Entre Grammaire Spéculative
et Logique Terministe :
la recherche peircienne d’un nouveau modèle de la signification et du mental.
(Histoire, Epistémologie, Langage, tome 16, fasc.1, 1994,
p.89-121)
par Claudine Tiercelin
(Université de Tours et URA 1079 CNRS-Paris-1)
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Résumé.
Le but de l’article est
d’analyser l’influence exercée par la philosophie médiévale (essentiellement
Ockham et Duns Scot) sur la réflexion peircienne, et notamment sur sa
conception de la logique et sa théorie de la pensée-signe (l’une des deux
idées-forces du pragmatisme). On montre comment, sans choisir jamais entre le
modèle terministe et le modèle modiste et en essayant de se frayer une voie
entre formalisme et psychologisme, Peirce se sert des instruments scolastiques
que constituent les intentions secondes, la suppositio, ou l’abstraction, pour
constituer un modèle extrêmement original et élargi de la pensée.
Summary.
The
aim of the article is to analyze the influence of medieval philosophy
(essentially Occam and Duns Scotus), mainly on Peirce’s views on logic and his
theory of thought-signs (one of the two key-ideas of pragmatism). One tries to
show how, without ever choosing between a terminist and modistic model, and by
finding his way through formalism and psychologism, Peirce uses the scolastic
instruments of suppositio, second intentions and abstraction, so as to
constitute an extremely original and enlarged model of thought
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/89/ L’influence exercée très tôt sur Peirce par la philosophie médiévale
est bien connue. Et notamment l’importance de Duns Scot [1]
dans la /90/ solution réaliste que Peirce choisit d’adopter dans la
querelle des universaux, centrale pour sa réflexion, parce que jugée
essentielle en métaphysique comme en logique ou en philosophie des sciences [2]. Mais le Docteur Subtil n’est pas
l’unique source d’inspiration. Peirce lit aussi de très près — entre autres—,
Roger Bacon, Pierre d’Espagne, Abélard, ou encore Guillaume d’Ockham. L’apport
scolastique revêt dès lors chez Peirce de multiples formes : on le
retrouve par exemple dans l’attention portée à la terminologie, à l’analyse
médiévale de l’abstraction, de la supposition, des termes relatifs, et de
l’inférence, ou bien encore dans la réflexion sur les modalités.
Mais c’est peut-être en
définitive dans la conception élaborée par Peirce de la Logique et dans sa
théorie originale de la pensée-signe qu’on peut le mieux mesurer la fécondité
de la lecture peircienne des médiévaux, et le rôle qu’a joué celle-ci dans la
constitution du pragmatisme, tant il est vrai que celui-ci serait, selon son
fondateur, le développement de ces deux idées-forces : 1) le pragmatisme
est entièrement issu de la logique formelle, 2) toute pensée est en signes
(5.470) [3].
1. Peirce, lecteur
des médiévaux
En 1893, Peirce déplorait
que la philosophie médiévale — et notamment sa logique — fût un domaine d’étude
trop négligé. Depuis que celle-ci fait l’objet d’analyses érudites et
minutieuses [4] on perçoit mieux à quel point, dans ce
domaine encore, Peirce fait figure de philosophe inclassable et manifeste une
incroyable avance et lucidité sur son temps. En vérité, c’est dès 1864 que
Peirce se met à lire les Scolastiques, et notamment Ockham et Duns Scot,
auxquels il consacre plusieurs conférences en novembre et décembre /91/
(W 2, p. 310-336 [5]).
Son enthousiasme pour les médiévaux sera tel qu’il ne se contentera pas de les
lire dans des ouvrages de seconde main. Certes, il lui arrive de renvoyer à la Geschichte
der Logik de Prantl (Leipzig, 1860), mais il suffit de se reporter à la
liste des livres de logiciens médiévaux dont les ouvrages sont disponibles en
1880 à Harvard, pour y relever la présence d’un nombre impressionnant de livres
rares (295 volumes) appartenant à Peirce lui-même, que celui-ci avait acquis au
gré de ses voyages en Europe et dont il a fait don à la bibliothèque John
Hopkins : parmi les ouvrages et auteurs recensés, on peut noter Boëce,
Béranger, Gilbert le Porrétan, Jean de Salisbury, Averroës, Pierre d’Espagne,
Alexandre d’Alès, Saint Thomas (7 livres), Roger Bacon, Duns Scot (huit
livres), Ockham (cinq livres), Paul de Venise, etc. [6]
L’érudition de Peirce n’est donc pas uniquement une érudition de seconde main
(comme en 2. 797 où Sherwood est cité à partir de Prantl, vol. 3) : Peirce
va aussi directement aux textes (par ex. dans le Memoranda de novembre
1866 où il cite Pierre d’Espagne à partir du texte), et se permet même des
réserves quant à l’attribution à Thomas d’Erfurt, (et non pas à Duns Scot) de
la Grammatica Speculativa.
Le rôle que va jouer sur
Peirce la pensée médiévale est considérable et ne saurait évidemment se limiter
à la simple admiration dont témoigne l’éthique terminologique peircienne pour /92/
la précision de la méthode scolastique : « Se servir de termes scolastiques sous leurs formes
anglicisées pour les conceptions philosophiques, pour autant qu’on puisse les
appliquer de façon stricte ; et ne jamais les employer autrement qu’en
leur sens propre » (2.236). En fait, on ne prendra guère de risques
en affirmant que sans un détour rigoureux par la pensée de Duns Scot — en
suivant notamment son inspiration avicennienne — la nature du réalisme
peircien, clé de voûte de cette philosophie, reste parfaitement hermétique [7]. C’est également Duns Scot et son analyse
de la Consequentia simplex de inesse et des modalités qui fournit à
Peirce les modèles qu’il recherche pour un traitement correct de la conséquence
logique et du possible [8].
Mais l’influence exercée par
les médiévaux ne se limite assurément pas à celle d’un seul auteur. Il est
désormais notoire que le grand projet peircien d’élaboration d’une Sémiotique a
pris /93/ naissance dans le moule constitué par le trivium :
Grammaire, Logique et Rhétorique [9].
D’abord appelée Symbolistique, la Sémiotique s’est successivement divisée en
Grammaire Universelle, Logique, et Rhétorique Universelle, (printemps 1865),
puis en Grammaire Générale, Logique Générale et Rhétorique Générale (mai 1865),
avant de devenir Grammaire Formelle, Logique, et Rhétorique Formelle en 1867,
Grammaire Pure, Logique à strictement parler, et Rhétorique Pure en 1897, et en
1903 Grammaire Spéculative, Critique et Méthodeutique. D’emblée, Peirce rejoint
donc une certaine idée de la Grammaire telle qu’elle s’était développée chez
des auteurs comme Roger Bacon puis chez les modistes au XIIIème siècle :
une grammaire où l’on se dégageait du modèle de la grammaire traditionnelle
issue de Donat et Priscien, tributaire des différentes langues et des accidents
linguistiques pour viser l’universalité — et la congruité des expressions — en
dégageant les caractéristiques générales (nominales, verbales ou adverbiales)
de la langue. [10] De 1867 jusqu’à la fin [11],
Peirce ne cessa pareillement de considérer que l’on devait mener les
différentes analyses de la Sémiotique à un triple niveau (termes, propositions,
arguments), celui-ci étant lui-même décomposable, pour les termes, en icônes,
indices et symboles, pour les propositions, en vraies, fausses, douteuses, et
pour les arguments, en déductions, hypothèses et inductions. Sur ce point
encore, Peirce retenait l’enseignement des manuels scolastiques qui divisaient
la logique en termes, propositions et arguments [12]
mais aussi celui des manuels de rhétorique qui au Moyen -Age puis à la
Renaissance observaient la division tripartite fondamentale du discours
rationnel [13].
Conservant toutefois la /94/ diversité des interprétations autorisées
par la conséquence scolastique, [14]
Peirce déclare pareillement que « la
relation entre sujet et prédicat ou antécédent et conséquent est
essentiellement la même que celle qui existe entre prémisse et conclusion »
(4.3). Ce qui est reconnaître, qu’en définitive, la distinction entre termes,
propositions et arguments est moins fausse qu’inutile (2.407n1 ; 3.175),
la relation fondamentale étant la relation illative (3.175 ; 2.44n1).
C’est sans doute sur le plan
de l’interprétation faite par Peirce de la Logique et notamment des relations
entre logique et grammaire, comme sur celui de l’imposant projet qui est le
sien d’élaborer un nouveau modèle du mental ne devant plus rien au psychologisme
mais tenant pourtant compte de la psychologie, par un usage formellement réglé
des signes et de la signification, que l’apport médiéval se fait le plus
profondément et subtilement sentir dans la réflexion peircienne [15].
2. Une nouvelle définition
de la logique et de ses instruments : intentions secondes et suppositio.
Peirce a très vite compris
la « révolution » [16]
qu’avaient accomplie les médiévaux dans le domaine de la réflexion sur les
/95/ relations entre pensée et langage, et que c’était chez eux qu’il avait
le plus de chance de trouver les moyens théoriques de réaliser cette
sémantisation générale de la pensée qu’il avait en vue [17],
sous la forme de ce qu’il appelait lui-même, en s’inspirant aussi, outre des
médiévaux, de Kant et de Boole, une « analyse
logique des produits da la pensée ». Chez eux, il retrouvait
« cette habitude de penser sous la forme
de signes », qu’il devait finalement prendre pour définition du
pragmatisme (« Le pragmatisme est cette
philosophie qui devrait considérer le fait de penser comme une manipulation de
signes pour envisager les questions » (NEM., III, I,
p. 191) [18]. Peirce a toujours été convaincu que si
l’on veut se livrer à une « analyse
logique des produits de la pensée », il faut tâcher de retrouver
l’inspiration scolastique. Or pour un scolastique, affirmer que la pensée est
un signe, c’est simplement rappeler que la pensée « est de la même nature générale » qu’un
signe. Comme Peirce le notera en 1871 dans le Compte rendu qu’il rédige de
l’édition Fraser de G. Berkeley :
« De même que l’esprit de Scot roule toujours sur des
formes, de même celui d’Ockham roule sur des termes logiques. Ockham pense
toujours à un concept mental comme à un terme logique qui, au lieu d’exister
sur le papier ou dans la voix, est dans l’esprit, mais est de la même nature
générale, à savoir un signe. Le concept et le mot diffèrent sous deux
aspects : d’abord un mot est arbitrairement imposé ; en second lieu,
un mot signifie indirectement à travers le concept qui signifie la même chose
directement » (8.20).
On se sert donc de signes linguistiques pour « signifier les choses mêmes qui sont signifiées par
les concepts de l’esprit de sorte qu’un concept signifie premièrement et
naturellement quelque chose et un mot parlé signifie secondairement (et
seulement conventionnellement) » (Ockham, Summa Logicae, I, 1♦).
♦ Chapitre
1 [DÉFINITION ET DIVISION GÉNÉRALE DU TERME] Tous les auteurs qui traitent de logique entendent
montrer que les arguments se composent de
propositions et les propositions de termes. Le terme n’est donc rien d’autre
que la partie élémentaire de la proposition.
