Entre Grammaire Spéculative et Logique Terministe :
la recherche peircienne d’un nouveau modèle de la signification et du mental.

 (Histoire, Epistémologie, Langage, tome 16, fasc.1, 1994, p.89-121)

par Claudine Tiercelin (Université de Tours et URA 1079 CNRS-Paris-1)

 

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Résumé.

Le but de l’article est d’analyser l’influence exercée par la philosophie médiévale (essentiellement Ockham et Duns Scot) sur la réflexion peircienne, et notamment sur sa conception de la logique et sa théorie de la pensée-signe (l’une des deux idées-forces du pragmatisme). On montre comment, sans choisir jamais entre le modèle terministe et le modèle modiste et en essayant de se frayer une voie entre formalisme et psychologisme, Peirce se sert des instruments scolastiques que constituent les intentions secondes, la suppositio, ou l’abstraction, pour constituer un modèle extrêmement original et élargi de la pensée.

Summary.

The aim of the article is to analyze the influence of medieval philosophy (essentially Occam and Duns Scotus), mainly on Peirce’s views on logic and his theory of thought-signs (one of the two key-ideas of pragmatism). One tries to show how, without ever choosing between a terminist and modistic model, and by finding his way through formalism and psychologism, Peirce uses the scolastic instruments of suppositio, second intentions and abstraction, so as to constitute an extremely original and enlarged model of thought

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 /89/ L’influence exercée très tôt sur Peirce par la philosophie médiévale est bien connue. Et notamment l’importance de Duns Scot [1] dans la /90/ solution réaliste que Peirce choisit d’adopter dans la querelle des universaux, centrale pour sa réflexion, parce que jugée essentielle en métaphysique comme en logique ou en philosophie des sciences [2]. Mais le Docteur Subtil n’est pas l’unique source d’inspiration. Peirce lit aussi de très près — entre autres—, Roger Bacon, Pierre d’Espagne, Abélard, ou encore Guillaume d’Ockham. L’apport scolastique revêt dès lors chez Peirce de multiples formes : on le retrouve par exemple dans l’attention portée à la terminologie, à l’analyse médiévale de l’abstraction, de la supposition, des termes relatifs, et de l’inférence, ou bien encore dans la réflexion sur les modalités.

Mais c’est peut-être en définitive dans la conception élaborée par Peirce de la Logique et dans sa théorie originale de la pensée-signe qu’on peut le mieux mesurer la fécondité de la lecture peircienne des médiévaux, et le rôle qu’a joué celle-ci dans la constitution du pragmatisme, tant il est vrai que celui-ci serait, selon son fondateur, le développement de ces deux idées-forces : 1) le pragmatisme est entièrement issu de la logique formelle, 2) toute pensée est en signes (5.470) [3].

 1. Peirce, lecteur des médiévaux

En 1893, Peirce déplorait que la philosophie médiévale — et notamment sa logique — fût un domaine d’étude trop négligé. Depuis que celle-ci fait l’objet d’analyses érudites et minutieuses [4] on perçoit mieux à quel point, dans ce domaine encore, Peirce fait figure de philosophe inclassable et manifeste une incroyable avance et lucidité sur son temps. En vérité, c’est dès 1864 que Peirce se met à lire les Scolastiques, et notamment Ockham et Duns Scot, auxquels il consacre plusieurs conférences en novembre et décembre /91/ (W 2, p. 310-336 [5]). Son enthousiasme pour les médiévaux sera tel qu’il ne se contentera pas de les lire dans des ouvrages de seconde main. Certes, il lui arrive de renvoyer à la Geschichte der Logik de Prantl (Leipzig, 1860), mais il suffit de se reporter à la liste des livres de logiciens médiévaux dont les ouvrages sont disponibles en 1880 à Harvard, pour y relever la présence d’un nombre impressionnant de livres rares (295 volumes) appartenant à Peirce lui-même, que celui-ci avait acquis au gré de ses voyages en Europe et dont il a fait don à la bibliothèque John Hopkins : parmi les ouvrages et auteurs recensés, on peut noter Boëce, Béranger, Gilbert le Porrétan, Jean de Salisbury, Averroës, Pierre d’Espagne, Alexandre d’Alès, Saint Thomas (7 livres), Roger Bacon, Duns Scot (huit livres), Ockham (cinq livres), Paul de Venise, etc. [6] L’érudition de Peirce n’est donc pas uniquement une érudition de seconde main (comme en 2. 797 où Sherwood est cité à partir de Prantl, vol. 3) : Peirce va aussi directement aux textes (par ex. dans le Memoranda de novembre 1866 où il cite Pierre d’Espagne à partir du texte), et se permet même des réserves quant à l’attribution à Thomas d’Erfurt, (et non pas à Duns Scot) de la Grammatica Speculativa.

Le rôle que va jouer sur Peirce la pensée médiévale est considérable et ne saurait évidemment se limiter à la simple admiration dont témoigne l’éthique terminologique peircienne pour /92/ la précision de la méthode scolastique : « Se servir de termes scolastiques sous leurs formes anglicisées pour les conceptions philosophiques, pour autant qu’on puisse les appliquer de façon stricte ; et ne jamais les employer autrement qu’en leur sens propre » (2.236). En fait, on ne prendra guère de risques en affirmant que sans un détour rigoureux par la pensée de Duns Scot — en suivant notamment son inspiration avicennienne — la nature du réalisme peircien, clé de voûte de cette philosophie, reste parfaitement hermétique [7]. C’est également Duns Scot et son analyse de la Consequentia simplex de inesse et des modalités qui fournit à Peirce les modèles qu’il recherche pour un traitement correct de la conséquence logique et du possible [8].

Mais l’influence exercée par les médiévaux ne se limite assurément pas à celle d’un seul auteur. Il est désormais notoire que le grand projet peircien d’élaboration d’une Sémiotique a pris /93/ naissance dans le moule constitué par le trivium : Grammaire, Logique et Rhétorique [9]. D’abord appelée Symbolistique, la Sémiotique s’est successivement divisée en Grammaire Universelle, Logique, et Rhétorique Universelle, (printemps 1865), puis en Grammaire Générale, Logique Générale et Rhétorique Générale (mai 1865), avant de devenir Grammaire Formelle, Logique, et Rhétorique Formelle en 1867, Grammaire Pure, Logique à strictement parler, et Rhétorique Pure en 1897, et en 1903 Grammaire Spéculative, Critique et Méthodeutique. D’emblée, Peirce rejoint donc une certaine idée de la Grammaire telle qu’elle s’était développée chez des auteurs comme Roger Bacon puis chez les modistes au XIIIème siècle : une grammaire où l’on se dégageait du modèle de la grammaire traditionnelle issue de Donat et Priscien, tributaire des différentes langues et des accidents linguistiques pour viser l’universalité — et la congruité des expressions — en dégageant les caractéristiques générales (nominales, verbales ou adverbiales) de la langue. [10] De 1867 jusqu’à la fin [11], Peirce ne cessa pareillement de considérer que l’on devait mener les différentes analyses de la Sémiotique à un triple niveau (termes, propositions, arguments), celui-ci étant lui-même décomposable, pour les termes, en icônes, indices et symboles, pour les propositions, en vraies, fausses, douteuses, et pour les arguments, en déductions, hypothèses et inductions. Sur ce point encore, Peirce retenait l’enseignement des manuels scolastiques qui divisaient la logique en termes, propositions et arguments [12] mais aussi celui des manuels de rhétorique qui au Moyen -Age puis à la Renaissance observaient la division tripartite fondamentale du discours rationnel  [13]. Conservant toutefois la /94/ diversité des interprétations autorisées par la conséquence scolastique, [14] Peirce déclare pareillement que « la relation entre sujet et prédicat ou antécédent et conséquent est essentiellement la même que celle qui existe entre prémisse et conclusion » (4.3). Ce qui est reconnaître, qu’en définitive, la distinction entre termes, propositions et arguments est moins fausse qu’inutile (2.407n1 ; 3.175), la relation fondamentale étant la relation illative (3.175 ; 2.44n1).

C’est sans doute sur le plan de l’interprétation faite par Peirce de la Logique et notamment des relations entre logique et grammaire, comme sur celui de l’imposant projet qui est le sien d’élaborer un nouveau modèle du mental ne devant plus rien au psychologisme mais tenant pourtant compte de la psychologie, par un usage formellement réglé des signes et de la signification, que l’apport médiéval se fait le plus profondément et subtilement sentir dans la réflexion peircienne [15].


2. Une nouvelle définition de la logique et de ses instruments : intentions secondes et suppositio.

Peirce a très vite compris la « révolution » [16] qu’avaient accomplie les médiévaux dans le domaine de la réflexion sur les /95/ relations entre pensée et langage, et que c’était chez eux qu’il avait le plus de chance de trouver les moyens théoriques de réaliser cette sémantisation générale de la pensée qu’il avait en vue [17], sous la forme de ce qu’il appelait lui-même, en s’inspirant aussi, outre des médiévaux, de Kant et de Boole, une « analyse logique des produits da la pensée ». Chez eux, il retrouvait « cette habitude de penser sous la forme de signes », qu’il devait finalement prendre pour définition du pragmatisme (« Le pragmatisme est cette philosophie qui devrait considérer le fait de penser comme une manipulation de signes pour envisager les questions » (NEM., III, I, p. 191) [18]. Peirce a toujours été convaincu que si l’on veut se livrer à une « analyse logique des produits de la pensée », il faut tâcher de retrouver l’inspiration scolastique. Or pour un scolastique, affirmer que la pensée est un signe, c’est simplement rappeler que la pensée « est de la même nature générale » qu’un signe. Comme Peirce le notera en 1871 dans le Compte rendu qu’il rédige de l’édition Fraser de G. Berkeley :

« De même que l’esprit de Scot roule toujours sur des formes, de même celui d’Ockham roule sur des termes logiques. Ockham pense toujours à un concept mental comme à un terme logique qui, au lieu d’exister sur le papier ou dans la voix, est dans l’esprit, mais est de la même nature générale, à savoir un signe. Le concept et le mot diffèrent sous deux aspects : d’abord un mot est arbitrairement imposé ; en second lieu, un mot signifie indirectement à travers le concept qui signifie la même chose directement » (8.20).

On se sert donc de signes linguistiques pour « signifier les choses mêmes qui sont signifiées par les concepts de l’esprit de sorte qu’un concept signifie premièrement et naturellement quelque chose et un mot parlé signifie secondairement (et seulement conventionnellement) » (Ockham, Summa Logicae, I, 1).

♦ Chapitre 1

[DÉFINITION ET DIVISION GÉNÉRALE DU TERME]

Tous les auteurs qui traitent de logique entendent montrer que les arguments se composent de propositions et les propositions de termes. Le terme n’est donc rien d’autre que la partie élémentaire de la proposition. Pour définir en effet le terme, dans le livre I des Premiers Analytiques, Aristote dit : « J’appelle terme ce dans quoi se résout la proposition, comme le prédicat et ce dont il est prédiqué, que l’être ou bien le non-être lui soit attribué ou en soit séparé. Mais bien que tout terme soit une partie d’une proposition, ou puisse l’être, tous les termes ne sont cependant pas de même nature; et, pour cette raison, pour avoir une pleine connaissance des termes, il faut avoir quelques précisions présentes à l’esprit.

