégager schématiquement la démarche d’ensemble de Karl Polanyi. On y reviendra en conclusion. On voudrait maintenant s’arrêter sur quelques points et énumérer quelques vertus de l’ouvrage, étant entendu que sa densité, sa richesse en thèses secondaires et subsidiaires défient toute tentative de résumé linéaire. Le lecteur voudra bien excuser le décousu de ces remarques.

Il faut, en premier lieu, répondre à une objection massive du sens commun. Comment peut-on présenter Hitler comme ayant contribué à enterrer le libéralisme économique alors que sa défaite a été la victoire de la liberté [non de Coca Cola, du business, il ne faut pas tout mélanger], du moins pour les Alliés occidentaux, et que cette victoire s’est accompagnée — selon toute apparence — non seulement d’une réaffirmation solennelle des institutions démocratiques mais aussi de la restauration de la liberté dans le domaine économique ? Or voici comment l’auteur définit la nature de ce qu’il appelle le fascisme

On peut décrire la solution fasciste à l’impasse atteinte par le capitalisme libéral comme une réforme de l’économie de marché réalisée au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocra­tiques, à la fois dans le domaine industriel [tiens ! industriel tout d’un coup et non plus économique] et dans le domaine politique (p. 305).

/VI/ La question est alors de savoir si, tandis que les institutions démocratiques étaient victorieuses, et rétablies là où elles avaient été supprimées, le capitalisme libéral a survécu. Polanyi dit : Non, le libéralisme économique est mort. Entendons-nous bien : les nazis ne l’ont pas tué, ils ont seulement, les premiers, compris qu’il était moribond, ils l’ont enterré sans cérémonie et ont tiré profit de cette avance tandis que leurs adversaires étaient encore empêtrés dans l’« impasse ». Il y a ici deux questions de fait. Sur un premier point on peut, semble-t-il, répondre affirmativement : la politique économique des nazis a en effet consisté à subordonner à nouveau, à l’encontre de la doctrine libérale, l’économie à la politique, ou à la société globale telle qu’ils la concevaient. Il y a, ou il y a eu, sur ce point des opinions contraires, mais elles ne paraissent pas défendables [D. cite Franz Neumann, Behemoth, The structure and Practice of National Socialism, NY, 1942].

Pour ouvrir une parenthèse, on peut regretter tout particulièrement ici le silence des auteurs subséquents sur les vues de Polanyi. Si je ne me trompe, la thèse sur le nazisme ne semble pas avoir été discutée dans les travaux, pourtant nombreux, où des théoriciens de la politique ont traité du totalitarisme. C’est grand dommage.

Reste une seconde question. Est-il vrai que le libéralisme économique n’ait pas survécu à la grande crise des années trente et à ses développements ? Ici encore le sens commun peut s’insurger : nous savons mieux qu’il y a quarante ans ce qui a survécu à la guerre, et n’entendons-nous pas chaque jour défendre les mérites de la libre entreprise et de la concurrence [c’est écrit en 1982 ! du temps triomphal du lycéen aux grosses couilles July et de la quadruple ordure renégate Montand] — qu’on pense à la réhabilitation du profit dans les pays communistes — et ceux de la liberté du commerce ? Mais le libéralisme économique — faut-il le rappeler ? — demandait bien davantage. Contrairement à ce que son nom suggérerait, c’était une doctrine intolérante [question intolérance, ils ont trouvé à qui parler], excluant toute intervention de l’État, une doctrine selon laquelle, le libre jeu de l’économie étant la condition de l’ordre, toute interférence était néfaste. L’institution centrale était le marché, le marché était considéré comme autorégulateur, et la société devait s’y soumettre quoi qu’il arrive. C’est cela qui a été balayé dans la /VII/ tourmente et qui, en pratique, n’existe plus. De mille façons, des éléments de dirigisme ou de socialisme se sont introduits, et le président Reagan [The Killers I (44 magnum) and II (Remington 280) but Cassavetes twice] ne saurait tenir le discours de Herbert Hoover, auquel le New Deal de Franklin Roosevelt a bel et bien mis fin. Les « libéraux » d’aujourd’hui sont des gens qui s’efforcent de faire à la liberté dans ce domaine la plus grande part possible, tout en sachant très bien [vraiment ?] qu’il est nécessaire de limiter et de contredire cette liberté à bien des égards. Qu’on songe seulement à l’assu­rance-chômage, ou à la réglementation du commerce européen dans la C.E,E. Il est donc clair que des valeurs sociales [vraiment ?] se sont imposées ici et sont venues limiter — à tout le moins — la reconnaissance de la liberté économique.

