Réponse à l’auteur de
« Marx envers et contre Marx»
*
et à quelques autres

Revue de Préhistoire contemporaine n° 1. 24 mai 1982.

 

Editions anonymes. Strasbourg

 

1. Précisions
2. L’objet comme infirmité
3. Notre position en ce qui concerne Hegel
4. La division du travail est le mouvement de la pensée dans le monde
5. La physique à la rescousse de la préhistoire contemporaine
6. L’archéologie à la rescousse de la préhistoire contemporaine
7. L’ethnographie à la rescousse de la préhistoire contemporaine

 

1. Précisions.

Selon l’immonde réalisme matérialiste marxiste tel qu’il est formulé dans l’immonde Matérialisme et empiriocriticisme – déjà justement dénoncé par Pannekoek dans son Lénine philosophe – la connaissance se rapporte à une réalité extérieure, matérielle, indépendante de la conscience, à un donné objectif que la pensée rencontre sans l’avoir constitué. Cette conception est d’ailleurs celle de tout réalisme matérialiste. Selon l’immonde réalisme matérialiste, l’objet de la pensée, bien que n’étant pas posé par la pensée est cependant connaissable. Selon l’immonde réalisme matérialiste l’objet est la réalité et la connaissance est le reflet de cette réalité. (Guy Haarsher, présentation du Jeune Hegel de G. Lukacs, Gallimard, 1981.)

Ou encore : " Selon le réalisme il est juste et sensé d’affirmer qu’une réalité existe et qu’elle est indépendante de l’esprit humain. De plus, selon ce courant de pensée, l’esprit humain peut progresser dans la direction d’une connaissance toujours meilleure d’une telle réalité. " (Bernard d’Espagnat, A la recherche du réel, Le regard d’un physicien, Gauthier-Villars, 1979.)

Nous sommes évidemment en désaccord total avec le réalisme matérialiste. D’abord sur la nature de la connaissance et donc sur toutes les questions qui en découlent au premier rang desquelles la question de la réalité. Pour le réalisme matérialiste, la connaissance se réduit à la conscience de l’individu. Pour nous au contraire la connaissance n’est pas la conscience ou la pensée de l’individu mais un monde, mais le mouvement de la pensée dans le monde et la connaissance ainsi entendue constitue elle-même la réalité. Il s’ensuit bien évidemment que la connaissance ne se rapporte pas à une réalité extérieure et indépendante mais à elle-même. Et la connaissance entendue au sens réaliste matérialiste, comme pensée ou conscience de l’individu, se rapporte nécessairement à la connaissance comme monde. La pensée se rapporte donc nécessairement au mouvement de la pensée dans le monde.

Il peut sembler cependant que nous soyons d’accord sur deux points avec le réalisme matérialiste puisque 1o nous estimons avec Hegel qu’une réalité existe et qu’elle est extérieure à la conscience et à la pensée de l’individu pauvre, 2o nous estimons, contre Kant, que la réalité est connaissable. Mais cet accord est une simple apparence car nous sommes absolument opposés au réalisme matérialiste sur le sens des mots comme nous sommes absolument opposés à lui sur le sens des mots communisme et révolution. Une réalité existe mais non telle que la conçoit le réalisme matérialiste. La réalité de ce réalisme n’est pas réelle. C’est un des mérites de la discussion du physicien d’Espagnat, quelles que soient par ailleurs ses conclusions, de mettre en évidence la naïveté de cette conception matérialiste et surtout de montrer que ces questions toujours supposées résolues par le dogmatisme matérialiste ne le sont pas.

Selon nous, la réalité existe indépendamment de la conscience et de la pensée mais cependant elle ne saurait être opposée à l’esprit humain comme le veut le matérialisme. Pour ce dernier, l’esprit humain se réduit à la conscience ou à la pensée. Ainsi, tout indigné qu’il est par le procédé de Lénine contre Mach, Pannekoek (de même que Lukacs) ne peut concevoir que, si le monde est de nature spirituelle, cela ne signifie pas pour autant qu’il soit " psychique ", dans la conscience. Pour nous au contraire, l’esprit humain consiste dans le mouvement de la pensée dans le monde et la réalité n’est autre que ce mouvement. Aussi, la réalité ne saurait être opposée à l’esprit humain mais seulement à la conscience et à la pensée. C’est l’esprit humain lui-même qui est indépendant de la conscience et de la pensée de l’individu et non seulement de sa pensée et de sa conscience mais de toute sa vie. La pensée et la conscience de l’individu ne sont pas la connaissance. Considérées en elles-mêmes elles sont misère et ignorance. Une réalité existe indépendamment de la conscience et de la pensée mais cette réalité est déjà connaissance puisque mouvement de la pensée dans ce qui existe, et cette connaissance est indépendante de la conscience et de la pensée de l’individu. Cette fameuse réalité indépendante de la conscience n’est pas, comme le veulent les lénin’philosophes, matérielle, mais spirituelle comme le veut Hegel.

De même, si nous affirmons, contre Kant, que la réalité est connaissable, c’est évidemment pour des raisons bien différentes de celles des matérialistes. Selon nous, après Hegel, si la réalité est connaissable, c’est parce qu’elle est déjà connaissance. Si nous semblons donc admettre avec le réalisme que " l’esprit humain peut progresser dans la direction d’une connaissance toujours meilleure de la réalité " c’est seulement parce que, pour nous comme pour Hegel, esprit humain, connaissance et réalité sont une seule et même chose. Si nous admettons que la connaissance puisse progresser, ce n’est pas en ce que la pensée déterminée progresserait vers la connaissance d’une réalité immuable mais au sens où la réalité étant de toute façon connaissance, mouvement de la pensée dans le monde, la progression de la connaissance est la progression de la réalité elle-même et particulièrement la progression du mouvement de la pensée dans le monde vers la forme pensée. Ce n’est donc pas le travail de la pensée de s’approprier le monde comme le prétend Saligue, conception parfaitement politique, léniniste (l’État est cette prétention de la pensée particulière et bornée à se saisir du monde) mais le travail du monde de s’approprier la forme pensée.

Ensuite, nous pouvons sembler d’accord avec Kant et Saligue puisque nous affirmons en quelque sorte que nous ne pouvons connaître que la connaissance. Mais évidemment, notre conception de la connaissance n’est pas celle de Kant pas plus que notre conception de la chose. Cette connaissance que l’on peut connaître est déjà le mouvement de destruction de ce qui existe. De même, la chose n’est pas ce qui existe mais le mouvement de sa destruction et la question de la connaissance de ce qui existe (question nécessairement posée par un spectateur du monde) ne se pose plus puisque ce qui existe est détruit, du moins son indépendance. La connaissance ne laisse rien derrière elle qui serait à connaître. Là où la connaissance passe, l’herbe de l’indépendance ne repousse plus. La chose n’est pas ce qui existe mais une aventure qui arrive à ce qui existe, l’aventure de sa destruction. Comme on le voit, notre conception de la connaissance est extrêmement " matérialiste " au sens d’Hiroshima et Nagasaki, évidemment.

Nous affirmons encore, avec le réalisme matérialiste, que la conscience de l’individu pauvre rencontre un donné objectif sans l’avoir pour autant constitué. Autrement dit, nous admettons que ce donné est un véritable donné. Mais là encore, nous nous opposons absolument au réalisme matérialiste car nous affirmons contre lui que l’objet, le donné objectif, n’est pas la réalité.

Nous nous opposons donc au réalisme matérialiste sur la nature de la réalité extérieure et indépendante, sur la nature du donné objectif, sur la nature de l’objet et de l’objectivité. Nous nous opposons à la confusion faite par le réalisme matérialiste entre pensée et connaissance, entre pensée et mouvement de la pensée dans le monde. Nous nous opposons à la confusion faite par le réalisme matérialiste entre donné objectif et réalité, entre objet et réalité. Mais surtout, contrairement à l’immonde réalisme matérialiste et à tous ses partisans, qu’ils soient à Moscou, à Champ Libre et même dans les monts Nan-Chan-Fouchtra, nous combattons, comme le font en ce moment même les Polonais avec des moyens bien supérieurs aux nôtres, l’indépendance et l’extériorité de la réalité. Comme les Polonais en ce moment même, nous combattons contre ce fait qu’aujourd’hui pour tout individu pauvre la réalité se ramène à un donné objectif. Ce combat contre une pensée absolument dominante et universellement admise aujourd’hui – sauf à Copenhague – sera notre modeste contribution au combat des Polonais puisque cette pensée est non seulement celle de leurs maîtres staliniens depuis trente ans mais aussi celle de prétendus alliés de ces Polonais.

Indépendamment du fait de savoir si ceux qui prétendent que la théorie révolutionnaire moderne peut exprimer la révolte des Polonais mentent, on a pu remarquer dernièrement que beaucoup plus prosaïquement des partisans de cette théorie révolutionnaire moderne ont menti à Paris. Donc la question n’est pas tant que cette théorie risque de mentir à Varsovie mais beaucoup plus prosaïquement qu’elle a déjà menti à Paris, à notre porte donc. C’est donc là qu’il faut balayer. Et combattre ici le rôle contre-révolutionnaire de la pensée révolutionnaire " moderne " sera précisément notre façon de secourir les Polonais. Il est important pour les Polonais que la pensée de leurs maîtres, pensée qui domina jusque dans la pensée de Marx et dans celle de l’I.S., soit désormais combattue à Paris car les Polonais combattent en Pologne le monde qui a produit cette pensée. Il est important que les Polonais sachent que la pensée de leurs maîtres est attaquée dans la théorie à Paris tandis qu’eux attaquent directement ces maîtres dans le monde en Pologne. Alors que nulle part dans le monde on ne peut ignorer que les Polonais attaquent leurs maîtres, personne ne sait ou presque que la pensée de ces maîtres est attaquée dans la théorie à Paris et certains de ceux qui le savent font tout pour que cela ne se sache pas. Faudra-t-il donc que les Polonais déjà fort occupés nous délivrent de cette racaille ou bien le ferons-nous nous-mêmes?

2. L’objet comme infirmité.

En 1841 Feuerbach écrivait : " La conscience de l’objet est la conscience de soi de l’homme. " Il ne croyait pas si bien dire! En effet, en 1841 c’est à cela qu’est réduite la conscience de soi de l’homme, à cette infirmité. Alors que la conscience de soi de l’homme libre devrait ne pas se distinguer de la conscience de la communication mondiale, elle se réduit en 1841 à la conscience de l’objet! On comprend mieux, a contrario, ce que voulait Hegel : il voulait que la conscience de soi de l’homme ne se distingue pas de la conscience de la communication mondiale, ce qui lui est évidemment reproché par Lukacs. Il ne tiendrait pas compte de l’objet! Et la constatation de Feuerbach est présentée comme un progrès sur la pensée de Hegel. Et c’en est un puisque c’est aussi la constatation véridique de l’état dans lequel se trouve la conscience de soi en 1841. Mais c’est aussi un mensonge dans la mesure où Feuerbach présente cette infirmité comme la nature même de l’homme. Hegel pêche par optimisme. Il ne veut pas voir la misère dans laquelle est plongée la conscience de soi ou plutôt il pense que cette misère peut trouver une solution purement philosophique, seulement pensée et non pratique. La question de former enfin une idée de la réalité n’est pas un problème de pensée mais un problème de communication.

Tout au contraire de ce qu’affirme le stalinien Lukacs, l’" objectivité " ne constitue pas " un mode naturel (appréciez le naturel) de domination humaine du monde " mais bien une infirmité historiquement produite par l’aliénation de la communication. La connerie matérialiste est seulement une modalité de cette infirmité. Avec Hegel et contre le stalinien Lukacs, nous affirmons que l’objectivité doit disparaître. L’art témoigne de cette infirmité en tentant de la dépasser avec les moyens dont il dispose. L’art témoigne que la finitude de l’objet est une pure apparence qui résulte seulement de la finitude de l’individu pauvre. Sous l’apparence finie il montre le mouvement de l’esprit, le mouvement de la communication, le mana dont est précisément exclu l’individu pauvre. Hegel poursuit donc le but de l’art avec d’autres moyens. Cela explique d’ailleurs la supériorité incontestée de son esthétique. L’objet et l’objectivité sont seulement la forme que prennent, pour l’observateur pauvre, le riche mouvement de la pensée dans le monde. Il y a nécessairement quelque chose de réel dans l’objet, précisément ce qui donne l’objet, cette aumône d’un monde riche aux pauvres qui l’habitent.

La conscience de l’objet est nécessairement conscience d’un état de la communication, la conscience de l’objet est la forme que prend cette conscience d’un état de la communication dans l’aliénation de la communication, pour l’homme pauvre et isolé. La réduction du riche mouvement de la communication, du riche mouvement de la pensée dans le monde à un simple objet pour la conscience de l’homme pauvre est la simple corrélation de la réduction de sa vie à une vie de pauvre, privée de communication et isolée de la communication mondiale.

Donc, selon nous et contre Hegel, l’objectivation ne signifie pas que le monde serait la réalisation – improprement nommée objectivation – d’une pensée particulière. Au contraire, l’objectivation est la réduction, par la pensée séparée et bornée de l’homme pauvre, de l’homme séparé du riche mouvement de la pensée dans le monde, la réduction de ce riche mouvement à un " simple " objet. Encore n’est-ce pas n’importe quelle conscience pauvre, celle du public le plus général, qui saisit la réalité comme un objet mais seulement la conscience de personnes disposant de temps pour la réflexion, la conscience des professeurs. Le pauvre ordinaire, le pauvre qui n’est pas professeur a généralement d’autres soucis et de plus connaît aussi bien que n’importe quel Trobriandais, comme il le prouve désormais à chaque panne d’électricité, le mana qui réside dans les objets. C’est donc tout à fait improprement que les professeurs identifient habituellement les termes " objectivation " et " réalisation ". Tout au contraire l’objectivation du riche mouvement de la pensée dans le monde par la conscience pauvre du professeur est la déréalisation de ce mouvement. Cela n’a rien d’étonnant, au contraire il est normal que l’individu pauvre radicalement séparé du riche mouvement de la pensée dans le monde ne puisse rien comprendre à ce mouvement et qu’il ne puisse saisir ce mouvement que comme quelque chose de séparé, posé devant lui et incompréhensible. D’autant plus pour cette catégorie de la population à laquelle appartiennent les professeurs, catégorie dont la majeure partie des efforts tend à vouloir se dissimuler à tout prix qu’elle est pauvre.