De même que selon Boèce, dans son commentaire du Peri hermeneias, il y a trois sortes de phrases, à savoir écrites, parlées et conçues, ces dernières n’existant que dans l’intellect, de même il y a trois sortes de termes : écrits, parlés et conçus. Le terme écrit est une partie d’une proposition tracée sur un corps, qui est vue ou peut être vue par un oeil corporel. Le terme parlé est une partie d’une proposition proférée oralement et destinée à être entendue par une oreille corporelle. Le terme conçu est une intention ou une impression psychique, signifiant ou consignifiant quelque chose par nature, destinée à faire partie d’une proposition mentale et à supposer’ pour cette chose. Ces termes conçus et les propositions qui en sont composées sont donc ces paroles mentales dont saint Augustin dit dans le livre XV du De Trinitate qu’elles n’appartiennent à aucune langue parce qu’elles se tiennent seulement dans l’esprit et ne peuvent être proférées extérieurement, bien que des sons vocaux soient prononcés à l’extérieur, en tant que signes qui leur sont subordonnés.

Je dis que les sons vocaux sont des signes subordonnés aux concepts ou intentions de l’âme, non pas parce qu’en comprenant au sens propre le mot « signe », ces sons signifieraient de manière propre et première ces concepts de l’âme, mais parce que les mots sont créés par imposition pour signifier les choses mêmes qui sont signifiées par les concepts de l’esprit; de sorte que le concept signifie d’abord quelque chose naturellement et que le son vocal signifie cette même chose de façon seconde [mais certainement pas « conventionnellement » parce que personne n’a jamais rien convenu ; mais bien coercitivement] ; une fois, par conséquent, un son vocal établi par institution pour signifier quelque chose qui est déjà signifié par un concept de l’esprit, si ce dernier changeait de signifié, de ce fait le son lui-même en changerait, sans nouvelle institution. Dans cette mesure, le Philosophe dit que les sons vocaux sont les « marques des impressions psychiques ». C’est aussi ce qu’entend Boèce lorsqu’il dit que les sons vocaux signifient des concepts. Et généralement, tous les auteurs qui disent que les sons vocaux signifient les impressions psychiques, ou en sont les marques, ne veulent rien dire d’autre que ceci : les sons vocaux sont des signes signifiant de manière seconde ce à quoi renvoient, de manière première, les impressions psychiques, encore que certains sons renvoient de manière première à des impressions psychiques ou à des concepts, tout en renvoyant de manière seconde à d’autres intentions de l’âme, comme on le montrera plus bas [chapitre 12]. Et ce qui vient d’être dit des sons vocaux par rapport aux impressions psychiques, ou intentions, ou concepts, vaut de la même façon pour les signes écrits à l’égard des sons vocaux.

Mais on remarque quelques différences entre ces termes. La première est que le concept, ou l’impression psychique, signifie naturellement tout ce qu’il signifie, tandis que le terme parlé ou écrit ne signifie que selon une institution volontaire. Il en résulte une autre différence : le terme parlé ou écrit peut changer arbitrairement de signifié mais le terme conçu ne change pas de signifié suivant l’arbitraire de quiconque.

A cause des impertinents, il faut cependant savoir que le signe se comprend de deux façons. En un sens, on entend par signe tout ce qui, étant appréhendé, fait connaître quelque chose d’autre, bien qu’il ne conduise pas l’esprit à la première connaissance de ce quelque chose, comme je l’ai montré ailleurs, mais à une connaissance actuelle venant après une connaissance habituelle’. De cette manière, le son vocal signifie naturellement, comme n’importe quel effet signifie au moins sa cause, ou encore comme le cercle devant la taverne signifie le vins. Mais je ne parle pas ici du signe de façon aussi générale. On comprend d’une autre manière le signe comme ce qui fait venir quelque chose à la connaissance et est destiné par nature à supposer pour cette chose, ou bien à être ajouté à cette première sorte de signes dans une proposition, comme c’est le cas des syncatégorèmes, des verbes, et de ces parties du discours qui n’ont pas de signification déterminée, ou encore ce qui est destiné à être composé de tels signes, comme c’est le cas de la phrase. Et en comprenant ainsi le mot « signe », le son vocal n’est en rien un signe naturel. [traduction Biard]

La première leçon que Peirce retient des médiévaux c’est un élargissement rendu possible, par ce biais, de la logique. En dépit de sa « dévotion » pour Kant, Peirce trouve en effet que la limitation par celui-ci de la logique à la théorie du concept est bien trop /96/ étroite ; en effet, si tous les symboles sont « en un sens relatifs à l’entendement », c’est seulement au sens où « toutes choses sont également relatives à l’entendement. A ce compte, il n’y a pas à exprimer la relation à l’entendement dans la définition de la sphère de la logique, puisqu’elle ne détermine aucune limitation de cette sphère » (1.559). En revanche, outre que l’on peut, grâce au symbole, étendre l’analyse logique à ce qui est virtualiter ou habitualiter — distinction que Peirce dit emprunter à Duns Scot (5.504 n1) et qui deviendra fondamentale pour le pragmatisme pleinement élaboré — on peut ainsi éviter toute intrusion éventuelle du psychologique dans le logique, en insistant sur le processus de symbolisation lui-même, indépendamment du fait même de penser.

La logique est désormais définie comme « traitant des intentions secondes appliquées aux premières », les intentions secondes étant « les objets de l’entendement considérés comme représentations », et les intentions premières, « les objets de ces représentations ». Peirce met cette idée en forme dès 1867 dans On a New List of Categories qui énonce que :

« Les objets de l’entendement... sont des symboles, c’est-à-dire, des signes, qui sont au moins potentiellement généraux. Mais les règles de la logique valent pour tous les symboles, ceux qui sont écrits ou parlés aussi bien que ceux qui sont pensés » (1.559).

Pourquoi cela permet-il une analyse logique (et non psychologiste) des produits de la pensée ? Parce que l’on peut traiter les symboles comme des signes ou termes logiques, en centrant ainsi l’analyse, non plus sur ce qu’ils sont à savoir, « peut-être des sons, des marques, des états ou images mentales », en un mot des « intentions de l’âme », mais sur l’usage qu’on en fait en formant des énoncés sur des choses qu’ils ne sont pas [19].

En définissant le domaine de la logique comme celui des intentions secondes, Peirce prend donc à son compte les progrès accomplis par la via moderna : adopter le point de vue de ce que l’on pourrait appeler une métalangue par rapport au langage-objet, puisque « les termes de seconde intention s’abstraient complètement du sens ou du contenu matériel pour lesquels ils sont mis, caractérisant ces derniers seulement par les propriétés formelles comme des constituants de l’énoncé » (Moody, p. 27). Comme on le /97/ sait, pour les médiévaux, les intentions secondes sont ces termes qui dans leur usage significatif, ou en suppositio personalis — i.e.tels que dans leur interprétation normale, ils servent de signes aux choses dont on a institué qu’il les désignerait, par opposition à la suppositio materialis où le terme est interprété autonymement comme un nom pour lui-même — sont mis pour des signes du langage : ainsi des mots tels que « terme », « proposition », « universel », « genre », etc. sont des mots dont le domaine de signification est celui des signes du langage. En revanche, les termes de première intention sont ces termes qui, dans leur usage normal ou en supposition personnelle, désignent des objets physiques ou des états mentaux (pierre, arbre, bleu, etc.) (Moody, p. 26). Peirce est donc convaincu qu’en adoptant ainsi le point de vue des intentions secondes appliquées aux premières, nous n’étudions pas les propriétés des objets de la pensée comme telles : nous n’étudions que les propriétés de l’objet en tant qu’il est un objet de pensée, ou « ce que c’est pour un objet que d’être un signe » [20].

 A juste titre, c’est surtout en Ockham que Peirce voit celui qui a su, non certes inventer, mais préciser et raffiner, cet instrument puissant de la logique médiévale qu’est la supposition, « l’un des termes techniques les plus utiles du Moyen-Age » (5.320.n), lequel permet vraiment de ne plus traiter le signe que sous l’angle de sa capacité « d’être pris pour quelque chose en vertu de sa combinaison avec un autre signe du langage dans une phrase ou une proposition » (Ockham, S.L. 1, 64), en laissant par là-même de côté, la significatio du signe.

CHAPITRE 64

[DIVISION DE LA SUPPOSITION]

Il faut savoir que la supposition se divise d’abord en supposition personnelle, simple et matérielle.

De manière générale, la supposition est personnelle lorsque le terme suppose pour son signifié, que celui-ci soit une chose en dehors de l’âme, un son vocal, une intention de l’âme, un mot écrit ou quoi que ce soit d’autre que l’on puisse imaginer. Ainsi, chaque fois que le sujet ou le prédicat d’une proposition suppose pour son signifié, de sorte qu’il est pris significativement, la supposition est personnelle. Exemple du premier type : dans « tout homme est un animal », « homme » suppose pour ses signifiés parce que « homme » n’a été créé par imposition que pour signifier les hommes; il ne signifie pas à proprement parler quelque chose qui leur est commun mais, selon Damascène, les hommes eux-mêmes. Exemple du second type : dans « tout nom vocal est une partie du discours », « nom » ne suppose que pour des sons vocaux ; mais puisqu’il a été créé par imposition pour signifier ces sons vocaux, il suppose personnellement. Exemple du troisième type : dans « toute espèce est un universel », « ou toute intention de l’âme est dans l’âme », chacun des sujets suppose personnellement car il suppose pour ce qu’il signifie par imposition. Exemple du quatrième type : dans « tout mot écrit est un mot », le sujet ne suppose pour rien d’autre que pour ses signifiés, â savoir pour des signes écrits, il suppose donc personnellement.

D’après ce qui précède, à l’évidence, dire que la supposition est personnelle lorsque le terme suppose pour la chose, ne la caractérise pas de façon suffisante. Sa définition est la suivante : « La supposition est personnelle lorsque le terme suppose pour son signifié, et est pris significativement. »

La supposition est simple lorsque le terme suppose pour une intention de lâme sans être pris significativement. Si l’on dit par exemple « l’homme est une espèce «, le terme « homme » suppose pour une intention de l’âme parce que c’est cette intention de l’âme qui est une espèce. Cependant, le terme « homme » ne signifie pas à proprement parler cette intention, mais ce son vocal et cette intention de l’âme sont seulement des signes dont l’un est subordonné à l’autre et qui signifient la même chose, comme je l’ai expliqué ailleurs [chapitre 1].

De là ressort avec évidence la fausseté de l’opinion soutenant que la supposition est simple quand le terme suppose pour son signifié. Car la supposition est simple quand le terme suppose pour une intention de l’âme qui, â proprement parler, n’est pas le signifié du terme puisqu’un tel terme signifie de vraies choses et non des intentions de l’âme.

La supposition est matérielle lorsque le terme ne suppose pas significativement mais suppose pour un son vocal ou pour un signe écrit. Ainsi, dans « homme est un nom », il est évident que « homme » suppose pour lui-même et pourtant il ne se signifie pas lui-même. Pareillement, dans la proposition « homme est écrit » la supposition peut être matérielle puisque le terme suppose pour ce qui est écrit.

