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Langage, conscience,
rationalité : une philosophie
naturelle, entretien avec John SEARLE
Le Débat, mars 2000, No 109
Le débat: La philosophie analytique paraît aujourd’hui divisée entre philosophie du langage et cognitivisme. Comment vous situez vous entre ces tendances ?
John Searle : Le
courant analytique, dans lequel je me situe, est pour une large part un ensemble de réactions à l’œuvre de Gottlob Frege. Nous
ne faisons que commencer à prendre la
mesure de l’importance considérable de Frege, non seulement pour ce qui est de ses propres théories,
mais aussi des directions de recherches
qu’il a fourni à Russell, à Wittgenstein, et à Austin, qui fut mon professeur à Oxford [1]. Donc, en un sens, j’appartiens à la révolution fregéenne. A première vue, cette révolution consiste en la
réinvention de la logique :
Frege a créé le calcul des prédicats,
transformé complètement l’idée que l’on se faisait de la logique. Mais il a fait bien plus que cela, il a
changé notre conception du langage et de
la représentation par rapport aux philosophies traditionnelles. La philosophie
du langage au XXème siècle a été créée par Frege, à la fin du XIXème siècle. Il a mis
la philosophie du langage au centre de la philosophie. Dans les décennies du
milieu du siècle, beaucoup de gens pensaient
que la philosophie du langage était la philosophie
première. Mes années de formation se situent à cette époque. Nous faisions une distinction essentielle entre
philosophie du langage et philosophie linguistique.
La philosophie du langage traite de questions très générales, tandis que la philosophie linguistique est la tentative de
résoudre des problèmes philosophiques
spécifiques au moyen de méthodes linguistiques. Toutes deux étaient pratiquées et j’ai étudié l’une et l’autre,
avec Austin, mais aussi Peter Strawson,
Stuart Hampshire, Gilbert Ryle, parmi d’autres. Cette tradition va de Frege à Austin, en passant par Russell et Moore — Austin n’était pas influencé par Wittgenstein, il n’avait pas d’affinités
personnelles avec lui. Mon premier livre,
Les actes de langage [2], s’inscrit dans ce courant. Les dernières décennies du siècle ont pris
un tour complètement différent, quand la philosophie
de l’esprit a remplacé la philosophie du langage comme philosophie première. Ce tournant, dont il est difficile de
rendre compte entièrement, tient à de nombreux
facteurs. La philosophie de l’esprit avait été discréditée par l’idéalisme,
l’hégélianisme, c’est à dire, tout ce que
Russell et Moore avait combattu. Tout s’est
passé comme si elle était devenue, tout d’un coup, un genre respectable,
comme si on pouvait appliquer les méthodes
analytiques aux questions traditionnelles
de la philosophie de l’esprit. L’essor des neuro-sciences y a évidemment joué un rôle : l’esprit humain était devenu un objet de science, c’est-à-
dire un phénomène naturel. Il n’y avait plus
lieu de se compromettre dans un dualisme
métaphysique, cartésien ou autre, opposant l’esprit et la nature. Le projet en soi était des plus louables, mais ses
promoteurs ont fait un erreur fatale :
celle de concevoir le cerveau comme un
ordinateur et l’esprit comme un programme.
1. Austin a
traduit en anglais les Fondements de l’arithmétique de Frege. 2. Speech
Acts, publié en 1969, traduction française en 1972, Paris,
Hermann. |
J’ai
eu de nombreux débats avec des chercheurs en sciences cognitives. Mon argument de base est que c’est une erreur de croire qu’on
peut créer un esprit avec le symbolisme
binaire d’une machine de Turing. C’est ce que montre mon argument de la chambre chinoise. [3] Au début des sciences cognitives, la Fondation Sloan avait affecté des
crédits importants pour inciter les chercheurs à se mobiliser sur ces
questions, à organiser des colloques,
etc. C’est dans ce cadre que j’ai été invité au Yale Artificial Intelligence Laboratory à l’Université de Yale, en
1971. Je ne connaissais rien alors à
l’intelligence artificielle. J’ai acheté un manuel au hasard, dont la démarche
argumentative m’a sidéré par sa faiblesse. Je
ne savais pas alors que ce livre allait marquer
un tournant dans ma vie. Il expliquait comment un ordinateur pouvait comprendre le langage. L’argument était qu’on pouvait
raconter une histoire à l’ordinateur et
qu’il était capable ensuite de répondre à des questions relatives à cette histoire bien que les réponses ne soient pas
expressément données dans le récit.
L’histoire était la suivante :
un homme va au restaurant, commande un hamburger,
on lui sert un hamburger carbonisé, l’homme s’en va sans payer. On demande à l’ordinateur : « a-t-il mangé le hamburger » ? Il répond par la
négative. Les auteurs étaient très
contents de ce résultat, qui était censé prouver que l’ordinateur possédait les mêmes capacités de
compréhension que nous. C’est a ce moment
la que j’ai conçu l’argument de la chambre chinoise : Supposons que je sois
dans une pièce fermée avec la possibilité de recevoir et de donner des symboles, par l’intermédiaire d’un clavier et d’un
écran, par exemple. Je dispose de
caractères chinois et d’instructions permettant de produire certaines suites de
caractères en fonction des caractères que vous
introduisez dans la pièce. Vous me fournissez
l’histoire puis la question, toutes deux écrites en chinois. Disposant d’instructions appropriées, je ne peux que vous
donner la bonne réponse, mais sans avoir
compris quoique ce soit, puisque je ne connais pas le chinois. Tout ce que j’aurais fait c’est manipuler des symboles qui
n’ont pour moi aucune signification. Un
ordinateur se trouve exactement dans la même situation que moi dans la chambre chinoise : il ne dispose que de symboles et de règles régissant leur
manipulation. Je ne m’attendais pas à ce que
cet argument, qui me paraissait trivial, suscite
de l’intérêt au de là d’une semaine. L’effet fut au contraire cataclysmique.
Tous les participants du séminaire étaient
convaincus que j’avais tort, mais sans pouvoir
en donner la raison. Vingt ans après, la discussion continue à faire rage, il
doit y avoir plusieurs centaines d’articles sur
le sujet. Je reçois des correspondances
du monde entier. Lorsque j’ai donné une conférence en Chine, j’avais pensé préférable de parler de la « chambre
arabe », mais tout le monde avait entendu
parler de la chambre chinoise !
3. John Searle,
“Minds, Brains and Programs”, Behavioral and Brain Sciences, 3, 1980. En français,
voir Du Cerveau du Savoir, Paris :
Editions Hermann, 1985, et La Redécouverte de l’esprit, Paris, Gallimard, 1992. |
L’argument de la chambre chinoise montre que la
sémantique du contenu mental n’est pas
intrinsèque à la syntaxe du programme informatique, lequel est défini syntaxiquement par une suite de zéros et de uns. A
l’époque j’admettais que la machine
possédait une syntaxe. En fait, si l’on pose la question de savoir si cette
série de zéros et de uns est un processus
intrinsèque à la machine, on est obligé d’en
convenir que ce n’est pas le cas.