Pour définir en effet le terme, dans le livre I des Premiers Analytiques, Aristote dit :
« J’appelle terme ce dans quoi se résout la proposition, comme le prédicat et ce dont il
est prédiqué, que l’être ou bien le non-être lui soit attribué ou en
soit séparé. Mais bien que tout terme soit
une partie d’une proposition, ou puisse
l’être, tous les termes ne sont cependant pas de même nature; et, pour cette raison, pour avoir une pleine
connaissance des termes, il faut
avoir quelques précisions présentes à l’esprit. De même que selon Boèce, dans son commentaire du Peri hermeneias, il y a trois sortes de phrases, à
savoir écrites, parlées et conçues, ces
dernières n’existant que dans l’intellect, de même il y a trois sortes de termes : écrits, parlés et conçus. Le terme écrit est une
partie d’une proposition tracée sur
un corps, qui est vue ou peut être vue par un oeil corporel. Le terme
parlé est une partie d’une proposition
proférée oralement et destinée à être entendue par une oreille corporelle. Le terme conçu est une intention ou une impression psychique, signifiant ou consignifiant quelque
chose par nature, destinée à faire partie d’une proposition mentale et à
supposer’ pour cette chose. Ces termes conçus et les propositions qui en sont composées sont donc ces paroles
mentales dont saint Augustin dit dans le livre XV du De Trinitate qu’elles n’appartiennent
à aucune langue parce qu’elles se tiennent seulement dans l’esprit et ne
peuvent être proférées extérieurement, bien que des sons vocaux soient
prononcés à l’extérieur, en tant que signes qui leur sont subordonnés. Je dis que les sons
vocaux sont des signes subordonnés aux concepts ou intentions de
l’âme, non pas parce qu’en comprenant au sens
propre le mot « signe », ces sons signifieraient de manière propre et première ces concepts de l’âme, mais parce que les mots sont créés
par imposition pour signifier les choses mêmes qui sont signifiées
par les concepts de l’esprit; de sorte que le concept signifie d’abord
quelque chose naturellement et que le son vocal signifie cette même
chose de façon seconde [mais certainement pas
« conventionnellement » parce que personne n’a jamais rien
convenu ; mais bien coercitivement] ; une
fois, par conséquent, un son vocal établi
par institution pour signifier quelque chose qui est déjà signifié par un
concept de l’esprit, si ce dernier changeait de signifié, de ce fait le son lui-même en
changerait, sans nouvelle institution. Dans cette mesure, le Philosophe
dit que les sons vocaux sont les « marques des impressions
psychiques ». C’est aussi ce qu’entend Boèce lorsqu’il dit que les sons vocaux
signifient des concepts. Et généralement, tous les auteurs qui disent que les sons vocaux
signifient les impressions psychiques, ou en sont les marques, ne veulent rien dire
d’autre que ceci :
les sons vocaux sont des signes signifiant de manière seconde ce à quoi renvoient, de
manière première, les impressions psychiques, encore que certains sons renvoient de manière
première à des impressions psychiques ou à des concepts, tout en renvoyant de manière
seconde à d’autres intentions de l’âme, comme on le montrera plus bas [chapitre 12]. Et ce qui
vient d’être dit des sons vocaux par rapport aux impressions psychiques, ou
intentions, ou concepts, vaut de la même façon pour les signes écrits à l’égard des sons vocaux. Mais on remarque quelques différences entre ces termes. La première est que le
concept, ou l’impression psychique, signifie naturellement tout ce qu’il
signifie, tandis que le terme parlé ou écrit ne signifie que selon une
institution volontaire. Il en résulte une autre différence : le terme parlé ou écrit
peut changer arbitrairement de signifié mais le terme conçu ne change pas de signifié
suivant l’arbitraire de
quiconque. A cause des impertinents, il faut cependant
savoir que le signe se comprend de deux façons. En un sens, on entend par
signe tout ce qui, étant appréhendé, fait connaître quelque chose d’autre, bien qu’il ne conduise pas l’esprit
à la première connaissance de ce
quelque chose, comme je l’ai montré ailleurs, mais à une
connaissance actuelle venant après une connaissance habituelle’. De
cette manière, le son vocal signifie
naturellement, comme n’importe quel effet signifie au moins sa cause, ou encore comme le cercle
devant la taverne signifie le vins.
Mais je ne parle pas ici du signe de façon aussi générale. On comprend d’une autre manière le signe comme ce
qui fait venir quelque chose à la connaissance et est destiné par
nature à supposer pour cette chose,
ou bien à être ajouté à cette première sorte de signes dans une proposition, comme c’est le cas des
syncatégorèmes, des verbes, et de ces
parties du discours qui n’ont pas de signification déterminée, ou encore ce qui est destiné à être composé de
tels signes, comme c’est le cas de
la phrase. Et en comprenant ainsi le mot « signe », le son vocal n’est en rien un signe naturel. [traduction Biard] |
La première leçon que Peirce
retient des médiévaux c’est un élargissement rendu possible, par ce biais, de
la logique. En dépit de sa « dévotion »
pour Kant, Peirce trouve en effet que la limitation par celui-ci de la logique
à la théorie du concept est bien trop /96/ étroite ; en
effet, si tous les symboles sont « en un
sens relatifs à l’entendement », c’est seulement au sens où « toutes choses sont également relatives à
l’entendement. A ce compte, il n’y a pas à exprimer la relation à l’entendement
dans la définition de la sphère de la logique, puisqu’elle ne détermine aucune
limitation de cette sphère » (1.559). En revanche, outre que l’on
peut, grâce au symbole, étendre l’analyse logique à ce qui est virtualiter
ou habitualiter — distinction que Peirce dit emprunter à Duns Scot
(5.504 n1) et qui deviendra fondamentale pour le pragmatisme pleinement élaboré
— on peut ainsi éviter toute intrusion éventuelle du psychologique dans le
logique, en insistant sur le processus de symbolisation lui-même,
indépendamment du fait même de penser.
La logique est désormais
définie comme « traitant des intentions
secondes appliquées aux premières », les intentions secondes étant
« les objets de l’entendement considérés
comme représentations », et les intentions premières, « les objets de ces représentations ».
Peirce met cette idée en forme dès 1867 dans On a New List of Categories qui
énonce que :
« Les objets
de l’entendement... sont des symboles, c’est-à-dire, des signes, qui sont au
moins potentiellement généraux. Mais les règles de la logique valent pour tous
les symboles, ceux qui sont écrits ou parlés aussi bien que ceux qui sont
pensés » (1.559).
Pourquoi cela permet-il une
analyse logique (et non psychologiste) des produits de la pensée ?
Parce que l’on peut traiter les symboles comme des signes ou termes logiques,
en centrant ainsi l’analyse, non plus sur ce qu’ils sont à savoir,
« peut-être des sons, des marques, des
états ou images mentales », en un mot des « intentions de l’âme », mais sur l’usage
qu’on en fait en formant des énoncés sur des choses qu’ils ne sont pas [19].
En définissant le domaine de
la logique comme celui des intentions secondes, Peirce prend donc à son compte
les progrès accomplis par la via moderna : adopter le point de vue
de ce que l’on pourrait appeler une métalangue par rapport au langage-objet,
puisque « les termes de seconde intention
s’abstraient complètement du sens ou du contenu matériel pour lesquels ils sont
mis, caractérisant ces derniers seulement par les propriétés formelles comme
des constituants de l’énoncé » (Moody, p. 27). Comme on le /97/
sait, pour les médiévaux, les intentions secondes sont ces termes qui dans
leur usage significatif, ou en suppositio personalis — i.e.tels que dans
leur interprétation normale, ils servent de signes aux choses dont on a
institué qu’il les désignerait, par opposition à la suppositio materialis
où le terme est interprété autonymement comme un nom pour lui-même — sont mis
pour des signes du langage : ainsi des mots tels que « terme », « proposition », « universel »,
« genre », etc. sont des mots
dont le domaine de signification est celui des signes du langage. En revanche,
les termes de première intention sont ces termes qui, dans leur usage normal ou
en supposition personnelle, désignent des objets physiques ou des états mentaux
(pierre, arbre, bleu, etc.) (Moody, p. 26). Peirce est donc convaincu
qu’en adoptant ainsi le point de vue des intentions secondes appliquées aux
premières, nous n’étudions pas les propriétés des objets de la pensée comme
telles : nous n’étudions que les propriétés de l’objet en tant qu’il est
un objet de pensée, ou « ce que c’est
pour un objet que d’être un signe » [20].
A juste titre, c’est surtout en Ockham que
Peirce voit celui qui a su, non certes inventer, mais préciser et raffiner, cet
instrument puissant de la logique médiévale qu’est la supposition, « l’un des termes techniques les plus utiles du
Moyen-Age » (5.320.n), lequel permet vraiment de ne plus traiter le
signe que sous l’angle de sa capacité « d’être
pris pour quelque chose en vertu de sa combinaison avec un autre signe du
langage dans une phrase ou une proposition » (Ockham, S.L. 1, 64♦), en laissant par là-même de côté, la significatio du signe.
♦ CHAPITRE 64 [DIVISION DE LA SUPPOSITION] Il faut savoir que
la supposition se divise d’abord en supposition personnelle, simple et
matérielle. De manière
générale, la supposition est personnelle lorsque le terme suppose pour son
signifié, que celui-ci soit une chose en dehors de l’âme, un son vocal, une
intention de l’âme, un mot écrit ou quoi que ce soit d’autre que l’on puisse
imaginer. Ainsi, chaque fois que le sujet ou le prédicat d’une proposition
suppose pour son signifié, de sorte qu’il est pris significativement, la
supposition est personnelle. Exemple du premier type : dans « tout
homme est un animal », « homme » suppose pour ses signifiés
parce que « homme » n’a été créé par imposition que pour signifier
les hommes; il ne signifie pas à proprement parler quelque
chose qui leur est commun mais, selon Damascène, les hommes eux-mêmes.
Exemple du second type : dans « tout nom vocal est une partie du
discours », « nom » ne suppose que pour des sons vocaux ;
mais puisqu’il a été créé par imposition pour signifier ces sons vocaux, il
suppose personnellement. Exemple du troisième type : dans « toute
espèce est un universel », « ou toute intention de l’âme est dans
l’âme », chacun des sujets suppose personnellement car il suppose pour
ce qu’il signifie par imposition. Exemple du quatrième
type : dans « tout mot écrit est un mot », le sujet ne suppose
pour rien d’autre que pour ses signifiés, â savoir pour des signes écrits, il
suppose donc personnellement. D’après ce qui
précède, à l’évidence, dire que la supposition est personnelle lorsque le
terme suppose pour la chose, ne la caractérise pas de façon suffisante. Sa
définition est la suivante : « La supposition est personnelle
lorsque le terme suppose pour son signifié, et est pris
significativement. » La supposition
est simple lorsque le terme suppose pour une intention de lâme sans être pris
significativement. Si l’on dit par exemple « l’homme est une espèce «, le terme « homme » suppose pour une intention de l’âme
parce que c’est cette intention de l’âme qui est une espèce. Cependant, le
terme « homme » ne signifie pas à proprement parler cette
intention, mais ce son vocal et cette intention de l’âme sont seulement des
signes dont l’un est subordonné à l’autre et qui signifient la même chose,
comme je l’ai expliqué ailleurs [chapitre 1]. De là ressort avec évidence la fausseté de l’opinion soutenant que la supposition est simple quand le terme suppose pour son signifié. Car la supposition est simple quand le terme suppose pour une intention de l’âme qui, â proprement parler, n’est pas le signifié du terme puisqu’un tel terme signifie de vraies choses et non des intentions de l’âme. La supposition
est matérielle lorsque le terme ne suppose pas significativement mais suppose
pour un son vocal ou pour un signe écrit. Ainsi, dans « homme est un
nom », il est évident que « homme » suppose pour lui-même et
pourtant il ne se signifie pas lui-même. Pareillement, dans la proposition
« homme est écrit » la supposition peut être matérielle puisque le
terme suppose pour ce qui est écrit. Il faut savoir
que, de même que ces trois sortes de supposition conviennent au mot parlé, de
même elles peuvent convenir au mot écrit. Ainsi, si les quatre propositions
« l’homme est un animal », « l’homme est une espèce »,
« homme est un mot dissyllabique », « homme est un mot
écrit », sont écrites, chacune d’elles pourra être vraie, mais ce sera
par rapport à des réalités différentes. Car ce qui est un animal n’est
aucunement une espèce, ni un mot dissyllabique, ni un mot écrit.