Il faut savoir que, de même que ces trois sortes de supposition conviennent au mot parlé, de même elles peuvent convenir au mot écrit. Ainsi, si les quatre propositions « l’homme est un animal », « l’homme est une espèce », « homme est un mot dissyllabique », « homme est un mot écrit », sont écrites, chacune d’elles pourra être vraie, mais ce sera par rapport à des réalités différentes. Car ce qui est un animal n’est aucunement une espèce, ni un mot dissyllabique, ni un mot écrit. Pareillement, ce qui est une espèce n’est pas un animal, ni un mot dissyllabique, et ainsi de suite. Et pourtant, dans les deux dernières propositions, le terme a une supposition matérielle. Celle-ci peut être subdivisée, étant donné que le terme peut supposer pour un son vocal ou pour un signe écrit. Si des noms avaient été institués pour cela, on pourrait distinguer la supposition pour le son vocal et la supposition pour le signe écrit, comme on différencie la supposition pour le signifié et la supposition pour l’intention de l’âme en qualifiant l’une de personnelle et l’autre de simple. Mais nous ne disposons pas de tels noms.

Comme cette diversité de suppositions s’applique au terme vocal et au terme écrit, elle peut s’appliquer au terme mental puisqu’une intention peut supposer pour ce qu’elle signifie, pour elle-même, pour un son vocal ou pour un signe écrit.

Il faut encore savoir que l’on ne parle pas de supposition « person­nelle » parce que le terme supposerait pour une personne, ni de supposition « simple » parce qu’il supposerait pour quelque chose de simple, ni de supposition « matérielle » parce qu’il supposerait pour la matière, mais pour les raisons qui viennent d’être indiquées. Ainsi, les termes « matériel », « personnel » et « simple » sont employés en logique d’une manière équivoque par rapport aux autres sciences ; en logique toutefois, on ne les emploie guère qu’avec le mot supposition ».

Mais la suppositio présente un autre avantage que l’on a peut-être un peu tendance à passer sous silence quand on souligne — comme le fait Moody — le caractère formel de la nouvelle logique : ce n’est pas en effet un concept syntaxique, si tout du moins par là on veut dire qu’il ne serait pas sémantique. A l’évidence, la suppositio fonctionne chez Ockham comme un outil sémantique. Ce pourquoi du reste le domaine privilégié de la suppositio reste bien chez lui celui de la suppositio personalis, en un mot celui de la /98/ référence. La formalisation du signe n’est donc pas synonyme — chez Ockham, pas plus que chez Peirce — d’une réduction de la sémantique à la syntaxe : elle veut uniquement dire une mise à l’écart — et chez Peirce en tout cas, seulement provisoire — de la signification du signe, bref de ce que le signe prétendrait vouloir dire sur le monde ou sur nous, indépendamment de sa pure et simple mise en oeuvre comme signe.

En analysant le signe et la relation-signe dans les termes de la supposition, Peirce va donc mettre l’accent sur les caractéristiques formelles et sémantiques qui s’y attachent, et se livrer à une analyse systématique de la relation-signe dans le cadre d’une sémiotisation radicale du mental, mais en retour aussi d’une mentalisation irréductible du signe.

3. Le rôle du modèle scolastique dans l’analyse peircienne de la relation-signe ou de l’impossible identité entre la pensée et le signe

 Que la pensée est un signe et en signes.

« Nous n’avons pas le pouvoir de penser sans les signes » est présenté dans le second article de 1868 comme la troisième conséquence de la critique de l’intuition [21]. C’est en effet que la critique a révélé une certain nombre de points cruciaux concernant par exemple la genèse de la conscience de soi ou l’importance jouée dans la constitution du moi par le langage et par la communication. Peirce a montré que le moi n’est pas du tout le lieu d’un monologue privilégié à partir duquel s’effectuerait le rapport au monde extérieur. Le moi se constitue comme un dialogue avec celui-ci. Ainsi, dans ce que l’on pourrait prendre pour la manifestation privée par excellence de la pensée, celle-ci se révèle au contraire comme le lieu, non d’un monologue solipsiste, mais de ce que Peirce appelle /99/ « un dialogue entre l’ego et le non-ego ». Récusant à l’avance la thèse fodorienne du solipsisme méthodologique — laquelle identifie les contenus à des états internes particuliers de traitement de l’information — Peirce dénonce fortement toute conception du mental qui se représenterait celui-ci, pour le dire dans les termes de H. Putnam, sous la forme de « significations dans la tête » [22].

Retrouvant du même coup, mais à d’autres frais, la fameuse thèse évoquée dans leThéétète de Platon, selon laquelle la pensée s’effectue sous forme d’un dialogue et revêt nécessairement la forme d’une communication (Théétète, 189e-190a), Peirce tire pour sa part une première conséquence de la critique : le caractère nécessairement dialogique de toute pensée. Il le réaffirmera en 1905 :

« Il est d’abord utile ou du moins éminemment souhaitable que le lecteur ait parfaitement assimilé en chacune de ses parties, la vérité que la pensée procède toujours selon la forme d’un dialogue — un dialogue entre les différentes phases de l’ego — en sorte que, étant dialogique, elle est essentiellement composée de signes pour ce qui est de sa matière, au sens où un jeu d’échecs a pour matière les joueurs d’échecs » (4.6).

Ainsi, même là où l’on pourrait croire que le langage n’est absolument pas indispensable à l’exercice de la pensée, on pense en réalité toujours dans le langage, non pas du tout parce que le langage serait une sorte de forme véhiculaire de la pensée, mais parce qu’il en est au contraire la matière « au sens où un jeu d’échecs a pour matière les joueurs d’échecs » : en d’autres termes, de même que si les joueurs disparaissaient, on ne pourrait plus jouer de même, s’il n’y a pas de signes, il n’y a pas de pensée. C’est pourquoi Peirce peut écrire qu’« exactement comme nous disons qu’un corps est en mouvement et non que le mouvement est dans un corps, nous devrions dire que nous sommes en pensée et non que les pensées sont en nous » (5.289 ; cf. 2.26).

Dès 1868, cette conception de la pensée comme pure et simple expression sémiotique et comme dialogue introduit au principe /100/ « social » de la logique comme théorie de l’information et de la communication, que la Grammaire Spéculative peircienne mettra en oeuvre sous la forme d’une théorie originale de l’assertion [23].

La seconde conséquence majeure de la critique de l’intuition est l’affirmation du caractère nécessairement continu de la connaissance. Peirce a en effet refusé toute thèse qui voudrait que « la pensée doive précéder tout signe » (5.250), en assumant la possibilité d’une série infinie. De ce que toute connaissance est nécessairement déterminée par une connaissance antérieure, les idées se succèdent les unes aux autres en un processus continu. Si l’on recherche donc la lumière des « faits externes », les seuls cas de pensée que nous puissions trouver sont des cas de pensées en signes. On ne peut mettre en évidence aucune autre pensée par des faits externes. Or ce n’est qu’ainsi que l’on peut connaître la
pensée. La seule pensée qu’il soit donc possible de connaître est la pensée en signes. Peirce en conclut que toute pensée doit nécessairement être en signes (5.251).

De l’impossible identité entre pensée et signe

Comment pourtant interpréter cette phrase ? Peirce ne prétend pas que la pensée soit en toute rigueur un signe. En un sens, il refuse donc de considérer qu’il y ait une relation stricte d’identité entre la pensée et le signe [24] : il affirme seulement que « toute pensée doit nécessairement être en signes ». Il faut pourtant admettre que dans certains passages, il ne paraît guère faire de différence entre les deux, allant jusqu’à déclarer que la pensée est un signe, mais aussi que l’homme lui-même est un signe (5.313). « La pensée et l’expression, écrit-il, sont en réalité une seule et même chose » (1.349) si bien qu’en définitive, « le mot ou signe que l’homme emploie est l’homme lui-même... Ainsi mon langage est la somme totale de moi-même » (5.314). Les signes « sont la trame et la chaîne de toute pensée...de sorte qu’il est faux de dire simplement qu’un bon langage est important pour bien penser. Car il est /101/ l’essence même de la pensée » (2.220). Pourtant, même si Peirce avoue dès 1892 avoir donné un ton trop « nominaliste » à son analyse (6. 103) et en 1905 être allé un peu loin en direction de l’idéalisme [25], en prétendant qu’une personne peut se réduire à « un symbole comportant une idée générale » (6.270), il ne reviendra pas sur le sens profond de la théorie. Comment dès lors entendre celle-ci ?

 La relation-signe comme relation terme à terme.

C’est ici que l’inspiration scolastique est évidemment décisive, par la lecture qu’elle permet des rapports entre pensée et signe à partir de la relation - signe. Celle-ci en effet opère une refonte complète de la relation traditionnelle entre sujet et prédicat, comme on le voit dans la Nouvelle Liste des Catégories au travers de la déduction catégoriale qu’elle autorise. « Le sujet », écrit en effet Peirce, « est un signe du prédicat ». Qu’est-ce à dire ? Que comme pour les médiévaux, la relation-signe n’instaure pas d’abord une relation de signification d’un terme à un objet ou à un designatum psychologique et qu’il n’y a pas entre le sujet et le prédicat, de relation d’identité, de mimétisme, de causalité ou d’inhérence mais une relation de terme à terme, une relation qui ne se fait du reste pas — chez Ockham notamment — entre des termes absolus mais entre des termes connotatifs i. e. des termes tels qu’ils « signifient une chose premièrement et une autre secondairement » (S.L., I, 5-9), et tels qu’ils ont une « définition nominale ». En conséquence, ces /102/ termes font bien référence à des objets individuels, mais ils le font indirectement ou obliquement, en faisant référence à une signification. On peut donc dire qu’ils signifient premièrement les objets individuels et secondairement ceux-ci sur la base de cette signification. Ainsi, affirmer que la même chose est dite par « le poêle est noir » et « il y a de la noirceur dans le poêle » (1.551), c’est dire que noir se réfère au poêle sur la base du fait qu’il incarne la noirceur, ou encore que noir peut être considéré soit comme se référant directement au poêle, soit comme se référant obliquement à la noirceur. Ce qui ne revient pas à hypostasier la noirceur en en faisant un quelconque universel (comme en témoignent les références de Peirce à des auteurs non réalistes tels que Jean de Salisbury ou Abélard ; (2.415) : simplement, penser : « il y a de la noirceur dans le poêle », c’est penser à une nature, indifferenter, sans considération de ses différences individuelles, comme lorsque nous pensons à une chose noire en général (2.428). On substitue donc ici un substantif à un adjectif (par abstraction hypostatique), en créant certes un ens rationis, mais sans préjuger de sa realitas (4.549) :

« Quand nous faisons une proposition, nous en comprenons le sujet dans la mesure où le prédicat indique. Ainsi, quand nous disons : “l’homme est intelligent”, nous avons une compréhension d’homme eu égard à son esprit »

Et, s’appuyant sur l’auteur du De Generibus et Speciebus : :

« Quand quelqu’un nous dit : “Socrate est rationnel”, cela ne veut pas dire que le sujet est le prédicat, mais plutôt que Socrate est l’un des sujets ayant la forme qui est la rationalité » (2.415).

Sujet et prédicat ne sont donc pas à strictement parler des concepts, mais des hypothèses : « L’être est signifiant quand on le prend avec le prédicat, parce qu’ils représentent alors une manière par laquelle tel ou tel divers peut être rendu plus déterminé » (1.548 ; cf. 2.415).

Des précisions sur les mécanismes de l’abstraction, tels que Peirce les conçoit, permettront de mieux comprendre comment la relation-signe va pouvoir, de la sorte, se trouver comme à mi-chemin entre logique et psychologie, et faire signe vers les choses tout en restant formelle.