J’ai
proposé depuis (dans La redécouverte de l’esprit) un nouvel argument. La distinction la plus profonde qu’on puisse effectuer
n’est pas entre l’esprit et la matière,
mais entre deux aspects du monde :
ceux qui existent indépendamment d’un
observateur, et que j’appelle intrinsèques, et ceux qui sont relatifs
à l’interprétation ♦ d’un observateur ♦♦.
La computation informatique n’est pas un processus
qui a lieu dans la nature. Elle n’existe que relativement à une interprétation syntaxique qui assigne une certaine
distribution de zéros et de uns à un
certain état physique. Ce nouvel argument, plus radical, montre que la syntaxe
n’est pas intrinsèque à la nature physique. Une
chose donnée n’est un programme (i.e.
une structure syntaxique) que relativement à une interprétation. Ceci a pour
effet de démolir l’assomption de base de la
théorie computationnelle de l’esprit. La question
« Le cerveau est-il intrinsèquement un ordinateur » est absurde car rien
n’est intrinsèquement un ordinateur si ce n’est
un être conscient qui fait des computations.
N’est ordinateur que quelque chose auquel a été assignée une interprétation. Il est possible d’assigner une
interprétation computationnelle au fonctionnement
du cerveau comme à n’importe quoi d’autre. Supposons que cette porte égale 0 quand elle est ouverte, et 1
quand elle est fermée. On a là un ordinateur
rudimentaire. Cet argument est plus puissant que le premier mais plus difficile à comprendre.
♦
Ailleurs (Construction de la réalité sociale), Searle parle d’un monde
« entièrement constitué de particules dans des champs de forces »
et affirme que « les caractéristiques les plus fondamentales de ce monde
sont celles que décrivent [la physique ne décrit pas. Cf. Duhem] la physique, la chimie et les autres sciences de la
nature. » Que ces caractéristiques soient les plus fondamentales du
monde aujourd’hui, soit, mais cela n’implique pas que le monde soit
constitué de particules et de champs. Pourquoi des
« caractéristiques », fondamentale, peut-être, devraient elles des
parties d’un objet réel « monde ». Puisqu’il est ici question d’interprétation, il me semble avoir
entendu dire que ce qui posait un problème avec la mécanique quantique (qui
permet de faire de merveilleux calculs et de merveilleuses prévisions avec
douze chiffres significatifs) c’était son interprétation. Tant que l’on
calcule, grâce à un certain formalisme, tout va bien, les prévisions sont
confirmées par l’expérience (et confirmées ensuite par une multitude
d’expérimentateurs, c’est donc encore une affaire collective) et l’on peut
ainsi s’en servir pour fabriquer des armes merveilleuses, des armes de
rêve ; mais il n’en est pas de même avec l’interprétation. Il me semble
que c’est René Thom qui disait que la mécanique quantique constituait un
scandale et que prévoir n’est pas expliquer. De même Searle oppose à ce qu’il nomme « faits
institutionnels » les « faits bruts » tel le fait que le
sommet de l’Everest est couvert de neige — aujourd’hui l’Everest est un
boulevard jonché de bonbonnes à oxygène vides et de cadavres congelés. Il fut
occupé, récemment, par la police chinoise —. Je ne vois pas bien ce qu’a de
brut, de raw, l’accélérateur de particules de vingt kilomètres de
diamètre du CERN à Genève. Les faits qui ont lieu dans ces lieux m’ont l’air
au contraire très très très élaborés et laborieux, très artificiels. Il sont
le résultat d’une colossale intention collective, pour parler comme Searle,
etc. Ensuite, pendant combien de temps pourra-t-on dire, avec
beaucoup de légèreté, que le monde est constitué de particules. À la fin du
XIXe
siècle, la physique était réputée terminée, il ne subsistait plus que deux
petits problèmes, la catastrophe ultraviolette et le résultat non attendu de
l’expérience de Michelson et Morley. On connaît la suite. Et le nombre trois, il ne fait pas partie du monde le nombre
trois. Personne, jamais, ne pourra faire qu’il soit pair, qu’il ne soit pas
premier, qu’il ne soit pas le troisième nombre de la suite des entiers
« naturels ». Ils ne sont pas naturels les nombres entiers
naturels ? Et puisque nous parlons de champs : dans son cours de
physique, Feynman répond à ses étudiants qui lui demandent si le potentiel
vecteur est un champ (le potentiel vecteur est un artifice d’écriture qui
permet de remplacer une expression compliquée par la lettre A). « Oui
car un champ c’est des nombres, la pièce où nous sommes est pleine de
nombres. » Et pour Lebesgue, une grandeur est un nombre quoique tous les
nombres ne soient pas des grandeurs. Un nombre est une grandeur s’il est le
résultat d’une mesure. Qu’est-ce qu’un nombre, quelconque (naturel,
rationnel, irrationnel), pour Lebesgue ? C’est le compte rendu d’une
opération de mesure, par la méthode des graduations et grâce au théorème de
Thalès qui permet de diviser un segment de droite quelconque en un nombre
quelconque de parties égales. En conséquence, c’est ce qu’est un nombre
décimal (cela irait aussi bien avec une base quelconque). Pour Lebesgue, le
nombre est ce qui est écrit sur le papier. C’est donc aussi un
« rapport » au sens de Confidential Report. L’opération est
rapportée sur le papier. Il me semble quand même qu’il serait préférable de
dire « la lecture de ce qui est écrit sur le papier ». Qu’est-ce
qu’un compte rendu qui ne serait jamais lu ? Supposons que, comme pour
les hiéroglyphes égyptiens, le secret de la lecture d’un nombre décimal se
soit perdu. Pour un visiteur du futur qui regarderait ce qui est écrit sur le
papier, il n’y aurait pas un nombre, le compte-rendu d’une opération de
mesure, mais un grimoire. Il faudrait attendre le Champollion du nombre pour
que ce grimoire redevienne lisible. C’est une approche très anti-frégéenne
quoique Frege base sa notion de nombre entier (et non plus immédiatement
quelconque comme chez Lebesgue) sur une opération pratique dont il semble que
l’on sache que l’homme la pratique depuis trente cinq mille ans. Mais encore, à toute nuance de couleur on peut toujours
associer un spectre d’un rayonnement électromagnétique et aussi bien un
spectrogramme. Cependant une couleur, telle nuance de jaune par exemple,
n’est pas un rayonnement électromagnétique et nul rayonnement
électromagnétique n’est jaune. Un spectroscopiste plaisantin peut seulement
s’amuser à faire imprimer un spectrogramme avec de l’encre jaune. C’est tout.
