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Un article publié dans Revue scientifique, “ History of the
Human Sciences”, vol. 13, no 1, 2000, pp. 37-49.
1. Les
représentations collectives
La première chose à dire de
la notion de « représentation collective », introduite par Durkheim,
c’est qu’elle répond incontestablement à un besoin. Quelles que soient les
objections que l’on pourra faire, du côté philosophique, à la façon dont la
philosophie sociale de Durkheim répond à ce besoin, il aura fallu commencer par
admettre que ce besoin existe et qu’il doit être satisfait d’une façon ou d’une
autre.
Soit par exemple notre
calendrier grégorien. Quoi de plus naturel d’y voir une forme de représentation de la suite des temps,
forme qui est bel et bien collective
puisqu’elle n’est pas construite par tel ou tel individu à partir de sa propre
expérience, mais qu’elle est établie, transmise et utilisée
collectivement ? Néanmoins, la notion de représentation collective n’a
cessé d’être contestée. Elle suscite souvent un malaise, dont il convient de
comprendre les motifs.
La difficulté principale
qu’on éprouve à manier cette notion paraît être la suivante. Qui parle de
représentation collective fait appel à une distinction : de même qu’il y a
des représentations individuelles, attribuables à des sujets personnels, il y a
des représentations collectives, pour lesquelles nous devons poser un sujet
collectif. Du coup, on passe inévitablement d’un sujet logique d’attribution à
un sujet psychologique, au sens d’un penseur qui forme des pensées. Si nous
voulons faire référence à des représentations collectives, il nous faut poser
une entité dont on dira qu’elle porte ou possède ces représentations :
cette entité sera le groupe, le tout social. Mais une entité qui possède des
représentations est une entité pensante, donc vivante. Elle est un système
organisé qui se représente le monde, qui est animé par une vie mentale. Nous
semblons engagés dans une voie bien connue : nous sommes en train de
constituer la société en « gros animal », en « individu collectif »,
en « Léviathan ». Et c’est là le point difficile. Comment y
aurait-il, en plus des individus et comme au dessus d’eux, une autre entité
individuelle formée de l’assemblage de leurs personnes, entité qui doit avoir
sa vie mentale propre, mais qui doit aussi contribuer à celle des membres du
groupe ? Ajoutons que le terme de « conscience collective »,
dont se servait également Durkheim, fait bien ressortir la difficulté :
lorsque je me sers du calendrier, allons-nous dire que c’est le groupe, et non
moi, qui pense en moi ? En donnant aux représentations collectives le
statut de « formes de conscience », le sociologue fait au philosophe
l’effet de remplacer le penseur individuel par un penseur collectif. De fait,
l’héritage kantien de la philosophie de la représentation favorise une telle
interprétation : si les représentations de l’espace, du temps, de la
causalité, sont des « représentations collectives », cela voudra
dire, pour les néo-kantiens, que la sociologie veut opérer la révolution
copernicienne au profit de la société (d’une société particulière) et non plus
au profit d’un sujet qui s’exprime à la première personne du singulier dans une
forme de type cogito, dans le
« je pense » qui doit accompagner toutes les représentations (comme
formes d’une conscience possible).
2. Une
révolution en philosophie
Winch écrivait en 1958 [1] : s’il y a eu une révolution philosophique dans les dernières années
(donc dans les années d’après-guerre), c’est celle qu’a provoquée Wittgenstein en
montrant dans les Recherches
philosophiques que les notions de la philosophie de l’esprit restaient
obscures ou problématiques tant qu’elles n’étaient pas replacées dans leur
contexte propre, celui des relations qu’ont les hommes en société. C’est là ce que marquait, selon Winch, l’aphorisme célèbre, mais resté
énigmatique : “What has to be accepted, the given, is — so one could
say — forms of life” [2].