Pareillement, ce qui est une espèce n’est pas un animal, ni un mot dissyllabique,
et ainsi de suite. Et pourtant, dans les deux dernières propositions, le
terme a une supposition matérielle. Celle-ci peut être subdivisée, étant
donné que le terme peut supposer pour un son vocal ou pour un signe écrit. Si des noms avaient été institués pour cela, on pourrait distinguer la
supposition pour le son vocal et la supposition pour le signe écrit, comme on
différencie la supposition pour le signifié et la supposition pour
l’intention de l’âme en qualifiant l’une de personnelle et l’autre de simple.
Mais nous ne disposons pas de tels noms. Comme cette
diversité de suppositions s’applique au terme vocal et au terme écrit, elle
peut s’appliquer au terme mental puisqu’une intention peut supposer pour ce
qu’elle signifie, pour elle-même, pour un son vocal ou pour un signe écrit. Il faut encore savoir que l’on ne parle pas de
supposition « personnelle » parce que le terme supposerait pour
une personne, ni de supposition « simple » parce qu’il supposerait
pour quelque chose de simple, ni de supposition « matérielle »
parce qu’il supposerait pour la matière, mais pour les raisons qui viennent
d’être indiquées. Ainsi, les termes « matériel »,
« personnel » et « simple » sont employés en logique
d’une manière équivoque par rapport aux autres sciences ; en logique
toutefois, on ne les emploie guère qu’avec le mot supposition ». |
Mais la suppositio présente
un autre avantage que l’on a peut-être un peu tendance à passer sous silence
quand on souligne — comme le fait Moody — le caractère formel de la
nouvelle logique : ce n’est pas en effet un concept syntaxique, si
tout du moins par là on veut dire qu’il ne serait pas sémantique. A
l’évidence, la suppositio fonctionne chez Ockham comme un outil
sémantique. Ce pourquoi du reste le domaine privilégié de la suppositio
reste bien chez lui celui de la suppositio personalis, en un mot celui
de la /98/ référence. La formalisation du signe n’est donc pas synonyme
— chez Ockham, pas plus que chez Peirce — d’une réduction de la sémantique à la
syntaxe : elle veut uniquement dire une mise à l’écart — et chez Peirce en
tout cas, seulement provisoire — de la signification du signe,
bref de ce que le signe prétendrait vouloir dire sur le monde ou sur nous,
indépendamment de sa pure et simple mise en oeuvre comme signe.
En analysant le signe et la
relation-signe dans les termes de la supposition, Peirce va donc mettre
l’accent sur les caractéristiques formelles et sémantiques qui s’y attachent,
et se livrer à une analyse systématique de la relation-signe dans le cadre
d’une sémiotisation radicale du mental, mais en retour aussi d’une
mentalisation irréductible du signe.
3. Le rôle du modèle
scolastique dans l’analyse peircienne de la relation-signe ou de l’impossible
identité entre la pensée et le signe
Que la pensée est
un signe et en signes.
« Nous n’avons pas le pouvoir de penser sans les
signes » est présenté dans le second article de 1868 comme la
troisième conséquence de la critique de l’intuition [21].
C’est en effet que la critique a révélé une certain nombre de points cruciaux
concernant par exemple la genèse de la conscience de soi ou l’importance jouée
dans la constitution du moi par le langage et par la communication. Peirce a
montré que le moi n’est pas du tout le lieu d’un monologue privilégié à partir
duquel s’effectuerait le rapport au monde extérieur. Le moi se constitue comme
un dialogue avec celui-ci. Ainsi, dans ce que l’on pourrait prendre pour la
manifestation privée par excellence de la pensée, celle-ci se révèle au
contraire comme le lieu, non d’un monologue solipsiste, mais de ce que Peirce
appelle /99/ « un dialogue
entre l’ego et le non-ego ». Récusant à l’avance la thèse
fodorienne du solipsisme méthodologique — laquelle identifie les contenus à des
états internes particuliers de traitement de l’information — Peirce dénonce
fortement toute conception du mental qui se représenterait celui-ci, pour le
dire dans les termes de H. Putnam, sous la forme de « significations dans la tête » [22].
Retrouvant du même coup,
mais à d’autres frais, la fameuse thèse évoquée dans leThéétète de
Platon, selon laquelle la pensée s’effectue sous forme d’un dialogue et revêt
nécessairement la forme d’une communication (Théétète, 189e-190a),
Peirce tire pour sa part une première conséquence de la critique : le
caractère nécessairement dialogique de toute pensée. Il le réaffirmera en
1905 :
« Il est d’abord utile ou du moins éminemment
souhaitable que le lecteur ait parfaitement assimilé en chacune de ses parties,
la vérité que la pensée procède toujours selon la forme d’un dialogue — un
dialogue entre les différentes phases de l’ego — en sorte que, étant
dialogique, elle est essentiellement composée de signes pour ce qui est de sa matière,
au sens où un jeu d’échecs a pour matière les joueurs d’échecs »
(4.6).
Ainsi, même là où l’on
pourrait croire que le langage n’est absolument pas indispensable à l’exercice
de la pensée, on pense en réalité toujours dans le langage, non pas du
tout parce que le langage serait une sorte de forme véhiculaire de la
pensée, mais parce qu’il en est au contraire la matière « au sens où un jeu d’échecs a pour matière les
joueurs d’échecs » : en d’autres termes, de même que si les
joueurs disparaissaient, on ne pourrait plus jouer de même, s’il n’y a
pas de signes, il n’y a pas de pensée. C’est pourquoi Peirce peut écrire
qu’« exactement comme nous disons qu’un
corps est en mouvement et non que le mouvement est dans un corps, nous devrions
dire que nous sommes en pensée et non que les pensées sont en nous »
(5.289 ; cf. 2.26).
Dès 1868, cette conception
de la pensée comme pure et simple expression sémiotique et comme dialogue
introduit au principe /100/ « social »
de la logique comme théorie de l’information et de la communication, que la
Grammaire Spéculative peircienne mettra en oeuvre sous la forme d’une théorie originale de l’assertion [23].
La seconde conséquence
majeure de la critique de l’intuition est l’affirmation du caractère
nécessairement continu de la connaissance. Peirce a en effet refusé
toute thèse qui voudrait que « la pensée
doive précéder tout signe » (5.250), en assumant la possibilité
d’une série infinie. De ce que toute connaissance est nécessairement déterminée
par une connaissance antérieure, les idées se succèdent les unes aux autres en
un processus continu. Si l’on recherche donc la lumière des « faits externes », les seuls cas de
pensée que nous puissions trouver sont des cas de pensées en signes. On ne peut
mettre en évidence aucune autre pensée par des faits externes. Or ce n’est
qu’ainsi que l’on peut connaître la
pensée. La seule pensée qu’il soit donc possible de connaître est la pensée en
signes. Peirce en conclut que toute pensée doit nécessairement être en signes
(5.251).
De l’impossible identité
entre pensée et signe
Comment pourtant interpréter
cette phrase ? Peirce ne prétend pas que la pensée soit en toute rigueur
un signe. En un sens, il refuse donc de considérer qu’il y ait une relation
stricte d’identité entre la pensée et le signe [24] :
il affirme seulement que « toute pensée
doit nécessairement être en signes ». Il faut pourtant admettre que
dans certains passages, il ne paraît guère faire de différence entre les deux,
allant jusqu’à déclarer que la pensée est un signe, mais aussi que l’homme
lui-même est un signe (5.313). « La
pensée et l’expression, écrit-il, sont en réalité une seule et même chose »
(1.349) si bien qu’en définitive, « le
mot ou signe que l’homme emploie est l’homme lui-même... Ainsi mon langage est
la somme totale de moi-même » (5.314). Les signes « sont la trame et la chaîne de toute pensée...de
sorte qu’il est faux de dire simplement qu’un bon langage est important pour
bien penser. Car il est /101/ l’essence même de la pensée »
(2.220). Pourtant, même si Peirce avoue dès 1892 avoir donné un ton trop
« nominaliste » à son analyse
(6. 103) et en 1905 être allé un peu loin en direction de l’idéalisme [25], en prétendant qu’une personne peut se
réduire à « un symbole comportant une
idée générale » (6.270), il ne reviendra pas sur le sens profond de
la théorie. Comment dès lors entendre celle-ci ?
La relation-signe
comme relation terme à terme.
C’est ici que l’inspiration
scolastique est évidemment décisive, par la lecture qu’elle permet des rapports
entre pensée et signe à partir de la relation - signe. Celle-ci en effet opère
une refonte complète de la relation traditionnelle entre sujet et prédicat,
comme on le voit dans la Nouvelle Liste des Catégories au travers de la
déduction catégoriale qu’elle autorise. « Le
sujet », écrit en effet
Peirce, « est un signe du prédicat ».
Qu’est-ce à dire ? Que comme pour les médiévaux, la relation-signe n’instaure
pas d’abord une relation de signification d’un terme à un objet ou à un designatum
psychologique et qu’il n’y a pas entre le sujet et le prédicat, de relation
d’identité, de mimétisme, de causalité ou d’inhérence mais une relation de
terme à terme, une relation qui ne se fait du reste pas — chez Ockham notamment
— entre des termes absolus mais entre des termes connotatifs i.
e. des termes tels qu’ils « signifient
une chose premièrement et une autre secondairement » (S.L., I,
5-9), et tels qu’ils ont une « définition
nominale ». En conséquence, ces /102/ termes font bien
référence à des objets individuels, mais ils le font indirectement ou obliquement,
en faisant référence à une signification. On peut donc dire qu’ils signifient
premièrement les objets individuels et secondairement ceux-ci sur la base de
cette signification. Ainsi, affirmer que la même chose est dite par « le poêle est noir » et « il y a de la noirceur dans le poêle »
(1.551), c’est dire que noir se réfère au poêle sur la base du fait qu’il
incarne la noirceur, ou encore que noir peut être considéré soit comme se
référant directement au poêle, soit comme se référant obliquement à la
noirceur. Ce qui ne revient pas à hypostasier la noirceur en en faisant un
quelconque universel (comme en témoignent les références de Peirce à des
auteurs non réalistes tels que Jean de Salisbury ou Abélard ;
(2.415) : simplement, penser : « il
y a de la noirceur dans le poêle », c’est penser à une nature, indifferenter,
sans considération de ses différences individuelles, comme lorsque nous pensons
à une chose noire en général (2.428). On substitue donc ici un substantif à un
adjectif (par abstraction hypostatique), en créant certes un ens rationis,
mais sans préjuger de sa realitas (4.549) :
« Quand nous
faisons une proposition, nous en comprenons le sujet dans la mesure où
le prédicat indique. Ainsi, quand nous disons : “l’homme est intelligent”,
nous avons une compréhension d’homme eu égard à son esprit »
Et, s’appuyant sur l’auteur
du De Generibus et Speciebus : :
« Quand quelqu’un nous dit : “Socrate est
rationnel”, cela ne veut pas dire que le sujet est le prédicat, mais plutôt que
Socrate est l’un des sujets ayant la forme qui est la rationalité »
(2.415).
Sujet et prédicat ne sont
donc pas à strictement parler des concepts, mais des hypothèses : « L’être est signifiant quand on le prend avec le
prédicat, parce qu’ils représentent alors une manière par laquelle tel ou tel
divers peut être rendu plus déterminé » (1.548 ; cf. 2.415).
Des précisions sur les
mécanismes de l’abstraction, tels que Peirce les conçoit, permettront de mieux
comprendre comment la relation-signe va pouvoir, de la sorte, se trouver comme
à mi-chemin entre logique et psychologie, et faire signe vers les choses tout
en restant formelle.
