Une analyse du groupe Energie 2007
Une crise de
l’énergie sans précédent :
du pétrole au gaz, du gaz à l’électricité, la financiarisation libérale
mène la planète droit dans le mur.
PAR Hervé Laydier
article MIS EN LIGNE LE 15 juin 2006
De la rente
minière à la rente boursière :
la géniale invention des pétroliers
Du triomphe du
gaz naturel à la crise gazière
Changement radical :
cette bourse du gaz a transformé aussi complètement la formation des prix de
référence de l’électricité en Europe
1. De la rente minière à la rente boursière : la géniale invention
des pétroliers
Pour les matières premières,
les mécanismes de formation des prix qui sont enseignés en économie classique
ont expliqué, depuis fort longtemps, dit ici en termes simplifiés, que le prix
de marché s’établit au niveau du coût de production de la mine la moins
productive -la mine marginale, celle qui est « la plus chère »- dont
la production est nécessaire pour que soit réalisé l’équilibre offre-demande de
cette matière première. A moyen-long terme, dans un horizon qui permet de
réaliser de nouveaux investissements de production pour faire face à la
demande, (l’ouverture de nouvelles mines), ce coût de production est un coût
complet incluant les investissements, c’est à dire le coût marginal de
production de long terme. Dans ces conditions, toutes les mines autres que la
mine marginale bénéficient d’une rente, la rente minière, égale à la différence
entre le prix de marché (égal au coût de la mine marginale) et son propre coût
de production.
Pour le pétrole, par
exemple, il est connu que la plupart des champs de la péninsule arabe (Arabie
Saoudite et Émirats) ont des coûts marginaux de production allant de
1 à 5 US$/baril, tandis que, selon les données communiquées par
les compagnies pétrolières elles-mêmes il y a encore cinq ans, leur politique
les a conduit à ne produire, ailleurs dans le Monde, que dans des champs dont
les coûts de production étaient inférieurs à 20-25 $/b. Avec la formation
de prix de marché conforme à ce qu’enseigne l’économie classique, et avec
5-10 $/b de marges supplémentaires pour recherches nouvelles, les prix du
pétrole devraient avoisiner les 30-35 $/b. Or, nous verrons plus loin pour
quelle raison ils excédent largement cette valeur...
L’économie classique
enseigne également que, grâce à la concurrence, une mine de coût de production
inférieur au prix de marché sera mise en valeur et l’apparition de son offre
sur le marché éliminera la mine marginale au profit de la mine dont le coût de
production était juste inférieur à elle : ainsi se réaliserait la baisse
progressive des prix de marché, du moins tant qu’existerait la possibilité de
produire à meilleur coût (nouvelles mines, nouvelles technologies d’exploration
ou de production,...). Mais lorsque la ressource naturelle commencera à
s’épuiser, dit la théorie, il apparaîtra une hausse inévitable du coût de la
mine marginale et donc du prix de marché.
Toute l’histoire pétrolière
montre comment, peu à peu, après bien des crises, dans la réalité, s’est
réalisée la concentration de l’essentiel de la production mondiale entre les
mains de quelques compagnies (les 7 « majors » du Cartel,
devenues 5), ce qu’on appelle l’oligopole pétrolier, agissant de concert
pour fixer le prix de marché et les quantités produites, générer et
s’approprier une rente pétrolière la plus élevée possible. Cela, avec l’appui,
y compris militaire, de leurs États d’origine, USA, GB et France. De fait,
toute l’Histoire depuis plus d’un siècle, montre le lien entre pétrole et
guerre, tant au plan local qu’au plan mondial.
La maximisation de la rente
pétrolière par le Cartel ne s’est d’ailleurs pas jouée seulement par le
contrôle des prix de marché mais aussi par la stratégie des firmes relative aux
quantités mises sur le marché : peu à peu, après la dernière guerre
mondiale, la « conquête de parts de marché maximales » pour le
pétrole et l’éviction progressive du charbon ont été conduites grâce à une
politique de prix ajustés juste au-dessous des prix du charbon et, ceci,
progressivement, dans tous les usages thermiques. Cela à la faveur de deux
éléments clés : d’un côté, le compromis passé avec les États consommateurs
qui sont devenus peu à peu, grâce aux taxes pétrolières, bénéficiaires d’une
partie importante de la rente (« juste rémunération de leurs services de
gendarmes de l’ordre géopolitique pétrolier » disent certains) ; de
l’autre côté, le compromis passé avec les aristocraties dirigeantes des pays
producteurs clés (les « princes du pétrole »), garantes de l’ordre
pétrolier musclé indispensable sur place, en échange de « royalties »
de dimension impressionnante certes, mais en réalité ne représentant, au début,
que des miettes, puis des « bas morceaux », par rapport à la rente
pétrolière appropriée par le Cartel et les États consommateurs (prix modérés
mais quantités en très forte croissance).
En réaction, après la
première étincelle que fut la nationalisation des ressources pétrolières en
Iran par le gouvernement progressiste de Mossadegh en 1952 (engendrant la
grande peur anglo-saxonne qui a produit un putsch et le régime
« ami » du Shah), est venue la constitution progressive de l’OPEP,
cartel des pays producteurs du Sud, puis le premier « choc
pétrolier ». Avec une redistribution des cartes, et de la rente, avec de
nouveaux compromis concédant, sous le poids de nouveaux rapports de forces, une
part plus importante de la rente pétrolière aux pays producteurs, assortie
d’une augmentation des prix payés par les consommateurs du Nord. Peu à peu, il
ne s’agissait plus de « royalties » mais de formes, d’ailleurs
diverses, de paiement d’une ressource à un État souverain, propriétaire devenu
reconnu, de celle-ci.
Pendant longtemps, tous les
prix des produits pétroliers étaient fixés dans des contrats de moyen terme
pour les gros consommateurs et généralement fixés par l’État sur la base d’un
barème stable pour les autres. De même, les gains des pays producteurs étaient
fixés par des accords de moyen terme, en fonction du rapport de forces dans la
confrontation directe entre un État et une ou plusieurs Compagnies données.
Avec l’apparition de crises physiques d’approvisionnement, avec, d’un seul
coup, fermeture de tel ou tel « robinet » dans un État producteur,
pour des raisons politiques ou de création d’un rapport de force pour négocier
ou renégocier des accords, est apparu, dans le début des années soixante-dix,
un mécanisme qui allait devenir décisif : le « marché spot » du
pétrole.