Alors y a-t-il seulement du jaune dans le monde ou seulement des rayonnements
électromagnétiques ou les deux ? It’s
parallism, stupid ! comme le pressentait Leibniz, le moins con des philosophes
(excepté le sublime Aristote). Pour un jaune donné, un physicien pourra
toujours fournir le même spectrogramme, toujours le même. Il y a parallélisme, c’est tout. Stupid ! Ensuite l’objet « monde » semble aller de soi pour
Searle. En fait il est problématique. Descombes nous dit qu’il n’y a pas deux
sortes d’objets réels, les simples et les collectifs. Un objet réel collectif
est seulement un objet simple considéré selon sa structure, selon ses parties
(encore un observateur et un point de vue ici : selon les dispositions
de l’observateur, l’objet est simple ou bien il est collectif. De même dans
l’expérience d’Young, si nous avons une seule fente, l’expérimentateur
conclut : il y a là des particules, s’il y a deux fentes,
l’expérimentateur conclut : il y a là des ondes. De plus en plus funny :
si l’observateur envoie des photons un à un le résultat est inchangé ce qui
signifie que, dans le cas des deux fentes, le photon passe par les deux
fentes ! Ces prétendues particules sont assez peu particulaires à
ce qu’il semble). Le point de vue est essentiel. En ce qui concerne le monde, nous constatons ce que nous tenons,
de notre propre chef (encore un observateur), pour des parties du monde
(c’est la coutume que des objets, tous les objets, soient parties d’autres
objets), mais, dans ce cas, nous n’avons aucune preuve qu’il existe bien un
objet réel dont ces parties sont les parties et qui serait le tout de ces
parties. C’est une pure supputation. Et ce tout suprême ne serait, lui,
partie d’aucun autre objet ? Ainsi, des tables, chaises, fauteuils, etc.
peuvent être les parties de l’objet réel « salon » mais si elles
sont transportées au milieu du Sahara, quel est l’objet dont elles sont les
parties ? Le désert. Soit. Dans le cas du monde ou de l’univers, on ne
connaît encore aucune sorte de désert dont ce que nous tenons pour des
parties (les divers objet réels) seraient les parties. On est réduit aux
conjectures. C’est le sens du livre de M. Gautier : L’Univers
existe-t-il ? Enfin, les objets « particules », « ondes » et « champs » et à fortiori « particules virtuelles » sont très théoriques, c’est le moins qu’on puisse dire (Cf. Duhem, ci-dessous). |
♦♦
Mais tandis que les ensembles ne sont pas des totalités intrinsèques (ils
consistent dans le concept), les collectivités, les touts sociaux, sont
intrinsèques, intrinsèquement totaux, parce qu’ils sont composés
d’observateurs, comme le reconnaît Searle d’ailleurs. Searle qualifie
d’intrinsèque l’objet qui existe indépendamment d’un observateur.
La raison qui fait que les totalités intrinsèques ne dépendent pas d’un
observateur, c’est qu’elles dépendent de tous ! ce qui n’est pas
sans rappeler La Rochefoucault : ce qui nous empêche de nous adonner à
un seul vice c’est que nous en avons plusieurs. Brigitte est célèbre parce
que nous savons 1) qu’elle est bien connue, 2) qu’il est bien connu
qu’elle est bien connue. Il y a connaissance universelle de l’universalité de
la connaissance. Ailleurs, Searle cite Jon Barwise. Intrinsèquement naturels,
non ; intrinsèquement totaux, oui. Cette nouvelle réalité dont
parle Searle et qui advient sur terre (et peut-être ailleurs) grâce à
certains animaux est celle des totalités intrinsèques qui, pour être
totales ne dépendent pas d’un observateur parce qu’elles sont
composées, précisément, d’observateurs et qu’elles dépendent de ce fait de
tous les observateurs. C’est d’ailleurs par cette dépendance qu’elles
existent, c’est une condition nécessaire de leur existence. Les arbres
d’une forêt ne peuvent pas grandir ensemble. C’est aussi, il me semble,
une définition axiomatique de la communication, communication qui, selon moi,
ne consiste pas (du moins pas seulement) à faire bla bla ainsi que le
soutient Habermas. On comprend ainsi un peu mieux ce que Hegel entendait par
« L’universel est le commencement » : l’universel commence
avec l’universel, l’universel est immédiatement concret : il naît
concret, l’universel est concret ou il n’est pas. L’universel abstrait est
secondaire, il dépend de l’existence de l’universel concret. L’universel
commence avec l’universel concret et non l’inverse. On comprend mieux aussi la position de Durkheim sur Dieu et la religion. Dieu fut longtemps la seule idée disponible, la seule idée saisissable dans le monde, de l’universel concret. S’il est vrai, comme le soutient Frege, que les idées sont saisies dans le monde, alors l’idée de Dieu fut saisie dans le monde, alors, comme le dit Durkheim, l’idée de Dieu est naturelle puisqu’elle est saisie dans le monde. Autrement dit, de même que les hommes pratiquent la bijection et donc comptent sans le savoir depuis trente cinq mille ans, ils pratiquent l’universel concret depuis plus longtemps encore et ils vénèrent cet universel concret sous le nom de Dieu. C’est pourquoi aussi la moindre peuplade, la plus reculée, n’a rien de plus pressé que de s’intituler dans son langage : Nous, les être humains. C’est pourquoi l’esclave total moderne qui « vit » dans un sous espace de prostitution et un sous espace bétailler est un si vil innocent : il ne vénère plus l’universel concret mais seulement l’argent, esprit d’un monde sans esprit. |
Le
débat : Pourquoi ne pas
considérer que le cerveau est un ordinateur qui s’interprète lui-même ?
John Searle : Il y a assurément des processus dans le cerveau qui
sont intrinsèquement computationnels,
par exemple lorsque nous effectuons des calculs,
mais ces calculs n’ont rien d’intrinsèque, il ne s’agit de calculs que pour la
conscience [ La conscience, c’est personne. Je ne connais pas cette
dame ].
Le
débat : N’y a-t-il pas une
différence entre, par exemple, la simulation d’un diagnostic médical par un ordinateur, qui n’est que
l’interprétation que nous assignons à
ses opérations, et les calculs arithmétiques que la machine effectue réellement ?
John Searle : Les calculs sont relatifs à notre interprétation
tout autant que les autres
« productions » de l’ordinateur. La seule chose qui ait effectivement
lieu dans un ordinateur qui est en train
de fonctionner, ce sont des flux électriques. Nous, nous pouvons leur associer des symboles mais, la
machine, elle, n’en contient pas. Le
cerveau est aussi un mécanisme, mais un mécanisme causal. Il a cette propriété
extraordinaire de produire la conscience.
