Revue du Mauss, no 20 2002/2, page 222 à 240

 

Une société mondiale?   [format PDF]

François Fourquet
 
CONSIDÉRER LA MONDIALISATION
DU POINT DE VUE DE LA SOCIÉTÉ MONDIALE

 

 

Dans la question posée par la Revue du MAUSS sur « l’autre mondialisation », l’adjectif économique est sous-entendu. Or la mondialisation « économique » est une vue de l’esprit. Il n’existe qu’un mouvement protéiforme et foisonnant de mondialisation des flux de toutes sortes qui sont autant de « faits sociaux totaux », pour parler comme Marcel Mauss, c’est-à-dire qui contiennent, chacun, tous les aspects ou institutions de la société, ou du moins un grand nombre : vie matérielle, monnaie, économie, culture, religion, art, bref tout ce qui fait de cette société une civilisation.

La question initiale devient alors : une autre mondialisation de la société est-elle possible ? Mais quelle société ? La société mondiale ! Considérer la mondialisation comme un simple aspect de la formation d’une société mondiale n’est pas tautologique. C’est beaucoup plus que le rapprochement des économies nationales, ou l’intensification de leurs échanges; c’est un mouvement à l’œuvre depuis des millénaires, qui a commencé bien avant que ne soient instituées les sociétés nationales, qui traverse et travaille celles-ci de l’intérieur, et qui continuera après leur dépérissement. Les nations sont des « quasi-sujets  » qui n’apparaissent comme des entités cohérentes que sur la scène internationale. En réalité elles sont rongées depuis leur naissance par des flux mondiaux que leurs États s’efforcent en vain de contrôler depuis le Moyen Âge, en même temps que le Saint Empire romain germanique se désagrégeait et que la papauté était priée sans ménagement de renoncer à sa prétention hégémonique.

Pour avoir exposé maintes fois cette vision, je sais qu’elle ne convainc pas !

On me dit que j’exagère, que la société mondiale n’est pas pour demain. On me tient pour idéaliste, ce qui me surprend toujours, tellement est pour moi évidente, au terme d’un long parcours de recherche, la prévalence active du monde sur ses parties. Je vais donc essayer à nouveau de montrer ce que je vois, avant de répondre dans un cadre pertinent aux questions posées par la Revue du MAUSS.

♦ Un quasi-sujet est une institution, un groupe, une profession , une classe , une nation, bref un ensemble  collectif auquel un chef, une équipe dirigeante prêtent leur pensée, leur parole et leur volonté, donnant ainsi l’illusion d’une subjectivité de l’ensemble . La subjectivité [c’est la subjectivité qui est une fiction stupide] est d’un côté illusoire : une classe , une nation ne pensent pas et n’ont pas de volonté, on ne les rencontre pas dans la rue ♣♣, ce sont des fictions pratico-inertes, comme dit Sartre [curieuse définition du pratico-inerte chez Sartre : inertie active parce que inertie produite par l’homme, que les autres soient l’enfer n’est pas une fiction, hélas ; ensuite le paradis, c’est aussi les autres, tout dépend… de la situation]; il n’existe physiquement que des individus [mais chaque individu recèle la connaissance universelle de l’universalité de telle ou telle connaissance]. D’un autre côté, ces ensembles sociaux ont une consistance ontologique, ils sont réels en quelque manière [oui, bravo !], ils interviennent, agissent ou réagissent : ce sont des quasi-sujets [non ! la subjectivité est du baratin de psychologue, le sujet est du baratin scholastique, merde au  sujet]. Le quasi-sujet peut être par exemple, une personne morale juridique, mais plus encore : il est vivant, il déploie des degrés variables de subjectivité, d’énergie, d’activité, d’influence et d’efficacité sociale. Alain Caillé [1993] a formalisé une intuition du même genre en 1990. La « quasi-subjectivation » nationale s’opère grâce à la cristallisation de millions d’identifications des citoyens à la nation, laquelle se donne à voir comme une personne fictive (« the community is a fictitious body », écrivait Bentham) sur la scène fantasmatique de l’histoire.

♣ Une profession, une classe, un ensemble ne sont pas des objets réels. « ensemble collectif » est une contradiction dans les termes. Les ensembles  ne sont pas dotés de la collectivité, les arbres d’une forêt non plus : les arbres d’une forêt ne peuvent pas vivre ensemble (à ne pas confondre avec le substantif « un ensemble »), les homme si. Les hommes sont dotés de la collectivité, c’est à ça qu’on les reconnaît.

♣♣ Ce qui n’empêche pas qu’elles soient parfaitement réelles : on ne les rencontre pas dans la rue, mais elles sont présentes dans la rue en tant que connaissance chez chacun des passants, dans la rue, quand il y a chez chaque passant (donc chez tous, il y a connaissance universelle) connaissance de l’universalité de la connaissance de ces institutions, connaissance universelle de l’universalité de telle ou telle connaissance . Les situations consistent dans la connaissance de la situation. Sans connaissance de la situation, pas de situation. Il n’y a pas de quasi subjectivation, il y a connaissance effective chez chaque individu (donc connaissance effective universelle puisqu’elle réside dans chaque individu, c’est à dire dans tous) de l’universalité de la connaissance. Tous savent que tous savent. Il n’y a aucune identification mais appartenance. Comment pourrait-il y avoir identification avec quelque chose de non identifiable. Contrairement à ce que dit le TDC Bentham, la communauté est un être réel et non un fictitious body (ce n’est pas étonnant, Bentham est un pur crétin, en fait une ordure). L’action de la nation en chacun est la preuve de la réalité de la nation. Seul ce qui est effectif est réel. C’est la réalité même d’ailleurs, tout n’est que pâle fantôme face à cette massive réalité. La nation ne se donne pas à voir, la nation est strictement invisible ce qui ne l’empêche pas d’agir en chacun en tant que connaissance universelle de l’universalité de la connaissance, comme Dieu en quelque sorte : Baudelaire, Dieu n’a pas besoin d’exister pour agir. C’est le Saint Esprit.

En fait, il est faux de dire que l’on ne voit pas la nation dans la rue : n’importe quel Français est capable de reconnaître n’importe quel Français ou n’importe quel Boche au premier coup d’œil. On ne voit pas la nation, mais on voit la nationalité. Mauss lui-même le dit et se targue d’en être capable. La gestuelle, n’est-ce pas ?

 

I. EXISTE-T-IL UNE SOCIÉTÉ MONDIALE ?

 

En 1997, dans la Revue du MAUSS, je m’interrogeai sur l’existence d’une entité pourtant tenue pour véridique, le capitalisme, et ma réponse fut non . En 1998, je me demandai s’il existait une société mondiale, et je répondis que oui ♦♦ ; j’avais sollicité la littérature sociologique de langue française et n’y avais pas trouvé grand-chose ♦♦♦. À vrai dire, les deux questions sont liées : le capitalisme n’existe que si l’on unifie les flux, classes et firmes multinationales en un quasi-sujet qui semble voler de ses propres ailes et fonctionner selon ses propres lois depuis qu’au début des Temps modernes, il s’est, selon toute apparence, séparé de la société. Cette manière de voir justifie ainsi les analyses majeures de Marx et de Polanyi : pour le premier, le mode de production capitaliste a brisé les anciens liens sociaux et conquiert la planète (le capitalisme contre les travailleurs); pour le second, le marché autorégulateur s’est « désinséré » ( disembedded) de la société et la soumet à ses lois (le marché contre la société) [Polanyi 1944, p. 88].