Les conséquences de cette
révolution philosophique sont immenses. Peut-on dire qu’elles ont été tirées
depuis 1958 ? Rien n’est moins sûr. L’œuvre de Wittgenstein est
aujourd’hui tenue pour classique, la littérature secondaire sur l’ensemble de
son œuvre est considérable. Pourtant, on ne peut manquer de remarquer que l’accent
principal a rarement été mis là où Winch l’avait placé. Si l’on devait
caractériser d’un mot la tendance générale du commentaire, on pourrait dire
ceci : pour la plupart, les lecteurs de Wittgenstein ont bien aperçu que
ses arguments dans les Recherches philosophiques
avaient des conséquences critiques radicales pour la « philosophie de
la psychologie ». Mais tout se passe comme si ces lecteurs en étaient
restés à un relevé de paradoxes, d’incohérences, d’impossibilités, sans
parvenir à aller jusqu’au diagnostic lui-même : si les spéculations
philosophiques sur l’origine et la structure des concepts psychologiques
deviennent aberrantes, c’est parce qu’on a cru pouvoir couper l’esprit [3] de la société. En somme, les lecteurs ont bien reconnu l’impossibilité
d’attribuer à un individu une vie mentale qui lui serait donnée à lui et
seulement à lui (donc une vie mentale incommunicable). Mais ils ont reculé
devant la conséquence pourtant directe de cette impossibilité : le mental
et le social sont, comme l’écrit Winch two
different sides of the same coin (p. 123). A cet égard, on peut dire
que l’ouvrage de Winch The Idea of a
Social Science est un classique contemporain,
pas seulement un classique des années 1960.
La question du statut des
représentations collectives en est renouvelée. On ne se demandera plus :
telle forme de représentation (par exemple le concept d’espace ou celui de
causalité) appartient-elle à une conscience individuelle ou à une conscience
collective ? Mais on se demandera : dans quel monde social les gens
peuvent-ils former tel concept ? Et inversement : quels concepts
faut-il posséder pour que s’établisse telle relation sociale ?
3.
L’esprit fait partie de la société
On aurait pu croire que les
sociologues, héritiers de Durkheim, accepteraient plus facilement que des
philosophes néo-kantiens ou néo-humiens l’idée selon laquelle les relations
conceptuelles ne sont pas séparables des relations sociales. En fait, il n’en
est rien. Les sociologues eux-mêmes ont eu du mal à maintenir une position qui
semblait pourtant devoir être au fondement de leur discipline.
Dans une étude sur la pensée
de Marcel Mauss, Louis Dumont dénonçait comme une erreur le projet de modeler
la science sociale sur la science naturelle [4]. Les sociologues
d’inspiration positiviste s’imaginent que, pour faire œuvre de science, il leur
faut se plier aux règles de ce qu’ils croient être « la méthode
naturaliste » : le travail scientifique consisterait alors à relever
des données, de préférence quantifiées, et à chercher des corrélations entre
ces données. Selon Dumont, ces sociologues ne font pas seulement une erreur de
méthode, ils font une erreur philosophique, car ils se trompent sur la place de
l’esprit dans l’ordre des
choses : « on nous dit qu’il faut nous satisfaire d’étudier les
données sans supposer, sans essayer de découvrir leur cohérence, comme si notre
esprit n’était pas une partie de la société en un sens plus profond qu’il n’est
partie de la nature [5] ». La convergence avec
la position développée par Winch est frappante : c’est au fond une seule
et même chose de croire que l’étude de l’esprit relève de la science naturelle
(comme si l’esprit ne faisait pas partie de la société) et de croire que la
science sociale cherche avant tout des « corrélations » ou des
« mécanismes » et non pas une cohérence intellectuelle, qu’elle est
une science causale plutôt qu’une étude des relations de sens [6] entre les éléments d’un système.
