Le préjugé économiste

 

Rien n’obscurcit aussi efficacement notre vision de la société que le préjugé économiste. L’exploitation a été mise au premier plan du problème colonial avec une telle persistance que ce point mérite une attention particulière. De plus, l’exploitation, prise dans un sens évident du point de vue humain, a été perpétrée si souvent, avec une telle persistance, et avec une telle cruauté, par l’homme blanc sur les populations arriérées du monde, qu’on ferait preuve, semble-t-il, d’une insensibilité totale si on ne lui accordait pas la place d’honneur chaque fois que l’on parle du problème colonial. Mais c’est justement cette insistance sur l’exploitation qui tend à dérober à notre vue la question encore plus importante de la déchéance culturelle. Si l’on définit l’exploitation, en termes strictement économiques, comme une inadéquation permanente des taux d’échange, on peut douter qu’il y ait eu à vrai dire exploitation. La catastrophe que subit la communauté indigène est une conséquence directe du démembrement rapide et violent des institutions fondamentales de la victime (le fait qu’il y ait ou non usage de la force dans le processus ne semble pas du tout pertinent). Ces institutions sont disloquées par le fait même qu’une économie de marché est imposée à une communauté organisée de manière complètement différente ; le travail et la terre deviennent des marchandises, ce qui, de nouveau, n’est qu’une formule abrégée pour exprimer la liquidation d’absolument toute institution culturelle dans une société organique. Des changements dans le revenu et le chiffre de la population n’ont évidemment pas de commune mesure avec un processus de ce genre. Qui, par exemple, se soucierait de nier qu’un peuple autrefois libre et qui a été traîné en esclavage a été exploité, bien que son niveau de vie, dans un certain sens artificiel, ait pu s’améliorer dans le pays où ses membres ont été vendus, comparé à ce qu’il était dans la brousse natale ? Et pourtant il reviendrait au même de supposer que les indigènes des pays conquis ont été laissés en liberté et n’ont pas même dû payer trop cher les cotonnades de qualité inférieure qu’on leur a imposées, et que leur famine a été causée « simplement » par la dislocation de leurs institutions sociales.

On peut citer l’exemple célèbre de l’Inde. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les masses indiennes ne sont pas mortes de faim parce qu’elles étaient exploitées par le Lancashire ; elles ont péri en grand nombre parce que les communautés villageoises indiennes avaient été détruites. Que cela ait été occasionné par les forces de la concurrence économique, à savoir que des marchandises fabriquées mécaniquement aient été, de façon permanente, vendues moins cher que le chaddar tissé à la main, c’est vrai sans aucun doute ; mais cela démontre l’inverse de l’exploitation économique, puisque le dumping implique l’inverse d’un prix excessif. La source réelle des famines de ces cinquante dernières années est le marché libre des céréales, combiné à un manque local de revenus. Des récoltes insuffisantes ont naturellement fait partie du tableau, mais en expédiant des céréales par chemin de fer, on a trouvé moyen de secourir les zones menacées ; malheureusement, les gens étaient incapables d’acheter les céréales à des prix qui montaient en flèche, ce qui, sur un marché libre mais incomplètement organisé, était obligatoirement la réaction à une pénurie. Autre­fois, il y avait de petites réserves locales pour parer aux récoltes insuffisantes, mais on avait cessé de les faire, ou bien elles avaient été emportées dans le grand marché. C’est pourquoi la /216/ prévention de la famine a désormais pris le plus souvent la forme de travaux publics, pour permettre à la population d’acheter aux prix plus élevés. Les trois ou quatre grandes famines qui ont décimé l’Inde sous la domination britannique depuis la révolte des Cipayes n’ont donc été la conséquence ni des éléments ni de l’exploitation, mais simplement de la nouvelle organisation du marché du travail et de la terre, qui a détruit l’ancien village sans résoudre en réalité ses problèmes. Sous le régime du féodalisme et de la communauté villageoise, « noblesse oblige », la solidarité de clan et la réglementation du marché des céréales arrêtaient les famines ; mais sous le régime du marché, on ne peut pas empêcher les gens de mourir de faim en suivant les règles du jeu. Le terme « exploitation » ne décrit qu’assez mal une situation qui n’est devenue réellement grave qu’après que le monopole impitoyable de la Compagnie des Indes orientales a été aboli et que le libre-échange a été introduit en Inde. Sous les monopolistes, la situation avait été assez bien tenue en mains grâce à l’organisation archaïque des campagnes, comportant la distribution gratuite de céréales, alors qu’avec la liberté et l’égalité des échanges, les Indiens ont péri par millions. Du point de vue économique, l’Inde peut en avoir bénéficié - et, à long terme, cela a certainement été le cas - mais, du point de vue social, elle a été désorganisée et jetée dans la misère et la déchéance.