 /103/ 4. Abstraction hypostatique et abstraction prescisive.

Il y a deux manières courantes d’abstraire que Peirce d’emblée élimine : c’est d’une part la dissociation, ou « séparation qui en l’absence d’une constante association est autorisée par la loi d’association des images. C’est la conscience d’une chose sans la conscience nécessairement simultanée de l’autre » (1.549). Une telle conception est à proscrire, car elle a trop partie liée avec l’imagination et le psychologisme : à suivre en effet cette méthode, on laisse maints phénomènes inexpliqués, et c’est parce que les nominalistes (tels Berkeley et Locke) y sont restés soumis, qu’ils ont « confondu le fait de penser un triangle sans penser qu’il est équilatéral, isocèle ou scalène, et le fait de penser un triangle sans penser s’il est équilatéral, isocèle ou scalène » (5.301). D’autre part, l’abstraction peut s’entendre comme une simple « séparation mentale » ou discrimination : c’est ce que nous faisons par exemple lorsque nous discriminons le rouge du bleu, l’espace de la couleur, la couleur de l’espace. Mais il ne s’agit alors que d’une opération logique qui permet d’établir des « distinctions de signification », mais qui ne concerne que « le sens des termes » (1.549), sans nous renseigner sur ce qu’ils désignent.

Restent alors deux autres formes possibles d’abstraction, que Peirce va appeler respectivement hypostatique et préscisive. La première, dite hypostatique ou subjectale « consiste à faire d’un élément transitif de pensée un substantif » : ce par quoi nous pensions devient à son tour objet de pensée. Ainsi, de l’énoncé : « Le bâtiment de la bibliothèque est grand », nous passons à : « Le bâtiment de la bibliothèque possède la grandeur » (4.332) ou de : « Le miel est doux », à : « Le miel possède de la douceur ». Quel est l’avantage ? Il devient alors possible d’étudier les relations de ces nouveaux objets de pensée en leur appliquant de nouveaux prédicats. Par exemple, nous pouvons dire de la grandeur de la bibliothèque qu’elle est impressionnante (4.332 ; 4.235). Dès lors, l’abstraction ainsi entendue apparaît comme l’un des instruments les plus précieux de l’intelligence humaine (1.383 ; 3.509 ; 5.161) [26].

 /105/ La deuxième forme utile d’abstraction est appelée par Peirce préscision ou abstraction préscisive, terme que Peirce dit emprunter aux médiévaux, et notamment à la notion scotiste depraecisio (1.549 n2) [27]. Comparée à la discrimination, la précision implique plus qu’elle ; je puis en effet « par un acte de discrimination, séparer la couleur de l’étendue, mais je ne le puis par préscision, puisque je ne puis supposer que dans un univers possible, la couleur (non la sensation de couleur, mais la couleur comme qualité d’un objet) existe sans l’étendue. Il en est de même avec la triangularité et la trilatéralité » (1.549 n). Mais elle « implique beaucoup moins que la dissociation, qui en vérité, n’est pas un terme de logique, mais de psychologie ». Il est en effet douteux que quelqu’un « puisse séparer l’espace de la couleur par dissociation, non du moins, sans grande difficulté ; il le peut en revanche, et c’est du reste ce qu’il fait, par préscision, s’il pense qu’un vide n’est pas coloré » (ibid.).

Peirce considère donc qu’il y a quelque chose dans la préscision qui nous fait sortir aussi bien du strict domaine de la psychologie que de celui des pures distinctions verbales ou logiques, et qui nous oriente d’une certaine façon vers le réel. Il s’agit, écrit-il, de « l’acte de supposer (en étant conscient ou non de la fiction) quelque chose à propos d’un élément du percept, sur lequel la pensée s’attarde, sans faire attention aux autres éléments ». Or n’est-ce pas justement ce qu’avaient bien vu les médiévaux. ? Ils avaient en effet fait progresser la réflexion sur l’abstraction, en rappelant qu’il ne s’agit pas seulement de cette opération qui consiste à détourner l’attention d’un objet, où à simplement dégager un élément de pensée — la forme — d’un autre élément — la matière — qui se trouverait alors négligé, bref à « contempler une forme indépendamment de la matière, comme lorsqu’on pense à la blancheur », mais bien de cette démarche qui consiste à « penser à /106/ une nature indifferenter ou sans considérer les différences de ses individus, comme lorsque l’on pense à une chose blanche en général » (2.428). Abélard avait sur ce point fait plusieurs suggestions intéressantes :

« Si je considère cet homme comme substance ou comme corps, en négligeant le fait qu’il est animal, ou homme, ou grammairien, mon intellection ne porte sur aucune propriété qui ne lui appartienne réellement, elle se contente de négliger certaines de ses qualités. Et quand je dis que mon attention porte seulement sur cet être en tant qu’il possède telle qualité, la restriction concerne mon attention, nullement la manière d’exister de cet être, sans quoi mon intellection serait creuse. Nous ne disons pas, en effet, que cette réalité possède seulement telle qualité, mais que je la considère seulement en tant qu’elle possède cette qualité. En un sens, il reste vrai qu’on la considère intellectuellement autrement qu’elle n’est en réalité, non pourtant avec une autre structure que la sienne... mais avec cette différence qui sépare la façon dont les choses sont comprises intellectuellement et celles dont elles subsistent réellement. C’est dire que l’entendement considère telle qualité non pas séparée, mais plutôt séparément, alors qu’en réalité elle n’existe pas séparément, et qu’il perçoit la matière à l’état pur et la forme à l’état simple, alors que ni l’une n’existe purement, ni l’autre simplement, en sorte que cette pureté et cette simplicité ne se rapportent point à la subsistance réelle de la chose considérée, mais à l’intelligence qui la considère ; ce sont des modalités intellectives, non existentielles... Lorsque j’entends dire homme, blancheur ou blanc, ces noms par eux-mêmes ne me rappellent pas toutes les propriétés naturelles des substances réelles correspondantes ; ce mot homme évoque seulement pour moi le mortel animal et rationnel, sans que je conçoive pour autant d’autres accidents secondaires, sinon de façon confuse et sans distinction. Car l’intellection des singuliers se fait aussi par abstraction, lorsqu’on dit par exemple : cette substance, ce corps, cette blancheur, ce blanc. Quand j’entends, en effet : cet homme, je ne prends garde qu’à la nature de l’homme en général, mais réalisée dans une substance particulière, tandis qu’homme évoque cette même nature simplement et en soi, sans référence à aucune homme déterminé ». [28]

 Bien qu’étant ainsi « isolée, nue et pure », l’abstraction ainsi entendue n’était donc pas fictive. Car, comme le remarquait Abélard, à la suite de Boëce, elle permettait d’attribuer à « l’esprit le double pouvoir et de réunir rationnellement ce qui est effectivement disjoint et de réduire les composés, sans dépasser pour autant, dans aucune de ces deux opérations, la nature réelle de la chose considérée et sans rien percevoir qui n’appartienne naturellement à cette chose. Sinon, il ne s’agirait point d’une opération rationnelle, mais d’une opinion, car l’intelligence alors s’éloignerait de l’état réel des choses » (ibid.).

/107/ Ainsi comprise, la préscision est donc à mi-chemin entre le logique et le psychologique, et fait signe vers le réel. Elle provient certes de « l’attention que l’on porte à un élément en négligeant un autre », mais elle met en oeuvre des procédures mentales plus complexes que celle de la simple attention [29].

5. La théorie de la pensée-signe ou la sémiotisation du mental.

L’interprétation par Peirce de la relation sujet-prédicat comme une relation-signe n’a donc comme telle, rien d’original [30]. Ce qui constitue évidemment la richesse de son analyse, ce sont les implications que Peirce croit pouvoir en tirer.

Et tout d’abord l’idée que dès que nous formons une proposition et assignons des qualités aux choses, nous ne nous contentons pas de « lire » un réel déjà donné, à livre ouvert : nous nous livrons d’emblée à une activité théorique ; nous interprétons :

« Je vois un poêle noir. Il y a une sensation de noirceur, mais si je juge que le poêle est noir, c’est que je compare cette expérience avec des expériences antérieures. C’est que je compare la sensation avec une idée familière qui est dérivée d’objets noirs familiers. Quand je dis que le poêle est noir, je fabrique une petite théorie pour en expliquer la vue » (Ms 403).

Pour Peirce, un signe ne dénote donc jamais son objet directement ou dyadiquement : il ne dénote son objet qu’en vertu d’un autre signe — lequel ne sera pas nécessairement un esprit— qui l’interprète comme le faisant. Dès 1867, Peirce va dès lors définir la relation-signe dans les termes d’une relation ternaire : la référence à un objet est rendue possible par une représentation (son « interprétant ») qui l’interprète, ce, à partir de tel ou tel aspect /108/ prélevé ou abstrait de l’objet (son « fondement » (ground) (1.557 ; 2.228). Toute synthèse authentique sera donc la mise en oeuvre d’une relation-signe pour laquelle sont indispensables trois catégories qui apparaissent à la lumière de trois fonctions catégoriales, qu’a dégagées la méthode de suppositio : la référence à l’objet (Qualité), la référence au fondement (Relation), la référence à l’interprétant (Représentation).

Comment fonctionne dès lors la relation-signe ?

Tout d’abord, il est manifeste que la relation-signe n’a pas besoin de sortir d’elle-même pour être signifiante : point ne sera besoin de faire appel à une conscience, à un esprit ou même à Dieu, pour « injecter » de l’extérieur le sens, pour « animer » si l’on peut dire les signes afin de leur donner vie (2.222). Si le signe, en tant que tel, n’est certes pas le sens, la relation -signe en revanche, suffit, en tant que telle, au sens.

La sémiotisation du mental peut dès lors se comprendre comme suit : « La pensée est un signe qui renvoie non à un objet, mais à une pensée qui est son signe interprétant, celle-ci renvoyant à son tour à une autre pensée-signe qui l’interprète et ceci en un processus continu » (5.284). Soit le cas suivant :

« Supposons par exemple que l’on pense à Toussaint l’Ouverture et qu’on pense à lui comme à un noir, mais non distinctement comme à un homme. Si l’on ajoute ensuite cette distinction, c’est par le moyen de la pensée qu’un noir est un homme, c’est-à-dire que la pensée subséquente, homme, renvoie à la chose externe, parce qu’elle est prédiquée de cette pensée antérieure, noir, que l’on a eue de cette chose. Si nous pensons ensuite à Toussaint comme à un général, alors nous pensons que ce noir, cet homme, fut général. Et ainsi, dans tous les cas, la pensée subséquente dénote ce qui a été pensé dans la pensée antérieure ». (5.285).

Le processus sémiotique sera donc pour Peirce une relation à trois termes : un signe est une chose reliée sous un certain aspect à un second signe, son objet, de telle manière qu’il mette en relation une troisième chose, son interprétant, avec ce même objet, et ainsi de suite à l’infini [31]. Mais on le voit, la triadicité ainsi mise en évidence est issue de l’analyse catégoriale /109/ elle-même, qui repère trois catégories distinctes et irréductibles les unes aux autres [32].