Admettons donc, en ce sens, que nous vivons dans un monde post-libéral. Il n’en est pas moins vrai que le libéralisme économique et l’économisme en général sont étroitement liés au développement moderne, et que le libéralisme économique en particulier tient de près à nos valeurs fondamentales, puisqu’il se donne comme une application particulière de l’idée de liberté, si même les libertés essentielles ne sont pas ses produits (cf. ici même, p. 327). Il importe donc de savoir comment nous en sommes arrivés là, et d’abord comment cela a commencé. Prenant les choses de très haut, Polanyi constate que l’idée même d’économie est récente [1826, cf. surintendant Fourquet et 1960 cf. Ian Hacking]. Dans les autres civilisations et cultures, ce que nous appelons phénomènes écono­miques n’est

le singulier induit par la grammaire implique que sont désignés par un singulier des phénomènes indépendants les uns des autres qui sont subrepticement considérés comme un tout, une unicité, par cette obligation de la grammaire.  Il faudrait dire : ce que nous appelons phénomènes économiques ne sont pas distingués, en fait, en toute correction : « les phénomènes que nous appelons “économiques” ne sont pas distingués, c’est à dire nommés tels, dans d’autres civilisations. » Voilà ce que parler veut dire. Voilà comme on pense subrepticement de travers.

pas distingué des autres phénomènes sociaux, n’est pas érigé en un monde distinct, en un système, mais se trouve dispersé et étroitement imbriqué (embedded) dans le tissu social. Marcel Mauss avait dit quelque chose de semblable lorsqu’il avait parlé du don ou de l’échange comme d’un « phénomène social total » où s’enchevêtrent aspects économiques, religieux, juridiques et autres, de sorte que les séparer analytiquement ne saurait suffire à comprendre de quoi il s’agit. Mauss avait certainement le sentiment, en contraste, du caractère exceptionnel des institutions et représentations modernes, mais s’il s’était émancipé en fait de l’évolutionnisme unilinéaire, il ne l’avait pas formellement répudié : au fond, c’était un homme d’avant 1914, et peut-être fallait-il une nouvelle génération, marquée plus jeune par l’entre-deux-guerres et le drame des /VIII/ années 1930 à 1945 pour oser jeter un regard plus radical sur l’âge d’or du capitalisme industriel et, à la lumière des résultats de l’anthropologie, voir son idéologie prédominante — ou du moins une partie importante de cette idéologie — comme une innovation aberrante dans l’histoire de l’humanité [je ne vois que la pal pour remédier à cela].

Arrêtons-nous un instant sur cette transition, ce dépassement de l’évolutionnisme unilinéaire qui avait fortement marqué les débuts de la science sociale. Voilà bien un trait qui a pu détourner de l’ouvrage de Polanyi le lecteur non spécialiste, plus ou moins imbu de la notion d’un progrès linéaire de l’espèce humaine à travers une succession de formes sociales. Il était bien satisfaisant et bien confortable de croire que la civilisation qui a développé la connaissance rationnelle et l’action sur la nature, ou comme disent certains les « forces de production », à un degré inouï, se trouve au faîte de l’humanité, et que même les insuffisances et les tares qu’elle recèle disparaîtront grâce à la poursuite du même mouvement de progrès — même s’il y faut une transformation sociale [que les youpis américains s’enferment dans des villes fortifiées par exemple, des camps retranchés. On sait ce qu’il advient des camps retranchés. Bientôt en Irak. Le royaume d’Israël est aujourd’hui un camp retranché, un super Dien Bien Phu]. Ajoutons que, dans cette perspective, une certaine « dialectique » aidant, l’explication causale donnait la clef de tous les changements, transitions et transformations.

Voilà le moment venu de vous raconter l’histoire que me disait le maire de notre village où soixante cinq pour cent des sept cents habitants ne payent pas d’impôt sur le revenu et votent Le Pen. Ce brave homme me disait : « Je connais une famille de chômeurs, le père, la mère, le fils qui ont trois voitures, une chacun. De bonne heure, ils partent chaque jour dans leur auto vers un super marché différent afin d’y relever les prix. A midi ils se retrouvent et, buvant force pastis (le moins cher !), ils comparent ces prix. L’après midi, ils repartent chacun de leur côté dans leur voiture afin d’acheter au meilleur prix. C’est dur la vie de chômeur. » Voilà des gens rationnels. C’est ça la société de consommation. Voilà donc à l’œuvre la rationalité du crétin Weber. « La thèse fondamentale de la théorie est que la concurrence est ce qui oblige les gens à agir rationnellement pour pouvoir subsister [subsister ! quel idéal. Du bétail. Meuh ! L’ordure Hayek se trahit. Avec le prophète Mohammed, il faut dire : sursum corda]. » (Hayek). On sait (sauf les Arabes) fabriquer un scanner à résonance magnétique nucléaire, mais on ne sait pas du tout comment fonctionne la société (Weber ne le nie pas, au contraire, il le met en avant, et même que les sauvages — les Arabes — le savent mieux que nous). C’est beau le progrès. Tout ça mérite son châtiment. Disparaître, par exemple.

Par rapport à ce schéma grandiose, l’idée polanyienne d’une discontinuité radicale entre la modernité et tout le reste paraît bien pauvre et bien primitive, et à première vue on imagine mal qu’elle représente un progrès par rapport à la précédente. C’est qu’ici le progrès de la connaissance a été négatif, il a consisté à apprendre que nous étions dans l’erreur, à savoir que nous ne savions pas [il y en a toujours, et des masses, qui ignorent qu’ils ignorent, l’homme à la petite quéquette et la théorie exacte notamment. Le socrate se fait rare]. Je dis progrès de la « connaissance », car ce qu’on appelle encore « science sociale » est si différent des sciences exactes que le terme de science prête à confusion.