Dans certains cas au moins, c’est le contraire de l’exploitation, si l’on peut dire, qui a enclenché le contact culturel désintégrateur. La distribution forcée de parcelles de terre aux Indiens d’Amérique du Nord, en 1887, a bénéficié à chacun d’eux individuellement, selon notre manière de calculer. Mais cette mesure a quasiment détruit l’existence physique de la race — le cas le plus frappant de déchéance culturelle qu’on connaisse. Le génie moral d’un John Collier a rétabli la situation presque un demi-siècle plus tard, quand il a insisté sur la nécessité d’un retour aux territoires tribaux  : de nos jours les Indiens d’Amérique du Nord forment à nouveau, au moins en certains endroits, une communauté vivante — et ce n’est pas l’amélioration économique, mais la restauration sociale qui a produit ce miracle. Le choc d’un contact culturel dévastateur a été enregistré par la naissance pathétique de la fameuse version de la Danse de l’Esprit (Ghost Danse), dans le jeu de main des Pawnee, vers 1890, exactement à l’époque où l’amélioration des conditions économiques rendait anachronique la culture /217/ aborigène de ces Indiens Peaux-Rouges. En outre, les recherches ethnologiques démontrent également que même le fait qu’une population augmente (ce qui est le second indice économique) n’exclut pas nécessairement qu’il se produise une catastrophe culturelle. En réalité, le taux de croissance naturel d’une popu­lation peut être un indice, soit de vitalité culturelle, soit de dégradation culturelle. Le sens originel du mot « prolétaire », qui rattache fécondité et mendicité, exprime cette ambivalence de manière frappante.

Le préjugé économiste a été à la source à la fois de la grossière théorie de l’exploitation des débuts du capitalisme et de la conception fausse, non moins grossière, mais plus savante, qui a par la suite nié l’existence d’une catastrophe sociale. Cette interprétation plus récente de l’histoire a entraîné de manière significative la réhabilitation de l’économie du laissez-faire. En effet, si l’économie libérale n’a causé nul désastre, alors le protectionnisme, qui a privé le monde des bienfaits des marchés libres, a été un crime gratuit. On s’est mis à regarder de travers le terme même de « Révolution industrielle », parce qu’il donne une idée exagérée de ce qui était, pour l’essentiel, un lent processus de changement. Tout ce qui s’est passé, disent avec insistance ces spécialistes, c’est qu’en se déployant progressivement, les forces du progrès technique ont transformé la vie du peuple ; sans doute, bien des gens ont souffert de cette transformation, mais, globale­ment, l’histoire a été celle d’une amélioration continue. Cet heureux résultat est dû au fonctionnement presque inconscient de forces économiques qui ont exécuté leur travail bénéfique en dépit des interventions de partis impatients qui exagéraient les difficultés inévitables de l’époque. Pareille conclusion reve­nait tout simplement à nier qu’un danger eût menacé la société, et qu’il eût résulté de l’innovation économique. Si l’histoire révisée de la Révolution industrielle était conforme aux faits, le mouvement protectionniste aurait manqué de toute justification objective et le laissez-faire aurait été justifié. L’illusion matérialiste concernant la nature de la catastrophe sociale et culturelle a ainsi étayé la légende selon laquelle les maux de l’époque ont été causés par nos manquements au libéralisme économique.

En bref, ce ne sont pas des groupes ou classes isolés qui ont été à l’origine de ce qu’on appelle le mouvement collectiviste, /218/ bien que le résultat ait été influencé de manière décisive par le caractère des intérêts de classe en cause. En fin de compte, ce qui a pesé sur les événements, ce sont les intérêts de la société dans son ensemble, bien que leur défense ait incombé en priorité à un secteur de la population de préférence à un autre. Il apparaît raisonnable de grouper notre exposé du mouvement de protection, non pas autour des intérêts de classe, mais autour de ce qu’il y avait d’essentiel dans la société, et que le marché a mis en danger.

Polanyi. .La grande transformation, Chapitre 13, « Naissance du credo libéral »

 

 

 

M. Ripley s’amuse