De cette dimension ontologique et réaliste de la relation-signe, découlent plusieurs conséquences majeures pour l’intelligence de la théorie peircienne de la pensée-signe. Si pensée et signe en effet sont tout un, ce n’est pas seulement parce que la pensée se trouverait résorbée dans l’opération de sémiotisation. Les conséquences valent aussi en sens inverse : car ce que l’analyse catégoriale des signes met en lumière, c’est la dimension fondamentalement intelligible, parce que triadique et médiatrice, de la relation-signe correctement comprise [33]. Il n’y a donc pas d’un côté la pensée, de l’autre le signe, d’un côté le sens, de l’autre l’expression, mais un renvoi permanent de l’un à l’autre, et ce dans les deux sens.

6. Terministes ou modistes ? Un choix impossible.

L’une des difficultés que soulève évidemment l’interprétation de l’héritage scolastique dans la réflexion peircienne est la suivante : comment expliquer que Peirce ait pu retenir sans que cela lui pose apparemment de problème majeur, les leçons de Duns Scot mais aussi celles d’Ockham ? Même si on laisse ici de côté la question — qui n’est pas anodine quand on sait tout le prix que Peirce dit attacher au choix que tout philosophe est selon lui, sommé de faire entre le réalisme et le nominalisme — de savoir comment Peirce peut simultanément embrasser des positions défendues par deux auteurs dont on sait qu’ils se sont précisément combattus sur ce point, il est évident que si l’on se place du seul point de vue de la signification et de la nature des relations entre pensée et langage, les choses sont loin d’aller de soi. Comment ignorer en effet que les treizième et quatorzième siècles ont vu s’opposer, sur le terrain de la signification, Terministes (Ockham) et Modistes (Boèce et Martin de Dacie, Radulphus Brito, Siger de Courtrai, Thomas d’Erfurt, etc.) et que l’une des conséquences du terminisme fut précisément /110/ de « raser » ces entités jugées superflues que sont les modi significandi (principe fondamental de construction dans la grammaire des modistes [34]).

 Tout ce qui vient d’être dit permet sans doute de comprendre mieux pourquoi Peirce a pu se sentir proche de Guillaume d’ Ockham, comme en témoigne la conférence qu’il lui consacre en 1869 à Harvard, puisqu’aussi bien, on a souvent dit qu’Ockham fut de ceux qui, par le développement de la logique terministe et de l’instrument métalinguistique puissant que constitue la théorie de la « suppositio » [35] permirent « d’analyser la structure formelle du langage plutôt que d’hypostasier cette structure en une science de la réalité ou de l’Esprit » (Moody, p. 6). [36]

Toutefois, si Peirce s’intéresse d’aussi près au Venerabilis Inceptor, c’est bien aussi parce qu’il a compris que la logique d’Ockham ne se comprend plus comme une scientia sermocinalis mais bien — ainsi du reste que chez Duns Scot — comme une scientia rationalis, et que ce qui caractérise cette logique, ce n’est pas seulement d’être une logique qui ne s’intéresse parmi les signes qu’aux seuls termes, ou qui privilégie parmi les fonctions de /111/ signifier celle de supposition (S.L., I, 33) ; mais d’être aussi une logique qui se fonde sur l’idée d’un langage mental naturel et premier. Peirce a bien compris que la révolution ockhamiste a consisté en l’élaboration systématique de la thèse de l’oratio mentalis : bref en ce moment où l’on ne considère plus le langage - comme tel était le cas dans l’Antiquité - comme un pur logos, simple véhicule de la pensée, laquelle va au travers des mots et antérieure à eux, aux choses. Où l’on ne se contente plus non plus d’évoquer, comme Saint-Augustin, un verbum mentis, lequel reste en définitive affecté par l’immatérielle lumière divine, davantage vision que parole, et lui aussi « antérieur à tous les signes ». Avec Ockham, comme le dit C. Panaccio, la pensée ou le concept « devient le dépositaire privilégié de la signification » (p. 73). Elle n’est plus seulement identifiée à cela qui est signifié par les signes : elle est cela même qui signifie.

Alors que chez des auteurs comme Abélard, c’était encore le mot (le nom) qui signifiait — les intellections ne sauraient être des signes — « Ockham met le langage dans l’esprit » [37], et c’est le concept, non le mot qui devient le premier porteur de signification. La pensée elle-même est donc vue désormais comme un langage, auquel on peut appliquer directement l’appareil de la sémantique terministe avec ses notions de signification, de connotation, de supposition, etc. (Panaccio, p. 71).

On mesure mieux aujourd’hui les avantages d’une telle attitude. En tout premier lieu, l’hypothèse du langage mental permet à Ockham d’éviter le recours à des entités abstraites comme des propositions au sens de Frege ou des propriétés. Il est dès lors possible de considérer les états intentionnels, la croyance, par exemple « comme des relations entre l’esprit individuel et certaines entités psychologiques concrètes et individuelles elles aussi (les symboles mentaux) plutôt que comme des rapports à des objets extramondains, immuables et désincarnés » (ibid,p. 70). On sait tout le parti qu’Ockham croit pouvoir en tirer pour l’analyse directe de l’activité cognitive : puisque les concepts sont porteurs d’une signification naturelle, ils peuvent se combiner les uns aux autres selon une syntaxe précise pour former des propositions mentales, structurellement semblables à des phrases (ibid, p. 75). On peut aussi leur appliquer, en les formulant dans le langage extrêmement fécond de la suppositio, les notions de vérité et de fausseté, sur le /112/ modèle des propositions orales ou écrites (dont la valeur de vérité est du reste dérivée par rapport à celle de la proposition mentale). Ockham parvient ainsi à une véritable analyse logique de la pensée intérieure, à une « théorie formelle de la pensée pure » (ibid, p. 77), adossée à un langage logiquement idéal doté d’une structure syntaxique simple, ne connaissant ni équivocité ni synonymie (ibid, p. 78), ouvrant dès lors la voie à une caractérisation précise de la structure de la connaissance. Comme le fait observer Panaccio : « La nouvelle approche possédait, dans le champ du savoir médiéval, un impressionnant pouvoir d’unification : elle mariait d’une façon toute naturelle le verbum mentis des théologiens à l’oratio mentalis des anciens logiciens et elle articulait du même coup les unes sur les autres logique, théorie de la connaissance et théorie de la signification » (ibid., p. 78).

Parce qu’il recherchait les moyens d’une analyse de la pensée qui ne sacrifiant pas au psychologisme, restât formelle mais néanmoins fidèle au cadre de la scientia rationalis, Peirce ne pouvait manquer d’être séduit par un tel programme.

Pourtant, comme on l’a vu, dans le temps où il avoue ses préférences pour Ockham et le suit aussi bien dans sa déduction des catégories — directement menée à partir de l’instrument de la suppositio — que dans l’analyse des termes relatifs, Peirce rappelle que son objectif est celui d’une Grammaire Spéculative (dite également « formelle ») et c’est aussi Duns Scot qu’il dit suivre, aussi bien dans son interprétation de l’argument comme consequentia simplex de inesse que dans l’identification qu’il propose des propositions catégoriques et hypothétiques [38]. Peirce va même /113/ jusqu’à dire que si la logique d’Ockham est « simple et plus lucide » (W2, p. 327), la Grammaire Spéculative du Pseudo-Scot, parce que plus « complexe », permet de prendre en compte « tous les faits » (ibid.) et de mettre en place une « Philosophie de la Grammaire ».

Comment interpréter cette dualité ? Pour tenter de mieux comprendre la position peircienne, on rappellera, en suivant J. Jolivet, que la doctrine modiste s’articule autour des cinq principes fondamentaux suivants :

 1) Le signifié d’un mot (significatum) se distingue de son mode de signifier : avant par exemple de signifier au singulier ou au pluriel, le son  (vox) doit d’abord signifier, tout court (fondement de la distinction entre dictio et pars orationis). 2) Le mode de signifier,  modus significandi est principe de la construction, de la jonction grammaticalement correcte des mots dans la phrase ou congruitas. 3) Intervenant aussi bien au plan sémantique que syntaxique, le modus significandi appartient à la pars orationis composée par « le son, le signifié, et le mode de signifié » (Jean de Dacie), mais peut être aussi « une propriété de la chose signifiée » (Thomas d’Erfurt). 4) Il existe pour les modistes — qui rejoignent l’inspiration aristotélicienne ternaire du Perihermeneias, une correspondance entre les modes d’être (modi essendi), les modes de connaître (modi intelligendi) et les modes de signifier (modi significandi), qui permet par un jeu de distinctions formelles et d’identités réelles l’articulation de l’être, de la pensée et du langage. 5) Enfin, puisqu’il existe un tel parallélisme entre les trois modes, c’est qu’il existe aussi une grammaire générale, constituée par les essentialia grammaticae. En conséquence de quoi, Boëce de Dacie considère qu’il n’y a qu’une seule grammaire, comme il y a une seule logique [39].

Peut-être cela permet-il de suggérer quelques raisons pour lesquelles Peirce peut ne pas avoir jugé ces deux approches absolument incompatibles pour lui et s’être senti attiré par l’une comme par l’autre.

Ce qu’un terministe en effet reproche souvent à un modiste, c’est de privilégier la grammaire au détriment de la logique et de /114/ multiplier inutilement les entités. Mais, et ce même s’il sera attentif à la nécessaire distinction entre l’ordre logique et l’ordre grammatical, Peirce ne voit pas pour sa part pourquoi, à condition que la grammaire ne se limite pas à l’étude des accidents empiriques (rhétoriques, poétiques) des langues, mais s’étende à une grammaire générale, elle serait a priori susceptible de moins de rigueur que la logique. Or tel est bien l’enjeu de la grammaire des modistes, qui a vocation scientifique, démonstrative et universelle, et ajoutons, normative [40]. Par ailleurs n’est-il pas vrai, comme Heidegger l’a souligné, que pour Duns Scot, « le sens des modi significandi est à comprendre à partir de la valeur syntaxique, celui des modi intelligendi à partir de la valeur de vérité », en sorte que « la théorie de la signification... est en rapport étroit avec la logique, elle n’est même rien d’autre qu’une partie de celle-ci » ? [41]. Car ce dont il s’agit, ce n’est pas d’étudier la signification, mais les conditions qui doivent être réunies pour qu’une signification soit produite : d’où l’étude des constructibles et des règles de construction (Rosier, op. cit., p. 44).

On pourrait certes envisager que le privilège accordé par les modistes au langage plus qu’à la pensée puisse gêner celui qui se dit engagé dans le projet d’une élaboration des formes logiques du jugement. Mais si Peirce n’y voit pas en définitive d’inconvénient, c’est qu’à ses yeux sans doute, les modistes prônent moins l’idée d’une consistance propre au langage qu’ils n’expliquent son universalité à partir de la connexion intime qui le rattache à la pensée et l’être. Pour qui veut non seulement rendre compte des liens entre langue et pensée, mais également insister sur la liaison étroite entre logique et métaphysique, ce, qui plus est, dans une perspective réaliste, l’ontologie nominaliste des terministes ne peut suffire.