Le prétendu " objet de connaissance " est déjà connaissance. Aussi, ce qui est à connaître dans cet objet n’est pas une prétendue nature, une prétendue matière réputées, par la pensée réaliste dominante, " réelles " et seules réelles, mais bien la connaissance elle-même, c’est-à-dire l’acte de destruction irrémédiable de ce qui existe. Et ce qu’ignore l’observateur pauvre n’est pas la prétendue nature ou la prétendue matière, le prétendu réel de la pensée réaliste dominante, mais la connaissance elle-même, mais le mouvement de destruction irrémédiable de ce qui existe. Ce n’est pas de la prétendue nature ou de la prétendue matière dont l’observateur pauvre est séparé, mais de la connaissance même, mais de sa propre espèce pratique. Ce n’est pas la prétendue nature ou la prétendue matière qu’il s’agirait de dominer mais simplement la connaissance. Ce n’est pas la prétendue nature ou la prétendue matière qui domine l’homme mais la connaissance, mais sa propre essence.

Aussi est-ce insuffisant d’observer avec Marx et Boas que l’œil qui voit est l’œil de la tradition : ce que voit cet œil est la tradition elle-même, chose bien connue des sauvages qui auraient le tort, selon Lévi Strauss de ne pas faire de différence entre le moment de l’observation et le moment de la conception. Aussi la critique de Feuerbach par Marx est-elle encore insuffisante, ce qui n’est pas étonnant vu la conception restrictive de Marx quant à la connaissance. Ce n’est pas seulement le cerisier ou le pêcher parce qu’ils sont importés ou tel objet parce qu’il est manufacturé mais tout objet, fut-il la plus lointaine galaxie peu susceptible d’importation, qui est déjà connaissance, déjà état du monde en tant que connaissance. En fait, l’observation d’une galaxie est la description des performances d’un méga instrument : l’instrument monde, dans son œuvre de destruction irrémédiable de l’immédiateté de ce qui existe. C’est une naïveté mais aussi une calomnie du monde que de prétendre vouloir atteindre la pureté originelle d’une matière qui constituerait la réalité ultime. Cette pureté originelle de ce qui existe est irrémédiablement détruite, car la connaissance comme monde n’est pas, comme la morale de Kant, sans main, mais lourdement pratique comme le voulaient Marx et Hegel, même s’il faut affirmer cela contre Marx mais aussi contre les solipsistes enragés pour qui l’esprit et la connaissance sont toujours, quoiqu’ils en disent, leur petit esprit et leur petite connaissance de savants salariés, coincés, avec leur petite auto, dans les embouteillages. Or la connaissance, le jugement de tout ça, c’est l’embouteillage lui-même.

Nous rappelons la fameuse thèse de Marx critiquant Feuerbach : Feuerbach ne saisit le sensible que sous la forme d’objet, non d’activité. Voilà une excellente critique qui s’applique aussi excellemment à Marx. Marx et les matérialistes ne saisissent le sensible que sous la forme d’objet, non d’activité. Hegel montre que la finitude de l’objet est seulement une apparence et que l’être de l’objet est plutôt l’infini, c’est-à-dire au sens de Hegel une activité infinie, interne. Le concept de spectacle est déjà un progrès puisque l’objet y est directement saisi comme spectacle d’une activité ou représentation d’une activité : " Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. " Évidemment, ce " directement vécu " n’a jamais existé dans aucun âge d’or antérieur, c’est seulement une figure de style, une illusion du ressouvenir et de la récollection. En effet, ce qui semble avoir été directement vécu, à savoir la communication, ne paraît tel que parce qu’il était aussi moins grand, moins universel, plus intime donc, bucolique et idyllique pour parler comme Hegel parle des héros homériques qui construisaient eux-mêmes leur lit, leurs armes etc.

Les " objets ", les marchandises s’opposent à la marchandise, au processus total de l’aliénation de la communication. C’est cet aspect total de la marchandise qui dépasse et englobe chaque marchandise particulière aussi bien que tout " objet " particulier, que Debord désigne par le terme de spectacle. Avec ce concept de spectacle, ce côté total de la marchandise ne peut plus être ignoré car il est impossible de considérer une marchandise particulière comme un spectacle sinon comme élément d’un décor où se joue une pièce d’envergure mondiale. Ce n’est plus une marchandise particulière qui peut être spectacle mais seulement la totalité de leur accumulation et de leurs relations. Et ce qui est réel dans une marchandise particulière est seulement ce qui tient à son rôle dans un décor total, seulement ce qui a trait au spectacle de la communication totale. C’est en ce sens que la marchandise est l’œuvre d’art moderne : elle dénonce elle-même sa finitude comme pure apparence et révèle que son être est plutôt l’infini, un mouvement infini.

La question n’est donc pas que l’objet soit extérieur ou non à l’individu, à la subjectivité puisque précisément, tout dans ce monde est extérieur à l’individu, pure subjectivité vide, mais que l’objet est une infime manifestation – à la mesure de l’infime individu réduit à cette pure subjectivité impuissante et malheureuse – de ce tout extérieur à l’individu et qui est la réalité, la substance, le sujet véritable de cette extériorité. Tout comme l’objet – cette prétendue réalité pour le matérialiste, pour le lénin’philosophe – la réalité est absolument extérieure à l’individu et de plus ne se manifeste pas sinon comme objet – dans la théorie – et comme spectacle hors de la théorie, heureusement. En tant que spectacle de la communication totale, le spectacle dément heureusement les prétentions à la finitude de l’objet de la théorie matérialiste et léniniste.

Le spectacle, le monde achevé comme spectacle, dément la pensée pauvre du professeur qui ne peut saisir la communication que comme objet. En ce sens le spectacle est bien déjà la réalisation de l’art. Il fait à grande échelle et pour tous ce que l’art faisait à petite échelle et pour quelques-uns. C’est pourquoi les tardives mesures prises par l’ennemi en ce qui concerne la " démocratisation " de l’art (musique et théâtre dans les couloirs du métro!) sont absolument dérisoires en regard du spectacle mondial et le laisseront aussi démuni devant les révoltes qui se préparent que l’y laissèrent ses cultureux et sociologues devant les révoltes de 1968.

N’en déplaise à Lukacs, oui il faut en finir avec la logique matérialiste, improprement nommée logique de la conscience ordinaire par Hegel, et fondée sur la séparation entre le contenu de la connaissance et la forme de la connaissance, contenu qui est abusivement tenu par les matérialistes pour être l’objet et forme aussi abusivement tenue par les mêmes pour la conscience de l’individu. Avec Hegel, nous soutenons que la connaissance est le monde lui-même, c’est-à-dire le mouvement de la pensée dans ce qui existe et que la prétendue forme de la connaissance, la pensée ou la conscience de l’individu, n’est en général que la forme de l’ignorance et de la misère. Avec Hegel nous soutenons que le monde est connaissance puisqu’il est mouvement de la pensée dans ce qui existe. Donc, c’est bien à la pensée que renvoie nécessairement toute pensée mais non pas à la pensée particulière mais au mouvement de la pensée dans le monde et il n’y a rien dans notre expérience qui ne soit posé et déterminé par le mouvement de la pensée dans le monde. Hegel a donc raison de postuler que loin d’être indifférente à tout contenu la logique a pour objet véritable le mouvement de la pensée dans le monde, autrement dit que la logique comme pensée a pour objet véritable la logique du mouvement de la pensée dans le monde. C’est parce que le monde est mouvement de la pensée dans ce qui existe que le monde est logique, qu’il soit ou non pensé et le malheur de la pensée est justement que ce mouvement de la pensée ne soit encore pour elle qu’un objet.

Mais nous nous opposons à Hegel sur ce point : la logique comme mouvement de la pensée dans le monde, comme activité du monde, n’est pas l’" objectivation ", l’extériorisation, l’aliénation de la logique comme pensée. C’est au contraire la pensée séparée qui, incapable de saisir le mouvement de la pensée dans le monde, effectue l’ " objectivation " de ce mouvement dans la mesure où sa cécité forcée réduit cette richesse à la dimension d’un objet, dans la mesure où elle voit un objet là où il y a, en réalité, le riche mouvement de la pensée dans le monde. Là où il y a un monde de la communication, la pensée séparée de ce monde ne voit qu’un objet.

N’en déplaise à Lukacs, étant donné que la connaissance, en tant que mouvement de la pensée dans le monde, est le réel lui-même, que la connaissance est un monde et non une pensée particulière, la connaissance est aussi, comme le voulait Hegel, l’essence du réel, c’est-à-dire le mouvement qui supprime les déterminations les portant ainsi à l’existence. Et la pensée et les déterminations de la pensée, loin d’être étrangères à l’objet, constituent plutôt, par ce biais, son essence comme le voulait Hegel.

Avec Hegel, nous attaquons le réalisme de l’objet qui veut que le concept reçoive de la perception sensible, de la conscience de l’homme pauvre, son contenu et sa réalité. Or précisément cette perception sensible de l’homme pauvre ne décèle qu’un objet là où a lieu le mouvement de la pensée dans le monde, là où a lieu la communication mondiale. Le concept reçoit son contenu et sa réalité de la communication et la communication est le mouvement de la pensée dans le monde. Le concept, ce qui conçoit faut-il le dire, n’est pas une pensée particulière mais bien le mouvement de la pensée dans le monde, mais bien la communication elle-même. En effet, c’est la communication mondiale qui conçoit, qui produit, qui fabrique, qui détermine tout ce qui existe y compris la pauvreté et l’ignorance propre à la pauvreté. Donc, en dernière analyse l’objet qui est la forme que prend la réalité du mouvement de la pensée dans le monde pour la conscience pauvre, l’objet, donc, reçoit bien ses déterminations du mouvement même de la pensée dans le monde car c’est bien le monde qui produit l’homme pauvre et la pensée pauvre et non l’inverse. C’est donc bien de la pensée et de ses déterminations que l’objet reçoit son essence. L’objet est ce petit enclos que le monde attribue à la chèvre pauvre de M. Seguin. Au-delà s’étend le vaste monde.

3. Notre position en ce qui concerne Hegel.

Pour Hegel, le seul véritable commencement est le but. Il en résulte, c’est là une position constante chez Hegel, que le résultat est contenu dans le commencement parce que, en tant que but, le commencement contient le résultat comme idée. Marx et Lukacs partagent ce point de vue ainsi qu’on peut en juger dans Le jeune Hegel de Lukacs, mais ils n’ont pas su faire grand-chose de cet accord. Cependant Hegel s’égare quand il conçoit le monde comme but, téléologie. Lukacs a donc parfaitement raison de lui reprocher de retomber dans l’ancienne téléologie théologique. Pourtant, dans le même ouvrage, Lukacs montre que Hegel a violemment combattu cette téléologie théologique. Pour Lukacs, justement, le grand mérite philosophique de Hegel consiste dans le fait qu’il a fait descendre le principe du but, du ciel où il avait été projeté par la théologie, dans la réalité terrestre de la véritable action humaine. C’est en cela que nous apprécions Hegel. Sa conception de la téléologie reste grande et novatrice aussi longtemps qu’elle reste terrestre. Et toujours efficace et redoutable contre la racaille situ-marxo-stalinienne. Pour cette racaille, Hegel est toujours le diable, l’Antéchrist.

Hegel a le tort de faire du monde un but et donc de concevoir le commencement du monde comme idée du monde. Pour Hegel, le mouvement de l’idée dans le monde est immédiatement idée au point que l’on se demande nécessairement quand on lit Hegel à quoi bon toute cette histoire entre le commencement du monde et sa fin puisque le résultat (le monde qui prend une forme d’idée) est aussi le commencement (l’idée du monde). Si dans le but, dans le travail tel que nous le définissons après Hegel et Marx dans notre Introduction à la science de la publicité, le résultat est aussi le commencement dans la mesure où le commencement contient le résultat comme idée, le résultat proprement dit n’est justement pas idée, mais réalisation d’une idée. C’est précisément ce qui distingue le résultat du commencement et qui fait du commencement un vrai commencement, du résultat un vrai résultat et du travail, du but qui se réalise, un vrai travail, une vraie réalisation. Or, dans la conception du mouvement de l’idée de Hegel, le commencement et le résultat sont tous deux idée ce qui entraîne que la réalisation est seulement idée de réalisation, réalisation illusoire.

On comprend aisément l’erreur de Hegel. Tandis que le résultat du travail, comme accomplissement du but, n’est pas lui-même idée, le monde accompli doit être idée du monde, monde théoricien ou n’être pas accompli. Évidemment cette idée du monde, ce monde théoricien est une organisation pratique du monde, donc se distingue de l’idée telle qu’elle existe dans l’individu. Il n’en demeure pas moins que le résultat dans ce cas doit être idée du monde, le devenir idée du monde plutôt que le devenir monde de l’idée comme le voulait Hegel. On a donc une double différence entre le résultat du but ou du travail et le résultat de l’histoire, le résultat du monde. 1o Le but, en tant que commencement contient le résultat comme idée tandis que le résultat proprement dit n’est pas une idée mais la réalisation d’une idée. 2o Le monde qui commence ne contient pas l’idée du monde bien qu’il contienne le mouvement de l’idée et que ce soit pour cela qu’il commence, qu’il est monde, mouvement de l’idée dans ce qui existe. Mais le monde comme résultat, le monde accompli comme monde doit être idée, doit être idée du monde. C’est parce que le but est idée du résultat que le résultat n’est pas idée. C’est parce que le commencement du monde n’est pas idée du monde que le résultat du monde doit l’être.