Pour Dumont, étudier un système social,
c’est étudier une forme d’esprit. Ainsi, le système indien des castes est un
« état d’esprit » avant d’être un arrangement social. Il vaut la
peine de citer le passage remarquable dans lequel l’auteur souligne bien
comment l’étude d’un système social résiste à tout ce qui serait une simple
analyse de corrélations entre des données extérieures les unes aux
autres :
« Finalement, bien
davantage qu’un “groupe” au sens ordinaire, la caste est un état d’esprit, un état d’esprit qui se
traduit par l’émergence, dans diverses situations, de groupes de divers ordres
auxquels on donne généralement le nom de caste. Voilà pourquoi il ne faut pas
voir l’ensemble à partir de la notion de l’“élément”, selon laquelle on le
connaîtrait d’après le nombre et la nature des “éléments” constituants, mais à
partir de la notion de “système”, selon laquelle certains principes fixes
président à l’agencement d’“éléments” fluides et fluctuants. [7] »
On dira peut-être que cette
remarque porte sur un système très particulier, celui des castes. Mais ce n’est
pas ainsi que l’entend Dumont, puisqu’il se réfère plus loin à l’étude
d’Evans-Pritchard sur les Nuer pour y retrouver, sous le nom de
« segmentation », la même idée : les groupes d’appartenance
n’existent pas en soi comme des entités substantielles, ils se définissent les
uns par rapport aux autres, apparaissent ou disparaissent selon le genre de situation
où l’on se trouve [8]. Dans le lexique de
l’anthropologie sociale, on dira que la définition des entités sociales
(groupes) doit se faire sur le mode holiste (à partir d’un principe de
différenciation et au sein d’un système englobant). Chez le philosophe
wittgensteinien, cette même idée va être présentée comme l’exigence d’une
détermination contextuelle du contenu des idées :
(...) “The relation between idea and context is an internal one. The
idea gets its sense from the role it plays in the system. It is nonsensical to
take several systems of ideas, find an element in each which can be expressed
in the same verbal form, and then claim to have discovered an idea which is
common to all the system.” (p. 197)
On n’étudie pas des éléments atomiques qui pourraient entrer, avec
leurs propriétés intrinsèques, dans différentes configurations moléculaires. On
analyse un système en étudiant comment il s’organise. En vertu de la
corrélation du social et du mental, la même exigence holiste s’applique à
l’étude de la vie sociale et à l’étude des systèmes d’idées, ou
« idéologies ».
4. Les
relations sociales sont des relations internes
Comment les concepts et les
relations sociales sont-elles « deux faces d’une même pièce » ?
Voici une autre façon de le dire : les relations sociales sont des
relations internes. Nous allons donc discuter de la thèse du caractère interne
des relations sociales (the internality of social relations,
p. 121).
On dira peut-être que la
thèse en cause repose sur une grossière confusion du logique et du réel. Une
relation interne est une relation entre deux descriptions ou entre deux
concepts. Soit l’exemple de l’acte de commander. Il y a en effet une relation
interne entre le concept du commandement et celui de l’obéissance (cf.
p. 124-25) : donner un commandement,
c’est dire ce qu’il faut faire pour obéir.
Mais, ajoutera-t-on, entre des existences individuelles, il ne peut y avoir que
des relations externes. Il est bien vrai que je ne peux pas commander à la
porte de s’ouvrir en lui disant Sésame
ouvre-toi (parce que la porte n’est pas en mesure d’obéir). Il est
également vrai que je ne peux pas obéir en faisant quelque chose que personne
ne m’a commandé de faire. Ce sont là des nécessités conceptuelles qui expriment
des relations internes. Pourtant, de telles relations internes ne font pas
qu’il y ait quelqu’un pour m’obéir si je veux commander, ni qu’il y ait
quelqu’un pour me commander si je veux obéir. Elles ne font pas que je puisse,
en donnant un ordre, produire la conduite d’autrui comme conduite obéissante et
changer mon interlocuteur en agent subordonné à ma volonté. En réalité, une
fois l’ordre donné, il reste à voir empiriquement s’il est suivi d’une action
de l’exécuter.
On reprochera donc à la
thèse selon laquelle les relations sociales sont des relations internes de
changer la sociologie en logique. Or, dira-t-on, les individus ne sont pas des
idées ou des propositions : ils n’ont donc pas entre eux des relations
internes, mais des relations personnelles dont ils sont les maîtres. La thèse
pècherait donc par « intellectualisme », elle assimilerait les
relations sociales en relations symboliques, au sens de relations entre des
symboles (cf. p.128).
L’intérêt de cette objection
est de faire ressortir le préjugé qui est à l’origine de la méprise : on croit que les relations sociales sont
définies entre des individus. On se représente le lien social comme une
sorte de ciment placé entre les briques de l’édifice social que seraient les
individus. C’est une erreur. Le lien social du maître et du serviteur n’est pas
un lien entre un individu et un autre individu, c’est un lien d’opposition
entre deux statuts complémentaires. Par définition, le concept d’individu
exclut la dépendance à l’égard d’une autre existence individuelle. Qui dit individualité dit en effet, comme le
veut l’objection ci-dessus, externalité des relations. Ou encore, en termes
logiques : le concept d’individu nous invite à user d’un langage
extensionnel, c’est-à-dire un langage dans lequel on peut identifier des
éléments stables et indépendants, comme le disait Dumont, mais dans lequel il
n’est pas possible d’identifier les parties d’un tout à partir d’un système de
relations constitutives de leurs propres termes.