Ces hésitations entre — ou emprunts conjoints à — Ockham et Duns Scot nous paraissent donc finalement chez Peirce significatives de la nature et de l’ambition de son projet. Quelle est l’ambition ? Construire une Philosophie de la Grammaire qui soit suffisamment formelle mais suffisamment vaste aussi pour rendre compte de tout ce qui unit langage, pensée, réalité. Suffisamment formelle ? Les /115/ modèles seront davantage à chercher du côté de George Boole [42] et d’Ockham. Suffisamment vaste ? C’est plutôt de Kant et de Duns Scot qu’il faudra s’inspirer. Ne parvenant pas encore à maîtriser le sens de sa propre démarche, le jeune Peirce s’exerce à l’écoute de ces différentes influences : d’où l’impression de tiraillement que donnent incontestablement ses écrits des années 1860-1870. Suivre Ockham ? Sans nul doute. Mais à le suivre de trop près, ne risque-t-on pas de tomber dans une forme ou une autre de réductionnisme nominaliste ? Telle est la tentation à laquelle Peirce ne résistera pas toujours, puisqu’il ira jusqu’à écrire dans les fameux articles de1868 que la pensée est non seulement un signe, mais « un signe qui se développe selon les lois de l’inférence valide ». Pourtant, dans le même temps, les textes de cette époque auront pour mission de dénoncer toutes les formes possibles de réductionnisme nominaliste. Ockham est-il d’ailleurs le meilleur rempart contre le psychologisme ? Peirce est parfaitement conscient que la théorie formelle de la pensée pure n’est pas dépourvue d’ambiguïtés, et que le mentalisme d’Ockham (comme en témoigne sa théorie du fictum ou celle de l’acte d’intellection) ne lui permet pas d’éviter certains engagements (sur le dualisme, l’immatérialité de l’âme) dont Peirce considère précisément qu’une authentique théorie du mental devrait pouvoir se passer [43].Une conséquence importante en découle : pas /116/ plus que Peirce n’est prêt à accepter la théorie ockhamiste du fictum, il ne paraît disposé à admettre la thèse de l’acte mental, finalement introduite par Ockham pour pallier les risques réalistes inhérents à celle du fictum. Car on sait que l’un des moteurs de l’argumentation d’Ockham est de rendre compte des relations entre la pensée et le sens, en invoquant une relation — cette fois non plus mimétique — mais causale. Une telle « naturalisation » de la signification, inhérente à la conception okhamiste de l’oratio mentalis ne permet pas selon Peirce, de comprendre véritablement les mécanismes de la pensée, pas plus en définitive que ceux de la signification.

Suivre Duns Scot ? Oui. Il s’agit bien de construire une Grammaire Formelle. Certes Peirce préfère ce terme à celui de « Spéculative », mais la perspective reste entière : se placer sous l’égide de Duns Scot, c’est bien sûr reconnaître qu’il est possible d’analyser la structure des modi significandi indépendamment de celle des modi essendi ainsi que l’exige le programme dessiné par le Pseudo-Scot au début de la grammaire [44], mais c’est aussi affirmer avec force qu’il est impossible de réduire les modi essendi aux modi significandi, bref qu’il faut distinguer l’universel logique et l’universel métaphysique, et montrer l’irréductibilité du second au premier. Si la logique peut donc devenir une Sémiotique généralisée sur le modèle d’une Grammaire Formelle, c’est bien parce qu’elle n’a pas seulement pour objet les arguments, mais les « signes de toutes sortes » (2.206).

On comprend mieux dès lors pourquoi cette Grammaire Formelle à laquelle aspire Peirce, qui « traite des conditions /117/ formelles des symboles qui ont une signification » (1.559), cette « Grammaire Pure » qui aura pour tâche d’« établir ce qui doit être vrai des representamen utilisés par toute intelligence scientifique pour qu’ils puissent avoir le moindre sens » (2.229) peut être assimilée à la Transcendentale Elementarlehre de Kant (2.206), à une Erkenntnisstheorie ou même à l’épistémologie (ibid.) : elle n’a pas plus à voir avec une théorie psychologiste de la connaissance que la logique n’est elle-même concernée par le processus psychologique de la pensée.

 Mais simultanément, les modèles qui l’inspirent, la définition même que Peirce donne de la logique et la mission qu’il lui assigne, imposent en même temps qu’elles autorisent son élargissement. Si la tâche essentielle est celle d’une « analyse logique des produits de la pensée », l’une des fonctions de la logique sera donc l’établissement des règles d’un « art de juger ». En ce sens, si l’obsession de Peirce dans ces premières années est de se débarrasser de toutes les ambiguïtés de la critique kantienne des facultés et surtout de la psychologie associationiste et introspectionniste, la psychologie, au sens expérimental mais aussi au sens kantien d’une science possible des formes de la pensée en général fait partie chez lui de la logique et par conséquent du projet métaphysique dans son ensemble, puisque « les catégories métaphysiques ne sont que le miroir des catégories de la logique formelle » (2.84). Cela permet de mesurer que l’anti-psychologisme de Peirce ne va (et n’ira) jamais aussi loin que celui d’un Frege ou d’un Wittgenstein : il ne signifie pas comme chez ces auteurs le discrédit de la théorie de la connaissance elle-même à cause de ses compromissions avec la psychologie. Peirce abandonne bien le problème du fondement et de l’origine de la connaissance mais certainement pas celui de sa justification : comment le jugement synthétique en général est-il possible ? Sur quoi repose la validité des lois de la logique ? En confiant donc à une Grammaire Formelle le soin de se préoccuper de l’analyse de la relation entre la pensée et le sens, Peirce retrouve l’inspiration modiste et annonce en un sens Husserl ; mais à la différence d’un Husserl, si celle-ci doit étudier ce qui doit être vrai de tous les representamen pour qu’ils puissent incarner un sens, ces derniers concernent non l’esprit comme conscience, fût-elle transcendantale, /118/ mais la pensée en général [45].

Pour Peirce, fidèle en cela aux exigences à la fois formelles et sémantiques des scolastiques, le but de la Grammaire Spéculative est bien d’établir « ce qui doit être vrai des representamen dont se sert toute Intelligence Scientifique de manière à ce qu’ils aient un sens quelconque » (2.229). Et pour lui, comme pour les scolastiques, le meilleur moyen d’y parvenir, et d’éviter notamment tous les pièges inhérents au mentalisme (l’ambiguïté de notions telles que celles de conscience, d’intuition, d’évidence, d’accès privilégié à la première personne), comme à la grammaire du langage ordinaire, c’est de partir d’une analyse suffisamment formelle et précise du signe et de ses fonctions :

Étant donné que « pensée et expression sont tout un » (1.349), et que « le sens d’un terme est la conception qu’il véhicule », la signification ne pourra dès lors se réfugier dans on ne sait quelle pensée mystérieuse : elle devra s’exprimer à travers des effets tangibles (cf. 5. 255 ; 5.310). Là réside le cœur de l’enseignement pragmatiste, dont on comprend mieux dès lors pourquoi Peirce a pu le placer sous l’égide de ces techniciens du signe qu’étaient les médiévaux :

 « Ainsi on voit bien que toute espèce de connaissance actuelle est de la nature d’un signe. On trouvera extrêmement avantageux de considérer le sujet de ce point de vue, parce que l’on peut découvrir bien des propriétés générales des signes par un ensemble de mots et autres choses semblables, qui sont à l’abri des complexités qui nous rendent perplexes dans l’étude directe de la pensée » (7.355).


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 [1]. cf. l’ouvrage de J. Boler, C.S. Peirce and Scholastic Realism, Seattle, 1963, . Mais, comme on le verra, Ockham a également joué un rôle important sans le développement de la réflexion peircienne ; cf J. Boler, « Peirce, Ockham, and Scholastic Realism », The Monist, Volume 63, juillet 1980, p. 290-303, et A. B. Wolter, « An Oxford Dialogue on Language and Metaphysics », Review of Metaphysics, 31, 1978, p. 615-648 ; 32, 1978, p. 323-348.

 [2]. Sur tous ces points, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse d’état, « Le problème des universaux chez C.S. Peirce », Université de Paris 1, 1990, 1300 pages.

 [3]. 5.470 renvoie, selon l’usage, au volume 5, paragraphe 470 de l’édition des Collected Papers of C.S. Peirce, (8 vols.) C. P. Weiss et A. Burks eds. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1931-1958.

 [4]. Pour une synthèse des travaux déjà classiques en la matière, on peut se reporter à l’article de Paul Vincent Spade, « Recent Research on Medieval Logic », Synthese, 1979, n°40, p. 3-18.

 [5]. W (suivi du numéro de volume) renvoie aux Writings of Charles Sanders Peirce : a chronological edition, M. Fisch, C. Kloesel, E. C. Moore, D. D. Roberts eds., Indiana University Press, 1982 — (5 volumes déjà parus).

 [6]. On trouvera plus de précisions, dans l’article de Max Fisch et Jackson Cope, « Peirce at the John Hopkins University », Studies in the Philosophy of C.S.Peirce, (Ph. Wiener and P. Young, eds.), Cambridge, Mass., 1952, p. 277-311. C’est ainsi que dans son rapport annuel du 1er juin 1881, Dr Brown raconte comment s’est effectuée la vente par Peirce de ses ouvrages à l’université : « Notre petite bibliothèque de philosophie s’est enrichie par l’acquisition d’une collection de grande valeur de 295 volumes (210 titres) de la bibliothèque du Professeur Peirce. Cette collection, fort soigneusement établie par le Professeur Peirce pour son usage personnel, suit tout le cours de la pensée philosophique d’Aristote à nos jours et est particulièrement riche en spécimens des oeuvres métaphysiques, logiques et théologiques majeures des grands docteurs scolastiques. Maints livres sont d’une grande rareté et beauté. Il s’agit pour bon nombre d’entre eux d’incunables, fort intéressants d’un point de vue bibliographique. Sur l’un d’eux, un beau manuscrit en vélin des Sententiae de Pierre Lombard, est indiqué qu’il est du douzième siècle ; Il est peu probable qu’on puisse trouver une collection de ce genre dans une autre bibliothèque de ce pays » (cité par Fisch et Cope, p. 292-3). Sur les auteurs et sources dont pouvait disposer Peirce, voir Emily Michael et Fred Michael, « Peirce on the Nature of Logic », Notre Dame of Formal Logic, 20, janvier 1979, p. 84-88.

 [7]. Pour éclairer sa lanterne, le lecteur pourra se reporter, outre à l’ouvrage classique de J. Boler déjà cité, aux articles suivants : R. Bastian, « The Scholastic Realism of C.S. Peirce », Philosophy and Phenomenological Research, 14, 1953, p. 246-249, Richard MacKeon, « Peirce’s Scotistic Realism », Studies in the Philosophy of C. S. Peirce, P. Wiener and P. Young eds., Cambridge, Mass., 1952, E. C. Moore, “The Scholastic Realism of C. S. Peirce », Philosophy and Phenomenological Research, 12, 1952, p. 238-250, et « The Influence of Duns Scotus on Peirce », Studies in the Philosophy of Peirce, E.C. Moore and R. Robin eds., Cambridge, Mass., 1964, C. Engel-Tiercelin, “le vague est-il réel ? Sur le réalisme de Peirce », Philosophie, 10, 1986.