La critique que Marx adresse, à juste titre, à Hegel est que l’idée du monde n’existe pas à l’origine du monde, que le monde n’est pas d’abord une idée du monde (particulièrement dans sa célèbre critique de la conception hégélienne de l’État). Mais emporté par son élan, Marx nie du même coup le mouvement de l’idée dans le monde, le mouvement du but dans le monde. La critique de Hegel par Marx n’est donc pas nulle mais mauvaise. C’est elle qui permettra à Lénine et Staline de s’y référer sans cesse pour anéantir de la manière sanglante que l’on sait ce mouvement de l’idée dans le monde tout en se conduisant, avec succès, comme si l’idée du monde existait, comme si le monde pouvait être d’abord une idée avant que d’être monde. Hegel mérite une meilleure critique que celle-là. Une véritable critique de Hegel doit être une réhabilitation de Hegel comme une véritable critique de Marx doit être aussi une réhabilitation de Marx. Dans la bouche des marxistes, la mauvaise critique de Hegel par Marx, réputée achevée et resservie telle quelle, devient une véritable calomnie de Hegel et donc de Marx par la même occasion au même titre que la prétendue critique de Marx par les putes intellectuelles, récemment. En ce sens, donc, nous continuons d’affirmer que Hegel n’a jamais été critiqué comme il le mérite, que jamais il n’a été rendu à Hegel ce qui revient à Hegel malgré tous les efforts de Marx et de Lukacs en ce sens. Chaque louange pour l’historicité de la conception de Hegel est en fait une calomnie d’autant plus calomnieuse qu’elle est dissimulée sous la forme de la louange. Et non seulement une calomnie de Hegel mais de la société et de son mouvement révolutionnaire.

Notre position exacte face à Hegel est la suivante : si nous admettons avec lui que le véritable commencement est nécessairement le but, si nous admettons encore avec lui que le monde est le mouvement de l’idée dans ce qui existe, le mouvement du but dans ce qui existe – et cela contre les matérialistes – nous nous opposons à Hegel en soutenant que le commencement du monde – l’apparition du but dans ce qui existe – n’est pas idée du monde et que le mouvement de l’idée dans le monde n’est pas le mouvement de l’idée d’un monde. Le monde existe dès qu’apparaît le but dans ce qui existe, mais ce but n’est pas monde et le monde n’est pas but. C’est une tâche à réaliser et non pas comme le voulait Hegel dans sa conception, l’alpha et l’oméga, le commencement et le résultat.

Le monde contient bien l’idée et son mouvement, comme le commencement hégélien donc, comme le but, mais le monde ne contient pas pour autant l’idée du monde, l’idée de ce mouvement. L’idée et son mouvement contenus par le monde ne sont pas pour autant idée du monde et mouvement de l’idée du monde.

Contre Lukacs, nous approuvons Hegel quand il soutient que la réalité est le mouvement de la pensée dans le monde et que c’est pour cette raison que la réalité peut aspirer à former une idée de la réalité. Mais, avec Lukacs, nous nous opposons à Hegel quand il fait de ce mouvement de la pensée une pensée. C’est précisément là la contradiction et le contenu de l’histoire du monde : le mouvement de la pensée dans le monde n’est pas lui-même une pensée, le mouvement de l’idée dans le monde n’est pas lui-même une idée. Ce n’est donc pas, comme le pensaient Hegel et Staline, l’idée qui doit devenir monde, mais, comme le voulait également Hegel, le monde (c’est-à-dire le mouvement de l’idée dans ce qui existe) qui doit devenir idée. Et c’est seulement parce que le monde est mouvement de l’idée dans le monde, parce que le monde est, de toute façon, rationnel, que le monde peut aspirer à devenir lui-même idée, peut aspirer à devenir un monde théoricien, un monde conscient de lui-même.

Hegel est impuissant à maintenir l’esprit hors de la conscience, tel qu’il est dans le monde précisément. Lukacs a donc raison de lui reprocher de concevoir l’esprit comme conscient, d’attribuer au processus historique une forme consciente. Lukacs a raison de souligner que lorsque Hegel fait du mouvement de la conscience dans le monde une conscience, un but, il retombe dans l’ancienne théologique. Mais pour Lukacs, Hegel a tort indifféremment de concevoir le processus historique comme esprit et comme conscience. Pour Lukacs, esprit et conscience sont nécessairement synonymes car le stalinien Lukacs ne connaît comme esprit que l’esprit de Staline. Or Hegel n’a pas tort de concevoir le processus historique comme esprit, comme processus spirituel mais seulement de le concevoir comme conscience. Hegel a raison contre le stalinien Lukacs, le processus historique est bien spirituel. Mais le fait que l’esprit, la communication, soient spirituels, aient trait au mouvement de la pensée dans le monde, en quoi ce fait implique-t-il que cet esprit, cette spiritualité du monde, ce mouvement de la pensée dans le monde soient conscients, conscience, pensée? En rien justement. Le mouvement de la pensée dans le monde n’est pas lui-même une pensée, ni le mouvement d’une pensée. Et jusqu’à aujourd’hui, personne n’a pu penser ce mouvement. Hegel a été contraint de penser ce mouvement de la pensée comme une conscience et son histoire comme histoire de la conscience (Phénoménologie). Pour Hegel, le mouvement de la pensée qu’il personnifie sous le nom de l’Idée est le démiurge de la réalité. Il a parfaitement raison de concevoir le mouvement de la pensée comme le démiurge de la réalité mais il a parfaitement tort de personnifier ce mouvement. Mais qui peut le lui reprocher aujourd’hui? Qui a fait mieux? Nous connaissons les salauds qui ont fait pire et pas seulement dans la philosophie, mais dans le monde.

Si l’on doit cependant concevoir un support conscient à l’esprit, c’est seulement parce que tout en demeurant extérieur à toute conscience l’esprit agit nécessairement par la médiation de chaque conscience.

Cependant, si Hegel a le tort de concevoir l’esprit comme une conscience il postule aussi contradictoirement l’indépendance de l’esprit par rapport à la conscience. Parfois chez Hegel l’esprit est une simple conscience, parfois il est ce qui s’oppose à la conscience. Or cela ne plaît pas non plus à Lukacs.

Le stalinien Lukacs est encore plus choqué par le fait que Hegel ose prétendre qu’il y ait une réalité spirituelle hors de la conscience que par le fait que Hegel ose réduire le processus historique à un processus conscient.

Pour Lukacs, l’indépendance de l’esprit par rapport à la conscience, l’existence d’une réalité spirituelle indépendante de la conscience constitue l’illusion fondamentale de l’idéalisme objectif de Hegel et non pas la misère fondamentale et très réelle de la conscience dans le monde de l’aliénation. Le monde démontre aujourd’hui, par le spectacle de la communication totale, cette indépendance de l’esprit par rapport à la conscience, cette existence d’une réalité spirituelle indépendante de la conscience car, tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. Au grand scandale de Lukacs, Hegel postule l’objectivité de l’esprit et le monde moderne lui donne raison. Et cette objectivité n’est pas celle d’une " nature ", celle d’une " matière " mais bien celle d’une réalité spirituelle, mais bien celle du mouvement de l’idée dans le monde.

4. La division du travail est le mouvement de la pensée dans le monde.

Marx définit lui-même le travail comme but : " Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, une abeille, par la construction de sa cellule de cire, humilierait bien des architectes. Mais ce qui distingue a priori le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. A la fin du processus du travail émerge un résultat qui était déjà présent au début dans la représentation du travailleur, donc déjà présent en idée. (Nous ferons remarquer que c’est lui qui le dit, et pas nous!) Non qu’il œuvre seulement à une transformation de la forme de l’objet naturel; il réalise en même temps dans l’objet naturel sa fin, fin qu’il sait et qui détermine, en tant que loi, le mode et la manière de son faire; fin à laquelle il doit soumettre sa volonté. " (Le Capital.)

On trouve dans les carnets de notes de Marx une analyse de l’échange qui met en évidence le mouvement de l’idée dans le monde, dans le monde et non plus seulement dans le travail, dans le but. " Quand je produis plus que je ne puis moi-même utiliser directement de l’objet produit, ma surproduction est calculée en fonction de ton besoin, elle est raffinée. Je ne produis qu’en apparence un surplus de cet objet. Je produis en vérité un autre objet, l’objet de ta production, que je pense échanger contre ce surplus, échange que j’ai déjà accompli en pensée. " (MEGA I, t. III, p. 544). Et selon une autre traduction : " Lorsque je produis plus d’objets que je ne pourrais employer à mon usage immédiat, je produis sciemment cet excédent en vue de ton besoin. Les objets en surplus que j’ai produits ne sont qu’une apparence. Ce que j’ai produit en vérité, c’est un autre objet, l’objet de ta production que je voudrais échanger contre ce surplus, et j’ai produit ce surplus parce que j’avais déjà accompli cet échange dans mon esprit. Le rapport social où je me trouve avec toi, le travail que j’ai fait pour satisfaire ton besoin, n’est qu’une apparence et notre complémentarité mutuelle n’est elle aussi qu’une apparence derrière laquelle se cache le fait fondamental du pillage réciproque. " (Nous soulignons.)

Ce texte met clairement en évidence le mouvement de la pensée non plus seulement dans le travail mais dans les travaux sans même qu’il soit besoin d’écarter les présupposés utilitaristes de Marx (l’échange est censé n’apparaître qu’avec un surplus alors que l’ethnographie nous montre que seul est produit dans les sociétés archaïques ce qui est échangé; si j’échange avec toi c’est seulement dans un bête dessein égoïste pour satisfaire mon trivial besoin; le rapport social que j’ai avec toi est donc seulement pillage et tromperie réciproque et notre complémentarité mutuelle est une simple apparence etc.). Au contraire, quand bien même ces présupposés utilitaristes seraient justifiés, ce texte n’en montre pas moins que même dans ce cas pour " satisfaire ses besoins " l’homme n’en est pas moins tributaire du mouvement de la pensée dans le monde. Nous avons déjà noté avec Marx et Hegel que le travail est la réalisation de la pensée et que c’est donc la pensée qui anime le travail. Mais ici la pensée n’anime plus seulement le travail mais plusieurs travaux dans la mesure où la pensée qui anime effectivement, et non pas seulement en apparence, un travail donné est la pensée d’un échange, un échange déjà effectué en pensée comme dit Marx lui-même.

Dans l’échange, les objets que je produis ne sont qu’une apparence. Ce que j’ai produit en vérité, c’est un autre objet, l’objet de ta production. Et si j’ai produit cet objet autre, c’est parce que j’avais déjà accompli un échange dans mon esprit. Donc, le véritable auteur de mon activité est la pensée de cet échange et mon activité est la condition de cet échange, la condition de sa réalisation. On pourrait objecter que c’est seulement la pensée d’un autre résultat qui agit dans mon travail et non la pensée de l’échange. Or il n’en est rien car l’idée d’un autre résultat ne peut agir dans mon travail que pour autant que je sache que l’idée de la réciprocité agit dans chacun des deux travaux. Donc, dans l’échange, l’idée qui se réalise dans un travail particulier est seulement en apparence l’idée de ce résultat particulier ou même l’idée d’un autre résultat mais en vérité l’idée d’un échange. Autrement dit, l’auteur du produit de chaque travail particulier n’est ni ce travail particulier, ni même l’autre travail, mais la pensée de l’échange, mais le mouvement de cette pensée dans les travaux, mais la totalité des deux travaux sous forme pensée. Si les différents travaux sont la condition de la réalisation de l’échange, l’idée de l’échange est la condition des différents travaux et, dans l’aliénation, cette idée doit préexister non seulement à tout échange mais à toute pensée d’échange déterminé comme on peut d’ailleurs le constater dans notre monde avec la valeur (cf. Une enquête sur la nature et les causes de la misère des gens, Champ Libre, 1976). L’ethnographie constate la même chose dans les sociétés fossiles vivantes. Ainsi la pensée de l’échange est l’élément dans lequel se meut tout travail particulier. Voilà un résultat parfaitement hégélien : la médiation est aussi la condition, ainsi la condition peut-elle être sa propre condition.

Dans l’échange, ce qui agit effectivement dans un travail donné, c’est donc, par la pensée de cet échange, aussi un autre travail et donc un autre but et donc un autre résultat en pensée, la pensée d’un autre résultat. Donc aussi bien le travail d’une autre pensée que la pensée d’un autre travail. Comme on voit, dans l’échange le travail est extrêmement habité, inspiré, vieille notion bien connue des primitifs. Dans l’échange, le travail a perdu toute immédiateté, il est totalement médiatisé et la pensée est l’élément de cette médiation comme elle était déjà celui de la médiation entre le commencement et le résultat. Donc, ce qui s’accomplit là où chaque travail semble s’accomplir, c’est un autre travail et chaque travail est lui-même une apparence. Donc, chacun des travaux, ici et là, n’a pas lui-même de vérité et de réalité puisque sa vérité et son effectivité reposent dans un autre travail qui lui-même n’a plus de vérité et de réalité pour les mêmes raisons. Dans l’échange en particulier et dans une société réelle, les différents travaux n’ont donc aucune sorte de réalité et de vérité et ne sont, à ce titre, que des apparences. Ce que ces travaux possèdent de vérité et d’effectivité, ils ne le possèdent que par leur médiation et dans leur médiation. Heil Hegel! Seul le passage ne passe pas. Heil Hegel encore! Ce qu’il y a de réel dans un travail considéré isolément, c’est la société, c’est l’activité de la société dans ce travail. Et bien entendu, il faut que ce soit dans une société comme la " nôtre " que pareille idée de considérer isolément un travail puisse voir le jour, dans une société justement qui a séparé complètement, non pas dans la pensée, mais dans le monde, chaque travail et la totalité des travaux.