Ce qui est impossible n’est donc pas
que Pierre, le maître, existe sans que Paul, le serviteur, existe, mais plutôt
que Pierre ait le statut de maître sans que quelqu’un ait le statut de
serviteur (Paul ou un autre). De même, quelqu’un peut s’établir marchand
d’antiquités ou psychanalyste : il n’est pas nécessaire pour cela qu’il
ait des clients. L’offre ne suffit pas à créer la demande (l’existence d’une
clientèle). Néanmoins, il y a deux impossibilités qui manifestent la relation
interne entre le vendeur et l’acheteur : il n’est pas possible que le
marchand ait vendu quelque chose si personne ne lui a rien acheté, et il n’est
pas possible que quelqu’un s’établisse de lui-même marchand d’antiquités ou
psychanalyste dans une société qui n’aurait pas les notions requises de
commerce marchand, d’antiquités ou de cure psychanalytique. De telles notions
sont donc très exactement ce qu’il convient d’appeler des représentations
collectives.
On dira qu’il a bien fallu que ces
notions soient inventées. Avant d’être collectives, elles ont été
individuelles. C’est la question classique de l’origine des institutions.
5. Le lien
social
L’ouvrage de Margaret
Gilbert On Social Facts est, à ma
connaissance, la discussion la plus serrée qui ait été faite des idées
constituant ce que Winch appelait la « révolution en philosophie ».
Ce livre vise à trouver une voie intermédiaire entre l’individualisme
nietzschéen de Max Weber et le holisme wittgensteinien de Winch. Contre Weber,
elle veut défendre la possibilité de se référer, dans un langage respectable du
point de vue théorique, à des groupes sociaux compris comme des entités qui
agissent, veulent, ont des croyances et des attitudes. Contre Wittgenstein et
Winch, elle veut défendre la thèse traditionnelle (au moins dans la pensée
moderne) d’une priorité de la pensée individuelle sur la vie sociale. Thought is prior to society [9]. Elle
oppose cette thèse, qu’elle qualifie d’« intentionaliste », à
On notera, avant d’aller
plus loin, que Gilbert présente comme une question de priorité logique ce qui est en réalité une question de corrélation. Dans la version de Gilbert,
le partisan de la thèse sociologique demande qu’il y ait d’abord participation de l’individu à un groupe pour qu’il puisse
être question ensuite d’une vie
intellectuelle de cet individu. Or, dans la version de Winch, la dépendance
vaut aussi dans l’autre sens : pas de participation à un groupe (de type
vie sociale, pas vie animale) sans possession des concepts nécessaires. Il ne
saurait donc être question de se donner d’abord une société sans le langage et
de voir apparaître ensuite, au sein des interactions sociales, le langage et la
pensée intellectuelle. Nous pouvons donc nous demander si Gilbert a accordé
assez d’attention à l’idée, centrale pour le holisme de Winch, d’une
internalité des rapports sociaux.
Le point fort de l’analyse de
Gilbert est d’avoir montré que beaucoup de philosophies sociales se donnent une
notion tout à fait insuffisante du social. Elle montre comment, chez Weber
comme aujourd’hui dans la théorie des conventions (au sens de David Lewis), on
reste en deça d’un concept de rapport social. Son exemple inaugural permet de
mettre tout de suite l’accent sur l’essentiel. Soit le cas de deux personnes
qui décident d’aller faire une promenade ensemble (going for a walk together). Qu’est-ce qui distingue ces deux
personnes de deux promeneurs qui se trouvent sur le même chemin, mais qui y
font l’un et l’autre (au même endroit et au même moment) une promenade
personnelle ? L’appareil conceptuel de Weber ne permet pas de dire en quoi
le premier cas est social, alors que le second ne l’est pas vraiment. En effet,
il suffit chez Weber que les deux promeneurs tiennent compte l’un de l’autre
dans leur promenade (pour ne pas se gêner l’un l’autre) pour que l’un et
l’autre fassent chacun de leur côté une action sociale. Weber ne demande pas
qu’ils aient le projet et donc l’idée de se promener ensemble. De fait,
l’individualisme de Weber lui interdit de parler d’un groupe de deux personnes
qui serait le sujet collectif — Gilbert dit le « sujet pluriel » —
d’une seule et même promenade, celle que ces personnes font ensemble.