À l’origine, Rotterdam étant
le marché spot de référence, il s’agissait d’un marché d’ajustement de
quantités physiques de pétrole peu importantes destinées à faire face à tel ou
tel aléa à court terme, à la marge d’un contrat de moyen terme. Évidemment,
selon demande et offre, les prix d’échange pour ces quantités, (beaucoup
d’ailleurs n’étaient qu’échangées physiquement, sans prix) ont fluctué. Ces
quantités sur le marché spot représentaient au début moins de quelques pour
cents du commerce mondial de pétrole et les intervenants étaient des
professionnels du pétrole. Mais peu à peu, avec la mondialisation libérale et
avec la financiarisation qu’elle a engendrée, ce marché spot est devenu une
vraie bourse du pétrole, fonctionnant sur la base des anticipations à la hausse
ou à la baisse des prix, des quantités et des profits court terme espérés par
les opérateurs intervenant sur ce marché. Et ces anticipations sont devenues de
plus en plus spéculatives avec le temps. La part de ces bourses du pétrole dans
les quantités de pétrole échangées est devenue plus grande (15-25%, elle reste
moins de 30%). Les risques pris ont été plus grands aussi et, après
quelques belles faillites, ce marché spot a vu s’établir des opérateurs
dominants, des sociétés de « trading », qui sont pour la plupart des
filiales ou des firmes adossées aux grandes Compagnies pétrolières dominantes.
L’invention géniale des
pétroliers n’a pas été la création de ce marché boursier (il existe des bourses
de matières premières comme le blé, le cacao, et pratiquement tous les métaux).
Elle réside dans le fait que, peu à peu les compagnies pétrolières ont imposé
l’idée que le prix du pétrole est celui qui est affiché en bourse pour des
achats-ventes d’ajustement court terme, selon des règles et dans des conditions
qui sont dominées, dans les faits, par elles-mêmes. Et, dans le même temps,
toute référence au prix de marché au sens précédent du coût marginal de
production de long terme du pétrole a disparu. Exit le marché d’échange des
biens ; remplacement par un marché boursier d’anticipations spéculatives.
Tout s’est passé comme si le
prix du pétrole ne reflétait plus le coût que de grands opérateurs acceptent de
consentir pour accéder à de nouvelles ressources pétrolières, mais qu’ils
s’établissaient désormais au niveau du prix que certains consommateurs,
craignant une relative pénurie, acceptent de payer (de « lâcher »)
pour s’approvisionner en quantités de pétrole certes marginales mais
indispensables pour eux !
Ce que les firmes pétrolières
ont ainsi imposé, avec la libéralisation généralisée, c’est que ces prix
boursiers deviennent « la » référence dans la fixation des prix aux
consommateurs pendant que les États ont tous, ou presque, abandonné leurs
propres systèmes de fixation des prix des produits pétroliers au motif de la
soi-disant « concurrence » dans ce marché. Or cette concurrence reste
illusoire, parce que le marché est totalement dominé par une poignée
d’opérateurs, laissant parfois s’établir, à la marge, quelques alibis dominés
tels que les grandes surfaces pour les carburants ou le fuel domestique.
Le coup de génie, dès lors,
a été de changer la nature de la rente pétrolière. Elle n’est plus une rente
minière, différence entre le coût de production d’une compagnie et le prix de
marché égal au coût de production de la mine la plus coûteuse en service (la
mine marginale). La rente pétrolière est devenue une rente boursière :
différence entre le coût de production d’une compagnie et le prix qui s’établit
dans une bourse en fonction des anticipations spéculatives des intervenants.
Avec comme
résultat, dans la phase pétrolière durable actuelle de raréfaction des
ressources disponibles, faite de raréfaction réelle et de raréfactions
organisées et supposées, d’obtenir un effet de levier qui augmente de façon
significative le volume de la rente. Ce qui deviendra vrai en matière de prix
et de quantités dans 5, 10, 15 ans est anticipé alors que cela n’est pas
réalisé, ni même certain. Au passage, belle aubaine, l’opération vise à mieux
légitimer l’existence de cette rente par un discours officiel :
« pensez donc, si le prix du pétrole est passé de 40 à 70 $/b,
il est bien normal que le prix de l’essence à la pompe augmente et que cette
hausse soit répercutée ». Discours qui ne rencontre que le scepticisme des
citoyens, d’ailleurs, bien que personne n’explique officiellement qu’il s’agit
d’un prix en bourse et que les coûts de production du pétrole alimentant une
pompe à essence n’ont pas varié, ou presque. Les citoyens voient bien, eux, que
ce sont les pétroliers qui empochent la différence (et les États des pays
consommateurs, via leurs taxes proportionnelles, TVA et TIPP), et que leurs
profits sont de plus en plus monstrueux !
Tel est le beau résultat de
la financiarisation libérale du marché pétrolier mondial.
Imagineriez-vous que votre
boulanger augmente continûment son prix du pain et que lui, avec l’appui de
quasiment tous les médias, vous donne pour avéré que cela est normal car le
prix du blé à la bourse des matières premières de Chicago a atteint ses plus
hauts sommets en raison de telle tempête dans le Golfe du Mexique ? Alors
que vous savez bien qu’il achète sa farine à des producteurs connus qui n’ont
pas augmenté leurs prix et n’ont rien à voir avec le Golfe du Mexique !
L’histoire nous a déjà
fourni de beaux exemples de semblables marchés spéculatifs :
vers 1450 par exemple, la production de blé était intense dans le Nord de
l’Europe alors que la péninsule ibérique manquait de cette ressource vitale ;
s’est mis en place alors une exportation de blé par bateau depuis les villes
hanséatiques jusqu’à Lisbonne et aux grandes villes espagnoles. Ce transfert,
marginal par rapport à la consommation des villes du Nord, a provoqué une
hausse considérable des cours du grain, qui ont eu tendance à s’aligner sur les
prix espagnols ; et cette hausse s’est propagée du Sud vers le Nord de
l’Europe : une rente spéculative s’est ainsi dégagée pour les marchands de
blé ; les consommateurs du Nord ont vu le prix de cette matière première
vitale augmenter alors que les prix de production n’avaient pas changé.
Dans le domaine du pétrole,
de nos jours, ce beau système ne peut fonctionner que parce que les États du
Nord l’acceptent, alors qu’ils pourraient soumettre les firmes pétrolières à
des règles de fixation des prix fondées sur les coûts réels. On mesure la
démission des politiques du Nord à cet égard et leur soumission à ces firmes
alors qu’au Sud des pays aussi différents que le Venezuela ou l’Argentine ont
imposé des règles se référant aux coûts de production. Mais aussi ce beau
système fonctionne parce que les Compagnies, dans la même période, ont été
contraintes par les États producteurs de leur concéder une part des énormes
bénéfices engendrés : désormais ont été introduits dans les accords entre
pétroliers et États producteurs (et leurs propres compagnies quand ils en ont)
des clauses qui font référence aux prix spot des bourses pétrolières, avec des
ajustements des rétributions concédées à la clé. Ainsi se dégage un certain
consensus entre tous les acteurs, hormis les consommateurs finaux, citoyens
exclus du jeu, sur les mécanismes à l’oeuvre qui ne cessent d’alimenter les
hausses actuelles pour toutes les bonnes et fausses raisons.