Il est sans doute impossible de justifier en peu de mots le changement de perspective : il y faudrait toute l’histoire des sciences sociales. Au reste, la transformation n’est pas achevée : il y a encore, comme l’on sait, par exemple, des sociologues marxistes [Foutre ! une insulte directe à Soral], et ce type d’orientation demeurera présent ; il est même à quelque degré nécessaire. On peut tout de même remarquer que dans ce domaine l’unilinéarité repose toujours au fond sur le choix d’une variable. On peut parler d’un progrès dans l’art de la poterie, mais que dire lorsque des gens qui perdent la poterie construisent simultanément une organisation sociale « supérieure » ? [le seul savoir est non pas le savoir-faire, ni même le savoir des savoir-faire, mais le savoir du monde, le savoir de l’humanité. Je suis bien d’avis que dans le savoir-faire s’exprime toujours en sous-main le savoir de l’humanité, dans la poterie notamment à figures rouges ou à figures noires] Marcel Mauss notait souvent, dans ses cours d’ethnologie, cette présence simultanée d’un déclin et d’un progrès. Si vous faites choix d’un aspect de la vie sociale de l’homme et que vous subordonniez le /IX/ reste, vous pourrez — si votre documentation est suffisante — construire une échelle d’excellence. Et si vous choisissez ce en quoi vous excellez, vous vous trouverez au sommet. Il en sera tout autrement si vous essayez de prendre en compte l’ensemble [il s’agit ici d’un adjectif et d’un faux substantif : « tous les aspects », pourquoi employer le mot « ensemble » alors] des aspects de la vie sociale... vous entrerez alors, comme dans La Grande Transformation, dans la sociologie comparative ou, pour reprendre une suggestion d’Edgar Morin [ce nullard total : les choses sont complexes, savez-vous ?] qui semble excellente, dans l’anthroposociologie, une sociologie qui a l’espèce humaine pour horizon. Ce faisant [parle-t-il d’Edgar Morin ?], vous vous déprendrez de la tendance à l’explication causale au profit de l’appréhension ou compréhension de configurations d’idées et de valeurs.

On pourrait parler ici — mais peut-être a-t-on abusé de l’ex­pression — de révolution copernicienne de la sociologie : voici que, sans négliger en aucune façon nos excellences propres, nous cessons de nous prendre pour le nombril du monde : nous nous voyons à d’autres égards relégués à un canton écarté de l’univers des sociétés humaines. Karl Polanyi, économiste et historien de l’économie, a, au même titre que des anthropologues, montré la voie, témoin la floraison de travaux que son influence a suscités sur les économies primitives, archaïques et antiques.

Mais revenons à l’innovation moderne telle que Polanyi la décrit. Elle se voit à plein à propos de l’institution que Polanyi met au centre de l’affaire : le marché. On voit la nature sociologique du marché changer du tout au tout par une triple transformation : unification, extension, émancipation. La société moderne n’a pas créé de toutes pièces le marché : sinon toujours, du moins souvent il y avait des marchés dans d’autres sociétés, toutes sortes de marchés : des marchés locaux et des marchés extérieurs, sans relation les uns avec les autres, et avec des développements très différents ici et là. Or voilà que tout cela fusionne et qu’il n’y a plus qu’un marché, un grand marché abstrait dont les divers marchés concrets sont des manifestations particulières, un marché unifié, national d’abord, mondial ensuite : le marché unifié s’est étendu aux dimensions du monde. À ce marché vorace il faut des marchandises, il faut que tout devienne marchandise, même ce qui ne l’était pas : le travail, la terre, la monnaie [et le roquefort]. Enfin, ce marché rejette tout contrôle et prétend à une sorte d’autorité suprême : les États souverains eux-mêmes s’inclinent devant sa loi.

Direz-vous que tout ici n’est pas nouveau ? Que toutes choses soient devenues marchandise, on le sait depuis longtemps, en un sens depuis Shakespeare, au besoin commenté par Marx. C’est /X/ clair pour le travail et pour la terre, ce l’est déjà beaucoup moins pour la monnaie, puisque l’on a souvent pensé — et même, pour une part, Marx — qu’elle était marchandise dès l’origine. Il reste que le phénomène ne prend tout son sens que d’une part en contraste avec le cas général, et tout particulièrement avec les sociétés archaïques et anciennes, et, d’autre part, lorsque l’aspect idéologique, soit la doctrine du capitalisme libéral jusques et y compris l’étalon-or, est mis au premier plan.

L’installation d’un tel système n’allait pas de soi. Polanyi attire l’attention sur un gros fait de solidarité sociale qui a retardé de quarante ans l’instauration d’un marché concurrentiel du travail et auquel il a été sensibilisé par homologie avec la Vienne d’après 1918 (p. 365). Ce gros fait, c’est Speenhamland, du nom de la localité du Berkshire où des notables (« juges de paix ») réunis en 1795 ont décidé d’assurer aux pauvres dans chaque commune (« paroisse »), qu’ils aient ou non du travail, un minimum vital sous forme d’un revenu indexé sur le prix du pain et tenant compte des charges de famille. Ce système de secours devait se généraliser à d’autres comtés et n’être remplacé qu’en 1834 par la nouvelle loi sur les pauvres. Speenhamland surprend comme un anachronisme : est-ce un legs d’un lointain passé, surgissant au temps de la Révolution industrielle, de Ricardo et de Malthus, ou une anticipation de nos « assurances sociales » ? Il est vrai que la mesure n’était pas exempte de calcul de la part des riches et qu’elle a à la longue servi leurs intérêts et desservi, et même dégradé, les pauvres [ce que savaient parfaitement Marx et Engels]. Mais elle démontre à elle seule l’incongruité /XI/ foncière du libéralisme économique dans l’histoire des sociétés : le « marché du travail » n’a régné que de la fin de Speenhamland à l’assurance-chômage. On comprend que Karl Polanyi revienne plusieurs fois au cours du livre, avec une sorte de prédilection, à cet épisode. Cela d’autant plus que, comme il l’explique dans une note détaillée (p. 365 sq.), le fait a été longtemps méconnu. On est surpris, rétrospectivement, de ne pas l’avoir rencontré dans les longues annexes relatives à la situation ouvrière au Livre 1 du Capital, qui traitent en fait de la période postérieure.