/103/ 4. Abstraction hypostatique et abstraction prescisive.
Il y a deux manières
courantes d’abstraire que Peirce d’emblée élimine : c’est d’une part la dissociation,
ou « séparation qui en l’absence d’une
constante association est autorisée par la loi d’association des images. C’est
la conscience d’une chose sans la conscience nécessairement simultanée de
l’autre » (1.549). Une telle conception est à proscrire, car elle a
trop partie liée avec l’imagination et le psychologisme : à suivre en
effet cette méthode, on laisse maints phénomènes inexpliqués, et c’est parce
que les nominalistes (tels Berkeley et Locke) y sont restés soumis, qu’ils ont
« confondu le fait de penser un triangle
sans penser qu’il est équilatéral, isocèle ou scalène, et le fait de penser un
triangle sans penser s’il est équilatéral, isocèle ou scalène »
(5.301). D’autre part, l’abstraction peut s’entendre comme une simple « séparation mentale » ou discrimination
: c’est ce que nous faisons par exemple lorsque nous discriminons le rouge
du bleu, l’espace de la couleur, la couleur de l’espace. Mais il ne s’agit
alors que d’une opération logique qui permet d’établir des « distinctions de signification », mais
qui ne concerne que « le sens des termes »
(1.549), sans nous renseigner sur ce qu’ils désignent.
Restent alors deux autres
formes possibles d’abstraction, que Peirce va appeler respectivement hypostatique
et préscisive. La première, dite hypostatique ou subjectale
« consiste à faire d’un élément transitif
de pensée un substantif » : ce par quoi nous pensions devient
à son tour objet de pensée. Ainsi, de l’énoncé : « Le bâtiment de la bibliothèque est grand »,
nous passons à : « Le bâtiment de la
bibliothèque possède la grandeur » (4.332) ou de : « Le miel est doux », à : « Le miel possède de la douceur ». Quel
est l’avantage ? Il devient alors possible d’étudier les relations de ces
nouveaux objets de pensée en leur appliquant de nouveaux prédicats. Par
exemple, nous pouvons dire de la grandeur de la bibliothèque qu’elle est impressionnante
(4.332 ; 4.235). Dès lors, l’abstraction ainsi entendue apparaît comme
l’un des instruments les plus précieux de l’intelligence humaine (1.383 ;
3.509 ; 5.161) [26].
/105/ La deuxième forme utile d’abstraction est appelée par Peirce préscision
ou abstraction préscisive, terme que Peirce dit emprunter aux médiévaux,
et notamment à la notion scotiste depraecisio (1.549 n2) [27]. Comparée à la discrimination, la
précision implique plus qu’elle ; je puis en effet « par un acte de discrimination, séparer la couleur de
l’étendue, mais je ne le puis par préscision, puisque je ne puis supposer que
dans un univers possible, la couleur (non la sensation de couleur, mais la
couleur comme qualité d’un objet) existe sans l’étendue. Il en est de même avec
la triangularité et la trilatéralité » (1.549 n). Mais elle
« implique beaucoup moins que la
dissociation, qui en vérité, n’est pas un terme de logique, mais de psychologie ».
Il est en effet douteux que quelqu’un « puisse
séparer l’espace de la couleur par dissociation, non du moins, sans grande
difficulté ; il le peut en revanche, et c’est du reste ce qu’il fait, par
préscision, s’il pense qu’un vide n’est pas coloré » (ibid.).
Peirce considère donc qu’il
y a quelque chose dans la préscision qui nous fait sortir aussi bien du strict
domaine de la psychologie que de celui des pures distinctions verbales ou
logiques, et qui nous oriente d’une certaine façon vers le réel. Il
s’agit, écrit-il, de « l’acte de supposer
(en étant conscient ou non de la fiction) quelque chose à propos d’un élément
du percept, sur lequel la pensée s’attarde, sans faire attention aux autres
éléments ». Or n’est-ce pas justement ce qu’avaient bien vu les
médiévaux. ? Ils avaient en effet fait progresser la réflexion sur
l’abstraction, en rappelant qu’il ne s’agit pas seulement de cette opération
qui consiste à détourner l’attention d’un objet, où à simplement dégager un
élément de pensée — la forme — d’un autre élément — la matière — qui se
trouverait alors négligé, bref à « contempler
une forme indépendamment de la matière, comme lorsqu’on pense à la blancheur »,
mais bien de cette démarche qui consiste à « penser
à /106/ une nature indifferenter ou sans considérer les
différences de ses individus, comme lorsque l’on pense à une chose blanche en
général » (2.428). Abélard avait sur ce point fait plusieurs
suggestions intéressantes :
« Si je
considère cet homme comme substance ou comme corps, en négligeant le fait qu’il
est animal, ou homme, ou grammairien, mon intellection ne porte sur aucune
propriété qui ne lui appartienne réellement, elle se contente de négliger
certaines de ses qualités. Et quand je dis que mon attention porte seulement
sur cet être en tant qu’il possède telle qualité, la restriction concerne mon attention,
nullement la manière d’exister de cet être, sans quoi mon intellection
serait creuse. Nous ne disons pas, en effet, que cette réalité possède
seulement telle qualité, mais que je la considère seulement en tant qu’elle
possède cette qualité. En un sens, il reste vrai qu’on la considère
intellectuellement autrement qu’elle n’est en réalité, non pourtant avec une
autre structure que la sienne... mais avec cette différence qui sépare la
façon dont les choses sont comprises intellectuellement et celles dont elles
subsistent réellement. C’est dire que l’entendement considère telle qualité
non pas séparée, mais plutôt séparément, alors qu’en réalité elle
n’existe pas séparément, et qu’il perçoit la matière à l’état pur et la forme à
l’état simple, alors que ni l’une n’existe purement, ni l’autre simplement, en
sorte que cette pureté et cette simplicité ne se rapportent point à la
subsistance réelle de la chose considérée, mais à l’intelligence qui la
considère ; ce sont des modalités intellectives, non existentielles...
Lorsque j’entends dire homme, blancheur ou blanc, ces noms par
eux-mêmes ne me rappellent pas toutes les propriétés naturelles des substances
réelles correspondantes ; ce mot homme évoque seulement pour moi le
mortel animal et rationnel, sans que je conçoive pour autant d’autres accidents
secondaires, sinon de façon confuse et sans distinction. Car l’intellection des
singuliers se fait aussi par abstraction, lorsqu’on dit par exemple : cette
substance, ce corps, cette blancheur, ce blanc. Quand
j’entends, en effet : cet homme, je ne prends garde qu’à la nature
de l’homme en général, mais réalisée dans une substance particulière, tandis
qu’homme évoque cette même nature simplement et en soi, sans référence à
aucune homme déterminé ». [28]
Bien qu’étant ainsi
« isolée, nue et pure »,
l’abstraction ainsi entendue n’était donc pas fictive. Car, comme le remarquait
Abélard, à la suite de Boëce, elle permettait d’attribuer à « l’esprit le double pouvoir et de réunir
rationnellement ce qui est effectivement disjoint et de réduire les composés,
sans dépasser pour autant, dans aucune de ces deux opérations, la nature réelle
de la chose considérée et sans rien percevoir qui n’appartienne naturellement à
cette chose. Sinon, il ne s’agirait point d’une opération rationnelle, mais
d’une opinion, car l’intelligence alors s’éloignerait de l’état réel des choses »
(ibid.).
/107/ Ainsi comprise, la
préscision est donc à mi-chemin entre le logique et le psychologique, et
fait signe vers le réel. Elle provient certes de « l’attention que
l’on porte à un élément en négligeant un autre », mais elle met en
oeuvre des procédures mentales plus complexes que celle de la simple attention [29].
5. La théorie de la
pensée-signe ou la sémiotisation du mental.
L’interprétation par Peirce
de la relation sujet-prédicat comme une relation-signe n’a donc comme telle,
rien d’original [30].
Ce qui constitue évidemment la richesse de son analyse, ce sont les
implications que Peirce croit pouvoir en tirer.
Et tout d’abord l’idée que
dès que nous formons une proposition et assignons des qualités aux choses, nous
ne nous contentons pas de « lire »
un réel déjà donné, à livre ouvert : nous nous livrons d’emblée à une
activité théorique ; nous interprétons :
« Je vois un poêle noir. Il
y a une sensation de noirceur, mais si je juge que le poêle est noir, c’est que
je compare cette expérience avec des expériences antérieures. C’est que je
compare la sensation avec une idée familière qui est dérivée d’objets noirs
familiers. Quand je dis que le poêle est noir, je fabrique une petite théorie
pour en expliquer la vue » (Ms 403).
Pour Peirce, un signe ne
dénote donc jamais son objet directement ou dyadiquement : il
ne dénote son objet qu’en vertu d’un autre signe — lequel ne sera pas
nécessairement un esprit— qui l’interprète comme le faisant. Dès 1867, Peirce
va dès lors définir la relation-signe dans les termes d’une relation ternaire :
la référence à un objet est rendue possible par une représentation (son
« interprétant ») qui
l’interprète, ce, à partir de tel ou tel aspect /108/ prélevé ou
abstrait de l’objet (son « fondement »
(ground) (1.557 ; 2.228). Toute synthèse authentique sera donc la
mise en oeuvre d’une relation-signe pour laquelle sont indispensables trois
catégories qui apparaissent à la lumière de trois fonctions catégoriales,
qu’a dégagées la méthode de suppositio : la référence à l’objet
(Qualité), la référence au fondement (Relation), la référence à l’interprétant
(Représentation).
Comment fonctionne dès lors
la relation-signe ?
Tout d’abord, il est
manifeste que la relation-signe n’a pas besoin de sortir d’elle-même pour être
signifiante : point ne sera besoin de faire appel à une conscience, à un
esprit ou même à Dieu, pour « injecter »
de l’extérieur le sens, pour « animer »
si l’on peut dire les signes afin de leur donner vie (2.222). Si le signe, en
tant que tel, n’est certes pas le sens, la relation -signe en revanche,
suffit, en tant que telle, au sens.
La sémiotisation du mental
peut dès lors se comprendre comme suit : « La pensée est un signe qui renvoie non à un objet, mais à une pensée
qui est son signe interprétant, celle-ci renvoyant à son tour à une autre
pensée-signe qui l’interprète et ceci en un processus continu »
(5.284). Soit le cas suivant :
« Supposons
par exemple que l’on pense à Toussaint l’Ouverture et qu’on pense à lui comme à
un noir, mais non distinctement comme à un homme. Si l’on ajoute ensuite
cette distinction, c’est par le moyen de la pensée qu’un noir est un homme,
c’est-à-dire que la pensée subséquente, homme, renvoie à la chose
externe, parce qu’elle est prédiquée de cette pensée antérieure, noir, que
l’on a eue de cette chose. Si nous pensons ensuite à Toussaint comme à un général,
alors nous pensons que ce noir, cet homme, fut général. Et ainsi, dans tous les
cas, la pensée subséquente dénote ce qui a été pensé dans la pensée antérieure ».
(5.285).
Le processus sémiotique sera
donc pour Peirce une relation à trois termes : un signe est une chose
reliée sous un certain aspect à un second signe, son objet, de telle manière
qu’il mette en relation une troisième chose, son interprétant, avec ce même objet,
et ainsi de suite à l’infini [31].
Mais on le voit, la triadicité ainsi mise en évidence est issue de l’analyse
catégoriale /109/ elle-même, qui repère trois catégories distinctes et
irréductibles les unes aux autres [32].