Cerise sur le gâteau pour
les pétroliers, s’est établie aussi, récemment, une bien curieuse alliance
entre ces compagnies, qui ne cessent de justifier les prix élevés du pétrole
(et donc le niveau élevé de leurs profits qui en découle), et certains de ceux
que le juste souci des économies d’énergie et de l’avenir de la planète conduit
à penser que des prix élevés de l’énergie sont les meilleures incitations à ces
économies. En la matière, l’enfer est pavé de bonnes intentions dès lors que, à
partir d’une idée juste sur le fait que prix bas et gaspillage sont corrélés,
on ne se prononce pas sur la nature de l’appropriation de la rente, nature
privée au profit des compagnies, ou bien nature publique, via divers
mécanismes, au profit de fonds d’investissements et d’aide aux économies d’énergie,
avec en premier lieu des réglementations et des incitations ad-hoc opérant,
dans la durée, les transformations nécessaires en vue d’un développement
durable, économe en énergie.
Tout le système libéral
pétrolier, bien que perçu comme illégitime par la plupart des citoyens,
fonctionne admirablement bien encore aujourd’hui pour une autre raison.
Nombreux sont ceux qui ont démontré que, pour toute ressource naturelle non
renouvelable comme le pétrole, apparaît, un peu plus tôt un peu plus tard, un
« pic » de production, moment où les ressources les plus faciles et
les moins coûteuses à exploiter l’ont déjà été et où l’on commence à entrer
dans la zone de raréfaction et de coûts de production de plus en plus élevés.
S’agissant du pétrole, dans
la période de conquête de ses marchés et d’éviction du charbon, le discours
officiel a toujours été celui de l’abondance, avec notamment cette belle
affirmation selon laquelle, bon an mal an, on découvrait au moins autant de
pétrole exploitable qu’on en consommait ..., avec 20-30 ans d’années de
consommation toujours assurées pour le futur ! Mais sont apparus, ici et
là, les premiers signes conduisant à remettre en cause cette belle assurance.
Avec, en plus, des menaces politiques et militaires précises, agissantes ou potentielles,
sur le système de contrôle et de sécurisation des approvisionnements. Dès lors
est apparue, d’abord aux USA, puis dans le monde, toute une école dite du
« pic pétrolier », annonçant l’entrée de la planète, (ou l’imminence
de son entrée), dans cette zone de raréfaction du pétrole et la nécessité de
changer radicalement de politique énergétique en la fondant sur les principes
d’un développement durable.
Le grand choc, parmi les
élites pétrolières américaines, politiques ou non, est venu avec l’invasion du
Koweït par l’Irak de Saddam Hussein en 1990, Irak qui avait pourtant été
longtemps appuyé par les USA contre l’Iran, ce grand Satan qui avait naguère
nationalisé son pétrole puis plus tard avait osé renvoyer le Shah ami. Ainsi,
le risque d’un effet domino devenait réel, risque que les immenses ressources
des émirats et de l’Arabie Saoudite échappent un jour au contrôle des
compagnies anglo-saxonnes. Alors, découvrirent quelques politiques, et
conseillers amis de Bush père, s’ouvrirait de fait pour les USA la zone du pic
pétrolier. Dès lors, pour eux, que le pic pétrolier soit une réalité ou non
dans laquelle on allait entrer, rapidement ou bien plus tard, il était
nécessaire de donner le signal qu’il était arrivé, afin de se prémunir de ses
effets stratégiques sur la puissance américaine car « qui contrôle le
pétrole au niveau de la planète contrôle la planète ».
Il a bien fallu quelques
années de plus pour convaincre des cercles plus larges, mais le triomphe de
cette ligne stratégique s’est peu à peu imposé : le moment opportun était
alors venu, avec Bush fils, d’envahir l’Irak, malgré les risques de
l’opération, et d’assumer le fait d’engendrer des prix du pétrole bien plus
élevés, mais pour les stratèges américains de cette école, les mécanismes boursiers
de fixation des prix de référence via les prix spot étaient en place pour
garantir que la rente dégagée serait appropriée par les compagnies pétrolières.
Au passage, comme pour les premier et deuxième chocs pétroliers, il était banal
pour eux de penser que la dépendance européenne vis-à-vis du pétrole
fragiliserait son économie, devenue trop forte, beaucoup plus que celle des USA
(les apprentis sorciers conseils n’avaient pas prévu l’importance des hausses
des prix de l’essence des 4x4 américains et leur effet sur la cote de
popularité de Bush fils, mais cela n’a pas empêché sa réélection)
Nous voici donc entrés dans
l’ère du pétrole cher pour le plus grand profit de compagnies et des États. En
conséquence, nous disaient certains jusqu’à l’an dernier, s’est ouvert un grand
boulevard pour le gaz naturel.
En résumé : Depuis les
années 70, la formation des prix sur les marchés pétroliers s’est profondément
modifiée : reflétant naguère les coûts des installations à construire pour
répondre à l’augmentation de la consommation, ils se sont progressivement
alignés sur les prix des échanges sur des marchés d’ajustement ; or ces
prix « spot » répercutent toutes les anticipations et toutes les
craintes. C’est pourquoi ils créent avant l’heure ce que pourraient être les
effets d’une pénurie pétrolière, qui pourtant n’est pas encore d’actualité, et
se mettent à flamber sur les bourses de l’énergie.
La conséquence de ce
phénomène est un décalage croissant entre le prix du baril de pétrole (calé sur
le prix des marchés « spot ») et les coûts réels de production,
décalage qui génère une rente boursière considérable.
Ceux qui profitent de cette
rente sont avant tout les grandes compagnies pétrolières, mais également les
États consommateurs (via la fiscalité), et les États producteurs grâce au
rapport de force créé par l’OPEP. Les seuls perdants sont les consommateurs.
Une telle situation nécessiterait une intervention du politique pour ramener le
marché au niveau des coûts de production, quitte à ce que les États conservent
une partie de la rente pour investir dans la préparation de l’avenir.
Le contexte géopolitique
tendu, ainsi que les problèmes de raréfaction des ressources qui se profilent,
servent malheureusement autant d’alibis pour justifier le niveau de la rente actuelle,
que de facteurs de sensibilisation qui devraient nous conduire vers un
développement durable.
Enfin, ce qui s’est produit
pour le pétrole se met en place maintenant pour le gaz naturel.
2. Du triomphe du gaz naturel à la crise gazière
2.1 Le triomphe du gaz
naturel via la coopération
Pendant longtemps, le gaz
naturel a été un produit associé au pétrole : on cherchait du pétrole, on
en trouvait ou pas, mais on trouvait presque toujours du gaz. On le brûlait le
plus souvent en torchères, faute de pouvoir le transporter aussi facilement que
le pétrole, liquide et non explosif, lui.