Speenhamland une fois liquidé en 1834, le marché autorégulateur est maître de la situation. Le thème majeur de Polanyi dans cette période, c’est la peinture des effets désastreux du système. Il montre que l’essor économique inouï que l’on sait est acquis au prix d’une profonde désorganisation sociale. Les misères créées, les lézardes et menaces qui apparaissent dans le corps social obligent à prendre des mesures de défense, de protection de la société. Ces mesures ont la forme de réglementations qui interfèrent avec le libre jeu du marché. D’où un débat permanent entre les libéraux, qui prétendent que les défauts dans le fonctionnement du système proviennent de ces interventions extérieures, et leurs adversaires qui affirment que l’utopie libérale a suffisamment montré sa nocivité et que seules les mesures de sauvegarde et de limitation ont empêché le pire [y compris, enfin, le bombardement de New York qui n’était pas du tout prévu au programme des youpis]. On peut penser qu’aujourd’hui, l’histoire et l’anthropologie aidant, la cause est entendue, mais peut-être y a-t-il place pour une observation. Ce genre de débat oppose au fond deux systèmes de valeurs, et l’opposition est conçue de manière fort abstraite, soit « moderne » contre « traditionnel » [salafistes, les anciens !]. Quant au premier terme, on remarque que le domaine économique n’est pas le seul où l’innovation moderne se soit dans le fait combinée avec des éléments étrangers, voire contraires. La société démocratique a seulement greffé son modernisme sur un tronc traditionnel : la Révolution française n’a pas fait table rase de la famille par exemple et, comme Tocqueville nous a invités à le reconnaître, la démocratie politique elle-même n’a fonctionné correctement à l’échelle d’un Etat que là où elle s’est adossée à des valeurs d’un autre ordre /XII/ (États-Unis, Angleterre). L’idéal est une chose, et le fonctionnement de fait en est une autre. La même schématisation opère quant à la façon dont l’autre pôle, le pôle « traditionnel » — soit ici : les nécessités de la société globale comme tout — est conçu, témoin Max Weber l’opposant froidement à la « rationalité ».

Toujours est-il que s’il s’agit de juger un système social — ou ici de mesurer la nocivité du marché autorégulateur — on se placera ici ou là ; d’un point de vue moderne les sociétés traditionnelles sont révoltantes, d’un point de vue traditionnel la société moderne est contre nature [le bombardement de New York prouve qu’elle est révoltante, le mot est faible]. Je ne cherche pas ici à jeter une ombre propice sur les horreurs de la Révolution industrielle (et je pense à d’autres débats aussi bien, par exemple sur l’esclavage aux Etats-Unis [question toujours d’actualité : il n’y aurait donc plus d’esclaves aux Etats-Unis. Non il y a des prostitués]). Je veux dire seulement que le risque que nous courons, dès que nous prenons conscience de ce genre d’opposition, est de dramatiser. En réalité et fort heureusement, il est resté beaucoup de tradition dans la modernité [aujourd’hui, c’est fini. Les choses sont bien tranchées. La tradition est en Arabie, ailleurs, il n’y en n’a plus. C’est le fun, le pride et le prout qui règnent], et la conjonction des deux vues opposées est sans doute le moyen de garder la tête froide et de mieux pénétrer les situations réelles [et les blindages israëliens et autres].

Que résulte-t-il de cette observation dans le cas présent ? La nocivité du marché autorégulateur n’est qu’un aspect du processus, et il ne faudrait pas, en lui réservant notre attention, perdre de vue l’ensemble, à savoir que le libéralisme économique s’est de la sorte enfoncé dans les contradictions qui devaient le conduire à sa perte, la « grande transformation » [ou bien l’Irak ?]. De plus, ce qui rend compte de tout cela, c’est l’inadaptation à la vie sociale de ce système de représentations et d’institutions [c’est peut dire mais c’est déjà bien de le dire]. C’est enfin de compte le caractère exceptionnel de cet économisme par rapport aux autres sociétés connues qui est fondamental pour nous, et que nous ne devons pas sous-estimer, pas plus que nous ne devons sous-estimer la puissance et les acquisitions sans précédent de la modernité. Cette modernité, il nous faut l’assumer à la fois dans sa puissance et dans ses limites.