L’ordinateur en revanche ne produit rien du
tout, sinon l’état suivant d’exécution du programme. En ce sens il ne s’agit
pas d’un mécanisme causal. Dans le
cerveau en revanche, les micros-structures sont la cause de structures plus élevées, la conscience et
l’intentionnalité. Un ordinateur est
entièrement défini par son aspect computationnel. Le cerveau, lui, ressemble
d’avantage à l’estomac : outre la manipulation de symboles, il cause des événements, en l’occurrence les pensées et les
sentiments.
Le débat : Quelle est la contribution philosophique qui selon
vous a ouvert l’ère de la philosophie de
l’esprit ?
John Searle :
Aucun ouvrage en particulier. En revanche, les articles de Turing, écrits au début des années cinquante, sont devenus
une bible quelques vingt ans plus tard,
quand on a cru possible la construction de machines telles qu’il en avait
imaginées. Dès le départ j’ai pensé que la
métaphore de l’ordinateur menait droit à une
impasse, ce que je pense d’ailleurs avoir démontré. Les grands livres pionniers
de la philosophie de l’esprit contemporaine
sont Le concept d’esprit de
Ryle (1949) et les Recherches
philosophiques de Wittgenstein (1953), mais la vogue de la philosophie de l’esprit ne fut établie que bien
après. Ryle et Wittgenstein appartiennent
à une tradition anti mentaliste et, chez Wittgenstein, la philosophie de l’esprit est inséparable de la philosophie du
langage. Le tournant a eu lieu avec la
défaite du béhaviorisme. En vertu de leur caractère irréductible,
l’intentionnalité, la conscience
existaient sans contestation possible et étaient donc des objets d’étude en bonne et du forme. La philosophie de
l’esprit a alors détrôné la philosophie
du langage. Un dernier facteur : en dépit de la révolution fregéenne,
un trait de la philosophie moderne a
persisté au XXème siècle,
l’obsession cartésienne de
l’épistémologie, c’est-à-dire l’idée qu’on devait prendre le scepticisme au sérieux, que la tâche première de la
philosophie était de répondre au défi
sceptique, de fonder la possibilité de connaître. Wittgenstein, Quine, Davidson ont entretenu cette perspective
épistémologique dans la philosophie du langage.
Je crois qu’il faut sortir de cette obsession post-cartésienne. Les paradoxes sceptiques contemporains sont intéressants,
mais au même titre que le paradoxe de
Zénon, ils ne mettent pas plus en question la réalité de la connaissance et de la signification que Zénon n’a mis
en question la réalité de l’espace et du
temps. En dépit de son naturalisme, Quine lui-même appartient au stade épistémologique de la philosophie, sa
problématique de l’indétermination de la
traduction est typique du scepticisme épistémologique : comment savons-nous que
« Gavagaï » veut vraiment dire « lapin » ? [4] Ce cartésianisme résiduel n’est pas la bonne voie. Nous sommes capables de comprendre d’autres êtres humains.
C’est là un fait que nous devons tenir
pour acquis. Notre tâche est de décrire la structure de la compréhension. Se libérer de cette obsession,
c’est pouvoir se consacrer à une
philosophie constructive, ne pas se demander, par exemple, comment nous savons que la société existe, mais quelle est la
structure logique de la réalité sociale. De
ce point de vue, je crois que nous sommes en train de passer d’une ère socratique et platonicienne, où la question de la
possibilité de la connaissance était préjudicielle,
à une ère aristotélicienne, tournée vers la solution de problèmes. C’est en tout cas l’esprit de mes travaux actuels.
Aristote a pu faire une philosophie
constructive parce qu’il n’était pas obsédé par le scepticisme comme l’était Socrate.
4. W.V.O.
Quine, Le Mot et la chose (1961), Paris, Flammarion, 1977. l’esprit,
tout comme le langage est une extension de la capacité expressive caractéristique
de l’esprit (une partie importante des capacités mentales sont inconcevables
sans le langage). |
Il
y a eu une période faste de la philosophie du langage mais, aujourd’hui, les
choses se passent ailleurs. La raison en est que
la tradition fregéenne qui analyse les
relations entre le langage et la réalité sur le modèle de la notion de sens
(Sinn), c’est-à-dire de conditions de
satisfaction est rejetée par la plupart des philosophes en faveur de ce qu’on appelle l’externalisme. Je suis
et je demeure internaliste. L’esprit est
une entité qui établit des conditions qu’un objet doit satisfaire pour que telle chose soit de l’eau ou telle autre une
montre, par exemple. Cette tradition aurait
été réfutée en particulier par Putnam avec l’argument de la Terre-Jumelle et
par la théorie causale de la référence de
Kripke. [5] Je soutiens que la théorie causale de la signification et de la référence repose sur une
erreur grossière. Frege s’est trompé
quand il a supposé que le contenu d’une proposition et le contenu des conditions de satisfaction (qui déterminent le
rapport entre une expression linguistique
et le monde) étaient une seule et même chose. C’est le cas pour les exemples qu’il avait choisis (l’étoile du matin et
l’étoile du soir, etc.). Mais il a fait une
erreur en confondant ces deux questions. Ce qui est en question quand vous
cherchez à déterminer si une proposition est
vraie ou fausse, dans un contexte modal
tel que, « il est nécessaire que p », n’est pas la nature du lien entre
le langage et la réalité. La théorie
causale est souvent juste pour les contextes modaux : nous examinons
l’objet — s’il s’agit d’un objet — et non ce que Frege appelait son
mode de présentation (Art des
Gegebenseins), la manière dont la proposition exprime un sens. Frege pensait que le contenu de la proposition
et son mode de présentation revenait au
même, moi, je soutiens que non. Prenons la phrase « je suis ici maintenant ». Elle exprime nécessairement une
vérité. Je suis forcément là où je parle
au moment où je parle. Mais le fait rapporté par cet énoncé n’est pas
une vérité nécessaire. Que je sois ici
maintenant est un fait contingent. Il est donc nécessaire de distinguer la proposition « Searle est à tel endroit
à tel moment » du contenu de l’expression
« je suis ici maintenant », l’une est vraie de façon contingente, l’autre, de façon nécessaire. Pour avoir
mis à la lumière cette distinction,
l’externalisme n’en est pas moins une impasse. L’adoption de cette théorie a eu pour résultat de stériliser la
recherche, car l’externalisme n’est pas capable
de décrire la chaîne causale qui est censée relier le langage à la réalité, à
quelque chose de totalement étranger à
l’esprit.