Dans les pays industriels
qui avaient utilisé le charbon, s’était développé le gaz manufacturé, produit
dans des usines à gaz à partir du charbon. Il s’agissait d’une activité de
dimension locale, liée au début à l’éclairage public urbain. A partir de ces
activités de production-distribution locale, une industrie du gaz naturel
allait se créer, avec la généralisation des gazoducs de transport, moyenne puis
longue distance. En Italie du Nord, en France (Lacq), aux Pays Bas (en
particulier avec Groningue), utilisant des champs locaux de gaz naturel à
l’origine et disposant des clients gaz existant à l’aval, s’est construite une
industrie gazière spécifique et quasi-indépendante des grands pétroliers.
C’est sur ces bases que se
sont développés ensuite les grands opérateurs gaziers européens qui ont
construit une industrie de toutes pièces, fondée à l’aval sur la substitution
du gaz naturel, d’abord au gaz manufacturé, puis au charbon et enfin au
pétrole, et, à l’amont, sur la mise en commun de ressources techniques et
financières de grande ampleur, en coopération interentreprises via des
consortiums, pour construire ensemble de grands gazoducs intra-européens basés
sur des contrats communs de long terme d’achat de gaz naturel aux pays
producteurs : Pays Bas, Algérie, Norvège, Russie.
Quel bel exemple de
politique industrielle européenne sur un produit de base vital, appuyée par les
États concernés et menée en commun par les firmes de chaque pays ! Car
aucun pays, aucune firme n’aurait été en mesure de développer une industrie du
gaz de telle ampleur à lui seul ! Et tout ceci n’a pu être réalisé que
grâce à des contrats de long terme, horizon nécessaire pour assurer la rentabilité
d’investissements aussi importants que ceux des gazoducs de grandes dimensions
et de grandes longueurs qui désormais irriguent l’Europe. Au cœur de cette
politique, se trouvait l’axe franco-allemand, avec une grande politique de
coopération entre GDF et Rhurgas, son homologue d’outre Rhin.
2.2 L’invention
géniale des gaziers : la formation des prix du gaz fondée sur le
« net-back »
Un des éléments clés de la
réussite de cette odyssée gazière, de ce triomphe du gaz naturel, réside dans
le fait que la coopération ne s’est pas limitée aux firmes, aux États
consommateurs et à leur clientèle, mais qu’elle a été menée avec succès avec
les États producteurs sur la base de l’invention géniale des gaziers : la
formation des prix du gaz fondée sur le « net-back ». Ce mécanisme
permet de résoudre parfaitement la question : quel doit être le prix du
gaz naturel en tête de puits de production sur un champ pour que le producteur
trouve la juste rémunération de sa ressource fossile, donc épuisable, vouée à
disparaître ?
Le prix en net back est
obtenu sur la base de la réalité industrielle, à savoir que le gaz pourra se
substituer à une autre énergie si son prix est juste inférieur à celui de cette
énergie (tenant compte bien sûr des conditions de rendements relatifs, des
effets qualité, des coûts d’investissement et de maintenance). En partant de ce
prix de substitution « équivalent » à l’aval, et en déduisant
l’ensemble des coûts complets de distribution et de transport en amont,
(incluant la rémunération des capitaux investis) jusqu’à la tête de puits, on
obtient le prix en net back qui valorise au plus cher la ressource gaz naturel
et donc qui rétribue le mieux le pays producteur.
Au passage, on notera que ce
mécanisme du net-back, qui a été essentiel dans la construction de l’industrie
gazière, n’est pas un mécanisme de type rente minière, comme dans le
pétrole : la rente gazière (celle qui se dégage par le différentiel de
prix final entre le gaz et l’énergie qu’il substitue) est directement affectée
au prix de la ressource à l’origine, au pays consommateur. Des marchandages
existent, bien sûr, relativement à la vitesse d’amortissement des
investissements, au taux de rentabilité des capitaux engagés, à la vitesse de
substitution à l’aval qui dépend du différentiel de prix offert, mais le
fondement est très sain : in fine, par le principe même, c’est le pays
producteur, propriétaire de la ressource naturelle, à qui va la rente gazière.
Dans toute cette période,
ont prévalu les notions de coopération mutuelle (entre firmes et États
consommateurs, entre eux et les pays producteurs), de coopération mutuelle dans
la durée, sur le long terme, s’agissant d’une ressource naturelle comme le gaz,
vouée à disparaître un jour. Cette conscience du facteur temps, celle de la
nécessité d’une gestion raisonnable de cette ressource rare, c’est-à-dire d’une
gestion qui doit être envisagée sur plusieurs générations, a conduit en
pratique à bannir le gaz naturel des usages thermiques les plus massifs comme
la production d’électricité en base. Ce fut le cas officiellement :
pendant des années existait au niveau de l’Europe des 12 un règlement
interdisant l’usage du gaz dans la production en base de l’electricité. Seule
était envisagée la production d’électricité dans des turbines à gaz de pointe,
avec une valorisation très élevée. Le gaz en masse était réservé aux fins de
matière première pour l’industrie chimique et pharmaceutique.
Aucun État producteur
d’ailleurs n’accepta de consentir un prix en net back sur le charbon dans les
centrales thermiques électriques : cela aurait conduit à des extractions
absolument massives de gaz naturel et donc à la très rapide extinction des
réserves existantes dans le pays. Signalons également qu’aucun État ou firme
européenne n’a osé formuler à l’époque une telle demande ni fait pression pour
la faire aboutir.
2.3 L’offensive
libérale depuis Thatcher : du pétrole « spot » au gaz
« spot » : la crise des prix du gaz
Et vint la victoire de la
très libérale Mme Thatcher en 1979 en Grande Bretagne, dans un pays qui
prenait juste la dimension de ses immenses ressources de gaz naturel en Mer du
Nord. Sa bataille politique contre les syndicats, bases du travaillisme,
mineurs en tête, a-t-elle été le point décisif ? Peu importe ! Mais
pour la première fois, on a vu un pays producteur changer tous les fondamentaux
énergétiques de gestion raisonnable de ses ressources naturelles
fossiles : le gaz naturel est alors devenu l’énergie quasi unique de la
production d’électricité. Et c’est une politique d’extraction massive qui a été
mise en œuvre par les grandes firmes pétrolières opérant en Mer du Nord,
politique liée à des prix très bas du gaz naturel rendu centrales
« tout-gaz » et assurant à ces investissements massifs nouveaux une
rentabilité extraordinaire avec amortissements sur 5-7 ans. Avec, en parallèle,
le déclassement de considérables puissances thermiques classiques existantes,
fonctionant au charbon.