À propos de dramatisation, je puis donner un exemple sur le cas à tout prendre un peu différent de l’impact des innovations modernes sur une autre culture. Polanyi parle brièvement, et avec mesure, de l’Inde (pp. 215-216). Il avait devant lui une litté­rature qui, selon moi, exagérait grandement l’impact de l’économie /XIII/ moderne et de la domination britannique sur la société des castes, laquelle a, en fait, remarquablement résisté. Il faut dire en général que la capacité de résistance des sociétés s’est avérée extrêmement variable. Dans certains cas, il y a eu disparition totale, physique. Dans le cas de l’Inde tout au contraire, la nouveauté a été intégrée dans un ensemble structurellement inchangé, au moins dans sa forme apparente — étant entendu qu’il a pu y avoir un affaiblis­sement interne que nous ne sommes pas en état d’apprécier. A y regarder de plus près, on aperçoit qu’ici l’ampleur du changement a été exagérée par des gens qui étaient intéressés, de diverses façons, à penser de la sorte : comme si souvent, l’observateur a projeté ses présupposés sur le donné.

On aimerait connaître les opinions des spécialistes sur les thèses mineures ou subsidiaires dont le livre de Polanyi regorge, qu’il s’agisse d’économie ou d’histoire sociale, et qui sous-tendent sa thèse majeure. Soulignons seulement deux points généraux. Polanyi insiste sur le fait que le changement demande à être lent pour être effectif et bien toléré, et qu’un changement trop rapide est traumatique — de quoi nous avons des exemples récents [New York, New York]. L’observation serait banale, si nous n’avions trop connu une surévaluation déraisonnable du changement en soi.

Un peu de la même façon, on applaudit à l’effort de Polanyi pour replacer les classes sociales dans la société globale (pp. 208-210). Affaire de bon sens ? Peut-être, mais alors le bon sens a beaucoup souffert depuis Marx et Engels, avec l’oblitération de la société globale au profit des seules classes sociales et de leurs intérêts.. Par exemple, il apparaît à quelque degré dans ce livre que les relations entre classes sociales dans un pays donné sont dans une certaine mesure sous la dépendance de la culture particulière de ce pays : les « mêmes » classes n’avaient pas exactement les mêmes relations en Angleterre, en France ou en Allemagne. Voilà un point qu’un minimum de familiarité avec la matière semblerait devoir imposer, à tout le moins comme une hypothèse recommandable. Comment se fait-il qu’on s’en avise si peu aujourd’hui encore [qui s’avise de quoi que ce soit aujourd’hui, époque de la destruction constructive] ?

/XIV/ La Grande Transformation apparaît en somme comme la critique la plus radicale qui soit du capitalisme libéral. Encore faut-il préciser : ce n’est pas une critique de l’industrie [soudain il n’est plus question d’économie ?], mais de l’idéologie, et la critique est radicale parce qu’objective, anthropologique. Disons donc que le livre contient la vue la plus objective de la société des XIXe-XXe siècles en tant que dominée par la conception libérale de l’économie.

On peut concevoir l’embarras de maint lecteur : s’il s’agit du capitalisme, comment choisir entre les différentes vues qu’on lui en a proposées : entre le capitalisme de l’exploitation, le capitalisme de la rationalité, et le capitalisme du marché [et le capitalisme de l’enculisme, alors] ? Observons seulement que, cette dernière vue étant la seule véritablement anthropologique, ou comparative, ce qu’il peut y avoir de vrai dans les deux autres demande à être situé à l’intérieur de la perspective de Polanyi. Il est vrai que la perspective comparative de Polanyi n’est pas complète, mais porte seulement sur un aspect — si fondamental qu’il soit — de l’idéologie, savoir : la constitution des composantes économiques de la vie sociale en un sous-système distinct qui subordonne tout le reste [ceci n’est pas « la constitution » mais seulement le rêve de la constitution, le rêve des singesmincs que guette le pal]. On pourrait montrer que d’autres traits idéologiques accompagnent celui-ci, par exemple que, s’agissant d’un primat des relations aux choses à l’encontre des relations entre hommes [se faire enculer huit heures pendant cinq jours par semaine, ce n’est pas une relation entre hommes ça ?], il est lié à une primauté générale de l’individu comme valeur. Bref, le clivage crucial qui occupe Polanyi est lié à d’autres aspects idéologiques, et sa perspective peut être élargie ou complétée dans ce sens.

Ici nous retrouvons un problème déjà aperçu dans ce qui précède, et qui réclame toute notre attention. Si nous admettons que le libéralisme économique a vécu, n’en résulte-t-il pas un amoindrissement et une menace pour la liberté comme valeur en général et pour la démocratie en particulier ? Un champion du libéralisme comme Hayek a beau jeu de dénoncer les dangers qui résultent pour la liberté de la planification et du dirigisme (cf. ci-dessus p. VII, n° 1). Que Polanyi soit attaché à la liberté ne fait pas de doute, mais si sa conviction et son intention sont claires, son « interrogation angoissée » quant à l’avenir de la liberté (p. 332) ne reçoit pas de réponse qui tienne aujourd’hui, à la lumière de ce qui s’est imposé à nous depuis 1944. Où en sommes-nous, Par rapport à la préoccupation même de Polanyi ?

