Préface à Le
Rite et la raison, Wittgenstein
anthropologue, de Ph. De Lara. Ellipse.
Dans
cette étude pénétrante, Philippe de Lara dégage les divers fils du nœud
théorique que constitue le « problème de Frazer ». C’est le nom qu’il
donne à une question qui n’a cessé d’être discutée depuis que James George
Frazer l’a posée dans son célèbre ouvrage sur les rites primitifs et les
superstitions folkloriques intitulé Le Rameau d’or (1890). Cette question peut sembler
simple : comment se fait-il que des gens persistent à accomplir des
rituels magiques alors qu’ils auraient dû s’apercevoir depuis longtemps que ces
pratiques n’avaient aucune espèce d’efficacité ? Comment expliquer cette
persistance des primitifs dans l’erreur ?
En
fait, l’histoire de la discussion de la question de Frazer montre qu’elle n’a
rien de simple. Philippe de Lara retrace très clairement cette histoire, des
origines de l’anthropologie britannique aux controverses des années 1960 sur la
relativité du rationnel en passant par les débats entre Durkheim, Lévy-Bruhl,
Mauss et les maîtres d’Oxford (Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard) sur la
« mentalité primitive » et la nature des croyances religieuses. Les
réponses qui ont été données à la question de Frazer occupent tout l’espace
compris entre deux positions : si les primitifs ne s’aperçoivent pas que
leur magie est inefficace, c’est, nous disent les uns, parce qu’ils ne le peuvent pas (en raison de leur ignorance,
ou bien en raison de leur manière illogique de penser) ; c’est, nous
disent les autres, parce qu’ils ne le veulent pas, parce qu’ils ne cherchent pas véritablement à
obtenir un effet, mais seulement à décharger une tension affective dans une
action purement « symbolique » ou « expressive ».
Entre-temps, au cours de cette histoire, la discipline anthropologique a elle-même reçu le profil que nous lui connaissons aujourd’hui. Pour nous, un anthropologue est quelqu’un comme B. Malinowski ou comme Evans-Pritchard : il tire toute son autorité scientifique d’un travail de terrain préalable. L’anthropologue n’est pas un théoricien de la nature humaine, ce qui l’apparenterait à un pur philosophe, car c’est seulement à partir d’une enquête sur un terrain particulier (par exemple, chez les Trobriandais ou chez les Nuer), et en commençant par donner la description monographique d’une société particulière dans les aspects variés de sa vie sociale, que le savant peut en venir à des conclusions ayant une valeur plus générale. Frazer lui-même pratiquait une anthropologie à l’ancienne mode, il utilisait des sources variées (récits de voyageurs et de missionnaires, recueils de contes et légendes) dans lesquelles il puisait des exemples pour illustrer les explications tirées d’une théorie du fonctionnement de l’esprit humain.
Nous
avons la chance de posséder des notes rédigées par Ludwig Wittgenstein en marge
de sa lecture du Rameau d’or. Au début
de ces notes, il formule à son tour la question de Frazer, non pas du tout pour
chercher à lui donner une réponse, mais pour attirer l’attention sur l’ensemble
des préjugés qui conduisent à la poser. Défaites-vous de ces préjugés, nous
suggère-t-il, et vous comprendrez que cette question résulte d’une mauvaise
approche par le savant de son terrain anthropologique. Wittgenstein
écrit :
« Frazer
dit qu’il est très difficile de découvrir l’erreur dans la magie — et que c’est
pour cela qu’elle se maintient si longtemps — parce que, par exemple, un
sortilège destiné à faire venir la pluie se révèle certainement, tôt ou tard,
efficace. Mais alors il est étonnant précisément que les hommes ne s’avisent
pas plus tôt que, même sans cela, tôt ou tard, il pleut » [Remarques sur Le Rameau d’or de Frazer, tr. J. Lacoste,
Lausanne, L’âge d’homme, 1982, p. 14]
Wittgenstein
n’est certes pas un anthropologue de terrain. Serait-il pour autant un
anthropologue en chambre ? Ou bien ses remarques n’ont-elles pas de portée
pour l’anthropologue de terrain ? Comme le rappelle Philippe de Lara,
certains commentateurs ont soutenu que les Remarques ne concernaient en
rien la discipline anthropologique, qu’elles n’étaient qu’une façon pour
Wittgenstein de revenir à ses thèmes philosophiques familiers : le seul
ensorcellement qui importerait au philosophe serait celui du langage, la seule
magie visée serait celle des déductions métaphysiques. Pourtant, ce n’est pas
ainsi que le texte de Wittgenstein a été reçu par bien des anthropologues de
métier. Loin de voir dans les remarques du philosophe des vues spéculatives,
ils ont été frappés par leur intelligence de ce qui est le pain quotidien d’une
anthropologie de terrain. Elles vont droit au coeur du problème soulevé par les
théories comme celle de Frazer : s’agit-il vraiment pour un anthropologue
d’expliquer pourquoi les gens ne renoncent pas à des techniques
inefficaces ? Ne s’agirait-il pas pour lui plutôt de comprendre pourquoi
les gens qui accomplissent un rituel ne se posent pas à son sujet le problème
que nous posons, ou pourquoi, quand ils se le posent, ils le font dans leurs
propres termes, de sorte qu’ils n’ont pas à réviser globalement leur vision du
monde ?