Aucun pays au monde n’a mené
une telle politique extravagante de surconsommation de ses ressources
naturelles non renouvelables, et ceci en si peu de temps, au nom du libéralisme
et de la main invisible du marché censés assurer l’allocation optimale des
ressources. Ne détaillons pas l’ampleur des profits générés pour le plus grand
bienfait des acteurs de cette tragique pièce, firmes pétrolières en tête. Car
ce qui devait arriver est arrivé : en 15 ans, les ressources britannique
en gaz naturel de la Mer du Nord ont été consommées, pour l’essentiel, en
grande partie dans la production d’électricité (alors que le charbon importé
d’Afrique du Sud ou d’Australie aurait permis une production électrique à des
coûts raisonnables). Par comparaison, la Norvège a su protéger ses ressources
gaz de Mer du Nord et elle les gère dans la durée sur plusieurs générations.
Il a fallu très peu de temps
aussi pour que l’addition anglaise de cette faillite soit présentée pour
paiement ! En quelques années, depuis 2003, tous les paramètres de
l’industrie gazière européenne vont en être changés. On pourrait se demander
pour quelles raisons cela est allé si vite. En effet, même si la demande
britannique de gaz importé est importante, elle est somme toute assez marginale
par rapport au volume des approvisionnements en gaz de l’Europe continentale
et, de plus, le gazoduc qui alimente la Grande Bretagne depuis le continent,
est unique et il n’a qu’une capacité bien limitée par rapport aux autres
gazoducs européens. Bien sûr, en Grande Bretagne, avec la prise de conscience
de la fin prochaine du gaz naturel, en deux ans de 2005 à 2007, les prixde référence
ont doublé passant de 2-3 $/MBTU à 4-5$/MBTU. Mais ceci n’agit que par les
importations anglaises somme toutes très limitées via le continent. Et la
Grande Bretagne importe et pourrait accroître ses importations de gaz algérien.
Alors, pourquoi ?
Tout simplement parce que
les anglais n’ont pas seulement exporté les recettes libérales thatchériennes
avec la privatisation des services publics mais ils ont aussi implanté dans le
secteur du gaz, service après-vente garanti, les mécanismes libéraux de formation
des prix pétroliers ! En effet, comme aux États-Unis, les firmes
pétrolières très actives dans le gaz en Angleterre ont créé « un marché
spot du gaz », sur le modèle du marché spot pétrolier et elles ont imposé
comme référence de prix le prix du gaz naturel en bourse.
Aux États-Unis, le prix du
gaz en bourse il y a dix ans était au plus bas, tombé de 2-3 à 1,5 $/MBTU.
Il est aujourd’hui de l’ordre de 8-11 $/MBTU, poussé à la hausse par la
comparaison avec les prix atteints par le pétrole sur le spot au-dessus de
60-70 $/baril (là encore joue la demande de gaz pour la production
d’électricité). Ce sont les mêmes acteurs, pour l’essentiel, les firmes
pétrolières dominantes de l’oligopole pétro-gazier, qui sont les intervenants
majeurs sur les marchés pétrole et gaz, désormais en interaction au plan
mondial. Au point d’ailleurs que ces mêmes acteurs sont en train de construire
un nouveau marché gaz qu’ils pourront mieux contrôler, celui du gaz naturel
liquéfié, avec transport par grands tankers venant des immenses ressources gaz
de la péninsule arabique, comme pour le pétrole.
Revoici donc le spectre que
nous décrivions précédemment au travers du marché du blé mis en place entre les
villes hanséatiques et la péninsule ibérique pendant la Renaissance : celui
de l’explosion des prix par le biais de transaction marginales en volume mais
suffisantes pour installer la spéculation et faire payer les consommateurs.
Désormais, depuis quelques
années, existe un marché spot du gaz naturel continental européen, une bourse
du gaz.
De fait, suivant les
références du libéralisme anglais, chaque pays a créé ce genre de bourse où
interviennent des traders et les compagnies énergétiques électricité, gaz,
pétrole, via on non leurs filiales. Les quantités de gaz qui sont traitées là
sont peu importantes par rapport aux volumes consommés. Ce marché est donc une
bourse d’ajustement. Sur ces marchés les intervenants se comportent comme dans
une bourse des valeurs, à l’affût de profits court terme. Toutes les
anticipations peuvent faire fluctuer les prix, et ce qui est certain c’est que
ce fonctionnement dominé par la financiarisation libérale, conduit au pire des
processus de contamination du fait même de ces mécanismes : imagine-t-on
que le prix du pain pourrait être doublé à Paris et dans toute la France au
motif que telle rareté réelle ou imaginaire du pain en Corse a multiplié par
deux ce prix dans cette île ? Ainsi s’est installée en Europe continentale
aujourd’hui une véritable « bulle gazière » à caractère spéculatif,
dans ces bourses du gaz.
Dans le même temps, non content d’exporter ces bourses, le lobby libéral anglais a aussi instrumentalisé Bruxelles pour faire adopter une politique qui condamne l’existence des contrats gaz de moyen et long terme liant firmes gazières et pays producteurs. Tout cela au motif que « ces contrats font obstacle au libre exercice de la concurrence ». C’est cette politique que dénoncent les pays producteurs Algérie, Norvège, Russie et certaines compagnies gazières car, de fait, elle fragilise complètement les approvisionnements européens existants et futurs et elle rendrait impossible la réalisation de nouveaux grands projets de gazoducs venant d’Algérie et de Russie, faute de débouchés garantis dans la durée par contrats moyen et long terme.
C’est à ce marché, aux prix
atteints par cette bourse du gaz, que GDF par exemple, fait référence lorsqu’il
veut obtenir des hausses de tarifs. Alors que ces valeurs n’ont strictement
rien à voir avec ses coûts d’approvisionnement, lesquels sont fondés sur des
contrats de moyen et long terme passés avec les pays producteurs tels que
Algérie, Norvège et Russie. En réalité, certains de ces contrats comportent une
clause de révision qui prend en compte, avec effets retards, la moyenne de
certains prix du pétrole avec, pour quelques cas, certains prix sur le marché
spot. Mais, preuve de ses manipulations, GDF (pas plus que les autres) a
toujours refusé de fournir les données qui permettraient de faire un calcul
transparent de l’évolution de ses coûts d’approvisionnement : à voir
l’accroissement régulier de son ratio Bénéfices/Chiffre d’affaires, il est
évident que GDF ne fait que gagner dans cette façon totalement opaque de se
comporter,.
En résumé :
Le développement de
l’industrie gazière européenne a reposé sur des alliances entre firmes pour
financer le développement des infrastructures nécessaires à l’acheminement du
gaz depuis les pays producteurs jusqu’aux zones de consommation.
Le prix final du gaz était calé sur celui des sources d’énergie concurrentes pour des usages parcimonieux ; il prenait en compte le caractère précieux de ce gaz, ressource rapidement épuisable lorsqu’elle est employée pour des usages massifs comme la production continue d’électricité, et il interdisait de fait de tels usages.