/XV/ L’auteur n’avait guère d’illusions sur l’U.R.S.S. (p. 329), mais du fait des circonstances de guerre et sans doute aussi par désir de dominer ses sentiments personnels, il n’a pas voulu être catégorique. En fait, il est bien clair que l’U.R.S.S. n’a rien de commun avec le socialisme au sens de Polanyi. Le fait est que là où on s’est proposé explicitement de mettre fin au libéralisme économique, ou au primat de l’économie sous sa forme capitaliste, on a détruit la liberté et fait régner l’oppression. Une analyse élargie de l’idéologie économique, comme celle à laquelle je viens de faire allusion, donne des raisons de penser qu’il y a là, non pas un hasard, mais une nécessité [oui, Staline a voulu réaliser l’économie].

Restent les pays démocratiques, où la liberté subsiste comme idéal et comme norme fondamentale, mais où on admet en pratique que, dans le domaine économique, la liberté ne suffit pas à tout et doit être contenue entre certaines limites. Des pays où, en somme, on observe dans le domaine économique ce qu’on appelle sur un autre plan une « coexistence » d’opposés. C’est une coexistence empirique, plus ou moins obscure ou honteuse, une sorte d’alliage sans formule précise : il y a liberté sur un point, dirigisme ou protectionnisme sur un autre. La complexité des questions et des situations telles qu’elles se présentent à l’expérience, l’absence de grandes lignes et de principes directeurs font que ces problèmes sont du ressort exclusif des techniciens et des hommes politiques et échappent à l’opinion publique.

Idéalement pourtant, on peut concevoir qu’il en soit autrement, et c’est peut-être de ce côté que l’on peut chercher à répondre au vœu fervent de Karl Polanyi. La preuve est faite d’une part que la liberté doit demeurer suprême, ou disparaître [le monde aussi peut disparaître, bon débarras], d’autre part qu’à suivre ses seules injonctions jusqu’au bout partout on parvient à l’absurde ou à l’intolérable — comme dans le libéralisme écono­mique. Outre que la Loi doit rester suprême, il résulte de là que la liberté peut et doit être contredite à des niveaux subordonnés aussi bien dans la Loi que dans la conscience des citoyens. Dans ce but, il faudra distinguer différentes formes de liberté [il serait temps] et différents niveaux d’expérience en garantissant leur hiérarchie, c’est-à-dire mettre en œuvre un modèle plus complexe qu’on ne fait d’ordinaire. L’essentiel est de subordonner les nécessaires disciplines sociales aux droits et libertés individuels [la liberté est une affaire collective] fondamentaux. C’est ici peut-être qu’on s’écarte du rêve socialiste de Polanyi — encore qu’il /XVI/ ait parlé en un passage de subordonner l’efficacité de la production à la liberté personnelle (pp. 328-329) [la liberté personnelle est une affaire collective]. Ainsi, on peut à tout le moins concevoir une configuration clairement articulée où la liberté politique affirme sa suprématie et où la liberté économique [c’est à dire la liberté du commerce et des commerçants] soit, elle, assujettie aux contraintes d’une économie à quelque degré planifiée ou dirigée ; où, sur d’autres plans, les droits respectifs des individus d’une part, des peuples et collectivités de l’autre, la primauté relative des relations internationales et intra-nationales, et en général les valeurs individualistes [les valeurs individualistes sont des affaires collectives] et les nécessités de la vie sociale soient combinés par subordination réciproque dans un ordre général.

Quitte à déborder pour un instant notre objet propre, indiquons brièvement comment la démarche de Polanyi demande à être prolongée sur l’autre versant de sa pensée, particulièrement quant aux sociétés tribales. Ici on peut se demander si Polanyi n’a pas à vrai dire tourné court ; ayant critiqué l’économie comme idée, il a pensé à la conserver comme chose [intéressant, nous allons voir ça], et il en est venu à proposer l’emploi de concepts généraux, dont celui de réciprocité. Mais celui-ci est à peine moins sociocentrique que celui de production. Il suppose, en effet, des sujets qui demeureraient intangibles à travers les échanges entre eux, et Mauss nous a appris au contraire que dans ces sociétés on échange, dans les cas les plus significatifs, quelque chose de soi en même temps que des choses. Or l’Essai sur le Don de 1925, où l’on trouve ce genre de propositions, est sans doute à l’heure actuelle le texte le plus admiré par les anthropologues dans le monde entier ; un peu partout, et entre autres à Paris, on s’efforce de travailler dans la ligne que l’on trouve indiquée chez Mauss. Par rapport à Polanyi, cela revient à refuser jusqu’au bout la compartimentation que notre société et elle seule propose, et, au lieu de chercher dans l’économie le sens de la totalité sociale — ce à quoi Polanyi s’est certes opposé —, à chercher dans la totalité sociale le sens de ce qui est chez nous et pour nous économie. [je ne comprends pas bien ce passage. Ce qui est chez nous et pour moi économie n’est rien du tout sinon l’objet d’une croyance non fondée, croyance qui a, bien évidemment, sa raison d’être, raison d’être qui est le véritable objet d’étude. Un objet d’étude encore plus intéressant, c’est ce qui a lieu effectivement ; mais il est fort possible qu’il ne soit pas encore abordable aujourd’hui. La raison d’être paraît à la fin, quand on n’a plus besoin d’elle, quand les jeux sont faits, ailleurs que dans la philosophie, évidemment]

« Une transformation a lieu dans l’Europe occidentale au long des siècles, elle est signalée de la façon la plus spectaculaire par l’émergence de nouvelles catégories de pensée, comme le politique et l’économique, et les institutions correspondantes. » (Dumont, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, « Introduction », page 23)