Gilbert a également montré
comment la discussion entre exégètes de Wittgenstein sur le concept de
« suivre une règle » laisse en général de côté le thème du lien
social. Par exemple, on pose un agent A dont le comportement présente une
régularité. On se donne un observateur B qui se demande si A suit ou non une
règle. La question posée est alors de savoir s’il est possible que A suive une
règle « privée », une règle que, par principe, B ne pourrait pas discerner
et adopter pour sa propre gouverne. Il n’est pas besoin d’aller plus loin dans
la discussion d’un tel exemple pour voir qu’aucun lien social n’est posé entre
A et B. Autrement dit, la discussion porte sur le caractère public des règles,
pas sur leur caractère social. La seule société dont il pourrait être question
ici serait une société du genre humain : une telle société est une société
idéale, elle ne requiert aucun lien social particulier entre les membres de
l’espèce humaine [11].
6. Le
sujet pluriel
Il est remarquable que
l’exemple retenu par Gilbert soit celui d’une action collective, je veux dire d’une action signifiée par un verbe qu’on
pourrait aussi utiliser pour dire ce que fait un agent solitaire, et qui
devient le verbe d’une action collective par l’addition du mot
« ensemble ». Deux personnes partent se promener, et elles ne partent
pas seulement ensemble (matériellement), mais elles partent pour se promener
ensemble (intentionnellement).
Si seulement Gilbert était
partie de l’exemple de deux personnes allant ensemble au bal (pour y danser le
tango) ou allant ensemble au club de tennis (pour y jouer l’une contre
l’autre), l’analyse aurait été sans doute différente. Au tennis, on ne
confondra pas la paire d’agents formé par les deux adversaires et le
« joueur pluriel », c’est-à-dire l’agent collectif formé par deux
joueurs qui font équipe (dans une partie en double). Il est intéressant de se
demander pourquoi Gilbert a privilégié l’action
collective aux dépens de ce qui paraît être l’archétype de l’action sociale : celle qui exige la
coopération de deux partenaires (chacun
de ces partenaires pouvant être, selon les cas, singulier ou pluriel).
Le but de Gilbert est de
mettre le doigt sur la différence entre deux cas qui, vus de l’extérieur,
sembleront voisins ou indiscernables : deux personnes qui se trouvent
faire une promenade au même endroit et au même moment, donc qui sont
matériellement ensemble (sans en avoir l’intention), et deux personnes qui font
cette promenade ensemble au sens où c’est ensemble qu’elles veulent la faire.
Dans un cas, on n’aura pas une société, mais seulement une
« socialité » wébérienne. Dans l’autre, on aura un groupe doté d’une
volonté propre.
Ayant posé le problème somme
toute classique de savoir en quoi une société se distingue formellement d’une
simple multitude d’individus, Gilbert a donné la réponse de la philosophie
moderne. Ce qui fait la différence, c’est la volonté de faire société et c’est
la conscience que chacun a d’avoir cette même volonté. Le fondement de la
société est donc trouvé dans un cogitamus,
dans une conscience collective qui s’exprime au pluriel en disant
« nous ». Ainsi, Gilbert part de Durkheim, mais elle revient en deçà
de Durkheim. Elle part du problème philosophique de Durkheim, qui était de
saisir le trait distinctif du social, autrement dit la raison qui imposait de
parler de « représentations collectives » et pas seulement de
« représentations individuelles ». Elle reconnaît, comme Durkheim, que
le phénomène social doit être saisi comme un phénomène intellectuel ou mental.
Certes, Durkheim n’a pas réussi à se libérer de la philosophie
représentationiste qu’il avait apprise chez ses maîtres, et il a continué à
parler de « conscience collective », ce qui le plaçait dans la
tradition des théories du cogito.
Pourtant, il a cherché à définir le social comme irréductible à une simple
réunion des intentions individuelles, et c’est pourquoi il a parlé d’abord de
l’obligation comme marque du social, puis de l’institution dans le même rôle de
signe distinctif.