Une fois déduit le coût des
infrastructures de transport, de stockage et de distribution du gaz restait une
valeur rétrocédéé aux pays producteurs par des contrats de long terme. Tel est
le calcul des prix du gaz dit « en net back ».
L’ensemble de ce mécanisme a
été profondément perturbé par la révolution libérale opérée par Margaret
Thatcher en Angleterre : le gaz de la Mer du Nord a été massivement
exploité pour la production d’électricité, grâce à la mise en place d’un marché
spot qui le faisait apparaître comme nettement plus compétitif que le charbon.
La destruction des mines de charbon, la mise au pas des mineurs, la suppression
de nombreuses centrales thermiques classiques ont conduit l’Angleterre à
épuiser son gaz en une quinzaine d’années et à engendrer par la suite une
flambée des cours de cette ressource sur les marchés spots.
Comme l’Europe a copié
l’Angleterre en mettant en place un mécanisme de formation des prix du gaz
fondé sur les prix spots, et qu’elle met en cause les contrats de long terme
soupçonnés de porter atteinte à la concurrence, la flambée des cours du gaz
anglais se propage partout en Europe.
Dans le même temps, les pays
producteurs perdent la vision de long terme qui leur permettrait d’entretenir
des coopérations mutuellement avantageuses avec l’Europe.
3. Changement radical : cette
bourse du gaz a transformé aussi complètement la formation des prix de
référence de l’électricité en Europe.
3.1 D’une bourse à une
autre : du spot gaz au spot électricité
Dans l’Europe électrique
d’aujourd’hui se sont établies, partout, des bourses de l’électricité, qui
fonctionnent comme celles du gaz, avec les mêmes acteurs. Ces bourses
remplacent les mécanismes qui étaient en place il y a peu d’années dans les
échanges et secours entre électriciens, tous fondés sur la coopération et les
avantages réciproques nés de l’interconnection des réseaux destinée à faciliter
le passage de la pointe et le secours mutuel. A côté des trocs physiques
d’échanges réciproques de court terme, étaient en place des échanges fondés sur
les coûts de production ou des contrats de partage des rentes dégagées par les
échanges. Désormais, dans ces bourses d’électricité, les prix sont ceux qui
équilibrent l’offre et la demande mais, comme ces échanges ne représentent
qu’une partie très faible de la production totale, les prix fluctuent de façon
considérable et sont peu représentatifs ; ils sont en particulier très
sensibles aux aléas de température et d’hydraulicité.
Cependant, c’est sur ces
bourses que s’approvisionnent les nouveaux acteurs marchands d’électricité
fabriqués par la libéralisation et la généralisation de la concurrence
(désormais étendue à toute l’Europe pour les fournitures en gros et à
l’industrie). Pour proposer un contrat de moyen terme aux clients qu’ils
prospectent, ces nouveaux acteurs ne peuvent s’appuyer que sur des prix fondés
sur cette bourse, à moins qu’ils ne décident de construire eux-mêmes de
nouveaux moyens de production.
En la matière,
concentrons-nous sur la référence essentielle qui est celle d’une fourniture
plate, en ruban, 24 h sur 24. La référence en matière de moyen de
production pour ce type d’acteur va donc être un Cycle Combiné Gaz (CCG), parce
que c’est le moyen le moins cher qu’un acteur en concurrence peut développer
avec l’espoir de le rentabiliser rapidement. L’essentiel du coût de production
du Cycle Combiné au Gaz sera déterminé par le prix du gaz qu’il consommera. Et,
dans la situation actuelle, quelle sera la référence en ce domaine ? tout
simplement le prix du gaz atteint en bourse du gaz ! Car les acteurs
mineurs n’ont ni le temps, ni les moyens, de développer des gazoducs européens
assortis de contrats de long terme.
Ajoutons que le prix spot de
l’électricité qui émergera ainsi sera en plus majoré d’un prix du CO2
susceptible d’être consommé par ce même Cycle Combiné au Gaz ; et là la
spéculation est portée à son comble : de quoi s’agit-il ?
Depuis l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto, les équipements émetteurs de CO2 se sont vus attribuer par les États européens un quota gratuit annuel correspondant aux tonnes de CO2 qu’ils sont autorisés à émettre. Ce quota est appelé à diminuer d’année en année pour que les émissions de gaz à effet de serre des États rejoignent des objectifs de sobriété. Ainsi, les centrales électriques au charbon, au fioul, au gaz, bref toutes celles qui brûlent des combustibles fossiles, se sont vues affecter d’un quota gratuit de CO2 utilisables comme elles l’entendaient. La répercussion du prix du CO2 sur le prix de l’électricité reflète tout simplement le fait que certains producteurs préfèrent acheter de l’électricité un peu plus chère, à certains moments, plutôt que de consommer le quota de CO2 qui leur a été alloué. La conséquence est immédiate : lorsque le prix du CO2 atteint 30 €/tonne sur un marché de ce gaz qui a également vu le jour et où s’échangent les quotas, le prix de l’électricité sur les marchés spots monte de 20 €/MWh.
Ainsi, désormais, les prix
atteints en bourse de l’électricité sont directement liés à ceux atteints en
bourse du gaz et ils sont majorés par les prix atteints sur la bourse du CO2.
Dés lors, l’augmentation des prix du gaz sur la plaque continentale consécutive
à l’épuisement des ressources gaz de Mer du Nord, et la peur d’une allocation
de quotas de CO2 trop faible aux centrales de production d’électricité (ce qui
n’a en réalité pas été le cas en 2005, mais on s’en est aperçu trop tard, d’où
l’effondrement du prix du CO2 observé en avril / mai 2006) se sont
immédiatement répercutées sur les prix atteints en bourse de l’électricité. Par
exemple, pour une fourniture en base à deux ans, le prix en bourse se situe
environ à 60 euros/MWh alors qu’il s’établissait à 30-35 euros/MWh il y a
deux ans (source coûts DGEMP de la production d’électricité). Soit une augmentation
des deux tiers au moins !
A la base, c’est la crise
des prix du gaz qui a contaminé l’électricité, puisque c’est le cycle combiné
au gaz qui a servi de référence sur le marché spot de l’électricité : du
fait des mécanismes libéraux à l’œuvre, l’Europe est donc désormais entrée dans
une crise des prix de l’électricité
Et ce sont ces prix en
bourse que les producteurs d’électricité, EDF en tête, veulent faire
reconnaître comme le prix de référence de l’électricité sur lequel devraient
être fondés les tarifs aux industriels et aux usagers domestiques !