 Le mot « capitalisme » est trompeur, même justifié pour des tas de bonnes raisons, même consacré par Braudel, un des mes maîtres [1979, t. II, p. 201 sq. ]. Il donne à voir une entité dynamique et avide de profit, de conquête et de domination . Il reste marqué par sa naissance marxienne. On abstrait artificiellement de l’ensemble de la société une série d’institutions économiques, les grandes firmes et leurs dirigeants, qu’à la rigueur on pourrait appeler « capitalistes » par commodité de langage, on les agrège et on en fait un quasi-sujet tout-puissant susceptible d’agir bien ou mal , repoussoir commode de l’idéal communiste. Maintenant que celui-ci a implosé, on pourrait laisser ce diable social s’évanouir dans la nature. Mais non, on en a encore besoin : n’est-ce pas lui qui se dissimule derrière la mondialisation ? Les « anti-mondialisation » se disent parfois « anticapitalistes » ; le désastre de la société communiste n’a pas fait changer d’avis ceux qui ont besoin de contester et de détester un ennemi imaginaire .

♦♦ Idée d’une société mondiale. La première version de cet article a été présentée en octobre 1998 devant un public d’économistes de l’université Paris-VIII à Saint-Denis, maintenant regroupés au sein du Laboratoire d’économie dionysien (LED). Elle s’appuyait sur une esquisse plus étoffée qui distinguait la « société politique mondiale » (celle des États) et la « société civile mondiale », apparue pour la première fois en juin 1992 au Sommet de la Terre, dans les rencontres informelles du Forum globalde Rio de Janeiro. J’en saluai la naissance dans un essai sur les valeurs occidentales [1993] et dans la Revue du Mauss [1994]. En juillet 2000 à Québec, j’ai présenté l’article dans une communication au congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) dont les actes ont été publiés (sans mon texte !) en 2001 par Daniel Mercure ( Une société monde. Les dynamiques sociales de la mondialisation, Quebec, Presses de l’université de Laval). Une société mondiale ou une société-monde ? J’en profite pour préciser un point de vocabulaire. L’expression « une société-monde », thème de la rencontre de Québec, fait écho à « l’économie-monde », terme inventé par Fernand Braudel en 1949 et problématisé en 1979 pour désigner « un fragment de l’univers, un morceau de la planète économiquement autonome », formant « un univers en soi, un tout ». Pour moi, l’économie-monde braudélienne est l’aspect économique d’une « civilisation » (européenne, musulmane, indienne, etc.), ensemble bien plus large qu’une société nationale. Or ce concept braudélien, opératoire jusqu’au XIXe siècle, devient problématique dès lors que l’économie-monde européenne, absorbant les autres économies-monde, devient l’économie mondiale tout court. C’est pourquoi j’emploie le terme « société mondiale » pour désigner ce qui en train de se créer à l’échelle planétaire.

♦♦♦ La sociologie n’étudie guère la société mondiale. Je suis cependant redevable à un spécialiste des relations internationales, Philippe Moreau-Defarges [1997,1998], à deux sociologues, Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts [1995], à un géographe, Jacques Lévy [1996]. Je ne connaissais pas à l’époque Terre-Patrie publié par Edgar Morin en 1993, plein de vues novatrices, qui dépasse l’approche sociologique par une vision planétaire et philosophique du destin de l’humanité. Armand Mattelart a publié un petit livre sur la mondialisation de la communication [1996] suivi d’une stimulante histoire critique de « l’utopie planétaire » [1999]. L’idée flottait sans doute dans l’air¤ ¤ du temps, puisque c’est sur le thème de la « société-monde » que l’AISLF a tenu en 2000 un congrès auquel j’ai pu participer, bien que n’étant pas de la famille ( cf. note précédente). Edgar Morin, qui y participait aussi, a poursuivi son entreprise dans le volume 5 de La Méthode [2002], qui vient de paraître, et où il consacre un chapitre à la société-monde (j’en rends compte dans la rubrique Lectures de ce numéro). Cette année aussi, Denis Duclos a publié Société-monde. Le temps des ruptures (La Découvert/MAUSS).

 

Les œillères de la connaissance étatique

Pour un observateur non engagé dans les disputes académiques, il n’existe pas de domaine autonome appelé « économie » (en tant qu’objet social) et dont les lois seraient décryptées par l’économie (en tant que discours) ♣. L’économie n’est qu’une partie de la société ♣♣. Cette idée n’est pas originale : elle a été esquissée en 1923 par Marcel Mauss, dans son Essai sur le don. Nous sommes ainsi conduits à réfléchir sur le thème classique « économie et société ». Mais qu’est-ce que la société ? Les sciences sociales ont des critères qui permettent de distinguer une « société » d’un autre type de groupe social, la famille par exemple. Mais elles rencontrent une difficulté fondamentale, épistémologique : implicitement, elles se situent à l’intérieur d’une société en général, dont le portrait-robot est construit à partir de traits empruntés à l’observation empirique. Comme il s’agit de sociétés modernes, ce portrait-robot est presque toujours celui d’une société nationale installée au centre de la scène et coiffée d’un État qui la surplombe et incarne sa souveraineté ; le monde entier n’est plus qu’un décor, ou, parfois, disparaît dans les coulisses.

 Parfaitement faux. Toutes les dix minutes on entend dans le poste bla bla bla l’économie ceci, blabla bla l’économie cela. La croyance en l’existence de l’économie a lieu surtout parmi le vulgum pecus comme en témoignent le Debord off et le Debordel et, évidemment, chez les universitaires jamais en reste d’une jobardise. Mais elle épargne les membres de la classe dominante qui ont d’autres chats à fouetter. Les larbins qui causent dans le poste croient eux-aussi à l’existence de l’économie. Ils sont payés pour en causer parce qu’ils y croient et seraient immédiatement renvoyés s’il cessaient d’y croire. Ils sont non seulement des jobards mais encore des salauds. Du vulgum pecus, ils ont la jobardise, des classe dominantes, ils ont la saloperie. Ils sont comme les nombres rationnels qui ont un pied chez les nombres naturels et un pied chez les nombres réels : ils sont dénombrables mais, cependant, ils n’ont pas de successeur.

♣♣ Parfaitement faux. L’économie n’est aucune partie de la société, pas plus que le phlogistique ou le schmilblick. Je l’ai argumenté ailleurs, je ne recommencerai pas ici. Un ensemble, un classement, comme dit judicieusement Fourquet en 1989, ne peut être partie que d’un autre ensemble et de rien d’autre. Frege et Descombes sont aussi du même avis. Comment Fourquet peut-il soutenir que l’économie n’existe pas et que cependant elle est une partie de la société. D’ailleurs, je ne comprends pas bien s’il s’agit ici de l’opinion de Fourquet ou des observateurs engagés dans les disputes économiques ou bien encore des observateurs non engagés dans les disputes économiques.

C’est bizarre, Fourquet est absolument radical quand il nie l’existence de l’économie autrement que comme classement, mais quelques pages plus loin il peut écrire : l’économie est une partie de la société. Tous les auteurs que je connais qui nient l’existence réelle de l’économie font de même. Ils ne parviennent pas à être fermes sur leur position ce qui est la preuve que quelque chose leur échappe.