La médiatisation des travaux par la pensée de l’échange (les travaux deviennent l’activité de cette pensée) est un mouvement de la pensée dans les travaux car cette pensée de l’échange n’existe pas comme pensée d’un super organisme qui engloberait les divers travaux comme ses diverses fonctions (c’est la prétention de l’État) mais comme pensée préexistant dans une dispersion de travaux, donc comme communication. C’est ce mouvement que nous nommons esprit en souvenir de Hegel et avec les restrictions que nous avons formulées précédemment. Dans l’échange, par la médiation de la pensée de l’échange, chaque travail n’est plus simplement réalisation de l’idée d’un résultat sinon en apparence, mais réalisation de l’idée d’un autre résultat et réalisation du résultat d’une autre idée : il est divisé. Dans l’échange, chaque idée d’un autre résultat est réalisée par un autre travail dans la mesure où elle-même habite la réalisation du résultat d’une autre idée. Dans l’échange la réalisation d’une idée est aussi réalisation d’une autre idée, chaque travail est lui-même et autre que lui-même, il est divisé et il est divisé selon le processus envisagé par Hegel et non selon le processus hiérarchique, étatique, patronal et syndical, le seul qui soit concevable par les crétins. Dans l’échange ce qui est véritablement l’auteur du produit de chaque travail n’est pas chaque travail particulier, ni même l’autre travail mais la totalité des travaux, de même que ce qui agit n’est pas l’idée d’un résultat particulier, ni même l’idée d’un autre résultat, ni le résultat d’une autre idée mais l’idée de l’échange qui est leur totalité. Chaque travail n’agit pas seulement, par la médiation de la pensée de l’échange, dans l’autre travail, mais, dans la mesure ou l’autre travail agit réciproquement en lui, réflexivement en lui-même par la médiation de son action dans l’autre travail. Le mouvement de la pensée dans les travaux constitue ceux-ci en totalité de travaux où non seulement l’autre travail mais la totalité des travaux agit en chacun d’eux. Autrement dit, cette totalité est une véritable totalité (elle est sujet, elle agit et elle seule agit vraiment) et non seulement totalité pour un autre, totalité pour un observateur, du fait que toutes ses parties sont présentes et agissent en chacune d’elles. De par la médiatisation des travaux, chaque travail dépend pour sa conservation, non de lui-même mais de la médiatisation, mais de la totalité des travaux. La médiatisation décide qui doit vivre et qui doit mourir. Le mouvement de la pensée dans les travaux est donc aussi le rapport de la totalité à elle-même dans chacune de ses parties, sa réflexion. Ainsi cette totalité peut être soi sans pour autant être une personne. Le rapport de la totalité à elle-même en chacune de ses parties n’est pas conscience mais jugement inexorable qui décide qui doit vivre et qui doit mourir.

Pour comprendre notre conception de la division du travail comme communication, il faut ne pas perdre de vue que par " travail " nous n’entendons pas l’activité passive à laquelle est réduit le travailleur aujourd’hui ou l’esclave sur un domaine, mais l’activité de l’animal en tant que cycle complet de dissipation d’énergie, de dégradation d’énergie nécessaire à la conservation de l’organisme : chasser, brouter, assimiler, éliminer, dormir etc. Aussi, par division du travail nous n’entendons pas cette division au sens syndical et patronal, c’est-à-dire la division des tâches des esclaves dans les entreprises ou même la répartition des tâches entre les entreprises ou les États mais la division du cycle complet d’assimilation et de dissipation. Est-il besoin de rappeler ce que disait déjà l’I.S. : les loisirs travaillent. Les prétendus loisirs sont partie intégrante du cycle total de la conservation de l’organisme et donc partie intégrante de la division interne infinie de ce cycle. Pour l’homme, par opposition à l’animal, ce cycle est divisé à l’infini puisque son accomplissement présuppose un monde divisé à l’infini.

Marx utilise également dans les Grundrisse un raisonnement qui consiste à considérer la société comme un seul individu pour remarquer que, de ce point de vue, tout est également utile et que rien ne peut être considéré comme un surproduit, que tout ce qui est produit est également détruit, et que, dans la société moderne, le fait que tout ne puisse pas être détruit est un drame bourgeois. En ce sens, la société bourgeoise est tout à fait potlatchique. Du même point de vue, si l’on considère l’ensemble de la société comme un seul organisme, on voit que ce cycle potlatchique est divisé à l’infini et que cette division est infinie, parce qu’interne.

Dans l’échange, la prétendue " production " au sens étroit de processus de travail aussi bien qu’au sens large de totalité des travaux et des produits des travaux est seulement une apparence qui ne produit rien du tout sinon de la confusion parmi ses victimes. Cette prétendue production est en fait un processus de communication. Chaque travail est seulement en apparence travail immédiat, production, mais en vérité activité du mouvement de la pensée dans la totalité des travaux et la totalité des travaux est seulement en apparence juxtaposition inerte de travaux et de " produits " mais en vérité médiatisation des travaux par le mouvement de la pensée. Même remarque pour la prétendue consommation. Seule la médiatisation des travaux, seul le mouvement de la pensée dans la totalité des travaux produisent et détruisent ce qui est produit et ce qui est détruit (à commencer par l’immédiateté du travail animal) et nulle " production ", et nulle " consommation ". La " production " et la " consommation " sont, non des vues de l’esprit, mais des vues de l’ignorance intéressée. Le prétendu système du travail et des besoins est en fait un système de la pensée. Heil Hegel!

Nous nous opposons évidemment aux présuppositions utilitaristes de Marx qui oblitèrent les conclusions possibles de son analyse. Pour nous la seule chose qui ne soit pas une apparence là-dedans est précisément notre " rapport social ", " notre complémentarité réciproque " qui sont, eux, la réalité, la chose même qui agit dans cette affaire pour le meilleur et pour le pire (c’est cette réciprocité qui décide qui doit vivre mais aussi qui doit mourir). Inversement, le " pillage réciproque " est une pure apparence dans la pensée utilitariste de Marx. D’ailleurs là où il existe, le pillage est si peu réciproque que l’histoire de l’aliénation montre que ce sont seulement quelques-uns qui pillent tous les autres et se gardent bien, sauf violente exception, de se piller les uns les autres. Ensuite, il faut discuter la nature et l’objet de ce pillage comme nous avons commencé à le faire ailleurs.

Selon les vues utilitaristes de Marx, le fait de la médiatisation des travaux dans l’échange est seulement destiné à satisfaire mon besoin égoïste comme je le satisferais si j’étais seul sur une île déserte. Au mieux, il représenterait un progrès permettant de mieux satisfaire ma goinfrerie égoïste. Selon nous, au contraire, le but véritable et l’opération véritable ne sont plus la satisfaction d’un besoin qui est seulement un but apparent, non essentiel, mais l’opération de communication elle-même, mais la médiatisation infinie du besoin et de sa suppression. Dans l’échange, l’immédiateté de la suppression du besoin est elle-même supprimée car elle n’est plus effectuée par le travail immédiat mais par la médiatisation des travaux, mais par la médiatisation de la suppression du besoin. Selon Marx, la médiatisation des travaux a pour but la suppression des besoins. Selon Marx, la médiatisation de la suppression des besoins a pour but la suppression des besoins! Nous soutenons, contre Marx et tous les utilitaristes, qu’au contraire la médiatisation des travaux a pour but la médiatisation des travaux. Dans la mesure où la médiatisation des travaux par le mouvement de la pensée dans les travaux n’est pas un individu, une personne, n’est pas elle-même but, elle ne peut être but qu’en chacun des travaux médiatisés. Nous soutenons donc qu’en chaque individu l’apparente indépendance de la suppression des besoins a pour but effectif la médiatisation infinie de cette suppression. Voilà pourquoi la marchandise est belle et pourquoi votre fille n’est pas muette. Ce qu’il y a de beau dans la marchandise, ce n’est même pas la médiatisation mais l’infini de la médiatisation. Avec la marchandise, cette soif de médiatisation infinie ne connaît plus de borne et elle n’épargne personne, pas même les plus pauvres qui ne peuvent faire le voyage de Bayreuth. Et la marchandise, avec un art consommé, sait allumer cette soif tout en veillant à ce qu’elle ne soit jamais satisfaite, tout comme la musique de Wagner en quelque sorte. Voilà pourquoi la musique tac-poum est belle : non parce qu’elle est musique, mais parce qu’elle est marchandise. Le tac-poum n’est pas plus beau ou plus révolutionnaire que n’importe quelle marchandise, c’est-à-dire pas moins n’en déplaise au vieux con geignard (Ah! que la musique était belle du temps de Wagner, ah! que la révolution était belle du temps de Durrutti) auteur de En évoquant Wagner aux Nouvelles Éditions Maspéro. Ce qu’il y a de beau dans le tac-poum, ce n’est pas la musique, c’est la marchandise. Voilà son infinie supériorité sur la musique de Wagner. Cette marchandise, comme la musique de Wagner, est l’œuvre d’un monde. Mais elle n’a même plus besoin, comme la musique de Wagner, de la médiation d’un individu pour exister puisque ceux qui la produisent sont seulement des histrions. Le tac-poum est immédiatement l’œuvre d’un monde. Les mêmes qui se trémoussent au son du tac-poum pillent New York à chaque panne d’électricité ou incendient les automobiles à Lyon ou ailleurs sans même qu’il soit besoin de panne d’électricité. F. Pagnon est encore plus incompétent que Marx et Engels en ce qui concerne l’art moderne car il ne sait même pas que l’œuvre d’art moderne est la marchandise elle-même. Au moins Marx se doutait de quelque chose. Mais on ne doute de rien à l’académie Champ Libre.

Selon Marx, la communication, toujours passée sous silence comme si les choses allaient d’elles-mêmes, est l’instrument de l’animal et celui-ci est sujet. Selon nous la communication est sujet et on ne peut même pas dire que l’animal est son instrument ou même, comme nous l’écrivions encore dans notre Rapport sur l’état des illusions, que le travail est la matière de la communication, car précisément la communication est suppression de l’animal, suppression du travail, celui-ci devient l’activité même de la communication pour le meilleur et pour le pire (pour les pauvres, c’est pour le pire). Dans la communication, l’opposition homme-animal est supprimée et donne lieu à une autre opposition, celle de l’homme et du non-homme, de l’homme et de l’homme nié, du riche et du pauvre mais pas de l’homme et de l’animal. L’animal cesse d’être un animal et devient un homme quand il poursuit non plus sa satiété mais la médiatisation infinie de cette satiété. Selon Marx, la médiatisation est le moyen et la satiété le but. Selon nous la satiété est le moyen et la médiatisation infinie le but. La médiatisation infinie de la satiété par la communication est fondation de l’univers ainsi que le suggèrent les physiciens de l’école de Copenhague.

Pour Marx aussi bien que, 100 ans après sa mort, pour les crétins stalino-situationnistes de Champ Libre (cf. En évoquant Wagner, p. 73) " la reproduction des moyens de survie immédiate " est le " fondement de la société ". (Quelle survie immédiate? Pagnon va-t-il lui-même à Cuba, dans la pirogue qu’il a lui-même taillée dans l’arbre qu’il a lui-même abattu, couper et presser la canne à sucre qu’il a lui-même plantée, raffine-t-il lui-même son sucre, puis revient-il dans sa petite pirogue sucrer son café – nous supposons que la survie " immédiate " de Pagnon ne va pas jusqu’à se priver de café – café qu’il a lui-même torréfié, qu’il est allé lui-même cueillir et sécher au Brésil, dans le champ qu’il avait lui-même planté. Pagnon boit-il son café dans de la porcelaine de Saxe ou de Limoges? Ou bien lappe-t-il, à quatre pattes, dans l’écuelle que lui tend son maître? Et quand bien même tout cela serait, d’où Pagnon tire-t-il ce savoir et ce savoir-faire encyclopédiques? Comme Hegel le signale dans le passage de l’Esthétique où il compare la table du vigneron et celle du petit bourgeois, il y a un monde entre notre tasse de café et nous. C’est pourquoi nous buvons du café et fumons des cigares. Les austères savants de Palo Alto viennent de découvrir, après quarante ans de recherche, qu’allumer la cigarette de sa voisine, c’est communiquer. Il ne fait aucun doute qu’après quarante autres années de recherche ils découvriront aussi qu’allumer sa propre cigarette, c’est encore communiquer.) Selon nous, la médiatisation de ces moyens est le fondement de la société, plutôt, la société n’est autre que cette médiatisation infinie elle-même. On sait, depuis Malinowski, ce qu’il faut penser du but effectif des voyages en pirogue de haute mer.