5. Voir
Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire (1981), Paris, Minuit, 1984,
p. 29-60 et Saul Kripke, La Logique des noms propres (Naming
and Necessity, 1972-1980), Paris, Minuit, 1982. |
Le
débat : Quelle est alors la
source de votre propre intérêt pour la philosophie de l’esprit, en dehors de la réfutation du modèle
informatique ?
John Searle :
Dans mes premiers travaux sur les actes de langage, j’utilisais, en quelque sorte à crédit, les notions de croyance, de
désir, d’intention, d’action. Je savais qu’il
me faudrait un jour honorer ma dette, c’est-à-dire expliciter en quoi elles consistent. C’est avec mon livre sur
l’intentionnalité que je suis passé de la philosophie
du langage à la philosophie de l’esprit. Intentionality (1983) est donc
le point de départ de tout ce que j’ai
fait depuis. [6] L’Intentionnalité est un fait biologique. Je considère le cerveau comme une
machine, un mécanisme naturel, alors que
la computation, telle que la théorie de Turing la définit, est un processus
mathématique abstrait, qui peut éventuellement
être implémenté dans une machine. Il ne
s’agit pas d’un type de fonctionnement, comme la photosynthèse ou la digestion. Pour moi, la conscience et
l’intentionnalité sont des phénomènes biologiques,
et la philosophie du langage est une branche de la philosophie de l’esprit,
tout comme le langage est une extension de la capacité expressive caractéristique de l’esprit (une partie importante
des capacités mentales sont inconcevables
sans le langage). Nous sommes dans une
situation philosophique comparable à celle de Bergson à propos de la vie, quand on croyait que vitalisme et
mécanisme formaient une alternative
ultime. On a du mal à imaginer aujourd’hui l’intensité de ces débats. Or, un problème philosophique qu’on croyait insoluble
a été résolu ou dissous par la science.
On peut dire que le vitalisme a perdu, mais c’est parce qu’on a conçu une nouvelle conception du mécanisme en biologie,
avec la biologie moléculaire. De façon
analogue, je crois que nous avons besoin d’une nouvelle conception, plus
riche, du fonctionnement du cerveau. Nous
verrons alors que c’est un fonctionnement
naturel au même titre que la digestion.
6. Trad.
française, L’intentionnalité,
Paris, Minuit, 1985. |
Le
débat : Est-ce à dire que la
philosophie de l’esprit va s’effacer au profit de la science ?
John Searle : Je suis convaincu que le problème de la conscience
est sur le point de recevoir une
solution scientifique grâce à la neurobiologie. Il semblerait que ces progrès scientifiques décisifs puissent mettre la
philosophie hors jeu. Mais — et
c’est là un phénomène fascinant — les scientifiques font des erreurs
philosophiques élémentaires au sein même de
leur conquêtes les plus considérables.
Je n’en mentionnerai qu’une :
l’orientation actuelle de la neurobiologie
est de trouver le « corrélat neurobiologique de la conscience » en
termes atomistes. On cherche les « blocs
élémentaires » de la conscience, par exemple
l’expérience du rouge. Trouvons un bloc élémentaire, et nous aurons la clé
de tous les autres, nous saurons comment la
conscience est construite par assemblage
de ces blocs élémentaires. Telle est la problématique standard dans ce type de travaux. A mon avis c’est là une erreur, car
seul un organisme qui est déjà conscient
peut avoir l’expérience du rouge, de la forme, de leur conjonction dans un percept donné, etc. Avant de discuter des éléments
constitutifs de tel ou tel fait de
conscience spécifique, il faut comprendre en quoi consiste la conscience de
base ou d’arrière-plan, sans laquelle
les percepts spécifiques ne peuvent se produire. Avant d’expliquer des formes spécifiques de conscience, nous avons
besoin d’une conception générale de la
manière dont le cerveau peut produire la conscience. J’ai beaucoup de discussions avec certains chercheurs en
neuro-sciences sur ces questions et
j’espère être en train de les amener à partager mes vues. Le principal représentant de la théorie des blocs élémentaires est
Francis Crick. Je corresponds avec lui.
C’est un partenaire merveilleux, qui va directement au fond, sans se préoccuper de politesses, et je ne désespère pas de
le convaincre. Gerald Edelman, en
revanche se rapproche de mes vues. Sa position est intermédiaire entre ce que
j’appelle une théorie unifiée du champ et la
théorie des blocs élémentaires. Le plus proche
de ma conception est un chercheur allemand très connu de Francfort, Wolf
Singer. Il pense qu’on doit chercher des
capacités globales du système cortical et non
les mécanismes spécifiques de tel ou tel percept. En effet, les corrélats
neuronaux de ces percepts peuvent exister chez
des animaux dénués de conscience. En
vertu de la théorie des blocs constitutifs, si vous prenez un agent inconscient
et que vous produisez chez lui le
corrélat neuronal du rouge, il verra d’un seul coup du rouge et rien d’autre. Or, cela n’est pas
possible, ce n’est pas ainsi que le cerveau
fonctionne. Il y a encore beaucoup à faire avant de pouvoir dissiper cette
illusion, ou celle qui croit à la possibilité
d’un programme informatique qui soit capable
de conscience.
D’un certain point de vue, nous vivons un âge d’or,
mais, à d’autres égards, c’est un moment
de confusion intellectuelle considérable. Par rapport à l’époque glorieuse de la philosophie analytique du langage, la
philosophie a perdu en précision et en
unité, mais elle s’est ouverte à des questions plus riches et plus variées. Une question comme l’ontologie des faits
sociaux n’est plus irrecevable en principe
comme elle l’aurait sans doute été il y a quarante ans. Il y avait alors,
dans le sillage de Frege, un consensus sur les
grandes questions de la philosophie et
la manière de les traiter. De grandes choses en ont résulté, mais aussi une
certaine étroitesse. Inversement, la
philosophie de l’esprit est devenue un sujet très vaste qui inclut toutes sortes de questions. Mais
l’aspect le plus saillant de la philosophie
américaine est la faveur extraordinaire qu’a retrouvée la question de la
conscience auprès du public. Quand je fais des
conférences, je ne peux pas parler d’autre
chose, si je veux satisfaire mon auditoire. Peut-être est-ce en réaction à une
période où cette question était trop dépréciée.
Le débat: Le concept d’arrière-plan (background) semble la
clé de voûte de votre philosophie de
l’esprit. Pouvez-vous présenter votre théorie de l’arrière-plan ?