Les sciences sociales nous proposent donc une société nationale abstraite, un modèle, sans se rendre compte qu’elles enferment leur vision dans les œillères de ce que j’appelle la théorie étatique de la connaissance, c’est-à-dire produite par l’État, calquée sur son organisation institutionnelle, diffuse dans l’ensemble de la société, et organisant par avance le cadre de pensée des individus. Or la connaissance étatique du monde est très particulière et très limitée. Elle a beaucoup de mal à englober l’État lui-même, à se hisser sur un poste d’observation plus élevé, à contempler un champ mondial plus large que celui de l’État, plus complexe (contenant des phénomènes mal ou non enregistrés par les appareils administratifs) et temporellement étiré sur une longue durée. Elle est quasiment incapable de voir, simplement voir, les phénomènes et flux mondiaux qui passent sous, sur ou à travers les mailles des frontières nationales. Le monde qu’elle donne à voir est composé de territoires juxtaposés comme les pièces d’un puzzle, tels qu’on les voit sur une carte politique de la planète. Politiquement, ce monde est une assemblée de nations, personnes collectives munies de conscience et de volonté, formant une société des États-nations; le mondial est réduit à l’inter-national; il y manque tout ce qui échappe aux relations inter-étatiques.

En dernière analyse, l’idée d’une société nationale abstraite, c’est-à-dire coupée, isolée des relations extérieures qui font d’elle ce qu’elle est, non seulement n’a aucun pouvoir explicatif, mais est une illusion qui empêche d’apercevoir la réalité. Certains historiens modernes se sont affranchis de ce modèle en adoptant une vision mondiale : Pirenne, Toynbee, Braudel, Chaunu… Ils s’évadent du cadre national ou international et cherchent à comprendre le monde dans son ensemble, dans sa plus vaste étendue et sa plus longue durée. Lorsqu’ils étudient une société particulière, c’est un réflexe pour eux de la réinsérer dans le flux mondial des événements, de la situer dans son contexte planétaire.

 

Un postulat primordial

Voilà qui m’amène à proposer un postulat primordial : il n’y a pas d’autre réalité sociale que l’humanité considérée dans toute son occupation géographique (l’oikouménè, qu’on pourrait traduire par« écomène », la planète habitée) et toute son aventure temporelle (depuis sa naissance en Afrique). C’est un postulat que je ne peux démontrer; en science sociale, on ne peut d’ailleurs rien « démontrer », on ne peut que montrer. Il s’est peu à peu imposé à mon esprit au cours de mes recherches, et je l’ai constamment vérifié sur le terrain, notamment sur celui du développement local. Depuis, il me sert de guide. Il comporte des corollaires qui, tous, peuvent être réfutés. Je les présente donc, avec prudence, un peu comme des principes de méthode.

1.   Existence : le tout existe dans les parties, et c’est justement ce qui fait que les parties peuvent entrer en relation. Cette idée a été théorisée par Marcel Mauss sous le concept de « fait social total » et par Edgar Morin sous celui d’« hologramme ».

2.   Prévalence : le tout prévaut sur les parties. Aucune partie de la réalité humaine (une période historique, une société particulière, un champ social) n’est intelligible en elle-même, car elle tient son existence de sa relation concrète au tout.

3.   Co-présence : les parties sont présentes (ou coexistantes) les unes dans les autres en quelque manière. J’ai appelé ce principe (qui résulte d’ailleurs du précédent) « inhérence réciproque » ou « mutuelle » : les parties naissent à plusieurs au sein d’un tout qui les imprègne, qui est leur milieu commun, et qui fait que lorsque deux d’entre elles se découvrent, elles sont déjà l’une dans l’autre, fût-ce de manière ténue, fût-ce à leur insu, car elles croyaient êtres séparées [cf. Fourquet, 1989, p. 19]. S’il y a un inconscient collectif, c’est bien celui-là : l’humanité est une, elle l’a toujours été, mais elle l’a oublié.

4.   Précédence : dans l’histoire, le tout précède les parties. Les parties naissent souvent de la décomposition du tout et non le tout par addition ou agglomération des parties; par exemple, les nations européennes sont nées de la fragmentation de la chrétienté médiévale. Et si la mondialisation semble procéder par agrégation des parties, c’est que la société mondiale existe déjà en quelque manière; la mondialisation institutionnelle visible et matérielle marche sur les traces d’une mondialisation subtile qui, sans bruit, a déjà occupé le terrain et les esprits. Cette idée, qui en fait sursauter plus d’un, est la plus contestable : comment prouver l’existence de ce qui n’est pas visible ?

5.   Scepticisme : les recherches partielles sont utiles, mais n’ont aucune vérité par elles-mêmes; comme l’accumulation de tous les discours scientifiques en un seul discours est impossible, la réalité sera toujours inaccessible. La clause « toutes choses égales d’ailleurs » est inutilisable en science sociale, où « ailleurs » n’est jamais immobile.

 

Une interprétation de la disembeddedness

Cette démarche paraîtra excessive aux économistes s’intéressant à la mondialisation. En quoi leur est-elle utile ? D’un haussement d’épaules, ils iront vaquer à leurs affaires, ou s’ils sont courtois, ils prendront la peine d’objecter qu’il est plus raisonnable d’isoler un champ d’intelligibilité spécifique et d’y exercer la puissance de la raison, et que la compréhension globale est une chi-mère. Pour bien marquer le champ, voici trois propositions inspirées par le postulat primordial que je viens de présenter :

1.   l’économie n’est pas un objet autonome muni de ses lois propres, donc intelligible par lui-même; c’est le nom donné à ce qui apparaît lorsqu’on éclaire la société par un projecteur dont la lumière est filtrée par la grille des mots du discours économique; c’est un simple aspect créé, organisé, « construit » par cette grille et privé de toute réalité autonome;

2.   il n’existe aucune société autonome par rapport au reste du monde; non seulement l’économie nationale n’a aucune existence propre, mais la société nationale n’en a pas non plus; il n’existe qu’un ensemble mondial composé d’une multiplicité de groupements sociaux et de flux entremêlés; cet ensemble, c’est la société mondiale;

3.   la société mondiale prévaut sur les sociétés particulières; leur destin n’est pas intelligible sans cette dépendance au tout, car elles sont entraînées depuis les origines de l’humanité dans un flux cosmique global qui les rend, non seulement aujourd’hui mais dès l’origine, interdépendantes.

Ces repères m’ont permis de sortir de ce que je crois sincèrement être l’illusion marxienne et polanyienne pointée plus haut. Après Marx, Polanyi observe que, depuis le XVIe siècle, l’économie s’est autonomisée, désinsérée de la société. En fait, cette disembeddedness n’est apparente qu’à l’échelle nationale : la politique nationale reste centrée sur le territoire (par les votes, la scène politique, les journaux, etc.) tandis que, depuis le haut Moyen Âge, les flux marchands et culturels ne cessent de se mondialiser. Il y a donc autonomisation par rapport aux sociétés nationales, mais en aucune manière par rapport à cette société mondiale en formation.