Comme le veut Hegel, le travail animal devient humain parce qu’il est médiatisé et qu’il est médiatisé par rien moins qu’un monde, c’est à dire une totalité de travaux identiquement médiatisés. Chez l’homme la bête est niée, son immédiateté est supprimée dans une activité plus haute qui est la communication, l’autodivision infinie d’un monde. Chez l’homme la satisfaction du moindre de ses " besoins " présuppose un monde et l’indépendance de ce besoin particulier est seulement une apparence. Chez l’homme, le but véritable n’est pas la satisfaction du moindre de ses besoins, mais, dans le moindre de ses besoins, le monde qui médiatise ce besoin, mais la communication totale et mondiale qui médiatise ce besoin, son existence comme sa satisfaction. Ce n’est pas seulement la " production " qui est raffinée mais le besoin lui-même qui cesse donc à l’instant de seulement pouvoir prétendre être égoïste. En lui agit un monde. Il est le produit d’un monde. Il est besoin d’un monde. Comme le note déjà Marx, dans l’aliénation l’homme doit payer pour habiter une bauge. Aussi frustre que soit en apparence un besoin humain, ce besoin n’en suppose pas moins la médiation d’un monde. Non seulement le sanglier humain doit payer sa bauge mais il est bien évident que c’est un monde qui le précipite dans une bauge plutôt que dans un palais. L’immonde réalisme matérialiste prétend que l’homme ne se fait homme qu’en interposant entre désir et satisfaction l’écran, la médiation du travail. Mais quel est l’animal qui ne le fait pas? Pour nous au contraire, l’homme ne se fait homme qu’en interposant entre désir et satisfaction la médiation de la division du travail, qu’en interposant dans le travail lui-même donc, dans le désir aussi bien que dans la satisfaction, la médiation d’un monde. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Ce fait n’a pas échappé à Marx qui en parle régulièrement mais concurremment avec le point de vue réaliste matérialiste. Surtout, il n’a rien su en faire.

Qui maîtrise ce mouvement de la pensée dans les travaux maîtrise le monde. Aussi, le but effectif de chaque homme apparemment engagé dans un travail déterminé n’est-il pas ce travail ou même le résultat d’un autre travail censé satisfaire ses besoins mais bien ce qui est réel, vrai et effectif dans tous les travaux : leur médiation. Comme le note Marx lui-même " Avec l’argent, le zèle au travail ne connaît plus de borne. " Évidemment pas par amour du travail mais par amour de l’argent. La richesse, le mana, ce que poursuit peu ou prou tout homme, est ce mouvement d’auto-médiation du monde, mouvement d’auto-approfondissement, d’auto-création. La racaille syndicaliste et socialeuse veut nous charmer avec l’exaltant mot d’ordre d’autogestion, comme si la richesse avait jamais consisté à gérer quoi que ce soit. L’histoire montre au contraire que la bourgeoisie n’a eu d’autre soucis, poussée et contrainte par la marchandise, que de révolutionner le monde en permanence et qu’encore aujourd’hui la seule question qui se pose est : qui, d’elle ou des pauvres, va révolutionner ce monde. Seuls les larbins cadrifiés des maîtres du monde gèrent ce qui est à gérer. Et précisément pour cela, ce sont des pauvres.

Nous inférons, après Hegel, qu’il n’y a rien dans notre expérience qui ne soit posé et déterminé par le mouvement de la pensée dans les travaux du monde, par la communication. Ce qui n’empêche pas, dans le monde de l’aliénation, que ce mouvement de la pensée dans le monde demeure extérieur et rebelle à toute pensée. Aujourd’hui encore, on ne sait rien de ce mouvement de la pensée dans le monde. On se contente de le subir ou de tenter de le détourner à son profit ce qui est à l’origine de différents rackets sociaux. D’ailleurs il est inexact de dire que personne ne connaît le mouvement de la pensée dans le monde. Au contraire tout le monde peut aisément le constater et doit même en tenir compte pour la simple conduite de sa vie. La vérité est que personne ne peut rien en dire et surtout pas, évidemment, ceux qui sont payés pour parler, ou bien s’ils en parlent c’est seulement pour tenter d’obscurcir la menace de sa clarté. La tâche de la pensée est de concevoir le mouvement de la pensée dans le monde sachant que seul ce mouvement est qualifié pour se concevoir puisque c’est lui qui conçoit tout. Cependant c’est bien la moindre des choses pour la pensée que de rechercher le mouvement de la pensée dans le monde. D’ailleurs, c’est seulement si le monde est bien mouvement de la pensée dans ce qui existe que l’effort de la pensée déterminée peut avoir un sens. C’est seulement si le monde, de par sa parenté avec la pensée déterminée recherche la forme pensée que celle-ci peut rechercher le mouvement de la pensée dans le monde.

Une tentative intéressante pour mettre en évidence, contre les prétentions matérialistes, le but et le mouvement du but dans le monde est Critique de la raison dialectique de J.-P. Sartre. On peut se demander comment un si constant imbécile (cf. I.S. n° 7, 8, 9, 10, 11, 12) valet et défenseur public des bureaucrates et des polices de Russie, Pologne, Cuba, Algérie, Chine et de quelques autres États (on vit même le malheureux s’aboucher, sur la fin de ses jours, avec des petits cons maoïstes) a pu écrire un tel livre, comment un homme qui a constamment tout accordé aux staliniens sur l’essentiel a pu refuser quelque chose au matérialisme. D’ailleurs, il ne remet pas en cause les postulats matérialistes, à commencer par celui de la rareté initiale, et tente de composer avec eux comme il a toujours composé avec les staliniens. D’autres sont aussi imbéciles que Sartre, mais on ne leur connaît pas d’autre talent. Ce n’est donc pas une raison pour ne pas répondre à ce livre puisqu’il traite nommément de la question qui nous intéresse. La littérature traitant de cette question n’est pas si abondante que l’on puisse faire la fine bouche et dédaigner l’œuvre de l’imbécile. Les analyses de Sartre, dans leur effort pour défendre le matérialisme, plaident contre le matérialisme aussi sûrement que les notations de Malinowski, dans leur effort pour défendre le fonctionnalisme, plaident contre le fonctionnalisme, de même que, comme nous le verrons plus loin, le positivisme le plus strictement positiviste en physique plaide contre le positivisme social d’Auguste Comte.

La tentative de Sartre pèche de la même manière que celle de Marx : pour Sartre comme pour Marx, l’enfer c’est les autres. Si je coopère, si nous exerçons une réciprocité, soit positive comme l’échange, soit négative comme la lutte, c’est toujours dans le seul but de satisfaire nos appétits égoïstes exacerbés par la rareté. Tout ça sent son xixe siècle, sa propagande bourgeoise révisée stalinienne. Le spectacle montre au contraire que le paradis, c’est toujours les autres et que si parfois les autres sont présentés comme l’enfer, il s’agit toujours d’autres opportunément loin, comme les Polonais ou les pauvres petits Chinois qui ne mangent pas à leur faim. Selon le spectacle, l’enfer est toujours ailleurs et jamais ici.

5. La physique à la rescousse de la préhistoire contemporaine.

Lukacs nous rapporte que Schelling et Fichte se disputent pour savoir si la nature est une grande ou une petite région de la conscience. Lukacs leur reproche à juste titre de ne pas mettre en doute tout simplement que la nature soit une région de la conscience. Pour Lukacs, il est sans importance que la nature soit une grande ou une petite région de la conscience puisque la nature n’est pas une région de la conscience. Nous partageons évidemment le point de vue de Lukacs. Mais en quoi le fait que la nature ne soit pas une région de la conscience implique-t-il celui que la nature ne puisse être une région de l’esprit? En rien. Sauf pour ceux qui, tels Lukacs, confondent esprit et conscience, ce qu’ils reprochent à Hegel par ailleurs. Pour Hegel et pour nous, l’esprit étant extérieur à la conscience rien ne s’oppose à ce que la nature soit une région de l’esprit. Pour Hegel et pour nous, la conscience est seulement une région de l’esprit, au même titre que la nature donc. Nous approuvons Hegel lorsqu’il fait de la nature et de la matière une région de l’esprit. Pour Hegel comme pour nous, la nature et la matière sont seulement des régions du monde. Le monde n’est pas une région de la nature ou de la matière. Si Hegel a tort cependant, c’est seulement parce qu’il fait malgré tout de l’esprit une conscience comme le lui reproche à juste titre Lukacs et donc finalement de la matière ou de la nature une région de la conscience, ce qui est ridicule. Il se trouve aujourd’hui que c’est la physique la plus purement et strictement positiviste qui se mêle de donner raison à Hegel.

Nous apprenons par l’intermédiaire du physicien d’Espagnat (A la recherche du réel) que Bohr définit la science avant tout comme une œuvre de communication entre les hommes et non en termes d’une réalité donnée et intrinsèque qu’elle aurait pour mission de tenter de décrire. En d’autres termes, la science est pour Niels Bohr la synthèse d’une partie de l’expérience humaine. Bohr introduit entre l’atome et l’homme un degré intermédiaire qui est l’instrument de mesure. Et cet instrument est défini chez Bohr non par sa constitution mais par référence à la communauté des êtres humains qui utilise ces instruments. Bohr admet pour ces instruments ainsi définis ce qu’il n’admet pas en ce qui concerne les électrons et les atomes : il admet qu’un instrument même non observé est toujours dans un état bien défini occupant une région bien déterminée dans l’espace. Dans la philosophie de Bohr, toute la réalité des atomes, des molécules, etc... est en définitive ancrée sur celle des instruments lesquels encore une fois, ne sont définis, semble-t-il, que par leur usage par l’homme. Dans le cadre de la conception de Bohr la notion de réalité des propriétés des objets semble bien être rigoureusement subordonnée à celle d’expérience humaine et n’avoir de sens qu’à travers elle. C’est donc en quelque sorte un nouveau cogito : la communication seule est certaine, tout le reste est douteux. La conclusion de cette réjouissante école de Copenhague est que la physique ne peut plus parler d’une nature en-soi nature, d’une matière en-soi matière et d’un objet en-soi objet. Pour Bohr, la nature et la matière sont seulement des régions du monde défini comme l’activité totale des hommes. D’Espagnat ajoute : " Plus les connaissances s’accroissent, plus devient grand le domaine de celles dont on peut bien dire qu’elles sont connaissance de nous-mêmes avant d’être connaissance d’un problématique monde extérieur ou d’une vérité éternelle. "

On comprendra aisément que nous sommes fort contents d’apprendre que des physiciens sont contraints de faire référence à la notion de communication pour fonder la notion de réalité et d’objectivité et des physiciens strictement positivistes. Ainsi Bohr en arrive à conclure contre la salope Auguste Comte qui voulait que les faits sociaux soient considérés comme des faits positifs, que c’est au contraire les faits positifs prétendus de la plus positive des sciences qui sont des faits sociaux, des états de la communication.

L’importance conférée par Bohr aux instruments de mesure a pour conséquence que selon lui il est impossible de parler d’un phénomène tant que l’on s’abstient de décrire de façon complète le dispositif expérimental utilisé pour étudier ce phénomène donc à la limite : le monde comme dispositif expérimental pour observer le monde comme phénomène! En vérité il faut même dire que le dispositif fait partie intégrante du phénomène et donc le monde comme dispositif fait partie du monde comme phénomène. Ainsi, la propagation d’une particule dans l’espace n’est pas en soi un phénomène. L’ensemble constitué par le dispositif émetteur, la particule, le milieu traversé et un dispositif récepteur voilà selon Bohr un phénomène dont la science physique peut légitimement parler. Mais ces instruments qu’utilisent les hommes, il faut bien que les hommes les construisent avant de les utiliser. Et pourquoi donc s’arrêter en si bon chemin et délimiter le phénomène à la porte du laboratoire et ne pas l’étendre aux différents endroits où les instruments sont fabriqués. Ainsi cet état préparé par le physicien est inclus dans un état préparé par le monde lui-même, ce phénomène est lui-même un état de la division mondiale du travail et le monde est le seul dispositif adéquat pour observer le monde, autrement dit la réalité seule est qualifiée pour observer la réalité. D’ailleurs d’Espagnat confesse subrepticement – on ne s’étend pas sur de telles trivialités – combien la recherche scientifique est tributaire d’un état de la division mondiale du travail : " Pour que la recherche scientifique puisse continuer, il faut un appui financier en provenance des États etc. " L’enfant, l’homme de la rue et le sauvage ne sont pas comme un directeur de laboratoire de physique théorique et particules élémentaires : ils savent, eux, que l’accès aux marchandises n’est pas immédiat.

Pour nous, il n’y a pas de plus grande stupidité et qui ait un tel soutien dans le monde que prétendre qu’il existe des objets en-soi objets. Stupidité d’autant plus grande qu’elle est accompagnée généralement de la plus grande suffisance. Comme le note finement Hegel, l’apparition est justement ce qui n’apparait pas, la manifestation est ce qui ne se manifeste pas, le phénomène comme phénomène est le supra-sensible (Phénoménologie). Attaquant les scientistes d’Espagnat écrit : " Les scientistes adhèrent donc nécessairement au principe d’objectivité forte. A dire vrai la plupart d’entre eux le regardent même comme tellement évident que l’idée qu’il soit contestable ne leur effleure même pas l’esprit. "

Il faut encore noter l’emploi terroriste et de plus en plus fréquent par les réalistes objectifs de termes comme " le physique " ou " le biologique " pour faire sérieux et objectif. Mais il s’agit en fait d’une pétition de principe qui essaye de fourguer, l’air innocent et en passant, l’irrémédiable existence dudit " physique " et dudit " biologique " alors que l’on ne connaît en fait que la physique ou la biologie. Ces réalistes agissent exactement de même que les économistes pressés par les démentis du monde et qui nous parlent maintenant dans leurs journaux de " l’économique " espérant ainsi intimider le bon peuple ignorant. Quand donc les mathématiciens vont-ils se mettre à nous parler du mathématique? Ce serait un beau tollé : platoniciens, platoniciens! Mais rien de tel quand les sentencieux de service, tel le super crétin Morin dans les colonnes de l’Immonde dimanche, nous assènent " le physique ", " le physico-chimique ", " le biologique ".

Nous nous élevons contre le point de vue qui veut que la connaissance glisse à la surface d’une Nature toute constituée ou d’une matière toute constituée comme matière. La connaissance ne glisse à la surface de rien du tout : elle rentre dans le mou de ce qui existe. C’est quelque chose qui arrive effectivement à ce qui existe, la suppression de son indépendance.