 [8]. Se proposant lui- même de modifier le cadre trop étroit de la syllogistique aristotélicienne, pour inscrire la logique dans le cadre d’une science normative des bons et mauvais raisonnements, tout autant applicable à la dialectique et à la rhétorique qu’au discours scientifique, (2.169-73 ; cf. Paul de Venise, Logica Parva, p. 167.sq.), non seulement Peirce reprendra la distinction que font les médiévaux entre la déduction et l’inférence, celle-ci étant jugée plus fondamentale que celle-là, mais il distinguera l’illatio formelle et matérielle, en fonction de la nature des « principes directeurs » guidant l’inférence, conçus moins comme des règles mécaniques que comme des habitudes relativement souples, (3.154-66, 168 ; 2. 588-9). Enfin, il comprendra tout le parti que l’on peut tirer du traitement scotiste des modalités, seul capable de rompre avec le modèle déterministe et statistique présent dans l’aristotélisme en tenant compte, par l’analyse de la Consequentia simplex de inesse, du facteur temporel (hic et nunc) de la possibilité. Pour plus de précisions sur ces derniers points on pourra se reporter à C. Tiercelin, « Logique, psychologie et métaphysique : les fondements du pragmatisme peircien », Zeitschrift für allgemeine Wissentschaftstheorie, XVI (p. 2, 1985, p. 229-250, p. 244, note 90, et Le problème des universaux chez C.S.Peirce, Paris 1, 1990, p. 218-222. Plus récemment, et dans le prolongement de thèses développées par J. Hintikka (cf. ‘Gaps in the Great Chain of Being : an Exercise in the Methodology of Ideas’, in Reforging the Great Chain of Being, Studies of the History of Modal Theories, S. Knuuttila ed., Dordrecht, D. Reidel publ., 1981, p. 1-17 et ‘Aristotle on the Realization of Possibilities in Time’, ibid. p. 57-72), S. Knuuttila (qui ne mentionne pas la lecture déjà faite par Peirce en ce sens de Duns Scot) a souligné l’originalité du traitement scotiste des modalités, lequel rompt avec le schéma statistique et le principe de « plénitude » pour introduire à une définition nouvelle de la possibilité et de la contingence. Voir notamment S. Knuuttila, ‘Time and Modality in Scholasticism’, in Reforging the Great Chain of Being, p. 163-257, reprise de “Duns Scotus’s criticism of the « statistical » interpretation of modality”, paru dans Sprache und Erkenntniss im Mittelalter, Berlin-New York, 13/1, 1981, p. 441-45, ainsi que ‘The « statistical » Interpretation of Modality in Averroës and Thomas Aquinas’, Ajatus, 37, 1978, p. 79-98. Voir l’excellente mise au point de cette discussion sur l’interprétation du modèle « statistique », par A. de Libéra, « Bulletin d’Histoire de la Logique », Revue Sc.Ph. Th., 69, 1985, p. 273-309, p. 281-291.

 [9]. On consultera notamment Emily Michael, « A Note on the Roots of Peirce’s Division of Logic into Three Branches », Notre Dame of Formal Logic, 18, octobre 1977, p. 639-640, ainsi que « Peirce’s Earliest Contact with Scholastic logic », Transactions of the Peirce Society, 12, 1976, p. 46-55, et Alan R. Perreiah, « Peirce’s Semeiotic and Scholastic logic », Transactions of the C.S. Peirce Society, 25, n°1, 1989, p. 41-50.

 [10]. cf. Roger Bacon : « grammatica una et eadem est secundum substantiam in omnibus linguis, licet accidentaliter varietur » (Gram. Graec. Oxford Ms, ed. Charles, p. 278), cité par G.L. Bursill-Hall, Speculative Grammar of the Middle Ages, Paris, Mouton, 1971, p. 12. Voir aussi p. 26 sq.

 [11]. Cf. Max Fisch, « Peirce’s Central Theory of Signs », in Sight, Sound and Sense, Th. Sebeok ed., Advances in Semiotics, Bloomington, Londres, Indiana University Press, 1978, p. 31-70.

 [12]. Cf. Pierre d’Espagne, Summulae Logicales, trad. angl. pr J. P. Mullaly, Notre Dame : University of Notre Dame Press, 1945, Guillaume de Sherwood, Introduction to Logic, trad. angl. par N. Kretzmann, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1966, Paul de Venise, Logica Parva, trad. angl. par A. R. Perriah, Munich, Philosophia Verlag, 1984.

 [13]. Cf. On observera une différence ici entre les grammairiens qui insistaient surtout sur les deux premiers domaines (partes orationis et compositiones) là où les rhéteurs discutaient du discours parlé sous les trois rubriques (cf. Laurentii Valle, Repastinatio Dialectice et Philosophie, Gianni Zippel ed., 2 volumes, Padoue, Antenore, 1982).

 [14]. Pour les médiévaux en effet, « une consequentia peut être soit une proposition conditionnelle soit la relation entre l’antécédent et le conséquent, soit encore un argument de la forme “p (prémisse) ; donc q (conclusion)”, soit la relation entre la prémisse et la conclusion d’un argument. Une consequentia peut être une inférence immédiate (par ex. “Aucun S n’est P ; donc aucun P n’est S”, ou un enthymème, par ex. “ Socrate est un homme ; donc Socrate est un animal”, ou un syllogisme parfaitement exprimé dans le langage-objet : “si tout M est P et tout S est M, alors tout S est P ”, ou finalement une série non liée de propositions arrangées comme prémisses et conclusions exprimées dans le métalangage : “ A, B ; donc C”. » (I. Boh, “Consequences”, CHLMP, 1982, p. 300-314, p. 300-310). Comme Duns Scot, Peirce ne fait pas de distinction entre « Si p, alors q », et « p implique q ».

 [15]. Comment s’en étonner du reste, tant il est vrai que ce sont les scolastiques qui par leurs réflexions sur le signe et ses usages ont étudié au plus près les interactions entre langage, pensée et réalité. (cf. ce qu’en dit L. M. de Rijk, “The Origins of the Theory of the Properties of Terms”, CHLMP, 1982, p. 161-273, p. 161).

 

 [16]. Le terme est de C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses : la sémantique de Guillaume d’Occam et le nominalisme aujourd’hui, Bellarmin-Vrin, Paris,1992, p. 71, qui fait une analyse remarquable de la constitution de la problématique du langage mental (oratio mentalis) au Moyen-Age, en montrant ausi sur quels points elle rejoint certaines problématiques contemporaines (notamment, celle de J. Fodor).

 [17]. Il nous est ici impossible d’en dire plus sur la nature et les enjeux de ce projet. Nous nous permettons de renvoyer pour plus de détails à notre ouvrage, La pensée-signe : études sur Peirce, éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, mai 1993, notamment, p. 27-57.

 [18]. NEM., III, I = volume III tome 1 des New Elements of Mathematics (4 vols.), C. Eisele, ed., Mouton, 1976.

 

 [19]. E. Moody,Truth and Consequence in Medieval Logic, Amsterdam, 1953, p.18.

 

 [20]. ‘Ideas, Stray or Stolen about Scientific Writing’, n°1 (Unpublished Manuscript), Philosophy and Rhetoric, vol. 11, n°3, été 1978, p. 147-155, p. 150. Telle est la fonction dévolue à la Grammaire Spéculative héritée de Duns Scot.

 [21]. Ces trois articles, parus dans The Journal of Speculaative Philosophy, « Questions Concerning Certains Faculties Claimed for Man », « Consequences of Four Incapacities », « Grounds of Validity of the Laws of Logic », (trad. franç. par J. Chenu, Textes anti-cartésiens, Aubier, 1984), opèrent une critique dévastatrice des métaphysiques du fondement, de l’évidence, de l’intuition et de l’internalisme, ou de ce que Peirce stigmatise sous le terme d’« esprit du cartésianisme ». cf. C. Tiercelin, op. cit., chap. 2, p.56-118.

 [22]. Voir par exemple H. Putnam, Representation and Reality, tthe MIT Press, 1988, trad. franç. par C. Tiercelin, Paris Gallimard, 1990. D’une façon générale, on peut considérer sans exagération que Putnam est à Peirce, ce que Fodor est à Ockham : à l’opposé de ces deux derniers, et pour des raisons souvent étrangement voisines de celles invoquées par Peirce, Putnam refuse d’aller trop loin dans la sémantisation naturaliste (et internaliste) du mental.

 [23]. cf. C. Tiercelin, op. cit. p. 258-334. [17]

 

 [24]. C’est pourquoi il nous semble que Pierre Thibaud a tort de trop insister sur ce concept égarant d’identité, et d’y voir le principe même de la réflexion peircienne sur les relations entre pensée et signe, ce qui finit par ramener Peirce à une position idéaliste finalement assez traditionnelle, « la thèse peircienne de l’identité de la pensée et du signe », Archives de Philosophie, 1993, tome 55, cahier 3, p. 437-460.

 [25]. Ainsi en 1905, Peirce dira ne parler de la relation-signe qu’en un sens analogique :

« La pensée n’est rien qu’un tissu de signes. Les objets qui concernent ce dont la pensée s’occupe sont des signes. Essayer de déchirer les signes et de descendre jusqu’au sens même, c’est comme esssayer de peler un oignon et de descendre jusqu’à l’oignon même...La vie que nous menons est une vie de signes » (Ms 1334, I, p. 43-4). Ou encore :

« ... (La pensée) étant dialogique, est essentiellement composée de signes, comme matière, au sens où un jeu d’échecs a pour matière les joueurs d’échecs. Non que les signes particuliers qui sont employés soient eux-mêmes la pensée! Oh non, pas plus bien sûr que les peaux d’un oignon ne sont l’oignon (presque autant toutefois). Une pensée identique peut être véhiculée par l’anglais, l’allemand, le grec ou le gallois ; en des diagrammes, en des équations ou en des graphes : ce ne sont tous qu’autant de peaux de l’onion, ses accidents inessentiels. Cependant, que la pensée doive avoir quelque expression possible pour quelque interprète possible, c’est l’être même de son être... » (4.6 ; 1905).