En revanche, Gilbert
souligne elle-même qu’en définissant le groupe social comme sujet pluriel d’une
conscience d’être le groupe de ceux qui veulent être ce groupe, elle peut
concevoir qu’un groupe soit anarchique. Elle
pose donc qu’un groupe peut exister sans langage ni institutions ni coutumes ni
ordre supérieur aux individus : “Given the details of the conceptual
scheme outlined here, (...) groups can in principle exist without having any conventions, laws, customs, traditions, or
social rules of their own.” [12]
Dans une telle perspective,
le modèle de l’émergence d’un langage commun (ou d’une quelconque institution
sociale) est fourni par la scène d’une assemblée délibérante adoptant une
convention. Nous décidons d’employer le mot « rouge » pour cette
couleur [13]. Ou bien : nous
décidons d’employer cette pièce de métal comme signe monétaire. Conformément à
toute la tradition des philosophes du cogito
et du cogitamus, Gilbert met l’accent
sur le « nous », l’autoposition du sujet pluriel. Pourtant, la thèse
de l’internalité des relations sociales nous impose de demander : à qui
s’adresse l’agent collectif qui dit « nous » ? Si l’on devait suivre
le modèle contractualiste évoqué par Gilbert elle-même, on devrait
répondre : le sujet pluriel collectif (« nous décidons d’adopter
telle règle ») s’adresse au sujet pluriel distributif (« chacun de
nous est désormais soumis à cette règle »). Pourtant, l’essentiel d’une
règle est de valoir pour les autres cas à venir. Le véritable sens de la règle
concernant le mot « rouge », c’est que vous, qui que vous soyez, devez la respecter pour parler à l’un de
nous dans notre langue. Et de même,
la véritable portée de la règle concernant le signe monétaire, c’est que cette
monnaie sera acceptée, non pas dans le cercle des sociétaires qui l’adoptent
aujourd’hui, mais ailleurs et plus tard : en instaurant cette monnaie,
nous choisissons un moyen d’accumuler aujourd’hui des réserves monétaires de
façon à pouvoir acheter des biens et des services plus tard, auprès de
producteurs qui ne sont pas inclus dans le « sujet pluriel »
d’aujourd’hui parce qu’ils ne sont pas encore nés. Autrement dit, le sens de la
monnaie est d’être un lien social entre générations, pas entre individus
contractants. Bref, le propre d’une règle institutionnelle est d’être toujours préétablie et non pas établie : ce n’est pas pour les
présents qu’elle est adoptée, mais pour le futur, pour les générations à venir,
pour des gens qui devront l’accepter comme règle déjà en vigueur.
7.
L’origine des institutions
Pour faire surgir les institutions, les philosophes se
donnent un sujet collectif : c'est par sa volonté qu'une convention est
introduite. Puisque les institutions sont des règles conventionnelles, pas des
mécanismes naturels de régulation, il faut bien qu'elles soient créées par
l'homme : on doit donc remonter à une première convention (au moins
implicite), donc à quelque chose comme un contrat social.
Il est
remarquable que ce ne soit pas ainsi que Rousseau conçoive la chose. Il lui
arrive sans doute, dans le Contrat social, de poser la question de
l'autorité en termes généalogiques. Reprenant un thème familier, il écrit qu'il
faut remonter à une « première convention » (Contrat Social,
livre I, ch. 5). Toutefois, on observe que le chapitre 6, qui donne la formule
du pacte social, est rédigé sur le mode normatif : que doit être le
pacte ? Il ne l'est pas sur un mode narratif, même explicitement
fictif : comment les choses auraient-elles pu se passer ? Rousseau se
garde de nous expliquer comment les individus auraient pu, d’eux-mêmes, trouver
cette formule du pacte social, se l’expliquer les uns aux autres et se
signifier les uns aux autres qu’ils l’adoptaient ensemble. En fait, Rousseau
n’a jamais cru à la possibilité pour des individus de s’assembler, de former
une société, par la voie d’une simple discussion. (Cf. II, ch 7, sur
la nécessité pour un peuple d’être institué par un législateur quasiment
« divin ».)
Au fond, toute la difficulté
d’une telle genèse de l’institution est déjà manifeste dans le fameux texte de
Rousseau sur l’origine de la propriété. On se souvient que
Cette scène de la fondation
des relations sociales a une saveur légendaire. C’est qu’ici Rousseau a
entrepris de représenter, sur le mode narratif, l’acte par lequel un fossé
infranchissable a été pourtant franchi. D’une part, il souligne la discontinuité entre les deux états de
l’humanité (état de Nature, état de société). D’autre part, il met en scène un
fondateur capable de nous faire passer par un chemin continu d’un état à l’autre. Toutefois, ce dernier n’apparaît pas
comme un personnage extraordinaire, un « législateur divin » (à la
différence du fondateur invoqué dans le Contrat
social), mais plutôt comme un apprenti sorcier qui a agi sans savoir ce qu’il
faisait.