L’économique et le politique sont des catégories, l’apparition de ces catégories signalent un changement et l’avènement d’institutions correspondantes. Fort bien : institutions correspondantes. Lesquelles ? Une chose est certaine : il n’existe aucune institution correspondante qui aurait pour nom « l’économie ». On pourra constater et décrire le marché autorégulateur ou dit tel, le besoin, la monnaie, la terre, le travail (en fait l’obéissance), la vente et l’achat, empiriquement les marchandises, ce que fait Polanyi. Mais nulle part d’économie. Si l’économie est l’ensemble de ces institutions, alors l’économie n’est pas un objet réel. Elle est seulement un ensemble, une classe, un objet dans la pensée bourgeoise et non un objet dans le monde avec les bourgeois qui saisissent des pensées dans le monde.

Dans sa préface à La Grande Transformation, page 33, Dumont prétend : « Ici on peut se demander si Polanyi n’a pas à vrai dire tourné court ; ayant critiqué l’économie comme idée, il a pensé à la conserver comme chose. » Je viens de terminer la lecture de ce  livre et je n’ai rien constaté de tel. Polanyi n’a pas conservé l’objet économie. Au contraire, il décrit très bien et très simplement l’institution « marché autorégulé » ou prétendu tel. Il décrit également très bien l’institution du  « besoin » sur trois siècles, mais sans même y prêter attention ; c’est pourquoi je le fais pour lui.

 

Éclairons cela par un exemple. On connaît la fonction de la monnaie comme « équivalent général », mais on ne s’est guère demandé quelles étaient au plan global — j’entends au plan de la société globale et des représentations globales qui y ont cours — les conditions nécessaires à l’existence d’un tel « équivalent général ».

/XVII/ Or, si nous admettons que les monnaies de coquillage de certaines sociétés mélanésiennes ne sont pas à considérer comme autre chose que des monnaies, nous trouvons que ces sociétés ont réponse à notre question. En effet, chez elles, on trouve, comme Maurice Leenhardt et Hocart l’avaient déjà dit, que la monnaie représente tout simplement, ou avant tout, la vie ou, ce qui est à peu près la même chose, les ancêtres. Voilà bien l’universel au sens de ces sociétés, c’est-à-dire ce qui est partout comme valeur, et voilà où, pour elles, le symbole puise sa capacité d’équivalent général — ou virtuellement général.

Nous avons vu la grande originalité de La Grande Transformation dans son comparatisme, dans l’idée, implicite ou sous-jacente comme telle, que la civilisation moderne et son histoire deviennent compréhensibles dans un sens tout nouveau une fois vues en relation avec les autres civilisations et cultures. Voilà un début de cette « mise en perspective » anthropologique qu’Evans-Pritchard demandait et annonçait. Voilà, me semble-t-il, retrouvée cette promesse d’un nouvel humanisme que certains d’entre nous trouvaient dans l’enseignement de Mauss, et qui peut-être résonne aujourd’hui aux oreilles de la profession anthropologique dans le monde.

Rien n’est plus actuel que cette mise en relation des cultures. Il est banal de dire que le monde où nous vivons est un monde où les différentes cultures interagissent, mais notre vue est le plus souvent étroite et nous sommes loin de mesurer à quel point notre monde est tissé de cette interaction des cultures.

Par exemple, les événements mondiaux récents ont montré toujours de nouveau le poids de l’amour-propre des nations ou États, l’importance pour les peuples du sentiment et de la préoccupation de leur dignité. Or, ce besoin de reconnaissance de l’identité collective se situe précisément au point d’articulation des valeurs universalistes et des cultures particulières : il s’agit en définitive du poids des cultures et de leur interrelation. Notre monde est un /XVIII/ monde interculturel, et ce point de vue fait pleinement droit aux représentations des acteurs, qu’on a eu tendance à sous-estimer.

En fait, ce que nous prenons comme l’ensemble des idées et valeurs modernes est déjà à l’heure actuelle dans une grande mesure le résultat de cette interaction des cultures, du fait d’une action en retour des cultures dominées sur la culture dominante. Cette action en retour passe je crois presque inaperçue, et je voudrais la signaler brièvement, en attendant une présentation moins schématique.

Je n’ai pas en vue ici le simple emprunt par la culture moderne d’éléments détachés des cultures traditionnelles, comme par exemple l’influence de la plastique africaine sur les peintres du XXe siècle, mais quelque chose de beaucoup plus central, au plan de l’idéologie sociale et politique. Lorsqu’une culture déterminée s’adapte à la culture moderne ou, comme disent les anthropologues, « s’acculture », elle construit normalement des représentations qui la justifient par rapport à la culture dominante (Russie au XIXe, Inde aux XIXe-XXe siècles). Ces représentations sont si l’on veut une « synthèse », plus ou moins profonde, une sorte d’alliage sui generis des deux sortes de représentations ; elles ont deux faces : une face universaliste en relation avec la culture dominante, une face particulariste en relation avec la culture dominée, et pour cette raison ces produits de l’acculturation d’une culture particulière peuvent passer dans la culture dominante ou universelle du moment. Je ne donnerai qu’un exemple. J’ai montré ailleurs que la théorie ethnique des nationalités est née de l’affirmation par Herder des droits égaux de toutes les cultures face au cosmopolitisme des Lumières occidentales — ce que nous pouvons prendre comme un aspect de l’acculturation de l’Allemagne à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle aux idées-valeurs des Lumières et de la Révolution française. Or cette théorie ethnique des nationalités figure au XXe siècle dans le patrimoine moderne pur et simple. L’Allemagne a ainsi frayé la voie aux acculturations subséquentes et fourni un instrument indispensable à l’adaptation au monde réel des valeurs individualistes.