 [26]. On s’en aperçoit en mathématiques (4.235) où elle permet de transformer les opérations en sujets eux-mêmes des opérations (3.462). « Ainsi, dans la théorie moderne des équations, l’action qui consiste à changer l’ordre d’un nombre de quantités est prise elle-même comme sujet d’opération mathématique sous le nom de substitution » (2.428 ; cf. (NEM, IV,p.11-12, p. 49, 161). Mais on la voit à l’œuvre partout : « comment le biologiste ou le chimiste pourraient-ils se passer d’abstractions telles que la densité, le poids, la vitesse, etc. ? Toute classification exige que le savant ait affaire à des collections et à leurs relations, ainsi qu’aux lois et aux formules qui représentent elles-mêmes les caractères essentiels de ces collections (6.382 ; 4.171 ; 5.447 n). L’abstraction hypostatique n’est donc en toute rigueur ni réductible à une simple transformation verbale — auquel cas il y aurait lieu de se moquer comme dans la pièce de Molière de celui qui croit expliquer pourquoi l’opium fait dormir en disant que l’opium a une vertu dormitive » (NEM. IV, p. 11) — ni assimilable à une quelconque hypostase : s’imaginer par exemple que la vertu dormitive est « quelque chose », c’est comme s’imaginer qu’un pistolet chargé de vertu dormitive pourrait venir à bout d’un croisssant (‘you could not load a pistol with dormitive virtue and shoot it into a breakfast rollNEM. IV, p. 162) ou qu’elle se trouve dans l’opium, aussi complètement et entièrement qu’elle peut se trouver dans le moindre morceau d’opium à Smyrne ou dans les joints qui circulent à Chinatown (ibid.). Contre les nominalistes, les réalistes médiévaux avaient bien raison de trouver une certaine réalité (realitas) à ce genre d’abstraction. Il suffit pour s’en convaincre de la soumettre au test pragmatiste de la signification. Non seulement en effet on peut traiter l’énoncé selon lequel l’opium fait dormir comme « une induction tirée de plusieurs cas dans lesquels on a fait l’expérience de la présence de cette drogue, et découvert si le patient n’est pas soumis à une excitation cérébrale, qu’une dose modérée provoque généralement un étourdissement, alors qu’une forte dose le plonge en général dans une profonde torpeur » : auquel cas, il s’agit simplement d’une « généralisation de l’expérience, et rien de plus ». Mais on peut même aller plus loin. Car la pensée suit en fait une seconde étape ; elle est convaincue qu’il existe « sûrement une explication à ce fait », et « pour se fixer les idées », cherche par exemple à se demander s’il n’existe pas une « relation » entre telle partie de la molécule de morphine ou tout autre constituant de l’opium et telle partie de molécule du protoplasme nerveux. Elle peut encore envisager un autre type d’explication. D’une manière ou d’une autre, en tout cas, la pensée se représente les choses comme s’il y avait une « certaine particularité » de l’opium qui, si on la comprenait, expliquerait cet invariable constat : la présence de cette drogue provoque le sommeil (p. 161). A la science ensuite d’établir les conséquences pratiques ou sensibles qui rendraient alors l’énoncé vrai : par « réalité » de l’abstraction, on n’entend donc « rien d’autre que la vérité des énoncés dans lesquels on affirme la chose réelle » (p. 162 ; cf.4.463), en un mot « la vérité d’une prédication ordinaire » (3.642). Et c’est la raison pour laquelle, du reste, la détermination de la réalité de l’abstraction repose en dernière analyse, sur la vérité ou la fausseté du pragmatisme lui-même. Peirce insiste beaucoup sur la valeur heuristique de l’abstraction ainsi comprise : on ne prétend pas que toutes les abstractions soient réelles, On dit seulement que certaines le sont. Lorsque l’on pose une abstraction on se propose donc simplement de considérer qu’il existe « une explication derrière le fait » (NEM, IV, p. 11). Par là-même, on permet au raisonnement de faire progresser la recherche, par les généralisations qui se trouvent ainsi autorisées (NEM, IV, p. 210).

 [27]. Ce sens est présent chez Boëce où il constitue du reste une manière de résoudre le problème des universaux (voir par exemple, In Isagogen Porphyrii Commenta, in Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum latinorum,vol. 48, pp.135-139, trad. anglaise in Selections from Medieval Philosophers, R.Mc Keon edit. Charles Scribner’s Sons, New York, vol.II,pp.96-7. On le retrouve aussi chez Pierre Abélard, qui développe en outre, comme on sait, une conception originale de l’image dans la procédure abstractive ; cf. Logica Ingredientibus, première partie, in Oeuvres choisies d’Abélard, (p. 116-117), trad. franç. par M. de Gandillac, Aubier, 1945.

 [28]. Abélard, op.cit., p. 116-120. [27]

 

 [29]. Aussi Peirce considère-t-il que non seulement « on ne peut dissocier la couleur de l’espace, mais que l’on ne peut davantage l’en prescinder. On ne peut que l’en distinguer » (1.313,n1), tant les couleurs se trouvent comme « contaminées » par l’étendue spatiale. En revanche, on peut prescinder la figure géométrique de la couleur. Comment ? En imaginant que la figure est tellement illuminée qu’il est impossible de déterminer sa teinte (ce qu’on peut aisément imaginer en exagérant l’expérience familière que nous faisons du caractère indistinct des teintes dans la pénombre du crépuscule) (2.428).

 [30]. On trouve par exemple chez Boëce de Dacie des développements métaphysiques intéressants sur ce point. cf. E. Stump, « Topics : their development into Consequences », CHLMP,1982, p. 273-299, p. 285.

 

 [31]. Cf. G. Granger, Essai d’une Philosophie du Style, Paris,1968, p. 114.

 

 [32]. Sur cette idée que la sémiotique peircienne est indissociable du réalisme ontologique proprement dit, et d’une façon générale, pour une analyse plus complète de l’analyse peircienne des signes, cf. C. Tiercelin, Peirce et le pragmatisme, P.U.F, coll. « Philosophies », 1993, chap. 2.

 [33]. Il nous est impossible de développer ici ce point que nous avons élaboré ailleurs. Nous renvoyons à La pensée-signe, p. 194-223.

 

[34]. I. Rosier, La Grammaire des Modistes, Presses Universitaires de Lille, 1983, et J. Biard, Logique et théorie du Signe au XIVème siècle, Paris, Vrin,1989, p. 239 sq.

 

 [35]. C. Panaccio, op.cit. p. 76, qui montre par exemple les avantages que constitue la supposition simple comme procédé métalinguistique permettant notamment, au même titre que la supposition matérielle, « la suspension de la fonction référentielle normale du terme (sa supposition personnelle). “L’homme est une espèce” se révèle, dans cette optique, assez semblable à quelque chose comme : “L’homme est un mot de cinq lettres”. Le terme sujet n’y joue pas son rôle référentiel habituel et la phrase parle de signes plutôt que d’objets extramondains ».

 [36]. Si en effet, comme G. Granger l’a souligné, on aurait tort, ainsi que le fait par exemple Chomsky de voir « dans la Grammaire de Port-Royal les premiers essais d’un algorithme génératif » et d’y trouver « une théorie purement syntaxique de la réécriture en chaïne des formules » (« Syntaxe, Sémantique, pragmatique », Revue internationale de Philosophie : Epistémologie et Langage, 1976, p. 376-410, p. 382), sans doute cela vaudrait-il aussi pour la logique d’Ockham, mais pas tout à fait pour la même raison,, en tout cas pas pour la raison que l’on oublierait ainsi un point, fondamental chez les grammairiens de Port-Royal, à savoir qu’ils « se proposent d’étudier la manière dont les hommes se servent de signes pour signifier leurs pensées » et que le problème de Nicole, comme l’a pertinemment montré J. C. Pariente (« Grammaire générale, grammaires génératives », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1975, p.36-49), est « d’insérer un acte de la faculté de juger à l’"intérieur de la faculté de concevoir » (ibid.). il est sûr que ce qui fait la force et l’originaltié d’Ockham, c’est d’avoir tenté de dissocier les deux, ce même si, comme on le verra plus loin, la logique se définit davantage comme une scientia rationalis que comme une scientia sermocinalis .

 

 [37]. J. Jolivet, « Comparaison des théories du langage chez Abélard et chez les nominalistes du XIVème siècle », Peter Abelard, E.M. Buytaert ed., Louvain,1974, p. 163-178, p. 167.

 [38]. Dans son Journal, au 14 novembre 1865, Peirce écrit : « il n’y a pas logiquement de différence entre les hypothétiques et les catégoriques. Le sujet est un signe du prédicat, l’antécédent, un signe du conséquent, et c’est le seul point qui concerne la logique. » (3/175). Peirce voit deux avantages dans le fait de traiter les catégoriques comme des hypothétiques : le premier est que « les propositions hypothétiques d’ordinaire n’assertent rien en ce qui concerne l’état actuel des choses et ne font référence qu’à ce qui est possible » (NEM. IV, p. 365), le second est qu’elles sont paradoxalement plus « simples » (NEM., IV, p. 171) : c’est en effet que nous avons tendance à considérer que la structure logique de la proposition catégorique correspond à la structure grammaticale dans laquelle nous pensons, et à croire ainsi que la logique n’est qu’une reformulation du langage ordinaire et que « celui-ci représente la pensée en général ». Ainsi, en choisissant de choisir les hypothétiques de préférence aux catégoriques, Peirce montre son souci (commun à celui des modistes au Moyen-Age) d’éviter le plus possible une interpénétration des catégories logiques et des catégories grammaticales propres au langage ordinaire, et ce parce que « les divers recours au langage ne peuvent servir d’autre fin que de preuve extrêmement inadéquate de tendances et de nécessités psychologiques : et ces nécessités et tendances psychologiques une fois établies, sont totalement inutiles pour l’investigation des questions logiques » (2.71).

 

 [39]. J. Jolivet, art. cit. p. 164-165.

 [40]. cf. I. Rosier, op. cit. p. 24 sq.

 

 [41]. M. Heidegger, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, Paris, Gallimard,1970, p. 165.

 [42]. cf. C. Tiercelin, La pensée-signe, p. 42-46.

 [43]. En une première théorie en effet (dite du fictum), Ockham, a eu tendance à traiter la relation entre l’intention première et l’intention seconde comme une relation mimétique, le signe étant ainsi compris comme un universel « qui n’est pas quelque chose de réel, qui existe dans un sujet, soit à l’intérieur soit à l’extérieur de l’esprit, mais... qui a un être seulement comme objet de pensée dans l’esprit. C’est une sorte d’image mentale qui comme objet de pensée a un être semblable à celui que possède la chose en dehors de l’esprit dans son existence réelle » Philosophical Writings, trad. Ph. Boehner, Bobbs-Merrill, 1964, p. 44. i). Cette théorie du fictum (paraîtra en définitive trop « réaliste » et dangereuse à Ockham qui l’abandonnera au profit d’une théorie de l’acte mental. Cf. M. Adams, William Ockham, Notre Dame University Press, 2vols.,1987, vol.1, ch.3 ; et C. Panaccio, 1992, p. 62, n9, p. 111sq. Ainsi, pour Ockham, « l’intellect voyant une chose à l’extérieur de l’esprit, forme dans l’esprit une image qui y ressemble de telle façon que si l’esprit avait le pouvoir de produire comme il a le pouvoir de former une image, il produirait par cet acte une chose extérieure réelle, qui ne serait que numériquement distincte de la chose réelle précédente...de cette manière, l’universel n’est pas le résultat de la génération, mais de l’abstraction, qui n’est qu’une sorte de mise en images mentales » (ibid.). Peirce refuse précisément une telle conception de la « mise en images mentales », laquelle présuppose un retour à l’image-tableau. Une intention seconde est bien une « pensée de pensée » (5.294), mais non au sens où l’intention seconde pourrait être dite réfléchir mimétiquement l’intention première. Elles ont bien un rapport, mais c’est celui d’être toutes deux des universaux, des universaux par nature, dans le cas des pensées, des universaux par convention, dans le cas des signes (cf. 1.559).

 

 [44]. On sait que la Grammaire Spéculative n’est pas de Duns Scot, mais d’un de ses disciples, vraisemblablement de Thomas d’Erfurt. Rappelons que Peirce, connaissant ce fait, le refuse, trouvant le texte décidément trop scotiste pour être d’une main autre que celle de Duns Scot. Si on se réfère au projet tel qu’il est présenté par le Pseudo-Scot dans sa préface, on remarque que, comme Peirce, celui-ci conçoit la Grammaire comme une « description » et le modus significandi comme devant être distingué des deux autres. Cf. Op. Oxon., Lyon, MDCXXXIX, T.1, p. 45-76 « De Modi Significandi, sive Grammatica Speculativa ».

 [45]. Aussi Peirce prendra-t-il très au sérieux l’hypothèse de machines qui pensent. Sur tous ces points et les rapprochement que l’on peut faire entre le modèle peircien du mental et certains modèles contemporains (D. Dennett, notamment), cf. C. Tiercelin, op. cii., p. 223-257.

 

M. Ripley s'amuse