De cette dimension
ontologique et réaliste de la relation-signe, découlent plusieurs conséquences
majeures pour l’intelligence de la théorie peircienne de la pensée-signe. Si
pensée et signe en effet sont tout un, ce n’est pas seulement parce que la
pensée se trouverait résorbée dans l’opération de sémiotisation. Les
conséquences valent aussi en sens inverse : car ce que l’analyse
catégoriale des signes met en lumière, c’est la dimension fondamentalement
intelligible, parce que triadique et médiatrice, de la relation-signe correctement comprise [33].
Il n’y a donc pas d’un côté la pensée, de l’autre le signe, d’un côté le sens,
de l’autre l’expression, mais un renvoi permanent de l’un à l’autre, et ce dans
les deux sens.
6. Terministes ou
modistes ? Un choix impossible.
L’une des difficultés que
soulève évidemment l’interprétation de l’héritage scolastique dans la réflexion
peircienne est la suivante : comment expliquer que Peirce ait pu retenir sans
que cela lui pose apparemment de problème majeur, les leçons de Duns Scot mais
aussi celles d’Ockham ? Même si on laisse ici de côté la question — qui
n’est pas anodine quand on sait tout le prix que Peirce dit attacher au choix
que tout philosophe est selon lui, sommé de faire entre le réalisme et le
nominalisme — de savoir comment Peirce peut simultanément embrasser des
positions défendues par deux auteurs dont on sait qu’ils se sont précisément
combattus sur ce point, il est évident que si l’on se place du seul point de
vue de la signification et de la nature des relations entre pensée et langage,
les choses sont loin d’aller de soi. Comment ignorer en effet que les treizième
et quatorzième siècles ont vu s’opposer, sur le terrain de la signification,
Terministes (Ockham) et Modistes (Boèce et Martin de Dacie, Radulphus Brito,
Siger de Courtrai, Thomas d’Erfurt, etc.) et que l’une des conséquences du
terminisme fut précisément /110/ de « raser »
ces entités jugées superflues que sont les modi significandi (principe
fondamental de construction dans la grammaire des modistes [34]).
Tout ce qui vient d’être dit permet sans doute de comprendre mieux
pourquoi Peirce a pu se sentir proche de Guillaume d’ Ockham, comme en témoigne
la conférence qu’il lui consacre en 1869 à Harvard, puisqu’aussi bien, on a
souvent dit qu’Ockham fut de ceux qui, par le développement de la logique
terministe et de l’instrument métalinguistique puissant que constitue la
théorie de la « suppositio » [35]
permirent « d’analyser la structure
formelle du langage plutôt que d’hypostasier cette structure en une science de
la réalité ou de l’Esprit » (Moody, p. 6). [36]
Toutefois, si Peirce s’intéresse
d’aussi près au Venerabilis Inceptor, c’est bien aussi parce qu’il a
compris que la logique d’Ockham ne se comprend plus comme une scientia
sermocinalis mais bien — ainsi du reste que chez Duns Scot — comme une scientia
rationalis, et que ce qui caractérise cette logique, ce n’est pas seulement
d’être une logique qui ne s’intéresse parmi les signes qu’aux seuls termes, ou
qui privilégie parmi les fonctions de /111/ signifier celle de
supposition (S.L., I, 33) ; mais d’être aussi une logique qui se
fonde sur l’idée d’un langage mental naturel et premier. Peirce a bien
compris que la révolution ockhamiste a consisté en l’élaboration systématique
de la thèse de l’oratio mentalis : bref en ce moment où l’on ne
considère plus le langage - comme tel était le cas dans l’Antiquité - comme un
pur logos, simple véhicule de la pensée, laquelle va au travers des mots
et antérieure à eux, aux choses. Où l’on ne se contente plus non plus
d’évoquer, comme Saint-Augustin, un verbum mentis, lequel reste en
définitive affecté par l’immatérielle lumière divine, davantage vision
que parole, et lui aussi « antérieur à
tous les signes ». Avec Ockham, comme le dit C. Panaccio, la pensée
ou le concept « devient le dépositaire
privilégié de la signification » (p. 73). Elle n’est plus
seulement identifiée à cela qui est signifié par les signes : elle est
cela même qui signifie.
Alors que chez des auteurs
comme Abélard, c’était encore le mot (le nom) qui signifiait — les
intellections ne sauraient être des signes — « Ockham met le langage dans l’esprit » [37],
et c’est le concept, non le mot qui devient le premier porteur de
signification. La pensée elle-même est donc vue désormais comme un langage,
auquel on peut appliquer directement l’appareil de la sémantique terministe
avec ses notions de signification, de connotation, de supposition, etc.
(Panaccio, p. 71).
On mesure mieux aujourd’hui
les avantages d’une telle attitude. En tout premier lieu, l’hypothèse du
langage mental permet à Ockham d’éviter le recours à des entités abstraites
comme des propositions au sens de Frege ou des propriétés. Il est dès lors
possible de considérer les états intentionnels, la croyance, par exemple
« comme des relations entre l’esprit
individuel et certaines entités psychologiques concrètes et individuelles elles
aussi (les symboles mentaux) plutôt que comme des rapports à des objets
extramondains, immuables et désincarnés » (ibid,p. 70).
On sait tout le parti qu’Ockham croit pouvoir en tirer pour l’analyse directe de
l’activité cognitive : puisque les concepts sont porteurs d’une
signification naturelle, ils peuvent se combiner les uns aux autres selon une
syntaxe précise pour former des propositions mentales, structurellement
semblables à des phrases (ibid, p. 75). On peut aussi leur
appliquer, en les formulant dans le langage extrêmement fécond de la suppositio,
les notions de vérité et de fausseté, sur le /112/ modèle des
propositions orales ou écrites (dont la valeur de vérité est du reste dérivée
par rapport à celle de la proposition mentale). Ockham parvient ainsi à une
véritable analyse logique de la pensée intérieure, à une « théorie formelle de la pensée pure » (ibid,
p. 77), adossée à un langage logiquement idéal doté d’une structure
syntaxique simple, ne connaissant ni équivocité ni synonymie (ibid, p. 78),
ouvrant dès lors la voie à une caractérisation précise de la structure de la
connaissance. Comme le fait observer Panaccio : « La nouvelle approche possédait, dans le champ du
savoir médiéval, un impressionnant pouvoir d’unification : elle mariait
d’une façon toute naturelle le verbum mentis des théologiens à l’oratio
mentalis des anciens logiciens et elle articulait du même coup les unes sur
les autres logique, théorie de la connaissance et théorie de la signification »
(ibid., p. 78).
Parce qu’il recherchait les
moyens d’une analyse de la pensée qui ne sacrifiant pas au psychologisme,
restât formelle mais néanmoins fidèle au cadre de la scientia rationalis,
Peirce ne pouvait manquer d’être séduit par un tel programme.
Pourtant, comme on l’a vu,
dans le temps où il avoue ses préférences pour Ockham et le suit aussi bien
dans sa déduction des catégories — directement menée à partir de l’instrument
de la suppositio — que dans l’analyse des termes relatifs, Peirce
rappelle que son objectif est celui d’une Grammaire Spéculative (dite
également « formelle ») et
c’est aussi Duns Scot qu’il dit suivre, aussi bien dans son interprétation de
l’argument comme consequentia simplex de inesse que dans
l’identification qu’il propose des propositions catégoriques et hypothétiques [38]. Peirce va même /113/ jusqu’à
dire que si la logique d’Ockham est « simple
et plus lucide » (W2, p. 327), la Grammaire Spéculative
du Pseudo-Scot, parce que plus « complexe »,
permet de prendre en compte « tous les
faits » (ibid.) et de mettre en place une « Philosophie de la Grammaire ».
Comment interpréter cette
dualité ? Pour tenter de mieux comprendre la position peircienne, on
rappellera, en suivant J. Jolivet, que la doctrine modiste s’articule autour
des cinq principes fondamentaux suivants :
1) Le signifié
d’un mot (significatum) se distingue de son mode de signifier :
avant par exemple de signifier au singulier ou au pluriel, le son (vox) doit d’abord signifier, tout
court (fondement de la distinction entre dictio et pars orationis).
2) Le mode de signifier, modus significandi est principe de la construction, de la
jonction grammaticalement correcte des mots dans la phrase ou congruitas.
3) Intervenant aussi bien au plan sémantique que syntaxique, le modus
significandi appartient à la pars orationis composée par « le son, le signifié, et le mode de signifié »
(Jean de Dacie), mais peut être aussi « une
propriété de la chose signifiée » (Thomas d’Erfurt). 4) Il
existe pour les modistes — qui rejoignent l’inspiration aristotélicienne
ternaire du Perihermeneias, une correspondance entre les modes d’être (modi
essendi), les modes de connaître (modi intelligendi) et les modes de
signifier (modi significandi), qui permet par un jeu de distinctions
formelles et d’identités réelles l’articulation de l’être, de la pensée et du
langage. 5) Enfin, puisqu’il existe un tel parallélisme entre les trois modes,
c’est qu’il existe aussi une grammaire générale, constituée par les essentialia
grammaticae. En conséquence de quoi, Boëce de Dacie considère qu’il n’y a
qu’une seule grammaire, comme il y a une seule logique [39].
Peut-être cela permet-il de
suggérer quelques raisons pour lesquelles Peirce peut ne pas avoir jugé ces
deux approches absolument incompatibles pour lui et s’être senti attiré
par l’une comme par l’autre.
Ce qu’un terministe en effet
reproche souvent à un modiste, c’est de privilégier la grammaire au détriment
de la logique et de /114/ multiplier inutilement les entités. Mais, et
ce même s’il sera attentif à la nécessaire distinction entre l’ordre logique et
l’ordre grammatical, Peirce ne voit pas pour sa part pourquoi, à condition que la
grammaire ne se limite pas à l’étude des accidents empiriques (rhétoriques,
poétiques) des langues, mais s’étende à une grammaire générale, elle
serait a priori susceptible de moins de rigueur que la logique. Or tel
est bien l’enjeu de la grammaire des modistes, qui a vocation scientifique,
démonstrative et universelle, et ajoutons, normative [40].
Par ailleurs n’est-il pas vrai, comme Heidegger l’a souligné, que pour Duns
Scot, « le sens des modi significandi est
à comprendre à partir de la valeur syntaxique, celui des modi intelligendi à
partir de la valeur de vérité », en sorte que « la théorie de la signification... est en rapport
étroit avec la logique, elle n’est même rien d’autre qu’une partie de celle-ci » ? [41]. Car ce dont il s’agit, ce n’est pas
d’étudier la signification, mais les conditions qui doivent être réunies pour
qu’une signification soit produite : d’où l’étude des constructibles et
des règles de construction (Rosier, op. cit., p. 44).
On pourrait certes envisager
que le privilège accordé par les modistes au langage plus qu’à la pensée puisse
gêner celui qui se dit engagé dans le projet d’une élaboration des formes
logiques du jugement. Mais si Peirce n’y voit pas en définitive
d’inconvénient, c’est qu’à ses yeux sans doute, les modistes prônent moins
l’idée d’une consistance propre au langage qu’ils n’expliquent son universalité
à partir de la connexion intime qui le rattache à la pensée et l’être. Pour qui
veut non seulement rendre compte des liens entre langue et pensée, mais
également insister sur la liaison étroite entre logique et métaphysique, ce,
qui plus est, dans une perspective réaliste, l’ontologie nominaliste des
terministes ne peut suffire.
Ces hésitations entre — ou
emprunts conjoints à — Ockham et Duns Scot nous paraissent donc finalement chez
Peirce significatives de la nature et de l’ambition de son projet. Quelle est
l’ambition ? Construire une Philosophie de la Grammaire qui soit
suffisamment formelle mais suffisamment vaste aussi pour rendre compte de tout
ce qui unit langage, pensée, réalité. Suffisamment formelle ? Les /115/
modèles seront davantage à chercher du côté de George Boole [42] et d’Ockham. Suffisamment vaste ?