 

La mondialisation, un processus plurimillénaire

Pour comprendre l’histoire de la mondialisation, je me sers des concepts proposés par les historiens, en particulier par Braudel et Toynbee : l’économie-monde, la longue durée, la civilisation. La difficulté est de mesurer la nature de l’interdépendance évoquée dans la troisième proposition. Entre une société primitive de chasseurs-cueilleurs africains et la société urbaine de Sumer, disons vers 2500 avant J.-C., il y avait sûrement moins d’influence réciproque qu’entre le Nigeria et l’Irak d’aujourd’hui. D’accord. N’empêche, l’hypothèse est radicale, surtout s’il se confirme que l’Afrique orientale a bien été le berceau de l’humanité primitive qui a ensuite essaimé à travers la planète : la société mondiale a toujours existé, même si les flux entre ses éléments étaient ténus au point d’être invisibles. Une simple information, transférée d’un endroit à l’autre de la Terre, peut provoquer des bouleversements sans invasion militaire, sans exportation commerciale significative, sans migration mesurable, sans rien; enfin, presque. L’histoire est pleine de ces mystérieuses influences à distance transmises par des vibrations aussi légères que le battement d’ailes du papillon de la théorie du chaos.

L’histoire économique a connu des phénomènes de ce genre. L’économiste soucieux de comprendre la mondialisation actuelle ne peut limiter son regard à la période inaugurée par l’abandon de la convertibilité-or du dollar (1971) et le premier choc pétrolier (1973). Il lui faut remonter plus loin dans le temps. Mais c’est quoi, « plus loin »? L’hégémonie américaine depuis 1945 ? Son installation hésitante dans les années vingt ? Sa prise en charge de l’héritage anglais ?

Oui ! Faut-il alors remonter à la révolution industrielle ? Bien sûr, mais celle-ci apparaît, si on y regarde de plus près, comme l’accélération d’une croissance amorcée dans les limbes du Moyen Âge, et comme un aspect particulier d’une mutation tous azimuts de la société européenne qui, depuis les Grandes Découvertes, s’est en partie mondialisée. Et le capitalisme, où situer son origine ? Au Moyen Âge, dans les cités-États italiennes ? Sans doute; mais comment comprendre leur surgissement sans les confronter à la conquête arabe et sans remonter à l’Antiquité ? La chaîne des influences est sans fin.

Ce sondage suggère que la mondialisation est bien celle de la société tout entière. L’interdépendance des phénomènes sociaux remonte aux origines de l’humanité; elle appelle une histoire de la mondialisation, avec ses accélérations, ses pauses, ses reculs, ses crises, ses formes à chaque fois particulières [5]. Du reste, cet effort est peut-être vain, car le présent n’est pas le résultat inerte du passé [6].

La mondialisation moderne est une phase particulièrement intense d’un « processus plurimillénaire de désenclavement » [Chaunu, 1969, p. 55], de formation d’ensembles sociaux de plus en plus étendus (horizontalement), de plus en plus pénétrants (verticalement) aboutissant à une société mondiale. De ce point de vue, comment nier que l’histoire ait un sens ? une direction ? L’unification du monde procède par vagues successives qui déferlent depuis un épicentre de façon mystérieuse. Aucun historien ne peut vraiment « expliquer » l’énergie qui lance par exemple, Rome à la conquête de la Méditerranée, les Arabes à la conquête des sociétés antiques ou les Européens à la conquête du monde. Dans cette histoire, l’ardeur religieuse joue un rôle aussi important que l’appât du gain ou la passion guerrière. Mais le résultat est le même : l’extension d’une vague civilisationnelle sur d’immenses espaces. Même lorsque la vague se retire, comme cela s’est souvent produit, il en reste toujours quelque chose, un germe qui fermente, transforme et enrichit la civilisation jadis dominée autant que celle qui fut dominante.

Quelques grands moments se discernent :

·  l’exploration du monde par les premiers hommes ( Homo erectus)apparus il y a deux ou trois millions d’années en Afrique orientale; suivie vers -70 000 ans d’une seconde exploration par Homo sapiens, qui franchit le détroit de Behring et parvient vers -12000 ans jusqu’au détroit de Magellan;

·  l’invention de l’agriculture (vers 8000 av. J.-C.) et, vers 3000 av. J.-C., de la ville et de l’État, dans une même région : l’Asie du Sud-Ouest; plus tard la révolution urbaine se répète en Inde, en Chine, en Amérique;

·  l’extension de la civilisation urbaine, la diffusion du modèle de la citéÉtat formant réseau avec d’autres cités, forme provisoire qui se transforme, plus ou moins vite, en empire, avec de fréquents retours en arrière : la vie d’une civilisation est scandée par une alternance d’unité impériale et de désagrégation politique (celle-ci étant, selon Toynbee, généralement la plus créative);

·  la naissance et la propagation, entre 750 av. J.-C. et la fin de l’Empire romain, des religions universelles monothéistes et des grandes créations philosophiques et religieuses (la « période axiale » repérée par Jaspers);

·  au VIIe siècle, l’apparition et l’expansion de l’islam, proche des autres religions du Livre, reliant l’Orient et l’Occident de l’ancien monde;

·  au Moyen Âge, en Europe, la naissance de la féodalité, des villes marchandes et de l’économie-monde européenne, grâce à l’implosion de l’Empire romain, à l’échec de ceux qui prétendirent le ressusciter et à la confrontation avec l’islam, le frère ennemi de la chrétienté; ce fut une conjoncture rare d’unité civilisationnelle et de fragmentation politique favorable à l’éclosion du « capitalisme » moderne;

·  au XVe siècle, les Grandes Découvertes, la conquête du monde par l’Europe et la dilatation planétaire de l’économie-monde européenne;

·  au XIXe siècle, les vagues d’industrialisation qui déferlent à partir de l’épicentre anglais et unifient fortement la planète;

·  la colonisation et la décolonisation qui associent le futur Sud au destin de la civilisation occidentale; celle-ci, depuis 1945, n’étant plus seule à diriger le monde et devant composer avec les autres civilisations;

·  au XXe siècle, l’expérience communiste, qui n’est pas l’invention d’un nouveau mode de production, mais la réaction défensive d’une civilisation (russe, chinoise) voulant construire sa force en se protégeant de la domination occidentale (en vain d’ailleurs, aucune muraille ne faisant durablement obstacle à la pénétration des influences); de ce point de vue, l’effondrement du mur de Berlin (1989) marque le début d’une nouvelle phase de mondialisation.

Il faudrait ajouter des considérations sur l’histoire des États. La belle ordonnance de la mosaïque des États territoriaux est brouillée par une mondialisation des flux de personnes, de marchandises et de signes qui traversent leurs frontières et subvertissent leur assise territoriale. Les nations sont récentes; le modèle national a été adopté par les pays membres de l’ONU, mais rien ne prouve qu’il soit définitif. Les États-nations prisonniers dans leur territoire apparaissent comme des freins, tout en étant encore et pour longtemps nécessaires à la vie sociale. Mais aujourd’hui c’est bien leur dépassement qui est en jeu.

 

Les multiples dimensions de la société mondiale

Il reste à dessiner en traits pleins, positifs, et non en creux, l’esquisse de la société mondiale aujourd’hui [7]. Mais qu’est-ce qu’une société ? Disons, en première approximation : une collectivité humaine différenciée en groupes, organisée en institutions, coiffée par une instance souveraine de pouvoir et unifiée par un liant culturel et religieux. Comparée à une société consistante comme la société française, la société mondiale apparaît comme un fantôme, un mirage; mais si on fait le pari qu’elle annonce l’avenir bien qu’elle existât déjà en filigrane dans la première humanité, alors nous ferions bien d’être vigilants pour en observer les signes avant-coureurs.