John Searle:.... L’idée est très simple : les mots et les
phrases, pour prendre cet exemple, ne suffisent
pas en eux-mêmes à générer une interprétation. Le même sens linguistique admettra une interprétation
différente selon les présupposés que
l’on fait intervenir. Ainsi, en anglais, le mot ‘open’ (« ouvrir »)
s’interprète de manière différente dans ‘Open
your eyes’ (« Ouvre les yeux »), ‘Open a restaurant’ (« Ouvre un restaurant ») et ‘Open the
door’ (« Ouvre la porte »). Ces faits de langue m’ont amené à formuler cette thèse d’une portée tout
à fait générale: Tout ce qui est sens
linguistique, en fait, toute forme d’intentionnalité s’appuie sur un ensemble d’aptitudes, de tendances, de dispositions,
et de capacités, que j’appelle « d’arrière-plan »
(en anglais, ‘Background’), sans lesquelles il ne lui serait pas possible
de fonctionner, d’avoir des conditions de
satisfactions. L’arrière-plan ne fait pas partie
du sens et de l’intentionnalité, pourtant, sens et intentionnalité n’existent
en tant que tels que par rapport à lui.
Cette idée était déjà en germe chez les psychologues
de l’école Gestalt,, lesquels ont montré qu’un même stimulus perceptuel pouvait recevoir des interprétations
perceptuelles différentes. Wittgenstein
l’a reprise et appliquée à d’autres branches de la philosophie. Pour ma part, j’essaie, à partir de cette hypothèse, de
développer une théorie générale à propos
de l’esprit et du langage. L’arrière-plan est un ensemble d’aptitudes non
représentationnelles sans lequel aucune
représentation n’est possible. Ses composantes
sont à la fois d’ordre social et biologique. J’ai déjà parlé de son rôle
dans plusieurs de mes livres, et j’envisage
d’approfondir ma réflexion dans ce sens dans
un proche avenir.
Le
débat : Votre dernier livre, La
construction de la réalité sociale, vous amène à un autre objet, la société.
John Searle : Ce qui est merveilleux en philosophie, c’est qu’on
n’est pas obligé de reprendre les
problèmes formulés par les philosophes du passé, on peut en inventer de nouveaux. Par exemple, nous n’avons
pas de philosophie de la société. Nous
avons une philosophie politique et une philosophie des sciences sociales, du moins selon les divisions académiques en
vigueur aux États-Unis. On étudie
Rousseau et Rawls, l’application de la notion de loi dans les sciences sociales, etc., mais cela ne constitue pas une
philosophie de la société au sens où il y
a une philosophie du langage ou une philosophie de l’esprit. La question de
base de la philosophie de la société est
l’ontologie de la réalité sociale. Mon livre est un premier effort dans ce sens. Ce qui nous manque pour
aller plus loin, c’est une philosophie
intermédiaire pour ainsi dire. Même si Max Weber a essayé de faire une philosophie sociale au sens où je l’entends, et a
créé des catégories utiles. La description
de la réalité sociale est soit très abstraite, comme dans la Théorie de la
justice de Rawls, soit à l’opposé, journalistique, directement engagée dans Le débat public. Il faudrait une philosophie moins abstraite
que la République ou la Théorie de la justice, sans tomber dans
le journalisme. Nous n’avons même pas de langage descriptif adapté aux réalités en question.
Le
débat : Le titre de votre
ontologie sociale a été reçu de façon équivoque, en France du moins. S’agit-il de la construction (naturelle) de la
réalité sociale ou de la construction
sociale de la réalité ? Ce que vous entendez par « subjectif »
ou « relatif » (non intrinsèque) a
provoqué un malentendu. Votre théorie impliquerait
qu’en dehors de la nature physique, il n’y a que des « représentations ».
John Searle : En un sens, c’est bien ce que je dis. La question
que je me pose est la suivante : Comment des bêtes vivant à la
surface du globe peuvent- elles créer
une réalité nouvelle ? Cette réalité est objective, en ce sens qu’elle ne
dépend pas de mon opinion ou de la vôtre, mais
subjective aussi car elle n’existe que
parce que nous pensons qu’elle existe. La monnaie, la propriété, le mariage, les cocktails et les maisons d’édition sont
des créations sociales. Cela n’a rien à
voir avec la théorie absurde que tout est socialement construit, ou que tout est texte. J’ai pris soin de consacrer les trois
derniers chapitres de mon livre au
réalisme. J’y attaque le relativisme aujourd’hui à la mode, et notamment
le constructionnisme social. Je suis frappé par
le succès qu’ont ces théories extravagantes
auprès de l’extrême gauche. Il s’agit pourtant d’une rupture avec la tradition marxiste. La construction de la réalité
sociale n’est pas la construction
sociale de la réalité. Si certains y ont vu des synonymes, on ne peut rien pour eux. Dans un registre analogue, nous
avons besoin d’une philosophie de la
rationalité. Le concept de rationalité est riche parce qu’il provient d’une tradition féconde, qui culmine dans la
théorie mathématique de la décision.
Elle est très influente en particulier en économie. Mais là encore, des avancées scientifiques remarquables sont grevées
par des erreurs philosophiques
fondamentales. La guerre du Viêt-Nam en a donné une illustration spectaculaire. Nos décideurs politiques
étaient convaincus que les Nord
Vietnamiens avaient une courbe d’utilité marginale telle que lorsque la désutilité des bombardements égalerait l’utilité de
la résistance à l’Amérique, ils se
rendraient. Cette foi est inusable, on a fait le même raisonnement à propos de
Milosevic. Pendant la guerre du Viêt-Nam, j’ai
rencontré un de mes amis travaillant au
Pentagone. Comme je lui soutenais que notre stratégie de bombardement était hasardeuse, il m’a montré des
courbes, en m’expliquant que cette
stratégie s’appuyait sur un argument décisif, lequel repose uniquement sur
cette supposition que les Vietnamiens étaient
rationnels de sorte que, quand la courbe
atteindrait un point donné, ils ne pourraient que se rendre. C’était insensé de penser que Ho Chi Minh décidait de la poursuite
de la guerre comme nous nous choisirions
un dentifrice. Mais il n’est pas facile d’établir exactement ce qui ne va pas dans ce mode de raisonnement. C’est
le sujet du livre sur lequel je travaille
actuellement. L’argument, assez complexe dans le détail, est qu’on ne peut pas rendre compte du processus de
raisonnement sans l’attribuer à un
sujet. Sans la notion d’un agent, celle de rationalité n’a pas de sens. Si on
réduit le moi, comme le fait Hume, à un
faisceau de perceptions, il n’est pas possible
de rendre compte de la rationalité. La rationalité suppose un agent stable dans son identité agissant dans le temps. En
outre, les processus de décision
politique, par exemple en temps de guerre, mettent en jeu une pluralité d’agents. Il faut donc concevoir des
acteurs collectifs. Le modèle de la théorie
du choix rationnel, qui ne considère que la maximisation de l’utilité pour
un agent individuel est inopérant. Mais trouver
un modèle opératoire n’est pas chose
aisée. C’est ce à quoi je travaille actuellement.