C’est plutôt de Kant et de Duns Scot qu’il faudra s’inspirer. Ne parvenant pas
encore à maîtriser le sens de sa propre démarche, le jeune Peirce s’exerce à
l’écoute de ces différentes influences : d’où l’impression de tiraillement
que donnent incontestablement ses écrits des années 1860-1870. Suivre
Ockham ? Sans nul doute. Mais à le suivre de trop près, ne risque-t-on pas
de tomber dans une forme ou une autre de réductionnisme nominaliste ?
Telle est la tentation à laquelle Peirce ne résistera pas toujours, puisqu’il
ira jusqu’à écrire dans les fameux articles
de1868 que la pensée est non seulement un signe, mais « un signe qui se développe selon les lois de
l’inférence valide ». Pourtant, dans le même temps, les textes de
cette époque auront pour mission de dénoncer toutes les formes possibles de réductionnisme
nominaliste. Ockham est-il d’ailleurs le meilleur rempart contre le
psychologisme ? Peirce est parfaitement conscient que la théorie formelle
de la pensée pure n’est pas dépourvue d’ambiguïtés, et que le mentalisme
d’Ockham (comme en témoigne sa théorie du fictum ou celle de l’acte
d’intellection) ne lui permet pas d’éviter certains engagements (sur le
dualisme, l’immatérialité de l’âme) dont Peirce considère précisément qu’une
authentique théorie du mental devrait pouvoir se passer [43].Une
conséquence importante en découle : pas /116/ plus que Peirce n’est
prêt à accepter la théorie ockhamiste du fictum, il ne paraît disposé à
admettre la thèse de l’acte mental, finalement introduite par Ockham pour
pallier les risques réalistes inhérents à celle du fictum. Car on sait
que l’un des moteurs de l’argumentation d’Ockham est de rendre compte des
relations entre la pensée et le sens, en invoquant une relation — cette fois non
plus mimétique — mais causale. Une telle « naturalisation »
de la signification, inhérente à la conception okhamiste de l’oratio
mentalis ne permet pas selon Peirce, de comprendre véritablement les
mécanismes de la pensée, pas plus en définitive que ceux de la signification.
Suivre Duns Scot ? Oui.
Il s’agit bien de construire une Grammaire Formelle. Certes Peirce préfère ce
terme à celui de « Spéculative »,
mais la perspective reste entière : se placer sous l’égide de Duns Scot,
c’est bien sûr reconnaître qu’il est possible d’analyser la structure des modi
significandi indépendamment de celle des modi essendi ainsi que
l’exige le programme dessiné par le Pseudo-Scot au début de la grammaire [44], mais c’est aussi affirmer avec force
qu’il est impossible de réduire les modi essendi aux modi
significandi, bref qu’il faut distinguer l’universel logique et l’universel
métaphysique, et montrer l’irréductibilité du second au premier. Si la logique peut
donc devenir une Sémiotique généralisée sur le modèle d’une Grammaire Formelle,
c’est bien parce qu’elle n’a pas seulement pour objet les arguments, mais les
« signes de toutes sortes »
(2.206).
On comprend mieux dès lors
pourquoi cette Grammaire Formelle à laquelle aspire Peirce, qui « traite des conditions /117/ formelles des
symboles qui ont une signification » (1.559), cette « Grammaire Pure » qui aura pour tâche
d’« établir ce qui doit être vrai des representamen
utilisés par toute intelligence scientifique pour qu’ils puissent avoir le
moindre sens » (2.229) peut être assimilée à la Transcendentale
Elementarlehre de Kant (2.206), à une Erkenntnisstheorie ou même à
l’épistémologie (ibid.) : elle n’a pas plus à voir avec une théorie
psychologiste de la connaissance que la logique n’est elle-même concernée par
le processus psychologique de la pensée.
Mais simultanément,
les modèles qui l’inspirent, la définition même que Peirce donne de la logique
et la mission qu’il lui assigne, imposent en même temps qu’elles autorisent son
élargissement. Si la tâche essentielle est celle d’une « analyse logique des produits de la pensée »,
l’une des fonctions de la logique sera donc l’établissement des règles d’un
« art de juger ». En ce sens,
si l’obsession de Peirce dans ces premières années est de se débarrasser de
toutes les ambiguïtés de la critique kantienne des facultés et surtout de la
psychologie associationiste et introspectionniste, la psychologie, au sens
expérimental mais aussi au sens kantien d’une science possible des formes de la
pensée en général fait partie chez lui de la logique et par conséquent du
projet métaphysique dans son ensemble, puisque « les catégories métaphysiques ne sont que le miroir des catégories de
la logique formelle » (2.84). Cela permet de mesurer que
l’anti-psychologisme de Peirce ne va (et n’ira) jamais aussi loin que celui
d’un Frege ou d’un Wittgenstein : il ne signifie pas comme chez ces
auteurs le discrédit de la théorie de la connaissance elle-même à cause de ses
compromissions avec la psychologie. Peirce abandonne bien le problème du fondement
et de l’origine de la connaissance mais certainement pas celui de sa
justification : comment le jugement synthétique en général est-il
possible ? Sur quoi repose la validité des lois de la logique ? En
confiant donc à une Grammaire Formelle le soin de se préoccuper de l’analyse de
la relation entre la pensée et le sens, Peirce retrouve l’inspiration modiste
et annonce en un sens Husserl ; mais à la différence d’un Husserl, si
celle-ci doit étudier ce qui doit être vrai de tous les representamen pour
qu’ils puissent incarner un sens, ces derniers concernent non l’esprit
comme conscience, fût-elle transcendantale, /118/ mais la pensée en
général [45].
Pour Peirce, fidèle en cela
aux exigences à la fois formelles et sémantiques des scolastiques, le but de la
Grammaire Spéculative est bien d’établir « ce
qui doit être vrai des representamen dont se sert toute
Intelligence Scientifique de manière à ce qu’ils aient un sens quelconque »
(2.229). Et pour lui, comme pour les scolastiques, le meilleur moyen d’y
parvenir, et d’éviter notamment tous les pièges inhérents au mentalisme
(l’ambiguïté de notions telles que celles de conscience, d’intuition,
d’évidence, d’accès privilégié à la première personne), comme à la grammaire du
langage ordinaire, c’est de partir d’une analyse suffisamment formelle et
précise du signe et de ses fonctions :
Étant donné que « pensée et expression sont tout un »
(1.349), et que « le sens d’un terme est
la conception qu’il véhicule », la signification ne pourra dès lors
se réfugier dans on ne sait quelle pensée mystérieuse : elle devra
s’exprimer à travers des effets tangibles (cf. 5. 255 ; 5.310). Là réside
le cœur de l’enseignement pragmatiste, dont on comprend mieux dès lors pourquoi
Peirce a pu le placer sous l’égide de ces techniciens du signe qu’étaient les
médiévaux :
« Ainsi on voit bien que toute espèce de connaissance
actuelle est de la nature d’un signe. On trouvera extrêmement avantageux de
considérer le sujet de ce point de vue, parce que l’on peut découvrir bien des
propriétés générales des signes par un ensemble de mots et autres choses
semblables, qui sont à l’abri des complexités qui nous rendent perplexes dans
l’étude directe de la pensée » (7.355).
____________________________________
[1]. cf. l’ouvrage de J. Boler, C.S. Peirce and Scholastic Realism,
Seattle, 1963, . Mais,
comme on le verra, Ockham a également joué un rôle important sans le
développement de la réflexion peircienne ; cf J. Boler, « Peirce,
Ockham, and Scholastic Realism », The Monist, Volume 63, juillet
1980, p. 290-303, et A. B. Wolter, « An Oxford Dialogue on Language
and Metaphysics », Review of Metaphysics, 31, 1978,
p. 615-648 ; 32, 1978, p. 323-348.
[2]. Sur tous ces points, nous
nous permettons de renvoyer à notre thèse d’état, « Le problème des universaux chez C.S.
Peirce », Université de Paris 1, 1990, 1300 pages.
[3]. 5.470 renvoie, selon l’usage, au volume 5,
paragraphe 470 de l’édition des Collected Papers of C.S. Peirce,
(8 vols.) C. P. Weiss et A. Burks eds. Cambridge,
Mass. : Harvard University Press, 1931-1958.
[4]. Pour une synthèse des travaux
déjà classiques en la matière, on peut se reporter à l’article de Paul Vincent
Spade, « Recent Research on Medieval Logic », Synthese, 1979,
n°40, p. 3-18.
[5]. W (suivi du numéro de volume) renvoie aux Writings of
Charles Sanders Peirce : a chronological edition, M.
Fisch, C. Kloesel, E. C. Moore, D. D. Roberts eds., Indiana University Press,
1982 — (5 volumes déjà parus).
[6]. On trouvera plus de
précisions, dans l’article de Max Fisch et Jackson Cope, « Peirce at the
John Hopkins University », Studies in the Philosophy of C.S.Peirce,
(Ph. Wiener and P. Young, eds.), Cambridge, Mass.,
1952, p. 277-311. C’est ainsi que dans son rapport annuel du 1er juin 1881, Dr Brown
raconte comment s’est effectuée la vente par Peirce de ses ouvrages à
l’université : « Notre petite
bibliothèque de philosophie s’est enrichie par l’acquisition d’une collection
de grande valeur de 295 volumes (210 titres) de la bibliothèque du Professeur
Peirce. Cette collection, fort soigneusement établie par le Professeur Peirce
pour son usage personnel, suit tout le cours de la pensée philosophique
d’Aristote à nos jours et est particulièrement riche en spécimens des oeuvres
métaphysiques, logiques et théologiques majeures des grands docteurs
scolastiques. Maints livres sont d’une grande rareté et beauté. Il s’agit pour
bon nombre d’entre eux d’incunables, fort intéressants d’un point de vue
bibliographique. Sur l’un d’eux, un beau manuscrit en vélin des Sententiae
de Pierre Lombard, est indiqué qu’il est du douzième siècle ; Il est peu
probable qu’on puisse trouver une collection de ce genre dans une autre
bibliothèque de ce pays » (cité par Fisch et Cope, p. 292-3).
Sur les auteurs et sources dont pouvait disposer Peirce, voir Emily Michael et
Fred Michael, « Peirce on the Nature of Logic », Notre Dame of
Formal Logic, 20, janvier 1979, p. 84-88.
[7]. Pour éclairer sa lanterne,
le lecteur pourra se reporter, outre à l’ouvrage classique de J. Boler déjà
cité, aux articles suivants : R. Bastian, « The Scholastic Realism of
C.S. Peirce », Philosophy and Phenomenological Research, 14, 1953,
p. 246-249, Richard MacKeon, « Peirce’s Scotistic Realism », Studies
in the Philosophy of C. S. Peirce, P. Wiener and P. Young eds.,
Cambridge, Mass., 1952, E. C. Moore, “The Scholastic Realism of C. S.
Peirce », Philosophy and Phenomenological Research, 12, 1952,
p. 238-250, et « The Influence of Duns Scotus on Peirce », Studies
in the Philosophy of Peirce, E.C. Moore and R. Robin eds., Cambridge,
Mass., 1964, C. Engel-Tiercelin, “le vague est-il réel ? Sur le réalisme
de Peirce », Philosophie, 10, 1986.