Bien entendu, comme pour le
pétrole et le gaz, ces prix atteints en bourse n’ont rien à voir avec les coûts
de production et rien à voir non plus avec les coûts des centrales en
développement. Dans le cas d’EDF, le parc nucléaire, qui est dominant, a
précisément été construit en raison de la politique énergétique de la France
pour disposer d’un prix de l’électricité qui échappe aux prix des
hydrocarbures. De plus, le parc de production d’EDF, comme on peut s’en douter,
ne consomme pas ou peu de quotas de CO2 et ils ne lui coûtent donc rien. Alors,
faire référence en matière de prix de l’électricité aux coûts d’un Cycle
Combiné Gaz en pleine crise gaz est une parfaite escroquerie ! Comme si la
rente dégagée par le nucléaire français, la différence entre les coûts du
nucléaire et les coûts d’une production à base de gaz (ou de pétrole), devait
être appropriée par l’opérateur EDF à qui cette construction du nucléaire a été
rendue possible grâce à l’appui des citoyens et de l’État !
Même en faisant référence à
du nucléaire nouveau, en oubliant que le nucléaire existant est pratiquement
amorti (son coût de court terme est dans la zone de 15 euros/MWh), on se
doit de faire référence au coût du nucléaire en développement, qui est
aujourd’hui obtenu soit avec une tête de série EPR dont le coût de production
est de 38-40 euros/MWh, soit, ce qui serait plus juste, en se calant sur
la série en développement, c’est-à-dire un coût de 32-35 euros/MWh environ
(le coût de 46 €/MWh, annoncé par EDF pour EPR récemment, est fondé sur un
taux d’actualisation de 11%, reflet d’une vision privée de rentabilité
excessive du capital investi alors que le nucléaire ne peut exister que grâce à
des garanties publiques)
Ils ont donc parfaitement raison,
nos députés de tous bords de la Commission des finances de l’Assemblée
Nationale, qui ont sommé EDF d’asseoir ses tarifs sur ses coûts, à savoir en
grande partie sur ceux du nucléaire, et non pas sur les prix en bourse de
l’électricité ! Coincé par les grandes industries électro-intensives qui
disposent de la menace crédible de délocalisation hors de France et à qui il a
du concéder l’accès direct aux coûts du nucléaire, le gouvernement a du
finalement demander aux électriciens de baisser les prix de leurs offres
commerciales pour les rapprocher des tarifs régulés pour les clients qui les
avaient quittés (bienfaits de la concurrence à laquelle ils ont cru, ces
clients ont subi des hausses de plus de 50% en deux ans !). Ce qui ne
l’empêche pas de faire une loi de libéralisation complète pour les clients
domestiques en juillet 2007 qui aura pour seul effet immédiat d’autoriser
« l’écrémage » des clients riches et stables qui bénéficieront de
meilleurs prix en échange de prélèvements automatiques, ce qui mettra fin à la
péréquation tarifaire.
3.2 C’est un enjeu
considérable que cette bataille sur les prix de l’énergie et les conditions de
leur formation
Ou bien nous laissons les
libéraux triompher avec leur vision d’une financiarisation généralisée et acceptée,
qui fait du pétrole et de ses modalités de fixation des prix la référence
admise partout. Et , cela, y compris par cette manipulation de la sémantique
désignant par prix de marché le prix d’une bourse, alors que, par exemple, les
termes de « marchés financiers » ont toujours désigné des réalités
variées qui ne se sont jamais résumées à « marché boursier ». En ce
cas, non seulement les firmes énergétiques de l’oligopole pétro-gazier et
électrique, agissant désormais à l’échelle continentale et mondiale échappant
aux États, s’approprieront la rente minière, mais elles s’approprieront toutes
les rentes boursières ainsi créées. Pendant ce temps, ces prix élevés
cohabiteront avec des consommations d’énergie élevées avec poursuite, comme
aujourd’hui, de la course folle qui conduit au réchauffement de la planète et à
ses conséquences dramatiques et irréversibles.
Ou bien les prix de
l’énergie, électricité et gaz, mais aussi pétrole, seront fondés sur les coûts.
Et dans ce cas, une politique énergétique efficace pourra être mise en
œuvre : la collectivité pourra fixer des prix de l’énergie plus élevés que
les coûts en utilisant le moyen des taxes qui seront collectées par les
pouvoirs publics pour être redistribuées sous la forme d’aides et incitations
aux économies en énergie et aux énergies renouvelables décentralisées, aides
accompagnées d’évolutions réglementaires, le tout visant un développement
durable. A ce propos, des changements fondamentaux doivent être mis en
œuvre ; il ne suffit vraiment pas de surpayer la production d’électricité
avec les énergies renouvelables alors qu’il faudrait créer des opérateurs forts
capables de mettre au point et installer des solutions clés en mains,
standardisées et bon marché, en matière de chauffe-eau solaires ou de photovoltaïque
électrique, avec stockage et appoint. Ce sont ces solutions industrialisées et
garanties pour un usage décentralisé qui sont attendues par nombre de citoyens
prêts à investir pour apporter leur contribution à la protection de
l’environnement ; et leur émergence suppose un recherche-développement et
une recherche appliquée ambitieuses que des opérateurs comme EDF et GDF
devraient être contraints de mener dans le cadre de leurs contrats de service
public avec l’État. En l’absence de telles politiques ambitieuses et résolues,
la réalité d’aujourd’hui nous montre que l’accroissement de 50% des prix
du pétrole et des carburants ne s’est traduite que par des économies très
réduites en volumes consommés, alors que les années 1975-85 nous ont montré la
voie de ce qui peut être une politique de maîtrise de la demande d’énergie
L’enjeu, n’est pas mince. Il
est celui de l’avenir de la planète, de celle dans laquelle nous voulons vivre,
de celle que nous voulons laisser à nos enfants.
L’enjeu aussi est celui de la
paix ou de la guerre.
Où nous ont conduit les
libéraux anglais avec leur idéologie ? A la crise du gaz actuelle qui se
répand sur le continent. Et où ces libéraux, relayés récemment par le
gouvernement américain, sont-ils en train de nous conduire à propos du
gaz : à des tensions géopolitiques considérables, bien relayées par
certains médias français, en désignant Gazprom et la Russie, détenteurs
d’immenses ressources gaz, comme les boucs émissaires de la crise gaz, boucs
qui seraient menaçants pour les approvisionnements de l’Europe.
Alors qu’à l’inverse un pays
comme l’Allemagne a construit une coopération exemplaire avec eux, et s’est
doté d’un opérateur puissant, combinant électricité-gaz (EON-Rhurgas), capable
d’exploiter à fond cette coopération, les libéraux des USA et de Grande
Bretagne voudraient nous faire avaler que la Russie doit mener la même
politique de gaspillage de ses ressources naturelles que celle menée par les
libéraux anglais et leur vendre leur gaz à très bas prix pour produire de l’électricité.
Alors que la Russie se voit refuser par les libéraux bruxellois les garanties
acquises données par les contrats et les investissements moyen et long terme,
cette folle politique libérale pousse inexorablement la Russie sur la voie de
la coopération avec les États comme la Chine, le Japon, la Corée, l’Inde, etc
... qui, eux, sont prêts à s’engager sur les voies de la coopération durable.