Le monde de nos représentations réputées modernes est ainsi pénétré de notions qui résultent en réalité de l’interaction entre la modernité et la non-modernité, ou de l’adaptation spontanée de la modernité au monde ambiant.

Ces notions plus ou moins synthétiques — dont l’inventaire est /XIX/ à faire — doivent à leur origine des caractères qui peuvent paraître préoccupants ; elles sont souvent empreintes d’une sorte d’intensification ou de surenchère par rapport aux notions d’où elles sont sorties, et dans certains cas elles se sont révélées à ce titre dangereuses. Je ne puis ici que faire allusion à ce problème, mais il semble bien que la révolution bolchevique d’un côté, le nazisme de l’autre, n’aient été possibles qu’à partir de telles combinaisons. Dans le premier cas l’artificialisme scientiste de Marx s’est accru, chez Lénine, de la prétention à passer par-dessus le stade bourgeois ou capitaliste de développement économique. Et cette prétention ne s’explique que par l’héritage du populisme russe. Le cas du nazisme est plus complexe, mais il a, entre autres, et fort nettement, le caractère d’une surenchère par rapport au bolchevisme qu’il copie et prétend dépasser.

Si nous nous retournons vers la Grande Transformation, nous voyons que nous ne nous en sommes guère éloignés : là aussi la modernité, en l’espèce le libéralisme économique, s’allie en première approximation à son contraire dans la vie d’aujourd’hui.

Dans ce domaine comme dans d’autres, les idées-valeurs modernes, c’est-à-dire celles de l’individualisme, se sont combinées dans le fait, même là où elles continuent d’être affirmées, avec des valeurs opposées qu’on peut qualifier de non modernes, constituant ainsi ce qu’on pourrait appeler pour la clarté la « post-modernité » de notre temps. En ce sens la Grande Transformation continue...

Louis Dumont
Août 1982.

 

 

Ça commence mal

 

Je survole et, chapitre 4, je lis ceci : « Précisons notre propos. Aucune société ne saurait naturel­lement vivre, même pour peu de temps, sans posséder une économie d'une sorte ou d'une autre ; mais avant notre époque, aucune économie n'a jamais existé qui fût, même en principe, sous la dépendance des marchés. En dépit du chœur d'incan­tations universitaires, si opiniâtre tout au long du XIXe siècle, le gain et le profit tiré des échanges n'avaient jamais joué auparavant un rôle important dans l'économie humaine. Quoique l'institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l'Âge de pierre, son rôle n'avait jamais été que secondaire dans la vie économique. »

Ce n’est pas seulement une économie sous la dépendance des marchés qui caractérise notre époque, mais la proclamation de l’existence d’une économie tout court, ce qui signifie entre autre, la proclamation que toutes les civilisations ont eut une économie, ce que nous assène notre Polanyi. Il n’y avait pas d’économie à Kirivina (j’ignore ce qu’est devenu ce district aujourd’hui). Les gens n’avaient pas de besoins à Kirivina. Il n’y avait pas de système des besoins à Kirivina (quoique, du temps de Malinowski, la pêche aux perles faisaient déjà déserter les pêcheurs de leurs devoirs rituels.) Heil Hegel ! Grande Loi : où il y a des rites, il n’y a pas de besoins. C’est aussi simple que ça.

 

 

C’est bien vrai

« Il fut un temps où l'on appelait libres penseurs les sans-dieu, les athées. Nous avons depuis longtemps dépassé ce stade. Chez les athées aussi, on peut trouver quantité de gens étroits d'esprit et sans énergie, avec une mentalité de petits-bourgeois, qu'on devrait considérer comme tout sauf des libres penseurs, alors qu'une disposition religieuse peut rendre un homme capable de la révolte spirituelle la plus audacieuse, et parmi ceux qui sont morts pour la cause de la liberté de pensée, la première place sera toujours occupée par Jésus de Nazareth. »

Fragment de manuscrit cité par la femme de Polanyi dans son introduction

 

 

« La perspective de The Great Transformation, son schéma général et, surtout, les expériences qui lui avaient donné nais­sance avaient pris forme dès 1940. Le livre fut publié à New York en 1944, à Londres en 1945.

Lors d'un congrès de sociologie qui se tint en Angleterre en 1946, Polanyi formula ses thèses en trois points :

1. Le déterminisme économique est principalement un phé­nomène du XIXe siècle, qui a maintenant cessé d'opérer dans la plus grande partie du monde ; il n'a eu d'effet que dans un système de marché, lequel est en train de disparaître rapidement en Europe ;

2. Le système de marché a violemment déformé nos vues sur l'homme et la société ;

3. Ces vues déformées se révèlent être l'un des principaux obstacles qui empêchent de résoudre les problèmes de notre civilisation. »

 

Extrait de l’Introduction d’Ilona Duczynska

 

M. Ripley s’amuse