[8]. Se proposant lui- même de
modifier le cadre trop étroit de la syllogistique aristotélicienne, pour
inscrire la logique dans le cadre d’une science normative des bons et mauvais
raisonnements, tout autant applicable à la dialectique et à la rhétorique qu’au
discours scientifique, (2.169-73 ; cf. Paul de Venise, Logica Parva,
p. 167.sq.), non seulement Peirce reprendra la distinction que font les
médiévaux entre la déduction et l’inférence, celle-ci étant jugée plus
fondamentale que celle-là, mais il distinguera l’illatio formelle et
matérielle, en fonction de la nature des « principes directeurs »
guidant l’inférence, conçus moins comme des règles mécaniques que comme des habitudes
relativement souples, (3.154-66, 168 ; 2. 588-9). Enfin, il comprendra
tout le parti que l’on peut tirer du traitement scotiste des modalités, seul
capable de rompre avec le modèle déterministe et statistique présent dans
l’aristotélisme en tenant compte, par l’analyse de la Consequentia simplex
de inesse, du facteur temporel (hic et nunc) de la possibilité. Pour
plus de précisions sur ces derniers points on pourra se reporter à C.
Tiercelin, « Logique, psychologie et métaphysique : les fondements du
pragmatisme peircien », Zeitschrift für allgemeine
Wissentschaftstheorie, XVI (p. 2, 1985, p. 229-250, p. 244,
note 90, et Le problème des universaux chez C.S.Peirce, Paris 1, 1990,
p. 218-222. Plus récemment, et dans le prolongement de thèses développées
par J. Hintikka (cf. ‘Gaps in the Great Chain of Being : an Exercise in
the Methodology of Ideas’, in Reforging the Great Chain of Being, Studies
of the History of Modal Theories, S. Knuuttila ed., Dordrecht, D. Reidel
publ., 1981, p. 1-17 et ‘Aristotle on the Realization of Possibilities in
Time’, ibid. p. 57-72), S. Knuuttila (qui ne mentionne pas la lecture déjà
faite par Peirce en ce sens de Duns Scot) a souligné l’originalité du
traitement scotiste des modalités, lequel rompt avec le schéma statistique et
le principe de « plénitude » pour introduire à une définition
nouvelle de la possibilité et de la contingence. Voir
notamment S. Knuuttila, ‘Time and Modality in Scholasticism’, in Reforging
the Great Chain of Being, p. 163-257, reprise de “Duns Scotus’s
criticism of the « statistical » interpretation of modality”, paru
dans Sprache und Erkenntniss im Mittelalter, Berlin-New York, 13/1,
1981, p. 441-45, ainsi que ‘The « statistical » Interpretation
of Modality in Averroës and Thomas Aquinas’, Ajatus, 37, 1978,
p. 79-98. Voir
l’excellente mise au point de cette discussion sur l’interprétation du modèle
« statistique », par A. de Libéra, « Bulletin d’Histoire de la
Logique », Revue Sc.Ph. Th., 69, 1985, p. 273-309,
p. 281-291.
[9]. On consultera notamment Emily Michael, « A Note on the Roots of
Peirce’s Division of Logic into Three Branches », Notre Dame of Formal
Logic, 18, octobre 1977, p. 639-640, ainsi que « Peirce’s Earliest
Contact with Scholastic logic », Transactions of the Peirce Society,
12, 1976, p. 46-55, et Alan R. Perreiah, « Peirce’s Semeiotic and
Scholastic logic », Transactions of the C.S. Peirce Society, 25,
n°1, 1989, p. 41-50.
[10]. cf. Roger Bacon :
« grammatica una et eadem est secundum substantiam in omnibus linguis,
licet accidentaliter varietur » (Gram. Graec. Oxford Ms, ed.
Charles, p. 278), cité par G.L. Bursill-Hall, Speculative Grammar of
the Middle Ages, Paris, Mouton, 1971, p. 12. Voir aussi p. 26 sq.
[11]. Cf. Max Fisch,
« Peirce’s Central Theory of Signs », in Sight, Sound and Sense, Th.
Sebeok ed., Advances in Semiotics, Bloomington, Londres, Indiana University
Press, 1978, p. 31-70.
[12]. Cf. Pierre d’Espagne, Summulae
Logicales, trad. angl. pr J. P. Mullaly, Notre Dame : University
of Notre Dame Press, 1945, Guillaume de Sherwood, Introduction to Logic,
trad. angl. par N. Kretzmann, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1966,
Paul de Venise, Logica Parva, trad. angl. par A. R. Perriah, Munich,
Philosophia Verlag, 1984.
[13]. Cf. On observera une
différence ici entre les grammairiens qui insistaient surtout sur les deux
premiers domaines (partes orationis et compositiones) là où les rhéteurs
discutaient du discours parlé sous les trois rubriques (cf. Laurentii Valle, Repastinatio
Dialectice et Philosophie, Gianni Zippel ed., 2 volumes, Padoue, Antenore,
1982).
[14]. Pour les médiévaux en
effet, « une consequentia peut être
soit une proposition conditionnelle soit la relation entre l’antécédent et le
conséquent, soit encore un argument de la forme “p (prémisse) ; donc q
(conclusion)”, soit la relation entre la prémisse et la conclusion d’un
argument. Une consequentia peut être une inférence immédiate (par ex.
“Aucun S n’est P ; donc aucun P n’est S”, ou un enthymème, par ex.
“ Socrate est un homme ; donc Socrate est un animal”, ou un
syllogisme parfaitement exprimé dans le langage-objet : “si tout M
est P et tout S est M, alors tout S est P ”, ou
finalement une série non liée de propositions arrangées comme prémisses et
conclusions exprimées dans le métalangage : “ A, B ; donc C”. »
(I. Boh, “Consequences”, CHLMP, 1982, p. 300-314, p. 300-310).
Comme Duns Scot, Peirce ne fait pas de distinction entre « Si p, alors q », et « p implique q ».
[15]. Comment s’en étonner du reste,
tant il est vrai que ce sont les scolastiques qui par leurs réflexions sur le
signe et ses usages ont étudié au plus près les interactions entre langage,
pensée et réalité. (cf. ce qu’en dit L. M. de Rijk, “The Origins
of the Theory of the Properties of Terms”, CHLMP, 1982, p. 161-273,
p. 161).
[16]. Le terme est de C. Panaccio, Les mots, les
concepts et les choses : la sémantique de Guillaume d’Occam et le
nominalisme aujourd’hui, Bellarmin-Vrin, Paris,1992, p. 71, qui fait une
analyse remarquable de la constitution de la problématique du langage mental (oratio
mentalis) au Moyen-Age, en montrant ausi sur quels points elle rejoint
certaines problématiques contemporaines (notamment, celle de J. Fodor).
[17]. Il nous est ici impossible
d’en dire plus sur la nature et les enjeux de ce projet. Nous nous permettons
de renvoyer pour plus de détails à notre ouvrage, La pensée-signe : études sur Peirce, éditions Jacqueline Chambon,
Nîmes, mai 1993, notamment, p. 27-57.
[18]. NEM., III, I = volume III tome 1 des New Elements of
Mathematics (4 vols.), C. Eisele, ed., Mouton, 1976.
[19]. E. Moody,Truth
and Consequence in Medieval Logic, Amsterdam, 1953, p.18.
[20]. ‘Ideas, Stray
or Stolen about Scientific Writing’, n°1 (Unpublished Manuscript), Philosophy
and Rhetoric, vol. 11, n°3, été 1978, p. 147-155, p. 150. Telle est la fonction dévolue
à la Grammaire Spéculative héritée de Duns Scot.
[21]. Ces trois articles, parus
dans The Journal of Speculaative Philosophy, « Questions Concerning
Certains Faculties Claimed for Man », « Consequences of Four
Incapacities », « Grounds of Validity of the Laws of Logic »,
(trad. franç. par J. Chenu, Textes anti-cartésiens, Aubier, 1984),
opèrent une critique dévastatrice des métaphysiques du fondement, de
l’évidence, de l’intuition et de l’internalisme, ou de ce que Peirce stigmatise
sous le terme d’« esprit du cartésianisme ».
cf. C. Tiercelin, op. cit., chap. 2, p.56-118.
[22]. Voir par exemple H.
Putnam, Representation and Reality, tthe MIT Press, 1988, trad. franç.
par C. Tiercelin, Paris Gallimard, 1990. D’une façon générale, on peut
considérer sans exagération que Putnam est à Peirce, ce que Fodor est à
Ockham : à l’opposé de ces deux derniers, et pour des raisons souvent
étrangement voisines de celles invoquées par Peirce, Putnam refuse d’aller trop
loin dans la sémantisation naturaliste (et internaliste) du mental.
[23]. cf. C. Tiercelin, op. cit. p. 258-334. [17]
[24]. C’est pourquoi il nous
semble que Pierre Thibaud a tort de trop insister sur ce concept égarant
d’identité, et d’y voir le principe même de la réflexion peircienne sur les
relations entre pensée et signe, ce qui finit par ramener Peirce à une position
idéaliste finalement assez traditionnelle, « la
thèse peircienne de l’identité de la pensée et du signe », Archives
de Philosophie, 1993, tome 55, cahier 3, p. 437-460.
[25]. Ainsi en 1905, Peirce
dira ne parler de la relation-signe qu’en un sens analogique :
« La pensée n’est rien qu’un tissu de signes. Les
objets qui concernent ce dont la pensée s’occupe sont des signes. Essayer de
déchirer les signes et de descendre jusqu’au sens même, c’est comme esssayer de
peler un oignon et de descendre jusqu’à l’oignon même...La vie que nous menons
est une vie de signes » (Ms 1334, I, p. 43-4). Ou
encore :
« ... (La pensée) étant dialogique, est
essentiellement composée de signes, comme matière, au sens où un jeu d’échecs a
pour matière les joueurs d’échecs. Non que les signes particuliers qui sont
employés soient eux-mêmes la pensée! Oh non, pas plus bien sûr que les
peaux d’un oignon ne sont l’oignon (presque autant toutefois). Une pensée
identique peut être véhiculée par l’anglais, l’allemand, le grec ou le
gallois ; en des diagrammes, en des équations ou en des graphes : ce
ne sont tous qu’autant de peaux de l’onion, ses accidents inessentiels.
Cependant, que la pensée doive avoir quelque expression possible pour
quelque interprète possible, c’est l’être même de son être... »
(4.6 ; 1905).
[26]. On s’en aperçoit en
mathématiques (4.235) où elle permet de transformer les opérations en sujets
eux-mêmes des opérations (3.462). « Ainsi,
dans la théorie moderne des équations, l’action qui consiste à changer l’ordre
d’un nombre de quantités est prise elle-même comme sujet d’opération
mathématique sous le nom de substitution » (2.428 ; cf. (NEM,
IV,p.11-12, p. 49, 161). Mais on la voit à l’œuvre partout :
« comment le biologiste ou le chimiste
pourraient-ils se passer d’abstractions telles que la densité, le poids, la
vitesse, etc. ? Toute classification exige que le savant ait affaire à des
collections et à leurs relations, ainsi qu’aux lois et aux formules qui
représentent elles-mêmes les caractères essentiels de ces collections
(6.382 ; 4.171 ; 5.447 n). L’abstraction hypostatique n’est donc
en toute rigueur ni réductible à une simple transformation verbale — auquel cas
il y aurait lieu de se moquer comme dans la pièce de Molière de celui qui croit
expliquer pourquoi l’opium fait dormir en disant que l’opium a une vertu
dormitive » (NEM. IV, p. 11) — ni assimilable à une
quelconque hypostase : s’imaginer par exemple que la vertu dormitive est
« quelque chose », c’est
comme s’imaginer qu’un pistolet chargé de vertu dormitive pourrait venir à bout
d’un croisssant (‘you could not load a
pistol with dormitive virtue and shoot it into a breakfast roll” NEM.