Le
débat : Comment cette recherche
se relie-t-elle à vos travaux antérieurs, cette
théorie de la rationalité est-elle le chaînon intermédiaire entre la conscience
et la société ?
John Searle :
C’est plutôt la continuation de mon travail sur L’Intentionnalité. En philosophie, on construit les fondations après
avoir construit la maison. Mes amis
architectes pensent que c’est de la folie, mais c’est comme ça ! Les philosophes progressent vers les fondements.
Le fondement de ma théorie des actes de
langage était l’intentionnalité. En un sens, je n’ai fait depuis qu’appliquer
la théorie de l’intentionnalité. Quand je me
suis interrogé sur l’intentionnalité, je me
suis aperçu qu’il y avait une homologie fondamentale entre la structure des
actes de langage et celle des états
intentionnels, et je maintiens toujours cet aspect de ma théorie. Cette homologie est nécessaire : un énoncé descriptif est
l’expression d’une croyance, un ordre est
l’expression d’un désir, une promesse est
l’expression d’une intention. Avec ce parallélisme, j’avais sous les yeux
depuis le début une théorie de l’esprit
et je ne m’en était pas aperçu !
Il y avait cependant un vide énorme dans
mon livre. Je ne disais rien de la rationalité. Certes, je faisais un parallèle entre l’action et la perception,
volition et cognition. Mais cela me paraît
aujourd’hui superficiel. L’action a une structure spécifique. Nous ne pouvons agir que sous la présupposition de la
liberté, du choix, que nous croyions ou
non à la liberté. Le choix rationnel n’a de sens que si nous avons réellement à
notre disposition une gamme d’options. Les
antécédents de la décision, quels qu’ils
soient, ne sont pas suffisants pour déterminer causalement ce que nous allons faire. Je ne sais comment on peut rendre
compte de la liberté de la volonté dans
le cadre de la neurobiologie, mais je sais que nous devons adopter cette
présupposition chaque fois que nous prenons une
décision, que nous nous déterminons suivant
des raisons. Ce n’est pas une position originale, Kant a soutenu le même argument. Il y avait donc une erreur
dans l’Intentionnalité,
que j’essaie de corriger aujourd’hui. En
insistant, non sans raison, sur le fait que cognition et volition avaient des structures formelles parallèles : la causalité intentionnelle, la direction d’ajustement [7], je négligeais une différence cruciale. Dans le cas de la décision rationnelle, il y a un écart
entre les raisons qui conduisent à la décision
et la décision proprement dite, et un autre entre la décision et son exécution. Or c’est tout le problème de la
rationalité. La rationalité est la manipulation
de contenus intentionnels sous la présupposition de la liberté. C’est pourquoi on ne peut pas parler d’intentionnalité sans
revenir à des questions traditionnelles
sur la liberté humaine.
7. La
théorie des actes de langage baptise ainsi une distinction dégagée par GEM
Anscombe : Soit un homme
qui fait des courses muni une liste d’achats. La relation entre une liste
d’objets et les
objets achetés n’est la même selon qu’il s’agit d’une liste établie
par l’homme (ou par sa femme), ou d’une liste faite par un détective chargé
d’observer ses faits et gestes. La première liste est l’expression
d’une intention ou d’une instruction, la seconde une description. La
« direction
d’ajustement entre les mots et le monde » n’est pas la même dans
les deux cas : « si la liste
et les choses
achetés effectivement ne coïncident pas (...) l’erreur est dans l’action de
l’agent et pas dans la liste (Si sa femme disait : “regarde, il est écrit ‘beurre’ et tu as acheté de la
margarine”, il serait très surprenant que l’homme réponde : “Quelle erreur, il faut réparer ça !” et en efface le mot “beurre” pour le remplacer par
margarine) ; tandis que si la liste du détective ne coïncide pas avec ce que
l’homme a acheté, l’erreur est dans la liste. » (Intention,
Oxford, 1957, p. 56). Voir également John Searle,
Sens et expression, p. 41-44. |
Le
débat : Que reste-t-il de la
philosophie du langage dans votre programme actuel ?
John Searle :
J’aimerais vivre assez longtemps pour pouvoir écrire cent livres. Je pourrais indiquer leur titres ! Pour ce qui est du langage, je crois il faudrait parvenir à incorporer l’analyse du langage au sein
d’une théorie générale de la représentation.
Comment les images, comment les symboles représentent-ils ? Comment une partition représente-t-elle des
sons ? Si la partition et la musique sont
isomorphes, pourquoi les sons ne représentent-ils pas la partition ? Il y
a là toute une gamme de questions
fascinantes... Il y a aussi des questions de base auxquelles il faut revenir. La métaphore par exemple.
C’est un peu comme un rendez-vous chez
le dentiste. J’ai tout fait pour retarder le moment d’aborder la métaphore, mais j’ai toujours su qu’il faut qu’un
jour ou l’autre j’écrive un article sur
elle. En fait je l’ai fait, mais je n’en suis pas satisfait et j’aimerais
réouvrir cette question. Il n’y a pas de
théorie satisfaisante de la métaphore. Il y a même des philosophes, tels que Donald Davidson [8], qui pensent qu’une théorie de la métaphore est impossible, les mots, selon eux, disent
ce qu’ils veulent dire. Mais ça ne
saurait être le dernier mot. Il doit y avoir des mécanismes par lesquels nous
produisons des métaphores. Il reste donc
beaucoup à faire en philosophie du langage...
8. Ce
que signifient les métaphores » (1978), in Enquêtes sur la vérité et
l’interprétation,
Nîmes, Jacqueline
Chambon, 1993, p. 349-376. |
Le
débat : En dépit de cet intérêt
maintenu pour le langage, n’avez-vous pas renoncé
à mettre la philosophie du langage en position de philosophie première, alors que d’autres philosophes analytiques — Michael Dummett, les wittgensteiniens
— insistent sur ce point, contre le courant cognitiviste. Selon eux, l’intentionnalité du langage permet d’expliquer
l’intentionnalité de la conscience et
non l’inverse. Ils voient votre philosophie soit comme un centrisme mou, soit comme une variante du
cognitivisme.
John Searle : Mon approche est intégralement naturaliste, et l’a
toujours été. Ma mère était médecin, mon
père ingénieur. J’ai été élevé dans un environnement
naturaliste. Il y avait à la maison des spécimens médicaux. Je les regardais en me disant : voilà de quoi nous sommes tous faits. Je n’ai jamais
été tenté par l’idée qu’une part de nous-même
puisse être au-delà de la nature, qu’il
y a un règne nouménal de la liberté, etc. Nous vivons dans un seul monde.