Créer de pareilles tensions avec la Russie dont le gaz est nécessaire à
l’Europe, c’est affaiblir cette Europe !
C’est, progressivement,
créer les conditions d’une logique de guerre, avec une Europe en première
ligne.
Nous refusons cette logique,
il est temps que les citoyens et les politiques de pays européens reprennent la
situation en main ! Et qu’ils imposent une politique de coopération
mutuelle ambitieuse dans le domaine de l’énergie dont l’enjeu est l’avenir de
la planète et la paix.
Dans cette coopération
mutuelle, nous ne sommes pas du tout condamnés à subir les rapports de force
d’un pays producteur unique comme la Russie aux ressources gaz immenses.
Il nous faut affirmer que,
après avoir mis en tête des priorités la maîtrise de la demande d’énergie, nous
refusons de pratiquer une politique « tout-gaz » dans la production
d’électricité. Le gaz a sa place, pour les productions de pointe et de
semi-base. Dans ces applications, le calcul en net-back de la valeur du gaz
pour la Russie lui procurera une valorisation excellente qui lui permettra de
gérer ses ressources sur plusieurs générations. Pour notre avantage
mutuel ! Pour les Russes, c’est la garantie de bénéfices dans la grande
durée ; pour les européens, c’est la garantie d’approvisionnements
sécurisés sur longue période.
Et quelles sont les
références pour ce calcul en net back ?
Pour les sociaux démocrates
allemands, qui ont donné l’impulsion décisive à la coopération durable avec
Gazprom, la référence a été le prix de la production d’électricité avec du
lignite allemand dans des centrales propres. Pour la France la réponse est
évidente, c’est le coût du nucléaire en développement, (cf ci-dessus, soit
32-35 euros/MWh, ce qui donne environ 45 euros/MWh équivalent pour le
gaz hors base). Ce sont les mêmes ordres de grandeur : bloqués encore à ce
jour en matière nucléaire, les allemands calculent la valorisation de leur
lignite en référence au nucléaire français en développement ce qui leur assure
les mêmes conditions de tarifs pour les clients électro-intensifs. D’où,
d’ailleurs, surgit à l’évidence la nécessité stratégique pour un pays de
disposer d’un acteur puissant mariant l’électricité et le gaz pour réaliser
cette combinaison indispensable : ici, l’Allemagne avec EON-Rhurgaz nous a
montré la voie, et il est vital pour la France avec une fusion EDF-GDF de se
doter d’un outil aussi conséquent.
Plus généralement, cette
politique ambitieuse de coopération nouvelle à développer, reposant sur un axe
franco-allemand fort, devra aussi concerner l’Algérie et les pays aux grandes
ressources gaz que sont l’Iran et l’Irak.
Le contenu de cette
coopération européenne devra concerner non seulement les contrats gaz et les
gazoducs géants à construire, l’association à la recherche et à la production
de gaz, mais il devra inclure aussi un programme de développement en commun du
nucléaire dans la production d’électricité. Dans l’immédiat, cela devra
concerner quelques nouvelles centrales EPR. Mais la priorité, à l’instar de ce
que fut la coopération pour Super Phénix, devra être le développement rapide
d’un nouveau nucléaire, sûr, et surtout propre en déchets.
Les besoins de
renouvellement du parc de production d’électricité en Europe dans les 15 ans
qui viennent sont immenses, la rénovation lourde des centrales charbon ou
nucléaire, permettant de prolonger leur durée de vie, n’éludera pas le moment
où il faudra construire de nouvelles unités. Elles ne pourront être au charbon
propre que pour une faible part, vu les effets CO2. Le gaz, on l’a vu, devra
être utilisé avec le souci d’économiser une ressource épuisable. Pour la
production de masse de l’électricité, il ne restera que le nucléaire ; ou
bien nous menons une politique européenne ambitieuse pour faire émerger un
nucléaire nouveau, légitime parce que sûr et propre en déchets, ou bien nous
produirons toujours plus du C02 et toujours plus de déchets aux conséquences
immédiates ou plus lointaines dramatiques pour la planète et nos enfants.
Dans ce domaine aussi il est
tant que les citoyens et les politiques reprennent en main la situation et
choisissent eux-mêmes leur avenir.
En résumé :
La mise en place d’un marché
spot du gaz, et celle d’un marché du CO2, s’est accompagnée de celle d’un
marché spot de l’électricité, dont les prix reflètent les coûts des moyens de
production d’électricité à partir du gaz appelés « Cycles Combinés au
Gaz ».
De ce fait, les hausses
spéculatives constatées sur le marché spot du gaz se répercutent directement
sur celui de l’électricité. A ce phénomène s’ajoute l’impact du marché du CO2,
lui aussi très spéculatif, sur le marché de l’électricité. C’est pourquoi, les
prix de l’électricité sur les marchés spots se sont mis à flamber.
Les opérateurs électriques
comme EDF veulent pouvoir caler leurs offres commerciales à leurs clients sur
ces prix de la bourse de l’électricité, et que disparaissent les tarifs fixés
par la puissance publique. Comme les coûts de production d’un acteur comme EDF
sont essentiellement liés aux coûts du nucléaire et qu’ils n’augmentent pas,
EDF entend capter ainsi une bonne partie de ce qu’il convient d’appeler la
« rente nucléaire ».
Mais comme le nucléaire est
un choix collectif, il revient aux citoyens et aux politiques de remédier à
cette situation en imposant une modération des prix. C’est ce dont les
parlementaires français ont pris conscience mais le gouvernement français
poursuit de manière schizophrénique ses projets d’ouverture totale du marché à
la concurrence et de privatisation de GDF dans Suez, ce qui interdira
l’application d’une politique publique de prix fondés sur les coûts.
Il est donc temps d’en
revenir aux fondamentaux : d’abord les économies d’énergie et les énergies
renouvelables décentralisées, puis le nucléaire pour la production
d’électricité en base, et enfin le gaz pour la pointe ou la semi-base, assis
sur une coopération de long terme avec les pays producteurs, en favorisant la
coopération européenne sur la base d’acteurs industriels forts. A l’instar de
la fusion EON/Ruhrgaz, il devient donc urgent de promouvoir en France l’idée de
la fusion EDF-GDF.
Nous refusons la logique de
la financiarisation libérale de l’énergie qui crée une crise dangereuse. Il est
temps que les citoyens et les politiques de pays européens reprennent la
situation en main ! Et qu’ils imposent une politique de coopération
mutuelle ambitieuse dans le domaine de l’énergie dont l’enjeu est l’avenir de
la planète et la paix.
Énergie 2007 est composé
d’ingénieurs et d’économistes du secteur énergétique