Cet examen peut être opéré en utilisant les trois fonctions sociales indoeuropéennes mises à jour par Georges Dumézil : religion et justice, guerre, richesse [cf. Fourquet, 1990]. Je privilégie la première, la religion : on aura beau discerner tous les processus, flux et relations mondiales qu’on voudra, ça ne fera pas une société; il n’existe pas de société seulement objective, sans conscience d’elle-même : c’est un quasi-sujet.

La question de l’existence ou non d’une société mondiale peut être établie selon sept rubriques, sept domaines de recherche dont je n’indique ici que les têtes de chapitre :

1.   démographie : métissage de la population mondiale au cours des millénaires et unification relative de ses conditions biologiques à la fin du Moyen Âge – l’« unification microbienne du monde », comme dit Emmanuel Le Roy Ladurie [1973];

2.   écologie : unité de notre « écomène » ( oikouménè), de notre « Terre-Patrie » (E.Morin); les problèmes écologiques sont immédiatement mondiaux; notre pays, c’est la planète », déclarent en 1989 un groupe de chefs d’État; la Terre est donc un bien collectif pur et indivisible au sens économique du concept;

3.   guerre : la menace de guerre nucléaire révèle l’existence d’une communauté unique, l’humanité, un quasi-sujet collectif et indivisible, au-delà des divisions nationales;

4.   communications : notre planète est en passe de devenir un « village planétaire » (McLuhan), avec les réserves d’usage [Mattelart, 1999];

5.   économie : la production et la circulation des marchandises et des capitaux sont maintenant mondialisées [8] (dans un instant, nous y reviendrons à propos du capitalisme);

6.   monnaie : signe mondial porteur de richesse et de puissance, signifiant majeur d’une souveraineté mondiale qui pour l’instant n’existe que symboliquement;

7.   religion : existe-t-il une religion mondiale ? La question est difficile; nous la reprendrons à propos de la souveraineté mondiale.

Voyons d’abord la question du capitalisme.

Le capitalisme, un des moteurs de la mondialisation ?

Le capitalisme est une forme de la société mondiale. Ce n’est pas un quasi-sujet assoiffé de plus-value et avide de conquérir le monde : ce capitalisme personnifié est un mythe politique chargé de susciter notre réprobation morale et notre ressentiment ( cf. note 2). Qu’on le prenne au sens marxien (le mode de production capitaliste, dirigé par la bourgeoisie) ou au sens braudélien (l’étage supérieur de l’économie, les grandes dynasties marchandes installées dans les villes au centre des économies-monde), l’horizon du capitalisme, c’est le monde.

Il naît au sein d’une civilisation qui le conditionne et lui fournit ses outils et un espace culturel où il évolue à l’aise. Par exemple, le capitalisme européen se déploie au sein de la chrétienté médiévale, mais il exerce une certaine influence au-delà des limites floues de l’économie-monde européenne; avec les Grandes Découvertes, son champ se dilate à l’échelle de la planète entière. La bourgeoisie, si ce terme a une pertinence sociologique, est d’abord une « classe de la communication mondiale », qui, comme d’ailleurs les explorateurs, les artistes et les savants, ne respire bien que sur le vaste monde, y jetant ses grands filets marchands pour y pêcher le profit. Ce faisant, le capitalisme se joue des frontières nationales et échappe au contrôle de la classe administrative et du souverain qui aimeraient bien prendre la meilleure part de sa pêche : car ils sont, eux, cloués au territoire; leur pouvoir régalien s’arrête aux frontières, alors que le capitalisme a pour champ d’exploitation la planète tout entière. Ils envient ces marchands qui s’enrichissent à commercer au loin. Parfois ils confisquent leur richesse, pour autant qu’elle soit confisquable, car elle est subtile et insaissable; ce n’est pas un tas d’or ou de marchandises, c’est d’abord un savoir-faire commercial, monétaire ou financier, un capital informationnel de relations d’affaires au Levant ou en Europe du Nord. Parfois au contraire, les rois hèlent les marchands, les font venir, les protègent en échange d’un impôt raisonnable. D’où l’illusion que le capitalisme est né au sein des États-nations, pour s’en évader ensuite : certes le capitalisme s’est allié aux rois et à l’Église contre les seigneurs féodaux, mais il est plus ancien que les nations européennes. L’idée d’un « capitalisme français » ou d’un « capitalisme allemand », bien qu’elle semble justifiée par certaines observations historiques, ne rend pas compte de sa véritable nature.

Le capitalisme joue certes un grand rôle dans le scénario généalogique de la société mondiale; mais ce rôle n’est ni exclusif ni peut-être premier. La guerre, les mouvements religieux, les réseaux artistiques, la République des lettres, la société savante y ont aussi œuvré. Si, comme je le prétends, les liens subtils sont aussi efficaces que le commerce des marchandises pondéreuses, il n’y a aucune raison d’affirmer que les rapports économiques furent plus importants que les autres. Mais il reste vrai que les firmes transnationales ont tissé depuis mille ans les liens commerciaux et financiers de l’Europe, lançant des antennes au cœur des autres économies-monde et préparant ainsi l’avènement de la société mondiale.

Ces liens existaient déjà depuis longtemps lorsqu’au XVIIe siècle les États s’avancèrent sur le devant de la scène – éclairée par des archives abondantes – pour négocier le concert européen, conclure au XIXe les conventions internationales sur le commerce ou les communications et, au XXe, mettre sur pied la SDN et l’ONU.

 

Une souveraineté mondiale ?

Après l’économie, la religion. La société ainsi esquissée n’en serait pas une s’il lui manquait la « conscience collective »  , pour parler comme Durkheim, et un organe de souveraineté qui la symbolise, la matérialise. La conscience planétaire croît chaque année, depuis qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale – « mondiale », précisément – a été créée la première institution représentant la « communauté internationale », la Société des (États)Nations, suivie en 1945 par l’ONU et les organismes internationaux. Le dernier annoncé, et non le moindre, est la Cour pénale internationale, créée à Rome en juillet 1998 et sur le point d’être installée; les États-Unis refusent de s’y associer, comme ils refusèrent en 1919 de s’associer à la Société des Nations que leur président avait pourtant voulue. C’est à ces organismes que revient la charge d’arbitrer les conflits et de régler les problèmes d’intérêt mondial (la paix, le commerce, l’environnement, le social, la justice, etc.). Le G 7, en outre, peut être considéré comme une espèce de comité directeur informel.

  Il n’existe rien qui serait « une conscience collective ». Il n’y a que savoir communs et savoirs collectif. Le théorème de Pythagore est un savoir commun, c’est le même pour tous. vous utilisez le même théorème de Pythagore que Hitelr ou J-M Le Pen. Un  savoir collectif est que chacun connaît l’universalité de telle ou telle connaissance. Il y a donc connaissance universelle (par chacun donc par tous) de ‘l’universalité de telle ou telle connaissance. Tandis que vous ignorez si votre voisin connaît le théorème de Pythagore vous savez que chacun, que vous-même, que tous ont telle ou telle connaissance. Voilà ce qu’est un savoir collectif. Meuh !