J’avais
eu autrefois l’occasion de faire connaître les Remarques sur le Rameau d’or
à Louis Dumont, lui-même grand
partisan du terrain anthropologique et de la monographie descriptive d’une
société concrète, lors d’un colloque sur les sciences humaines qui s’était tenu
à l’Université Johns-Hopkins et auquel participaient aussi des philosophes qui
y avaient commenté justement ce texte de Wittgenstein. Philippe de Lara fait
d’ailleurs référence aux idées avancées par le philosophe américain David
Sachs et par Jacques Bouveresse dans la discussion qu’ils avaient eu à ce colloque.
Louis
Dumont avait été très intéressé de retrouver dans Wittgenstein une formule qui
rejoignait la leçon la plus décisive à ses yeux de son maître Marcel Mauss en
ce qui concerne le but scientifique de l’anthropologie. Cette leçon, il l’avait
recueillie ainsi :» l’explication sociologique [autre nom du travail
descriptif de l’anthropologie sociale] est terminée quand on a vu qu’est-ce que les gens croient et pensent,
et sont les gens qui croient et pensent cela [L. Dumont, « Marcel Mauss : une
science en devenir » (dans Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983, p. 177)]. » Autrement dit, il n’y a pas véritablement
à expliquer pourquoi les gens ont des croyances qui peuvent nous surprendre,
mais seulement à atteindre les deus objectifs indiqués : d’abord,
identifier ces croyances en les exprimant dans des termes que nous puissions
comprendre, ce qui veut dire qu’il faut pour cela les traduire dans Lin idiome qui fasse
sens pour nous ; ensuite, caractériser les sujets de ces croyances du
point de vue sociologique, préciser à quelle occasion ou dans quelle situation
de la vie sociale les gens expriment justement ces croyances. Il suffit, disait
Dumont, de souligner que l’explication sociologique ainsi définie comporte
l’étape d’une traduction pour ajouter quelque chose que Mauss avait laissé
implicite : il n’y a pas d’autre explication sociologique que celle d’une
« comparaison radicale [Ibid., p. 13] ». En effet, la compréhension sera le fruit de la mise en
correspondance de deux idiomes : d’un côté, celui des sujets à décrire, de
l’autre, celui dans lequel le savant doit donner la description. La dualité
première qui est au fondement de l’anthropologie sociale n’est donc pas celle
des deux mentalités (primitive et civilisée, prélogique et logique), ce n’est
pas non plus celle des deux régimes de la vie sociale (le sacré et le profane,
l’effervescence et la routine quotidienne). Au principe du « point de vue
anthropologique », il y a le contraste entre ce que nous disons quand nous
sommes chez nous et ce que nous comprenons que disent chez eux nos
interlocuteurs justement quand ils sont chez eux.
Dumont
a mis en exergue à la préface de la réédition de son premier travail
monographique [L.
Dumont, La Tarasque, Gallimard 2e édition, 1987.] une citation de Wittgenstein.