La difficulté de toute cette
scène est intellectuelle : elle porte sur la compréhension de la
déclaration « ceci est à moi », sur la possibilité même d’une
compréhension de la part des gens à qui s’adresse le premier homme qui ait
prétendu se réserver la propriété exclusive d’un terrain. On pourrait même dire
cette difficulté ressort des mots choisis que lui prête Rousseau. L’imposteur
dit « ceci est à moi » comme s’il s’agissait d’un fait le concernant
(comme il aurait pu dire : « ce poisson a été pêché par moi »).
D’un côté, le héros de cette scène décide, de
sa propre autorité, que quelque chose lui appartient (et, s’il pouvait en
être ainsi, sa déclaration ne serait qu’une simple notification destinée à
faire connaître aux autres le statut du terrain). Mais, d’un autre côté, le
héros n’a rien accompli et ne s’est rien approprié tant qu’il n’a pas trouvé
des gens « pour le croire », donc pour lui reconnaître cette
propriété qu’il a feint de s’attribuer à lui-même. Il ne s’agissait donc pas
tant, pour les gens qui l’entouraient, de le croire que de reconnaître la
validité d’un acte instaurant un nouveau statut pour le terrain.
Il est clair que l’important,
dans cette scène, n’est pas la prétention de l’imposteur, mais plutôt le fait
qu’il trouve des gens pour le croire. C’est là l’aspect fabuleux de toute la
scène. Si les gens n’avaient pas du tout compris ce que leur dit l’imposteur,
il aurait parlé pour ne rien dire, il n’aurait pas réussi à constituer le
terrain indiqué en propriété privée relevant de sa domination personnelle.
Mais, ajoutera-t-on dans l’esprit de Wittgenstein, si l’imposteur n’avait pas
pu compter sur la compréhension de ses voisins, il n’aurait pas pu non plus avoir l’intention de s’approprier le
terrain, c’est-à-dire de se voir reconnaître par eux une domination exclusive
sur le terrain en question. Pour avoir l’intention d’être reconnu comme
propriétaire par ses voisins, il faut se servir de concepts dont se servent ces
voisins.
Or c’est bien ainsi que
Rousseau raisonne lui aussi. Car nous lisons un peu plus bas que la sortie de
l’humanité hors de l’état de Nature était devenue inévitable. En effet, la
notion de propriété n’a pas pu surgir n’importe quand, mais seulement après
bien des progrès (qui la rendent nécessaires) :
« Car cette idée de
propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que
successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain : Il
fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières,
les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier
terme de l’état de Nature. » (ibid.)
Que dit ici Rousseau ? Que le
prétendu « fondateur » des rapports sociaux ne pourrait rien fonder
si l’idée n’était pas déjà là. Autrement dit, la propriété ne peut être fondée
(par un acte explicite qui donne lieu à une reconnaissance) que parce qu’elle
est déjà entrée dans les esprits et dans les mœurs. Il serait impossible
d’instaurer tel ou tel droit de propriété, par exemple le « droit
d’auteur » ou le droit de chacun sur son « image », dans une
société qui ne pourrait pas comprendre de quoi il s’agit.
Qui dit propriété dit relation sociale entre un propriétaire et,
par exemple, un locataire, ou bien entre le propriétaire de ce terrain et le
propriétaire du terrain voisin, donc de toute façon entre le statut de
propriétaire et un autre statut. Par conséquent, l’idée de propriété est une
« représentation collective », car cette idée et la relation sociale
entre les statuts complémentaires qui en est l’incarnation sont bien comme “two
different sides of the same coin”.
● Dumont, L., (1979), Homo hierarchicus, 2e éd., Paris,
Gallimard, collection « Tel ». ● ———, (1983) Essais sur l’individualisme, Paris,
Seuil. ● Gilbert, M., (1989), On Social Facts, ● Rousseau, J.J.,
(1755), Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de ● Searle, J., (1995), The Construction of Social Reality, ● Winch, P. (1958), The Idea of a Social Science, ● Wittgenstein,
L., (1953), Philosophical
Investigations, tr. Anscombe, Oxford, Blackwell. |