Tout ça ne fait pas une souveraineté. Le problème est compliqué. Nous imaginons une sorte d’État mondial en nous référant au modèle national qui imprègne notre esprit. Mais nous oublions qu’il est récent et sans doute passager. Les États, organes de la souveraineté, ont surgi non pas d’une poussée intérieure, d’un simple besoin d’ordre public, mais d’une incitation extérieure, par opposition/identification aux autres États-nations en formation. Comme les civilisations jadis, ils se sont construits au Moyen Âge l’un contre l’autre, l’un avec l’autre; et leur fonction souveraine est de gérer les affaires étrangères : faire la guerre, conclure la paix, négocier les traités et contrôler le commerce extérieur.

Or la société mondiale n’a pas d’ennemi extérieur. Les Martiens n’ont pas encore débarqués sur Terre. La souveraineté mondiale se construira en fonction des problèmes intérieurs (la paix, l’environnement, la solidarité). Elle prendra donc une forme inédite. En vérité, elle ne peut progresser que si la conscience planétaire des gens est plus intense que leur conscience nationale ou tribale; elle puisera son énergie dans un sentiment populaire d’appartenance à l’humanité; les compromis entre États seront toujours limités par les intérêts nationaux, sauf s’ils sont portés par la marée d’une aspiration plus vaste.

La « conscience collective » est un autre nom de la religion. Une religion mondiale ne peut, je crois, naître de la convergence œcuménique des anciennes religions universelles. Dans la première version de ce texte ( 1998), je pensais encore que ce pourrait être une religion laïque occidentale, bien que sacrée à sa manière, la religion de la démocratie, des droits de l’homme et du marché [9].

Aujourd’hui, j’en doute : l’Occident leader du monde ne parviendra pas à imposer sa religion; une religion nouvelle naîtra peut-être de la rencontre de l’Occident et des autres civilisations; nous n’en connaissons ni le jour, ni l’heure, ni la manière. Je m’en suis expliqué dans la Revue du MAUSS [n° 19,2002].

 

Ambiguité du leadership américain

Aujourd’hui, pour gérer les conflits et prévenir les menaces nucléaires ou écologiques, nous n’avons que l’ONU, ses satellites, l’OMC et les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale). Bien sûr, au regard de ce qu’on serait en droit d’attendre d’un gouvernement mondial, ces instances ne font pas leur boulot. L’unité apparente de l’ONU masque mal les divisions entre États qui se croient souverains; les décisions sont le résultat de compromis entre partenaires qui ont du mal à prendre les choses de haut. Les dirigeants actuels du monde ne sont pas élus pour défendre le bien commun de l’humanité tout entière, mais pour représenter la volonté de puissance d’une nation particulière.

En pratique, ce sont les États-Unis qui tiennent lieu d’exécutif mondial. La position du leader américain est ambiguë :

·  s’il crée ou appuie l’organisation internationale, il joue son rôle de leader et travaille pour le compte de la communauté; ce faisant, il donne une existence symbolique à l’humanité, au-delà de sa division en nations et peuples divers, mais risque de perdre, en le partageant, une partie de son pouvoir;

·  s’il refuse de la créer ou si, l’ayant créée, il la boycotte comme la SDN en 1919 ou l’ONU aujourd’hui, il rate sa fonction universelle, risque de perdre du crédit, mais se ménage des marges de manœuvre qui lui permettent, croit-il, de consolider son leaderhip;

·  en outre, s’il participe activement aux instances internationales, il est tenté d’employer sa superpuissance à peser sur l’orientation des décisions par la persuasion, l’arme financière ou le chantage militaire.

D’où le paradoxe de la société des États-nations : d’une part, elle est tellement soumise à la loi du plus fort qu’elle donne parfois l’impression d’être une feuille de vigne dissimulant les rapports de puissance, un truc sans contour ni force, un « machin » comme disait de Gaulle; mais d’autre part, elle symbolise l’existence d’un intérêt commun transcendant les simples compromis entre les États. C’est particulièrement clair dans le domaine de l’environnement, où les États-Unis ont peine à assumer leur fonction de protecteurs d’un bien collectif pur; il n’empêche que, dans la réalité, l’ONU existe et parle au nom de l’humanité tout entière. C’est dans ces conditions hésitantes et pleines d’égoïsmes sacrés que se met en place lentement, très lentement, la régulation du monde.

 

Naissance d’une société civile mondiale

Depuis une vingtaine d’années, une nouvelle instance est apparue sur la scène internationale, formée des multiples courants qui contestent ou influencent les États et les organismes internationaux. Il n’y a pas de parlement mondial, mais il y a déjà une opposition, identifiée aux organisations non gouvernementales, et dont les contours sont flous. Par commodité, appelons cette réalité nébuleuse « société civile mondiale », en mettant à part ce que les philosophes du XVIIIe siècle y incluaient, à savoir les entreprises économiques évoluant dans la « sphère des besoins » (Hegel). Certes les ONG sont anciennes, mais leur intervention sur la scène politique moderne date du XIXe siècle (la Croix-Rouge par exemple, est née en 1859 dans l’esprit de Henri Dunant sur le champ de bataille de Solférino [10]) et se déploie activement avec la Société des Nations au lendemain de la Première Guerre mondiale. De fait, la formation de la société civile mondiale suit celle de la société gouvernementale officielle; société civile et société des États expriment le même mouvement de fond qui unifie l’humanité. Les ONG, comme les firmes multinationales, naviguent sur le vaste monde; elles posent des objectifs qui ne sont pas ceux d’une nation particulière [11]. Écologistes, militants de la paix et des droits de l’homme, qui ont en charge la planète entière, forment la pointe avancée de cette société civile mondiale capable d’influencer les décisions qui engagent l’avenir de la Terre; ils participent donc pleinement à la régulation du monde. Leur importance symbolique (donc leur efficacité) dépasse leur importance numérique : ils préfigurent une représentation de l’humanité en tant que peuple au-delà des États censés la représenter.

 

Conclusion

Ces considérations peuvent paraître bien vaines au regard de l’efficacité économique. Une observation de bon sens montre que, maintenant comme à l’époque de Sumer, seuls jouent les rapports de forces. D’accord. Une société mondiale bien gouvernée n’est pas pour demain. Mais si on se situe dans une perspective de longue durée, sa construction ne fait pas de doute, même si cela doit passer par de nouvelles crises, de nouvelles épreuves, voire peut-être, hélas, de nouvelles guerres mondiales. Mais il est probable que, si la planète ne sombre pas dans une catastrophe écologique ou nucléaire, elle sera dirigée par un gouvernement collectif de type nouveau, qui, encore une fois, ne prendra pas obligatoirement la forme d’un État mondial.

En quoi la considération de l’économie comme simple aspect de la société (mondiale) peut-elle nous permettre d’y voir plus clair ? Cela dépend de ce que l’on veut.

Si on veut simplement réfléchir à l’histoire économique, elle nous conduit – en tout cas, c’est mon expérience – à nous interroger sur la nature même de l’économie et à observer de fortes affinités entre flux marchands et flux culturels, religieux, informationnels, etc. La conception d’une économie bien installée sur son noyau dur, à savoir la production et les échanges de biens marchands, est franchement grossière au regard de la subtilité des influences que décèlent les historiens.