IV, p. 162) ou qu’elle se trouve dans l’opium, aussi complètement et
entièrement qu’elle peut se trouver dans le moindre morceau d’opium à Smyrne ou
dans les joints qui circulent à Chinatown (ibid.). Contre les
nominalistes, les réalistes médiévaux avaient bien raison de trouver une
certaine réalité (realitas) à ce genre d’abstraction. Il suffit pour
s’en convaincre de la soumettre au test pragmatiste de la signification. Non
seulement en effet on peut traiter l’énoncé selon lequel l’opium fait dormir
comme « une induction tirée de plusieurs
cas dans lesquels on a fait l’expérience de la présence de cette drogue, et
découvert si le patient n’est pas soumis à une excitation cérébrale, qu’une
dose modérée provoque généralement un étourdissement, alors qu’une forte dose
le plonge en général dans une profonde torpeur » : auquel cas,
il s’agit simplement d’une « généralisation
de l’expérience, et rien de plus ». Mais on peut même aller plus
loin. Car la pensée suit en fait une seconde étape ; elle est convaincue
qu’il existe « sûrement une explication à
ce fait », et « pour se fixer
les idées », cherche par exemple à se demander s’il n’existe pas
une « relation » entre telle
partie de la molécule de morphine ou tout autre constituant de l’opium et telle
partie de molécule du protoplasme nerveux. Elle peut encore envisager un autre
type d’explication. D’une manière ou d’une autre, en tout cas, la pensée se
représente les choses comme s’il y avait une « certaine particularité » de l’opium qui, si on la comprenait,
expliquerait cet invariable constat : la présence de cette drogue provoque
le sommeil (p. 161). A la science ensuite d’établir les conséquences
pratiques ou sensibles qui rendraient alors l’énoncé vrai : par « réalité » de l’abstraction, on n’entend
donc « rien d’autre que la vérité des
énoncés dans lesquels on affirme la chose réelle »
(p. 162 ; cf.4.463), en un mot « la
vérité d’une prédication ordinaire » (3.642). Et c’est la raison
pour laquelle, du reste, la détermination de la réalité de l’abstraction repose
en dernière analyse, sur la vérité ou la fausseté du pragmatisme lui-même.
Peirce insiste beaucoup sur la valeur heuristique de l’abstraction ainsi
comprise : on ne prétend pas que toutes les abstractions soient
réelles, On dit seulement que certaines le sont. Lorsque l’on pose une
abstraction on se propose donc simplement de considérer qu’il existe « une explication derrière le fait » (NEM,
IV, p. 11). Par là-même, on permet au raisonnement de faire progresser
la recherche, par les généralisations qui se trouvent ainsi autorisées (NEM,
IV, p. 210).
[27]. Ce sens est présent chez
Boëce où il constitue du reste une manière de résoudre le problème des
universaux (voir par exemple, In Isagogen Porphyrii Commenta, in Corpus
Scriptorum Ecclesiasticorum latinorum,vol. 48, pp.135-139, trad. anglaise
in Selections from Medieval Philosophers, R.Mc Keon edit. Charles Scribner’s Sons, New York, vol.II,pp.96-7. On le retrouve aussi chez
Pierre Abélard, qui développe en outre, comme on sait, une conception originale
de l’image dans la procédure abstractive ; cf. Logica Ingredientibus,
première partie, in Oeuvres choisies d’Abélard, (p. 116-117), trad.
franç. par M. de Gandillac, Aubier, 1945.
[28]. Abélard, op.cit.,
p. 116-120. [27]
[29]. Aussi Peirce
considère-t-il que non seulement « on ne
peut dissocier la couleur de l’espace, mais que l’on ne peut davantage l’en prescinder.
On ne peut que l’en distinguer » (1.313,n1), tant les couleurs se
trouvent comme « contaminées » par l’étendue spatiale. En revanche,
on peut prescinder la figure géométrique de la couleur. Comment ? En
imaginant que la figure est tellement illuminée qu’il est impossible de
déterminer sa teinte (ce qu’on peut aisément imaginer en exagérant l’expérience
familière que nous faisons du caractère indistinct des teintes dans la pénombre
du crépuscule) (2.428).
[30]. On trouve par exemple chez
Boëce de Dacie des développements métaphysiques intéressants sur ce point. cf.
E. Stump, « Topics : their development into Consequences », CHLMP,1982,
p. 273-299, p. 285.
[31]. Cf. G. Granger, Essai
d’une Philosophie du Style, Paris,1968, p. 114.
[32]. Sur cette idée que la
sémiotique peircienne est indissociable du réalisme ontologique proprement dit,
et d’une façon générale, pour une analyse plus complète de l’analyse peircienne
des signes, cf. C. Tiercelin, Peirce et le pragmatisme, P.U.F, coll.
« Philosophies », 1993, chap. 2.
[33]. Il nous est impossible de
développer ici ce point que nous avons élaboré ailleurs. Nous renvoyons à La
pensée-signe, p. 194-223.
[34]. I. Rosier, La Grammaire des Modistes,
Presses Universitaires de Lille, 1983, et J. Biard, Logique et théorie du
Signe au XIVème siècle, Paris, Vrin,1989, p. 239 sq.
[35]. C. Panaccio, op.cit.
p. 76, qui montre par exemple les avantages que constitue la supposition
simple comme procédé métalinguistique permettant notamment, au même titre que
la supposition matérielle, « la
suspension de la fonction référentielle normale du terme (sa supposition
personnelle). “L’homme est une espèce” se révèle, dans cette optique, assez
semblable à quelque chose comme : “L’homme est un mot de cinq lettres”. Le
terme sujet n’y joue pas son rôle référentiel habituel et la phrase parle de
signes plutôt que d’objets extramondains ».
[36]. Si en effet, comme G.
Granger l’a souligné, on aurait tort, ainsi que le fait par exemple Chomsky de
voir « dans la Grammaire de Port-Royal
les premiers essais d’un algorithme génératif » et d’y trouver
« une théorie purement syntaxique de la
réécriture en chaïne des formules » (« Syntaxe, Sémantique,
pragmatique », Revue internationale de Philosophie : Epistémologie
et Langage, 1976, p. 376-410, p. 382), sans doute cela
vaudrait-il aussi pour la logique d’Ockham, mais pas tout à fait pour la même
raison,, en tout cas pas pour la raison que l’on oublierait ainsi un point,
fondamental chez les grammairiens de Port-Royal, à savoir qu’ils « se proposent d’étudier la manière dont les hommes se
servent de signes pour signifier leurs pensées » et que le problème
de Nicole, comme l’a pertinemment montré J. C. Pariente (« Grammaire
générale, grammaires génératives », Actes de la Recherche en Sciences
Sociales, 1975, p.36-49), est « d’insérer
un acte de la faculté de juger à l’"intérieur de la faculté de concevoir »
(ibid.). il est sûr que ce qui fait la force et l’originaltié d’Ockham,
c’est d’avoir tenté de dissocier les deux, ce même si, comme on le verra plus
loin, la logique se définit davantage comme une scientia rationalis que
comme une scientia sermocinalis .
[37]. J. Jolivet,
« Comparaison des théories du langage chez Abélard et chez les
nominalistes du XIVème siècle », Peter Abelard, E.M. Buytaert ed.,
Louvain,1974, p. 163-178, p. 167.
[38]. Dans son Journal, au 14
novembre 1865, Peirce écrit : « il
n’y a pas logiquement de différence entre les hypothétiques et les
catégoriques. Le sujet est un signe du prédicat, l’antécédent, un signe du
conséquent, et c’est le seul point qui concerne la logique. »
(3/175). Peirce voit deux avantages dans le fait de traiter les catégoriques
comme des hypothétiques : le premier est que « les propositions hypothétiques d’ordinaire
n’assertent rien en ce qui concerne l’état actuel des choses et ne font
référence qu’à ce qui est possible » (NEM. IV, p. 365),
le second est qu’elles sont paradoxalement plus « simples » (NEM., IV, p. 171) : c’est en
effet que nous avons tendance à considérer que la structure logique de la
proposition catégorique correspond à la structure grammaticale dans laquelle
nous pensons, et à croire ainsi que la logique n’est qu’une reformulation du
langage ordinaire et que « celui-ci
représente la pensée en général ». Ainsi, en choisissant de choisir
les hypothétiques de préférence aux catégoriques, Peirce montre son souci
(commun à celui des modistes au Moyen-Age) d’éviter le plus possible une
interpénétration des catégories logiques et des catégories grammaticales
propres au langage ordinaire, et ce parce que « les divers recours au langage ne peuvent servir d’autre fin que de
preuve extrêmement inadéquate de tendances et de nécessités
psychologiques : et ces nécessités et tendances psychologiques une fois
établies, sont totalement inutiles pour l’investigation des questions logiques »
(2.71).
[39]. J. Jolivet, art. cit. p. 164-165.
[40]. cf. I. Rosier, op. cit. p. 24 sq.
[41]. M. Heidegger, Traité des catégories et de
la signification chez Duns Scot, Paris, Gallimard,1970, p. 165.
[42]. cf. C. Tiercelin, La
pensée-signe, p. 42-46.
[43]. En une première théorie en
effet (dite du fictum), Ockham, a eu tendance à traiter la relation
entre l’intention première et l’intention seconde comme une relation mimétique, le signe étant ainsi compris
comme un universel « qui n’est pas
quelque chose de réel, qui existe dans un sujet, soit à l’intérieur soit à
l’extérieur de l’esprit, mais... qui a un être seulement comme objet de pensée
dans l’esprit. C’est une sorte d’image mentale qui comme objet de pensée a un
être semblable à celui que possède la chose en dehors de l’esprit dans son
existence réelle » Philosophical Writings, trad. Ph. Boehner, Bobbs-Merrill, 1964, p. 44. i). Cette théorie du fictum (paraîtra
en définitive trop « réaliste » et dangereuse à Ockham qui l’abandonnera
au profit d’une théorie de l’acte mental. Cf.
M. Adams, William Ockham, Notre Dame University Press, 2vols.,1987,
vol.1, ch.3 ; et C. Panaccio, 1992, p. 62, n9, p. 111sq. Ainsi,
pour Ockham, « l’intellect voyant une
chose à l’extérieur de l’esprit, forme dans l’esprit une image qui y ressemble
de telle façon que si l’esprit avait le pouvoir de produire comme il a le
pouvoir de former une image, il produirait par cet acte une chose extérieure réelle,
qui ne serait que numériquement distincte de la chose réelle précédente...de
cette manière, l’universel n’est pas le résultat de la génération, mais de
l’abstraction, qui n’est qu’une sorte de mise en images mentales »
(ibid.). Peirce refuse précisément
une telle conception de la « mise en
images mentales », laquelle présuppose un retour à l’image-tableau.
Une intention seconde est bien une « pensée
de pensée » (5.294), mais non au sens où l’intention seconde
pourrait être dite réfléchir mimétiquement l’intention première. Elles ont bien
un rapport, mais c’est celui d’être toutes deux des universaux, des universaux
par nature, dans le cas des pensées, des universaux par convention, dans le cas
des signes (cf. 1.559).
[44]. On
sait que la Grammaire Spéculative n’est pas de Duns Scot, mais d’un de ses
disciples, vraisemblablement de Thomas d’Erfurt. Rappelons que Peirce,
connaissant ce fait, le refuse, trouvant le texte décidément trop scotiste pour
être d’une main autre que celle de Duns Scot. Si on se réfère au projet tel
qu’il est présenté par le Pseudo-Scot dans sa préface, on remarque que, comme
Peirce, celui-ci conçoit la Grammaire comme une « description » et le modus significandi comme devant
être distingué des deux autres. Cf. Op. Oxon., Lyon, MDCXXXIX, T.1,
p. 45-76 « De Modi Significandi, sive Grammatica Speculativa ».
[45]. Aussi Peirce prendra-t-il
très au sérieux l’hypothèse de machines qui pensent. Sur tous ces points et les
rapprochement que l’on peut faire entre le modèle peircien du mental et
certains modèles contemporains (D. Dennett, notamment), cf. C. Tiercelin, op. cii.,
p. 223-257.