Le fait que nous prétendions que ce que l’on désigne par les mots de nature et de matière soit des régions de la connaissance ne signifie pas pour autant que nous prétendions que rien n’existe qui ne soit pas idée, pensée. Le mouvement de l’idée a lieu dans ce qui existe et n’est pas elle. Mais ce qui existe et qui n’est pas la pensée n’est pas pour autant ce que l’on désigne par " matière " et " nature ". Cela ne signifie pas non plus que ce qui existe et n’est pas la pensée soit hors de portée de la connaissance comme le prétend Kant. Au contraire, la connaissance en tant que monde, communication pratique, mouvement de la pensée dans ce qui n’est pas elle est destruction de ce qui existe et n’est pas la pensée, ou du moins destruction de son indépendance : médiation, auto-médiation de ce qui existe. La connaissance en tant que monde, loin d’être étrangère à l’être, est son auto-destruction, sa division interne infinie. L’être n’est donc pas laissé intact hors de la connaissance mais la connaissance est l’effrondrement interne infini de l’être... Hegel donne une description éminemment poétique de cet effondrement. Le style de Hegel, le style tornade et tempête, est le style apocalyptique par excellence.

Autrement dit : ce que l’on nomme " nature " et " matière " ne sont pas ce dans quoi se mouvrait la pensée. C’est déjà le mouvement de la pensée, c’est déjà une région d’un état de la destruction de ce qui existe, c’est déjà une région de la fondation de l’univers.

Sur ce point, nous nous séparons de Hegel et sommes modestement dualistes. Le mouvement de l’idée est le mouvement de l’idée dans ce qui existe et ainsi devient monde. Nous admettons qu’il préexiste quelque chose au mouvement de l’idée et qui n’est pas l’idée, mais nous dénions que ce quelque chose soit " nature " ou " matière " du moins ce que l’on désigne habituellement par ces mots. De toute façon, cette hypothèse dualiste est totalement gratuite et superflue dans l’état des choses. Çà ne mange pas de pain et nous ne nous priverons donc pas du plaisir de la faire. Quelle souillure originelle évidemment pour notre essence divine. Nous ne serons jamais que des divinités nées! Selon le mot de Lautréamont, nous sommes d’ailleurs cette naissance éternelle. Les mythes religieux ont un fondement rationnel, fondement rationnel auquel ne peuvent d’ailleurs prétendre les laborieuses fables matérialistes, car ces mythes sont l’œuvre d’un monde et connus comme tels.

Hegel a donc raison contre Colletti (le contraire serait étonnant) qui prend Hegel comme exemple de conception métaphysique de la matière, Hegel qui attribue à la matière la dialectique propre à l’esprit imité en cela par les matérialistes marxistes et par Marx lui-même. Or Hegel sait qu’il fait de la métaphysique tandis que Colletti est comme Monsieur Jourdain qui fait de la prose sans le savoir. La conception d’une nature en-soi nature est seulement une autre métaphysique, ennemie de celle de Hegel, et de la pire espèce, de celles qui s’ignorent. Hegel a raison de son point de vue puisque pour lui la matière est seulement une région de l’esprit, ce que les matérialistes marxistes et Colletti sont bien incapables de concevoir. C’est donc tout à fait superficiellement qu’on peut les comparer à Hegel. La nature de Hegel n’est évidemment pas la nature en-soi nature de Marx, des matérialistes marxistes et de Colletti de même que l’esprit de Hegel n’est pas l’esprit de ces mêmes matérialistes. Si Hegel a tort cependant, c’est encore de son propre point de vue et non de celui, borné, de Marx et des matérialistes marxistes, parce qu’il est infidèle à son principe et qu’en dépit de tous ses efforts il conçoit quand même la nature comme nature en-soi nature. Il se contente de plaquer sur cette nature en-soi nature une dialectique, en vain évidemment. Tout le monde connaît sa mésaventure avec la huitième planète de notre système solaire!

Il est bien évident aujourd’hui que la " nature " telle que nous la " livre " la physique moderne est bien plus étonnante que la nature de Hegel dans son Encyclopédie au point que d’estimés savants en viennent à parler de la communication entre les expérimentateurs comme pouvant seule fonder la certitude de leurs expériences. Le mathématicien Hilbert a espéré pouvoir fonder l’arithmétique avec une proposition purement arithmétique. Il en serait découlé que l’arithmétique était l’alpha et l’oméga du monde. Or Gödel est quand même parvenu à démontrer mathématiquement qu’une telle démonstration était impossible. C’est toujours une consolation. Il faut donc au moins une proposition qui ne soit pas arithmétique pour fonder l’arithmétique. Voilà au moins des recherches qui n’auront pas été vaines.

D’une manière plus générale, nous nous trouvons en accord avec d’Espagnat et Saligue pour contester que l’objet soit la réalité, que l’objet existe comme objet en-soi objet, qu’une " nature " existe comme nature en-soi nature indépendamment de la connaissance que l’on peut en prendre, cette connaissance venant en quelque sorte se sur-ajouter comme reflet inessentiel et impuissant à cette nature en-soi nature. De même nous contestons qu’il existe une matière en-soi matière indépendamment de la connaissance que l’on en prend. Cette dernière expression est d’ailleurs incorrecte puisqu’elle laisse supposer qu’on prend de toute façon connaissance d’une matière ou même de ce qui existe indépendamment de la pensée. Or il n’en est rien. La matière à titre de région de la connaissance n’est pas ce dont la connaissance prend connaissance mais la connaissance elle-même ou du moins un résultat. Ensuite la connaissance ne prend pas connaissance de l’" être " de ce qui existe indépendamment de la pensée, mais détruit cet être, détruit son indépendance. Elle ne vise pas à connaître l’être, elle est la destruction de l’indépendance de l’être.

6. L’archéologie à la rescousse de la préhistoire contemporaine.

En fait cette thèse a déjà été avancée par Durkheim, mais d’une façon plus générale et ne valant pas seulement pour le seul néolithique. Le passage de ce qu’il appelle la solidarité par similitude à la solidarité par différentiation aurait eu pour cause la densification démographique. 10/12/2002

Les études stratigraphiques de l’archéologue Jacques Cauvin révèlent que la Mésopotamie où la Bible situe justement le paradis terrestre constituait un jardin où l’on n’avait pas besoin de semer pour récolter, ni d’élever des animaux pour manger de la viande. Il y avait en abondance des gazelles, des ânes, des taureaux sauvages dans la steppe, des chèvres dans la montagne, des sangliers, des lapins et des canards dans les fourrés le long des berges de l’Euphrate, des poissons et des moules d’eau douce dans le fleuve, des céréales sauvages à profusion, du blé, de l’orge, du seigle et des lentilles, le fruit du micocoulier. Jamais depuis que l’homme moderne était apparu sur la terre il n’avait connu pareille variété ni une telle abondance.

Cauvin présente une théorie qui bouscule les idées reçues sur les raisons qui ont poussé l’homme à sortir de ce paradis terrestre et qui confirme pleinement notre propre conception. Ainsi l’archéologie vient-elle à la rescousse de la préhistoire contemporaine.

L’explication classique, utilitariste, est que les hommes n’avaient pas le choix. Ils étaient devenus trop nombreux. Ils auraient donc été obligés, pour se nourrir, de cultiver la terre, de rassembler des troupeaux. Pour faciliter l’accomplissement des tâches auxquelles ils se trouvaient désormais astreints, ils auraient perfectionné leur outillage, passant de la pierre taillée à la pierre polie. Pour cuire la soupe qui était devenue la base de leur alimentation, ils auraient inventé la poterie. Et, comme ils avaient maintenant un patrimoine à entretenir et à défendre, ils auraient cessé d’errer de grotte en abri pour s’installer dans des villages permanents. C’est ce qu’on appelle la révolution néolithique, illustration spectaculaire de la thèse fondamentale de Marx qui veut que les rapports de production commandent les formes d’organisation de la société.

Les études stratigraphiques de Cauvin ne viennent pas confirmer cette belle théorie au contraire. Ainsi les agriculteurs de Mureybet, site des fouilles de Cauvin, continuaient à utiliser une herminette de pierre taillée alors qu’ils avaient maîtrisé depuis longtemps l’art de la pierre polie. Ils l’appliquaient à la fabrication de longs bâtons, que l’on suppose être des amulettes car ils n’ont jamais été utilisés comme outil. Quant à la poterie, ils l’ont toujours ignorée bien qu’ils sachent faire cuire l’argile. On a retrouvé sur le site des figurines en terre cuite et même trois petits pots, grossièrement modelés et cuits au four qui devaient contenir des fards ou onguents. Comme la pierre polie à l’origine, la céramique, technique d’avant-garde, était réservée, semble-il, à la vie religieuse.

On a trop tendance, quand les hommes changent leurs habitudes, à invoquer la nécessité. La nécessité n’est pas forcément bonne conseillère. Entre le xxe et le xve millénaire, les chasseurs du Périgord avaient développé, autour du renne, une civilisation dont les vestiges font encore notre admiration. Pourtant, quand le climat se réchauffa et que les rennes disparurent, ils n’ont pas été capables d’inventer de nouvelles techniques pour se procurer la nourriture qui commençait à faire défaut. Ils se contentèrent de végéter. La fin du paléolithique en Europe occidentale est une période de déclin. Au contraire, le même réchauffement avait fait de la Palestine, à partir du XIIe millénaire, un véritable pays de cocagne. Le ventre plein et l’esprit tranquille, l’homme se trouvait prêt pour de nouvelles aventures.

Selon Cauvin, la nature était assez prodigue pour que les chasseurs de Palestine aient l’assurance, quel que soit leur nombre, de manger à leur faim en toute saison. Alors, puisqu’ils n’avaient apparemment ni désirs ni besoins d’ordre utilitaire, pourquoi se donner le mal de planter des céréales qui poussaient toutes seules? Pourquoi transformer leur mode de vie? Car on constate qu’à la même époque ils délaissaient presque complètement la pêche. Jadis, ils chassaient tous les animaux, avec une préférence marquée pour les gazelles. A partir de ce moment, ils se spécialisent dans la chasse au taureau sauvage qui fournit certes plus de viande mais qui est aussi plus difficile à abattre. Or, répond Cauvin prenant ainsi délibérément le contre-pied de l’explication traditionnelle : " Ce qui a changé, c’est la société. Interrogez n’importe quel maître d’école, n’importe quel animateur de club de vacances. Ils vous diront tous qu’un groupe de cent personnes ou plus, ce qui constituait peut-être l’effectif des premiers villages ne se conduit pas comme un groupe de vingt. Des rivalités se manifestent, des conflits apparaissent. Il faut imposer un minimum d’organisation, créer une hiérarchie. Et, quand elle existe, lui trouver un but. L’agriculture n’est pas une réponse de l’homme aux exigences du milieu mais à ses propres problèmes. Sans le vouloir, les chasseurs de Palestine, en s’installant dans les villages, avaient déclenché un mécanisme irréversible, dont les conséquences leur échappaient. " (Nouvel Observateur du 14 janvier 1980). Ainsi donc, selon Cauvin, (nous lui laissons la responsabilité de ses exemples), l’invention de l’agriculture fut en quelque sorte une véritable opération de police. L’agriculture n’aurait pas été inventée pour donner à manger à des hommes affamés, mais tout au contraire pour occuper des hommes désœuvrés! Déjà! Vieux problème comme on voit. Donc il y a bien quelque chose qui semble vrai dans la théorie traditionnelle : le changement de société a bien été causé par une augmentation du nombre des hommes trop prospères. Mais cette augmentation n’a pas eu pour conséquence une insuffisance des ressources mais bien des désordres, des problèmes d’organisation, des problèmes de communication.

" Pourquoi tel changement décisif se passe-t-il à un moment plutôt qu’à un autre...? La réponse de Braidwood fut le fameux " culture was not ready ", fameux parce que cité souvent par les chercheurs de la nouvelle école américaine comme le prototype, hélas, de l’aphorisme préscientifique à dépasser... Or nous avons systématiquement mis en parallèle toutes les composantes perceptibles de la sédentarisation depuis le support naturel des changements jusqu’aux divinités nouvelles. Le facteur déterminant dans les premières expériences agricoles nous est apparu comme une initiative humaine, non le fruit d’une pression du milieu. C’est à elle-même, à ses problèmes internes, que la société devrait s’adapter en changeant ses stratégies, non à la caducité forcée des précédentes en regard de ses besoins alimentaires. Les concentrations artificielles de céréales, comme peut-être la chasse spécialisée des grands herbivores, exprimaient un progrès du travail organisé, perceptible dans les architectures, au sein de sociétés accrues, où cette organisation même était la condition d’un accroissement démographique générateur de tensions sociales. "

" Sahlins a bien montré que si les chasseurs cueilleurs vivaient une " société d’abondance ", c’est que leur culture, c’est-à-dire leur " milieu intérieur ", maintenait, dans l’équilibre, ces besoins au plus bas. Puis le déséquilibre survient, et avec lui le changement. Nous nous demandions quelles étaient les raisons du déséquilibre et le moteur des changements. Notre analyse des faits, dans plusieurs circonstances fondamentales, a montré que les raisons économiques ne pouvaient y être déterminantes. On admirait cependant que chaque étape cruciale fut marquée par un saut quantitatif dans la densité des groupes : soit lors du passage de la grotte au village proto-sédentaire, soit, au viiie millénaire, à l’apparition des premières communautés proto-agricoles, soit enfin, peut-être, à la fin du viie millénaire, lorsque les agriculteurs occupèrent des régions de Syrie-Palestine laissées vides jusqu’alors (littoral, zones arides) parce que leurs conditions écologiques étaient impropres à l’agriculture commerçante. "

" Or ces sauts démographiques impliquaient, à chaque fois, une nouvelle manière de cohabiter et de vivre les rapports intersubjectifs, donc une aptitude à répondre en quelque sorte " du dedans " aux tensions psychiques qui accompagnent toujours le remaniement des structures d’un groupe. Il semble bien que la culture ait ici pour rôle de façonner cette aptitude. C’est bien elle, à Mureybet, qui visiblement anticipe sur la situation socio-économique nouvelle. Tout un faisceau d’innovations sans finalité concrète (culte du Taureau, apparition de la Déesse, nouvelles manières, très conditionnées psychiquement, de façonner la matière de façon purement symbolique) sont à l’origine de cet " épanouissement culturel " au sein duquel vont surgir à la fois une nouvelle approche conquérante du milieu naturel et une technologie plus efficace, certaines directions particulières (chasse du bœuf, haches polies, plus tard céramique d’usage) paraissant très nettement déterminées par des clivages psychologiques déjà expérimentés dans un contexte non matériel. " (Les premiers villages de Syrie-Palestine, du IXe au VIIe millénaire avant Jésus-Christ, Maison de l’Orient méditérranéen ancien, 1 rue Raulin, Lyon).