Si on veut mieux conseiller la politique économique d’un gouvernement national, cette considération philosophique n’apporte rien : au sommet de l’État, où le but est de tenir son rang, on sait bien qu’on dépend étroitement des décisions prises ailleurs ou plus haut, et aussi de facteurs impondérables de psychologie collective : les économistes actuels – les vrais, ceux qui sont directement conseillers ou responsables du gouvernement – font très bien leur travail et je ne vois pas ce qu’une spéculation de ce genre pourrait leur apporter.

Si on veut imaginer ce que pourrait être une politique économique à l’échelle mondiale, c’est un autre problème. Examinons-le.

 

 

II. UNE AUTRE MONDIALISATION EST-ELLE POSSIBLE ?

 

Venons-en maintenant aux questions posées par la Revue du MAUSS, résumées par cinq mots clés, dans l’ordre : constats, analyses, préconisations, long terme, une autre économie, valeurs. Je commencerai par les analyses, qui doivent précéder et non suivre le constat ou bilan.

 

Analyses : une nouvelle phase du capitalisme ? une nouvelle société ?

Le capitalisme, nous l’avons vu, n’est autre que la société mondiale en formation sous son aspect économique (commerce, marchandises, capitaux, firmes transnationales… ). Les villes-monde européennes, explique Braudel, ont réussi à unifier l’Europe là où la papauté, l’empereur germanique, Charles Quint, Napoléon et Hitler ont échoué. Considérée sur la très longue durée, la mondialisation contemporaine poursuit une unification plurimillénaire, qui est passée à une vitesse supérieure avec les Grandes Découvertes, la conquête européenne et l’industrialisation du monde. Elle semble avoir ralenti entre 1880 (retour au protectionnisme) et 1944, bien que, d’un autre côté, cette période de repli national et de division ait été dominée par une guerre mondiale de trente ans déroulée en deux temps, qui a déchu l’Europe, laminé les défenses étatiques, disloqué les grands empires (Autriche-Hongrie, Empire ottoman) et détruit les nouvelles entreprises impériales (IIIe Reich, Japon). Après 1947, la guerre froide a désagrégé les empires coloniaux européens et pour finir, en 1989, l’empire soviétique.

Depuis, la mondialisation repart avec une nouvelle énergie. La « nouvelle phase du capitalisme » est d’abord une nouvelle phase de mondialisation de la société, jusqu’à la prochaine crise, qui sera sans doute celle de l’empire américain.

La mondialisation n’est pas seulement extensive (extension du marché mondial, intégration du Sud, de l’Inde, de l’ex-URSS et de la Chine), mais aussi intensive : la pénétration en profondeur de quelque chose qui existait déjà à l’état subtil. Peut-être y a-t-il du nouveau dans l’informatisation de la société, la fin du travail productif (smithien et marxien), la perte du poids de l’industrie, l’invasion de l’informationnel et de l’intangible dans les processus de production et de circulation. La notion même de production, cœur de l’économie politique classique, est en crise, comme le montre Michel Henochsberg en analysant la prévalence de la circulation sur la production ( cf.ici même la rubrique Lectures).

S’agit-il d’un bouleversement absolu ? La « société de l’information » est-elle en train de remplacer la « société de production » ou la « société industrielle » jadis théorisée par Raymond Aron ? Je n’en suis pas sûr; je pressens qu’il ne s’agit pas d’une mutation brutale mais de la manifestation au grand jour de la nature informationnelle des processus productifs jusqu’alors dissimulée par l’image matérielle, physiocratique et même alimentaire de la production [cf. 1989, p. 197,209 et 271]. Au fond, la société humaine a toujours été une société d’information. Peut-être le temps consacré par les hommes à la collecte et à la circulation de l’information a-t-il augmenté par rapport à celui dépensé pour la fabrication matérielle des objets; la production informationnelle prendrait le relais de la production matérielle, mais ça reste à confirmer :

de la fabrication, il en faudra toujours, même miniaturisée, même ultrasophistiquée. Les coupures radicales ne sont souvent qu’une illusion d’optique : lorsque nous cherchons l’instant précis de la coupure, elle nous échappe; on s’aperçoit qu’elle s’étend sur des dizaines d’années, que chaque coupure repérable est conditionnée de manière plus ou moins visible par d’autres, bien antérieures. Ainsi la révolution industrielle s’étire sur un ou deux siècles et dépend de mutations intervenues trois siècles auparavant. Vue de loin, la révolution industrielle n’est que l’accélération d’un gigantesque processus pluridimensionnel, multiséculaire et planétaire.

 

Constat : positif ou négatif ?

Nous pouvons maintenant traiter la première question : le constat. Elle est normative : bilan positif ou négatif ? Elle appelle un jugement de valeur.

De même que le libéralisme et le libre-échange se sont imposés au XIXe siècle sous la direction d’une puissance hyper-impérialiste, l’Angleterre, de même aujourd’hui le néolibéralisme a été lancé par les USA et leur allié anglais. Mais on peut considérer les choses sous un autre angle : l’Angleterre jadis et les USA aujourd’hui travaillent sans le vouloir à la mise en communication généralisée de l’humanité, ils roulent pour un mouvement planétaire qui vient de loin et dépasse leur intérêt national.

Dresser un bilan suppose toujours une image idéale à laquelle on compare le bilan réel; mais ce réel est lui-même construit. Or deux états du monde qualitativement hétérogènes sont incomparables. La société est comme un tableau d’artiste. On peut comparer deux tableaux selon certains critères : le nombre de couleurs, la quantité de telle couleur, la netteté du dessin, etc. Mais comment comparer l’ensemble d’un tableau à l’ensemble d’un autre ? C’est impossible, nous le savons bien.

La mondialisation n’est ni bonne ni mauvaise, elle est. Elle a lieu au sein d’une société qui tend à s’institutionnaliser chaque jour davantage. De même que l’extension mondiale du marché autorégulateur a provoqué la création d’institutions nationales de protection sociale (Polanyi), de même l’accélération de la mondialisation appelle des institutions mondiales (et pas seulement internationales) de régulation. Le retour en arrière vers une protection nationale, ou même européenne, ne me semble pas judicieux : ce serait une réaction défensive, inspirée par une nostalgie de l’État-providence et fordien qui sera de toute façon disloqué. La mondialisation est irréversible, sauf en cas de guerre. Risquons-nous dans cette ouverture à l’autre qui nous est proposée par la formation lente et difficile de la société mondiale. Ne craignons pas le conflit néolibéralisme/protectionnisme, laisser-faire/interventionnisme : il est inhérent à tout processus social. Seule une démocratie à l’échelle mondiale pourra le prendre en charge; la démocratie est l’institutionnalisation des conflits qui, autrement, risquent de dégénérer en guerre civile; et aujourd’hui toute guerre entre États est une guerre civile.

 

Préconisations : quelles politiques économiques ?

Tant que les États sont encore du côté du manche, une politique économique internationale ne peut être qu’une coordination volontaire des politiques nationales, avec certains éléments directement mondialisés (par exemple, un financement par appel d’une institution internationale au marché financier globalisé).