Ce texte est la suite de celui que j’ai cité ci-dessus. Dumont l’avait lui-même
traduit ainsi : « Je crois [contre Frazer] que l’entreprise d’une
explication est condamnée d’avance, car il suffit d’assembler correctement ce
que l’on sans y rien ajouter : la satisfaction que l’on rechercherait dans
une explication se livre d’elle-même. » Autrement dit, si l’on éprouve
encore le besoin de chercher une explication, cela suffit à signaler que
l’assemblage des données recueillies sur le terrain est mal fait. Si les faits
connus avaient été correctement assemblés, chacun à sa place et avec son poids
relatif dans la configuration d’ensemble, la description donnée ferait sens par
elle-même. Il n’y aurait pas d’incongruités apparentes à éliminer, pas d’anomalies
à interpréter. La visée explicative procède d’un écart, que l’on croit
constater, entre ce que les gens font et disent et ce qu’ils devraient faire et
dire s’ils étaient « rationnels », autrement dit s’ils étaient
conformes à un modèle théorique que l’enquêteur a apporté avec lui sur le
terrain et qu’il y applique le plus souvent sans s’en aviser. (On pense ici à
ce que dit Wittgenstein de Frazer incapable de concevoir une autre manière de
vivre et de penser que celle des Anglais de son temps.)
Par
son élimination de l’explication interprétative au profit de la description
bien faite, celle qui fait comprendre, Wittgenstein peut être rapproché de
Mauss. Par sa référence au schéma morphologique de Goethe [« Et ainsi le chœur indique une
loi secrète. »], qui prend chez lui le visage de la « présentation
synoptique » (iibersichtliche Darstellung) pour laquelle nous devons trouver des formes
« intermédiaires », des moyens d’assurer une transition intellectuelle
entre deux extrêmes, Wittgenstein se montre partisan d’une anthropologie de la
comparaison radicale. Enfin, il rencontre un principe central de
l’ethnographie selon Evans-Pritchard par son insistance sur le contexte. Il
faut, écrit Wittgenstein, décrire chaque manière d’agir dans son milieu environnant
(Umgebung). À
ce sujet,
Philippe de Lara montre fort bien comment les remarques d’Evans-Pritchard, loin
d’être des observations de détail, ont une portée considérable et entrent en
consonance avec celles du philosophe sur les conditions d’une compréhension
d’une humanité par une autre. Le résultat auquel arrive Evans-Pritchard est
que, comme le dit de Lara, « les Azandé sont différents et intelligibles ». Qu’ils
soient différents, c’est la part de vérité des théories de la dualité des croyances.
Toutefois, on donnerait une formulation unilatérale — c’est-à-dire contraire au
principe comparatif — de la dualité en question si l’on opposait de façon
tranchée l’action efficace à l’action
rituelle ou la croyance rationnelle
à la croyance mystique. Du point de vue comparatif,
ce sont là de fausses dualités, car elles ne font appel qu’à un seul terme
conceptuel : l’opposition de l’efficace et du rituel est en réalité celle
de l’efficace et d’un inefficace qui se voudrait efficace, mais qui ne parvient pas à l’être ;
l’opposition du rationnel et du mystique est en réalité celle du rationnel et
de quelque chose d’irrationnel qui veut passer pour du rationnel. De telles oppositions paraissent
nécessaires à l’étude des croyances lorsque cette étude tend à se concentrer
sur un article de croyance isolé en oubliant de replacer cette croyance dans un
système, ce que Evans Pritchard appelle « l’idiome de leurs
croyances », (et c’est l’étape de la traduction qui nous fait savoir ce que les gens pensent et
croient). Et,
surtout, de replacer les gens qui manifestent de telles croyances dans une
« situation » qui, à leurs yeux, appellent telle ou telle forme de
pensée (et c’est l’étape de la contextualisation sociologique qui nous apprend qui sont les gens qui pensent
et croient cela).
Nous
pouvons donc parler, avec de Lara, d’un Wittgenstein anthropologue. Non certes pour insinuer que
le philosophe pourrait faire sans terrain ce que l’anthropologue ne peut faire
qu’à partir de son terrain. Mais pour faire ressortir la dimension
philosophique qu’assume toute enquête de terrain dès qu’elle est poussée
jusqu’à la comparaison radicale des idiomes.