7. L’ethnographie à la rescousse de la préhistoire contemporaine

Des travaux de Cauvin aussi bien que de ceux de Sahlins (Au cœur des sociétés, Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, 1980) on pourrait conclure, et c’est d’ailleurs ce que font ces auteurs, que la nécessité matérielle de la production n’existe pas comme principe déterminant de la vie sociale étant donné qu’existe une nécessité immédiatement sociale de cette production. On pourrait donc penser que nous sommes d’accord avec ces auteurs dont, de toute façon, les conclusions viennent renforcer nos thèses. Mais il n’en est rien puisque ces auteurs reconnaissent encore, sinon une nécessité matérielle de la production, du moins l’existence de ladite production et d’une réalité matérielle. Selon nous, ce n’est pas seulement la nécessité matérielle de la production qui n’existe pas mais la production elle-même, ceci expliquant cela. Si la production existe, c’est seulement comme apparence et pas pour tout le monde, mais seulement pour les professeurs, les journaputes, les économistes. Certainement pas pour les pauvres ordinaires qui ont d’autres soucis. Selon Sahlins encore, les rapports de production sont la division du travail et cette division du travail est opérée par des catégories et des capacités culturellement déterminées (p. 257). Ici encore, il pourrait sembler que nous soyons d’accord. Il n’en est rien. Indépendamment du fait que les rapports ne sont pas de production, la division du travail, les rapports sociaux, ne sont déterminés par rien du tout sinon par eux-mêmes. La division du travail est sujet. Les rapports sociaux sont sujet. Ils sont immédiatement l’activité de la pensée dans ce qui existe. Ils produisent les systèmes des professeurs, ce ne sont pas les systèmes des professeurs qui les produisent.

De même que la " population " du célèbre exemple de Marx dans les Grundrisse repris dans la Contribution à la critique de l’économie politique, la production est une pure abstraction, une pure idée. La " production " n’existe pas plus que n’existe la population et pas moins, comme pure idée. Nulle part dans le monde n’existe quelque chose comme " la population ", nulle part ailleurs que dans des têtes, comme idée. Cependant, dans la tête des policiers, statisticiens et démographes, toutes variantes de policier, le mot " population " désigne bien quelque chose, non seulement le concept de population mais la chose à laquelle se rapporte de gré ou de force (de force en fait) ce concept. Et cette chose désignée par le mot " population " existe bien comme monde dans le monde, c’est-à-dire comme menace pour le policier, le statisticien et le démographe. Mais cette chose qui existe dans le monde et non plus seulement dans quelques têtes n’y existe pas pour autant comme " population " et cela malgré tous les efforts déployés par le policier, le statisticien et le démographe tant dans la pensée que dans la pratique mais comme menaçante inconnue qui vit d’une vie inconnue, qui a des pulsations en soi-même sans se mouvoir, qui tremble dans ses profondeurs sans être inquiète. Jusqu’à aujourd’hui cette chose désignée par le mot population par le policier, le statisticien et le démographe a toujours réussi à échapper aux efforts du policier, du statisticien et du démographe pour la faire exister comme " population ". La même remarque vaut pour les mots de " production ", de " consommation ", d’" économie ".

Il faudrait quand même que les gens qui prétendent nous lire, voire même nous répondre, comprennent bien cela. Nous prétendons que la terre tourne tandis qu’ils peuvent constater de visu, croient-ils, chaque jour que Hegel ne fait pas, qu’elle est parfaitement immobile. Rien de moins. Les hommes mangent! Et alors? Ce n’est pas une raison suffisante pour en conclure que l’économie, la production, la consommation existent. Les hommes existent! Ce n’est pas une raison suffisante pour en conclure que la population existe. De même, le fait que l’on puisse dire à juste titre que telle ou telle chose est produite ou détruite ne permet pas d’en conclure à l’existence d’une " production " et d’une " destruction " et encore moins qu’elles sont produites par " le travail " ou détruites par " le besoin ". Ceux qui croient en l’existence d’une production et d’une consommation sont, en tant que matérialistes, les plus bruyants à rire de la scholastique.

C’était l’extrême complexité à laquelle était arrivé le système de Ptolémée à la fin du xve siècle qui choquait l’esprit mathématique de Copernic. A cette époque, on estimait qu’il fallait plus de quatre-vingts sphères " pour sauver les apparences ", c’est-à-dire pour rendre compte des mouvements observés, et, même à ce prix, ces mouvements n’étaient pas complètement expliqués. Copernic estimait – il était chanoine de Frauenburg – improbable que Dieu, qui pouvait créer toutes choses parfaites, ait construit un univers aussi laid, et c’est ainsi qu’il revint à l’idée, depuis longtemps discréditée, que la Terre était en mouvement, pour voir si, en épargnant aux sphères certains mouvements, il pouvait rendre compte du reste par un système plus simple. Pour d’autres raisons, nous avons également pensé, nous aussi, à remettre la terre en mouvement. A quand désormais les nouvelles équations de Newton et tout ce qui doit nécessairement s’ensuivre? Cette fois, nous n’attendrons sûrement pas cent quarante-quatre ans la publication des Principia. (Publication des travaux de Copernic : 1543; publication des Principia de Newton : 1687.)

Contrairement à la réalité supposée du réalisme, la chose que désigne le mot " population " existe indépendamment et contre l’observation, elle possède de façon interne, propre, des caractéristiques indépendantes de l’observation car elle contient le mouvement de la pensée. Cette chose est concept, conception, indépendamment de tout concept ou de toute conception particulière, ce qui est parfaitement connu des sauvages pour le plus grand étonnement des ethnographes. L’homme n’est pas seulement le genre de tous les animaux, l’homme est le genre de toute chose. L’homme est immédiatement existence et activité du général.

De même, " Tous les animaux " qui, selon la préface de l’Encyclopédie de Hegel, est le commencement de la science, désigne quelque chose qui bien évidemment n’existe pas comme tous les animaux. Cependant, quelque chose distingue tous les animaux de tous les hommes. Tous les hommes existent comme tous les hommes quoiqu’ils en pensent et quoiqu’ils fassent. S’il faut que quelqu’un pense " tous les animaux " pour que ceux-ci existent comme tel, il n’est pas nécessaire que quelqu’un pense " tous les hommes " pour qu’ils existent cependant ainsi. Il n’est pas nécessaire que quelqu’un pense " embouteillage " pour que les embouteillages existent. Au contraire, chacun pense " pas d’embouteillage " depuis les crétins technocrates responsables de la construction des autoroutes jusqu’au dernier automobiliste. La raison pour laquelle les hommes existent immédiatement comme tous les hommes quoiqu’ils en pensent est précisément que tous les hommes est déjà mouvement de la pensée dans ce qui existe, contient déjà le mouvement de la pensée. C’est parce qu’il contient déjà le mouvement de la pensée avant même qu’on le pense que tous les hommes peut se passer de toute pensée pour exister comme tous les hommes au grand dam de ceux-ci d’ailleurs. Ainsi, en ce qui concerne les hommes, " Tous les hommes " est aussi bien le commencement de la science que le commencement de l’histoire réelle des hommes ce qui confirme l’intuition de Hegel du monde et de son histoire comme " science ", connaissance.

Ce que le policier, le statisticien et le démographe désignent par " population " existe donc immédiatement comme genre pratique, sujet qui agit quoiqu’on en pense. Et c’est bien ce qui les inquiète. Population, économie, production, base matérielle etc., sont seulement des idées de ceux qui essayent de demeurer les maîtres de ce monde ou plutôt qui essayent de le devenir enfin et ces idées n’ont de sens et d’efficacité qu’à l’intérieur de leurs tentatives de manipulation de cette réalité menaçante. Donc, population, économie, production, base matérielle ne sont pas des moments du monde, comme le pense Sahlins, mais seulement des moments d’une pensée, elle-même moment d’une action dans le monde. Cette action, elle, est un moment du monde et donc par son intermédiaire, les pensées qui y président. Mais ces pensées ne sont pas directement un moment du monde, moment existant comme moment en-soi moment comme essayent de nous en persuader les porteurs de ces idées et les promoteurs de cette action. Évidemment, la production est encore moins " un moment fonctionnel d’une structure culturelle " (p. 215). Bien entendu, nous pensons que c’est parce que tous les hommes est déjà mouvement de la pensée dans ce qui existe qu’il est aussi intelligible. Il est en quelque sorte parent de la pensée. Nous pensons également que ceux qui essayent de demeurer les maîtres de ce monde (ou même seulement de le devenir enfin) et ceux qui les servent dans cette tentative sont les plus mal placés pour atteindre cette intelligibilité. Seule la réalité est qualifiée pour comprendre la réalité.

Il se trouve que les pauvres n’ont pas la parole. C’est aussi bien leur force que leur faiblesse car personne ne sait ce qu’ils pensent, ce qu’ils vivent, ce qu’ils veulent, pas même eux tant qu’ils n’ont pas encore élevé la voix. Leurs maîtres le savent donc encore moins et finissent par être intoxiqués par leurs propres mensonges. Ils ne disposent, pour savoir ce que pensent les pauvres, que de leurs ridicules sondages. Or la réponse est dans la question. Ou bien de leurs sociologues, tels ces Crozier et Boudon qui découvrent avec stupeur que les pauvres déploient des trésors de ruse et d’intelligence pratique pour conserver le statu quo de leur misère, comme en Russie en quelque sorte. Et pourquoi les pauvres devraient-ils accepter avec enthousiasme la modernisation de leur misère? Nous avons sur tous ces chiens de garde un très net avantage, un instrument dont ils se sont eux-mêmes condamnés à ne pas faire usage : notre propre misère. Voilà notre puissant télescope, voilà notre mont Palomar. Les chiens de garde intellectuels se sont eux-mêmes privés de l’utilisation de ce puissant instrument car, tout pauvres qu’ils soient, ils déploient des efforts comiques pour ne pas le savoir. Toute leur activité s’épuise à s’inventer de mirobolants privilèges. Leur mauvaise conscience ridicule n’a d’autre but que d’essayer de garantir l’existence de ces privilèges fantomatiques. Tandis que les pauvres ordinaires ne rêvent que de richesse, les pauvres honteux sont condamnés à ne parler que de misère. La simple évocation de la richesse suffirait en effet à leur dévoiler toute la cruauté de leur sort. A la rigueur, les riches pourraient parler de la richesse. Mais ils ne le veulent pas. Ainsi, ceux qui savent se taisent et ceux qui parlent ne savent pas.

Tant pour Cauvin que pour Sahlins cependant ennemis déclarés de l’utilitarisme, l’opposition entre une base matérielle et un ordre culturel ne fait pas de doute, il y a bien d’une part l’économie, la production, une réalité matérielle et d’autre part une superstructure culturelle (Au cœur des sociétés, p. 269). Pour Sahlins commentant Marx, " ce que les hommes produisent et la façon dont ils produisent dépend du schème culturel des hommes et des choses " (p. 203). Ce qui est d’ailleurs reculer pour mieux sauter, car de quoi dépend ce schème culturel, qui l’a produit? Le monde repose sur un éléphant, mais sur quoi repose l’éléphant? Sur une tortue évidemment. Mais Sahlins ne songe pas un instant à nier que l’économie ou la production existent. Tout au contraire, le but de Sahlins est de donner " une explication culturelle de la production " (p. 214) où la base économique " est le lieu principal de la production symbolique " (p. 262) et " le symbolisme économique est structurellement déterminant " (p. 272). Comme ça tout le monde est content! Il s’agit donc de donner une explication de quelque chose qui n’existe pas. Puisque l’explication matérialiste de Marx a échoué à expliquer cette chose inexistante on va essayer maintenant une explication culturelle! On reconnaît bien là le procédé tant prisé par les pairs de Sahlins et qui consiste à ne parler que de ce qui n’existe pas pour mieux ne pas parler de ce qui existe.

Sahlins déplore seulement qu’aspects matériels et aspects sociaux soient séparés dans la théorie laissant entendre par là que ces aspects existent aussi dans le monde. " Ainsi il est évident – pour les sociétés bourgeoises comme pour les sociétés dites primitives – que les aspects matériels ne sont pas utilement séparés des aspects sociaux, comme si ceux-là étaient attribuables à la satisfaction des besoins par l’exploitation de la nature et ceux-ci aux problèmes des relations entre les hommes " écrit-il dans sa conclusion. Or Sahlins ne fait rien d’autre que maintenir séparés dans la théorie ces fantômes par l’effort même qu’il fait pour les réunir. Il voudrait pour cela que la production matérielle soit le lieu d’existence de l’ordre culturel et réciproquement que cet ordre soit l’organisation même de la production matérielle (p. 79). Mais alors qu’il saisit parfaitement que si la culture est un " effet nécessaire de quelque circonstance matérielle ", cette culture est une apparence, il ne peut saisir que si la culture est l’organisation même de la production matérielle, c’est cette production matérielle qui est une apparence, une conséquence nécessaire de quelque circonstance culturelle ainsi que le veut Bohr pour la physique. Ou bien la culture est une apparence et la production est seule réelle et substantielle, ou bien la culture est seule réelle et substantielle et la production est une pure apparence contenue dans la culture. Culture et production ne peuvent être séparées dans le monde puisque si l’une existe, l’autre non. C’est donc Sahlins lui-même qui les maintient séparées dans la théorie par son effort même pour leur donner une égale dignité d’existence.