Ce n’est donc pas une conversion récente de ma
part. L’existence humaine est un fait
biologique au même titre que la vie des bêtes. Dans ce cadre, la philosophie du langage ne peut être qu’une branche de
la philosophie de l’esprit. La capacité
à parler est une capacité biologique, qui repose sur des capacités mentales plus fondamentales, comme la
perception et l’action. Le langage est
une capacité dérivée. La perception implique déjà l’intentionnalité. La continuité de l’esprit au langage est impliquée
par mon naturalisme. C’est pourquoi je
me sens étranger au clivage qui occupe beaucoup de philosophes analytiques.
Le
débat : Dans la philosophie
française, la conscience a toujours été un thème opposé au naturalisme. Une philosophie naturaliste de la
conscience a donc de quoi surprendre.
John Searle : Je ne suis pas représentatif de ce point de vue.
Pour beaucoup de mes collègues,
naturaliser la conscience, c’est la réduire à d’autres phénomènes, et donc en nier l’existence. Dennett ou
Fodor pensent que le naturalisme élimine
nécessairement la conscience. Je soutiens au contraire qu’il n’y a pas à naturaliser la conscience, car elle est
naturelle, et réelle, au même titre que
la digestion ou la photosynthèse. De ce point de vue, la philosophie analytique et la philosophie souffrent du même
préjugé dualiste post-cartésien. Comme
personne en Amérique ne veut être dualiste, on essaie d’éliminer la conscience. J’essaie de n’être ni dualiste ni matérialiste.
Œuvres de John Searle
en français :
La construction de la réalité sociale, Gallimard,
1998
La redécouverte de l’esprit, Gallimard, 1992
Déconstruction, le langage dans tous ses états,
L’Éclat, 1991
Pour réitérer les différences, réponse à Derrida,
L’Éclat, 1991
L’intentionnalité, Minuit, 1985
Du cerveau au savoir, Hermann, 1985
Sens et expression, Minuit, 1982
Les actes de langage, Hermann, 1972
/46/ Touchant la nature même des choses, touchant les réalités qui se cachent sous les phénomènes dont nous faisons l'étude, une théorie conçue sur le plan qui vient d'être tracé ne nous apprend absolument rien et ne prétend rien nous apprendre. (…) L’aisance avec
laquelle chaque loi expérimentale trouve sa place dans la classification
créée par le physicien, la clarté éblouissante qui se répand sur cet ensemble
si parfaitement ordonné, nous persuadent d’une manière invincible qu’une
telle classification n’est pas purement artificielle, qu’un tel ordre ne
résulte pas d’un groupement purement arbitraire imposé aux lois par un
organisateur ingénieux. Sans pouvoir rendre compte de notre conviction, mais
aussi sans pouvoir nous en dégager, nous voyons dans l’exacte ordonnance de
ce système la marque à laquelle se reconnaît une classification
naturelle : sans prétendre expliquer la réalité qui se cache sous les
phénomènes dont nous groupons les lois, nous sentons que les groupements
établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles entre les
choses mêmes. Le physicien, qui voit en toute théorie une explication, est convaincu qu’il a saisi dans la vibration lumineuse le fond propre et intime de la qualité que nos sens nous manifestent sous forme de lumière et de couleur : il croit à un corps, l’éther, dont les diverses parties sont animées, par cette vibration, d’un rapide mouvement de va-et-vient. Certes, nous
ne partageons pas ces illusions. Lorsqu’au cours d’une théorie optique, nous
parlons encore de vibration lumineuse, nous ne songeons plus à un véritable
mouvement de va-et-vient d’un corps réel ; nous imaginons seulement une
grandeur abstraite, une pure expression géométrique dont la longueur,
périodiquement variable, nous sert à énoncer les hypothèses de l’Optique, à
retrouver, par des calculs réguliers, les lois expérimentales qui régissent
la lumière. Cette vibration est pour nous une représentation et non pas une explication. Mais lorsque
après de longs tâtonnements, nous sommes parvenus à formuler, à l’aide de
cette vibration, un corps d’hypothèses /53/ fondamentales ;
lorsque nous voyons, sur le plan tracé par ces hypothèses, l’immense domaine
de l’Optique, jusque-là si touffu et si confus, s’ordonner et s’organiser, il
nous est impossible de croire que cet ordre et que cette organisation ne
soient pas l’image d’un ordre et d’une organisation réels : que les
phénomènes qui se trouvent, par la théorie, rapprochés les uns des autres,
comme les franges d’interférence et les colorations des lames minces, ne
soient pas en vérité des manifestations peu différentes d’un même attribut de
la lumière ; que les phénomènes séparés par la théorie, comme les
spectres de diffraction et les spectres de dispersion, n’aient pas des
raisons d’être essentiellement différentes. Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais
l’explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les
apparences sensibles : mais plus elle se perfectionne, plus nous
pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les lois
expérimentales est le
reflet d’un ordre ontologique : plus nous soupçonnons que les
rapports qu’elle établit entre les données de l’observation correspondent à
des rapports entre les choses [Cf. Poincaré, La
Science et l’Hypothèse, Hermann, 1903, p. 190] ; plus nous devinons qu’elle
tend à être une classification naturelle. De cette
conviction, le physicien ne saurait rendre compte : la méthode dont il
dispose est bornée aux données de l’observation ; elle ne saurait donc
prouver que l’ordre établi entre les lois expérimentales reflète un ordre
transcendant à l’expérience : à plus forte raison ne saurait-elle
soupçonner la nature des rapports réels auxquels correspondent les relations
établies par la théorie. Mais cette
conviction, que le physicien est impuissant à justifier, il est non moins
impuissant à y soustraire sa raison. Il a beau se pénétrer de cette idée que ses théories n’ont aucun
pouvoir pour saisir la réalité, qu’elles servent uniquement à donner des lois
expérimentales une représentation résumée et classée : il ne peut
se forcer à croire qu’un système capable d’ordonner si simplement et /54/
si aisément
un nombre immense de lois, de prime abord si disparates, soit un système
purement artificiel ; par une intuition où Pascal eût reconnu une de ces
raisons du cœur « que la raison ne connaît pas », il affirme sa foi
en un ordre réel dont ses théories sont une image, de jour en jour plus claire et plus
fidèle. Ainsi
l’analyse des méthodes par lesquelles s’édifient les théories physiques nous
prouve, avec une entière évidence, que ces théories ne sauraient se poser en explication des
lois expérimentales ; et, d’autre part, un acte de foi que cette
analyse est incapable de justifier, comme elle est impuissante à le refréner,
nous assure que ces théories ne sont pas un système purement artificiel, mais
une classification
naturelle. Et l’on peut, ici, appliquer cette profonde pensée de
Pascal : « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout
le Dogmatisme ; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le
Pyrrhonisme ». [Pierre Duhem, La Théorie
physique, Vrin]
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