Nulle part Sahlins ne songe à nier l’existence d’aspects matériels dans le monde. Sahlins a beau vilipender les " propositions scientistes " qui expliquent les " pratiques culturelles comme effets nécessaires de quelque circonstance matérielle " (p. 256) ses propres propositions sont scientistes à la base puisqu’elles reconnaissent l’existence de circonstances matérielles. D’ailleurs, pour qui aurait encore des doutes il ajoute : " Il ne s’agit pas de négliger les forces et les circonstances matérielles. " On ne peut être plus clair. On croirait entendre un bureaucrate polonais s’adressant aux Polonais révoltés! Soyons clairs nous aussi. Nous ne contestons pas que des aspects matériels existent dans le monde puisque l’université de Chicago ou celle de Nanterre ou les bureaucrates polonais existent. Mais ces aspects sont seulement les idées matérialistes de ces bureaucrates et de ces universitaires et nulle autre chose dans le monde. Il s’ensuit donc que les seules forces matérialistes qui agissent dans le monde sont ces mêmes bureaucrates et ces mêmes universitaires. Nous ne songeons donc nullement à négliger les effets sur le pauvre monde de ces aspects et circonstances matérialistes. Et présentement nous négligeons si peu ces forces que nous nous employons à les combattre.

Répondant à Murdock, Sahlins écrit : " Cette conclusion selon laquelle la culture n’existe pas est une double illusion car elle prend pour modèle de toute vie sociale non pas la réalité de la société bourgeoise mais la conception que cette société a d’elle-même; elle attache foi à l’apparence de la culture occidentale contribuant ainsi à donner l’illusion qu’elle est réellement le produit socialisé de l’activité pratique en négligeant la constitution symbolique de cette activité. " (p. 125.) Très bien, à part qu’on se demande où Sahlins peut bien pêcher cette " réalité de la société bourgeoise ". Qui peut se vanter, aujourd’hui, de connaître cette réalité, en fait la réalité de cette irréalité. Mais Sahlins si prompt à s’insurger lorsque cette conception que la société bourgeoise a d’elle-même lui dit que la culture n’existe pas sinon comme conséquence et fonction de l’économie, donc en dernier ressort comme apparence, Sahlins donc croit tout ce que lui dit cette même conception dès qu’il ne s’agit plus de sa chère culture. Pas un instant il ne songe qu’économie, production et consommation puissent être des apparences dans la conception que la société bourgeoise a d’elle-même. Il croit ainsi dur comme fer qu’il existe une économie, une production, une consommation, une base matérielle etc. La raison en est simple. La culture de Sahlins ne peut exister que grâce à son faire valoir matérialiste. Comme il le dit d’ailleurs lui-même puisque si sa chère culture constitue symboliquement ce qu’il appelle l’activité pratique, si cette activité pratique n’existe pas, que constituera donc, symboliquement ou non, sa chère culture? (Entendons-nous : ce que Sahlins appelle improprement activité pratique n’est que le fantôme d’activité tel que le conçoit la pensée matérialiste.) Si l’économie, la production, la consommation ne sont que des apparences dans la conception que la société bourgeoise a d’elle-même (c’est-à-dire la conception qu’ont ceux qui, dans cette société, sont payés par elle pour élaborer cette conception et qui ne sont pas tous des professeurs) que sera donc la culture censée constituer symboliquement ces chimères? Autrement dit, si la base matérielle, l’économie, la production et la consommation sont seulement des apparences, la chère culture de Sahlins est aussi une apparence dans la même conception révisée symbolique.

Cette querelle des infra et des superstructures, cette querelle de savoir qui détermine quoi ne peut évidemment avoir lieu que si les infrastructures existent. Plus d’infrastructure, plus de superstructure. La " culture " de Sahlins est ce que devient la communication dans la conception matérialiste quand l’avancée de la communication dans le monde contraint cette conception à se préoccuper de communication. C’est un mensonge particulier sur ce qui se passe dans le monde au même titre que l’abhorrée " conception que la société bourgeoise a d’elle-même " et qui postule l’existence de l’économie, de la production, de la consommation et de leur supériorité sur la " culture ". Sahlins revendique seulement la supériorité de la culture sur la production et la consommation, comme Khomeiny et Chariati en quelque sorte.

Ainsi l’ordre culturel et symbolique est le digne pendant chimérique de la " production " de la pensée utilitariste. Comme dans la bonne vieille religion on voit s’opposer la spiritualité céleste et la matérialité terrestre. Avec un humour involontaire Sahlins nous parle d’un " lieu institutionnel privilégié du processus symbolique, d’où émane une grille classificatoire imposée à la culture dans son entier ". Croyez-vous qu’il veut parler de l’université où lui et ses collègues tentent d’imposer, non pas à la culture mais au pauvre monde, leurs lubies symboliques? Vous n’y êtes pas. Il veut parler de la production des marchandises.

En bon structuraliste, Sahlins est bien capable de constater des oppositions là où un autre type de pensée voit quelque chose d’amorphe. Il peut remarquer que ces oppositions constituent un système mais comme tout structuraliste il est bien incapable de se référer au système qui dans le monde a produit ce système d’oppositions décelable par la pensée. Quand le doigt montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Quand la signification et le symbole dénotent la communication, le structuraliste regarde la signification et le symbole. Il est capable de remarquer que les hommes portent des pantalons et les femmes des robes mais il écarte en passant le simple " gain pécuniaire " dont la recherche est censée cacher au " producteur " les arcanes symboliques du monde (p. 265). Ainsi la " quête d’un gain pécuniaire " est quelque chose qui va de soi pour Sahlins et qui se passe de toute explication tandis que la grave question de savoir pourquoi les hommes portent des pantalons et les femmes des robes doit être résolue de toute urgence. Et l’on sent bien la supériorité du professeur Sahlins sur le simple " producteur " qui prend un intérêt symbolique pour une simple quête de gain pécuniaire. En effet, qu’est-ce que Wall Street face à la splendeur et à la puissance de l’université de Chicago? Et imagine-t-on Malinowski expliquant l’étrange pratique de la Kula par un simple intérêt manatique? Pour nous, à la suite de Marx, l’intérêt pécuniaire est aussi étrange que l’intérêt manatique et constitue la véritable question qui doit être résolue de toute urgence. Et bien entendu, pour toutes ces difficiles questions manatiques nous préférons faire confiance aux " producteurs " d’Iran, de Pologne ou de New York lors des pannes d’électricité plutôt qu’au professeur Sahlins.

Ainsi, parmi tous les traits culturels parfaitement triviaux de notre société (football, robes et pantalons, viande de cheval et viande de bœuf, entrecôte et abats) qui attirent l’attention de Sahlins, un seul, comme par hasard, ne semble pas digne de son attention : l’argent, cet air que l’on respire. Pour Sahlins, la société capitaliste repose sur un code symbolique (p. 232) et la production est la réalisation (la Sainte Eucharistie peut-être) d’un système symbolique (le Saint Esprit sans doute?) (p. 228), la substantialisation (qu’est-ce que je vous disais) d’une logique culturelle (p. 232). Voilà un hégélianisme qui n’ose pas dire son nom. Selon Hegel l’idée devient monde. Selon Sahlins un code symbolique devient production. Selon Hegel, le monde est la réalisation de l’idée. Selon Sahlins la production est la réalisation d’une logique culturelle. Mais d’où vient l’idée? D’où vient le code symbolique? Nous récusons ce genre d’hégélianisme. Pour nous, après Marx, la société capitaliste repose sur l’argent et, c’est ce qui la distingue des autres types de société, uniquement sur l’argent. A ce titre, la société capitaliste est une pure rationalité aliénée. Ainsi, pour Sahlins, le système vestimentaire constitue un vaste schème de communication au point de servir de langage dans la vie quotidienne entre ceux qui peuvent ne pas se connaître (p. 253). Mais pas l’argent!

Sahlins a encore le front d’affirmer que " le matérialisme historique est véritablement une conscience de soi de la société bourgeoise " (p. 210). Pour ce professeur, il va de soi que la pensée de quelques autres professeurs et politiciens, la pensée de quelques individus payés pour penser par les maîtres de ce monde puisse être la conscience de soi d’une société au même titre que les mythes ou systèmes culturels de sociétés archaïques, mythes et systèmes produits non par quelques individus stipendiés mais par une société et l’histoire d’une société. Pour nous, l’argent est la conscience de soi de la société bourgeoise, le compendium encyclopédique de cette société. Et cette conscience est active, sujet.

Enfin, pour faire bonne mesure, Sahlins projette sur le pauvre monde ses propres prétentions matérialistes révisées symbolique. Ainsi : " l’utilitarisme est la façon dont l’économie occidentale (quelle économie occidentale?) disons même la société tout entière est vécue par le sujet participant et pensée par l’économiste " (p. 211). Manifestement Sahlins croit que tout le monde est aussi naïf que lui ou que les économistes alors que ces fameux participants leur infligent régulièrement de désagréables démentis. De même, un certain texte de Saussure laisserait entendre à un monde occidental qui ne se doute de rien, que son apparente quête de ce qui est matériel est médiatisé par le symbolique (p. 266). Mais d’où Sahlins tient-il que le monde occidental croit poursuivre ce qui est matériel? Qui ne se doute de rien dans ce monde ou fait semblant de ne se douter de rien comme les bureaucrates polonais, sinon les universitaires comme Sahlins, tous les bourreurs de mou matérialistes, sinon ceux qui croient aussi que ce monde est médiatisé par le symbolique, médiatisé donc par une invention de professeur. Mais certainement pas les foules de la fièvre du samedi soir et des pannes d’électricité, d’Iran ou de Pologne qui ne considèrent pas, elles, que l’intérêt pécuniaire est une question classée. Pour Sahlins, visiblement, le monde occidental ne se compose que de professeurs et se résume donc au C.N.R.S. et à l’université de Chicago. Si donc le C.N.R.S., l’université de Chicago, les lecteurs du Monde et du Nouvel Observateur pensent que le monde occidental court après ce qui est matériel, alors le monde occidental dans son ensemble croit courir après ce qui est matériel. Mais quand l’université de Chicago éternue, le monde ne se mouche pas.

Il ne faudrait pas que notre sévérité à l’égard de Sahlins fasse se méprendre le lecteur. Nous considérons les discussions soignées de Sahlins tout à fait dignes d’intérêt, contrairement aux déjections de la plupart de ses collègues européens.

 Signalons encore un ouvrage intéressant : Henri Denis, L’économie de Marx, Histoire d’un échec, P.U.F., 1980. Le professeur Denis fait confiance à Hegel : " En ce qui nous concerne, il nous apparaît déjà assez nettement, ainsi que nous l’avons montré dans cet ouvrage, que certaines thèses développées par Marx en 1857 et 1858, et abandonnées par lui ensuite, devraient être reprises en vue de formuler une théorie de la valeur qui serait une pure application de la Logique hégélienne et donnerait donc le point de départ adéquat d’une analyse dialectique de l’économie capitaliste. " Et " Marx (...) exige l’avènement immédiat du règne absolu de la raison. Cette revendication s’accompagne chez lui, comme chez beaucoup d’autres " rationalistes ", d’une conception matérialiste de la réalité qui est aussi éloignée que possible de l’idéalisme hégélien. En dernière analyse, c’est ce matérialisme qui lui a interdit de poursuivre l’élaboration, si remarquablement préparée, d’une analyse dialectique de l’économie capitaliste. Pour ce motif, précisément, les réflexions auxquelles nous invite ce que l’on peut bien nommer son aventure intellectuelle ont une portée qui dépasse le domaine particulier de l’épistémologie économique, parce qu’elles montrent le lien unissant les questions qui se posent dans ce domaine avec le problème général de la nature de toute réalité. " Oui, le problème général de la nature de toute réalité est bien le problème que nous entendons traiter tant pratiquement que théoriquement. (Le professeur Denis est le co-auteur, avec G. Cogniot, G. Besse et un certain R. Garaudy de Les marxistes répondent à leurs critiques catholiques, Éditions socialiniennes, 1957.)

La théorie situationniste fut la première tentative à notre époque pour attaquer l’utilitarisme et le matérialisme. Il est bien évident que c’est d’abord dans la théorie situationniste qu’il faut attaquer aujourd’hui l’utilitarisme et le matérialisme puisque, pour parler comme Hegel, ils se trouvent là dans un élément supérieur. Nous sommes grandement aidés dans cette tâche par la racaille intellectuelle qui fait ses délices de cet utilitarisme et de ce matérialisme dans cet élément supérieur, là où justement ils peuvent faire encore illusion sous leur forme situationnisée alors que toutes leurs formes passées ont été désavouées. Il nous suffit donc d’attaquer ce que loue cette racaille. De même c’est dans les discussions soignées de Sahlins, Denis, Sartre et d’Espagnat qu’il faut attaquer l’utilitarisme et le matérialisme parce que ces auteurs s’en proclament ennemis. On perdrait son temps à les attaquer ailleurs. Nous ne saurions trop recommander la lecture de leurs ouvrages.

 

Jean-Pierre Voyer

 

*. P. Saligue, B.P. 431, 75830 Paris Cedex 17.

 

M. Ripley s’amuse