Avant des recommandations concrètes, il faut préciser la problématique d’une politique économique à l’échelle mondiale, mise au point et appliquée par les principaux États. J’ai déjà eu l’occasion d’y réfléchir dans le n° 3 de la Revue du MAUSS [cf. Fourquet, 1994]. Le point de vue est complètement différent : on réfléchit à long terme pour l’ensemble de la planète, et même si les économistes n’ont aucune prise directe sur les décisions, c’est leur rôle d’approfondir cette réflexion, fût-ce sous une forme utopique. Mais je ne suis pas sûr qu’ils puissent décider à l’avance le dosage de privé et de public, d’inflation ou de déflation, de relance ou de laisser-faire, etc. : aucune forme de régulation ne peut être imaginée a priori sur des bases soi-disant scientifiques. La régulation économique mondiale est d’abord un problème de démocratie mondiale; car la démocratie n’est pas seulement un régime politique, c’est aussi un régime de connaissance de la société : un peuple qui s’est donné des institutions démocratiques est en mesure de voir, d’analyser et de préconiser ce qu’un régime autoritaire ou totalitaire est incapable de seulement percevoir. Toute proposition trop concrète reposerait sur un vide institutionnel. Une proposition de réforme provenant d’un expert n’a de valeur que si elle est énoncée devant une institution démocratique capable de l’entendre et d’en décider l’application. La troisième question dépend donc de la quatrième.

 

À plus long terme : quelle institution ?

La question de l’institution ne se pose pas « à plus long terme », mais au contraire tout de suite : c’est la question préalable ! Prenons l’exemple de l’Europe communautaire : les Six devenus Quinze ont eu beaucoup de mal à mettre au point des institutions de coopération d’où pourrait surgir l’idée d’une politique économique concertée allant au-delà de la seule stabilité des prix assurée par la Banque centrale européenne. Ce qui compte n’est pas l’énoncé d’une politique économique, mais le sujet de son énonciation, c’est-à-dire l’institution qui l’énonce. En 1993, Jacques Delors avait proposé une politique keynésienne d’investissement financé par un emprunt européen : en tant que président de la Commission de Bruxelles, il était habilité à proposer cette politique au Conseil européen. Il n’a pas été suivi; mais à l’avenir, ça peut changer. Au niveau international, les organismes comme la Banque mondiale ou le FMI ne sont pas monolithiques, comme en témoignent les débats dont Joseph Stiglitz se fait l’écho ( cf. ici même l’article de P. Combemale, « Si c’est Stiglitz qui le dit… »).

L’expérience de l’Europe est très instructive : elle montre que la construction européenne est à la fois voulue et empêchée par les États-nations. De même, les États veulent et freinent la mondialisation. On l’a vu : le chef d’État élu n’est pas mandaté pour construire une entité supra-nationale, mais pour faire valoir la richesse et la puissance de la nation qu’il représente. La mondialisation suscite inquiétude et refus des communautés nationales, surtout de certaines classes sociales : ouvriers, paysans, petits gens; le vote d’extrême droite ou populiste en est l’indice. La mondialisation fait peur.

Comment donc se construira la souveraineté mondiale ? Les institutions existent déjà; ce qui manque, c’est la volonté collective de les utiliser pleinement.

Nous avons déjà vu ce problème; sa solution est populaire : seul un sentiment d’appartenance à l’humanité donnera du souffle aux institutions, de la volonté et des idées à leurs dirigeants.

 

Quelle autre économie ? Un tiers secteur mondial ?

Cette question évoque l’éventualité d’une « autre » économie créée par une répartition différente de ses composantes : économie solidaire ou sociale, État, marché et capitalisme.

Le marché contre le capitalisme ? Critiquer le capitalisme au nom du marché, c’est ériger en instances responsables deux aspects de l’économie que Braudel distinguait pour la commodité de l’analyse, l’économie de marché et le capitalisme. Ce dernier, bien qu’étant la partie supérieure de l’économie, s’enracine en profondeur dans le terreau social (l’économie de marché) d’où, à chaque génération, de nouveaux candidats surgissent à l’entrée du capitalisme qui ainsi se renouvelle. Seul un idéal historique peut conduire l’esprit à s’appuyer sur la bonne économie pour dénoncer la mauvaise.

L’État contre le marché ? le public contre le privé ? Il appartient à chaque génération de décider ce qui est marchandisable et ce qui ne l’est pas. Les loisirs sont aujourd’hui marchandisés alors qu’ils étaient une occasion de communion festive dans la société rurale; mais inversement, le conjoint d’un mariage moderne n’est plus achetable comme il l’était jadis et l’est encore dans certaines sociétés traditionnelles, par la dot. Le problème ne sera pas simple, car aux biens et services collectifs auxquels nous sommes habitués (communaux, départementaux, régionaux, étatiques, européens) s’ajoutera le niveau des biens collectifs mondiaux. Une société civile mondiale active, bouillonnante d’idées et de controverses, sera indispensable pour démêler les questions, mûrir et inspirer les choix.

L’économie sociale contre le capitalisme ? Les opposer me paraît vain. Bien sûr qu’il faut favoriser un tiers secteur mondial lié à la société civile et à la démocratie mondiales. Mais il y a une grande disproportion de forces avec le « capitalisme » au sens technique, à savoir les firmes multinationales. La différence est de taille et d’horizon : la firme multinationale est grande, son horizon mondial; la coopérative et l’association sont petites et visent souvent (mais pas toujours) le marché local des biens marchands ou des services collectifs de proximité, d’éducation ou de santé qui ne peuvent s’exporter hors du territoire local. Difficile d’imaginer un monde fourni ou servi uniquement par un tiers secteur mondial.

De toute façon, si les institutions de tiers secteur acquièrent une dimension planétaire, elles gagneront du pouvoir. Faut-il revenir à l’utopie d’un appareil de production et de circulation dont la propriété serait publique ? Devons-nous, après soixante-dix ans de communisme « réel », nous reposer la question du jeune Marx sur la légitimité de la propriété privée ? La question principale du socialisme n’est pas économique, mais politique, comme l’a admirablement montré Kornai [1992].

 

La question des valeurs : de la politique économique à la politique écologique

Au nom de quelles valeurs mener une politique économique contrôlant la mondialisation ? Réponse claire : au nom d’une humanité considérée comme une, même si elle ne l’est pas sous tous les rapports (et ne le sera sans doute jamais). Dès lors, le point de vue s’élève; on voit l’humanité occupant sa maison, sa « Terre-Patrie » : la planète, unique, fragile, destructible; l’attention se déplace vers la biosphère qui entoure, nourrit et supporte les activités économiques ( cf. René Passet, L’économique et le vivant). Voilà qui relativise la question de la croissance. Le discours de la croissance envahit la vie politique et notre esprit par la même occasion. Ce dernier s’habitue. Dès qu’il entend « économie », il pense croissance. Il la croit nécessaire au bien-être (il faut bien une croissance pour en répartir les fruits). C’est une illusion. La croissance est un autre nom de la puissance, et les politiques économiques sont inspirées par une « volonté de croissance », une volonté nationale de ne pas se laisser distancer par les autres, de les dépasser, de les dominer. Autrement dit, l’obsession de la croissance a pour cause directe la division politique de l’humanité en nations.

On sait depuis longtemps que le bien-être ne se réduit pas à la quantité de biens (mesurée par le PIB), mais on fait semblant d’y croire encore. La politique économique n’est qu’un sous-ensemble d’une politique écologique, elle est donc mondiale par nature; elle est « œcuménique » en ce qu’elle a pour objet l’écomène lui-même.

 

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NOTES

 

 

[5]Une histoire de la mondialisation est le titre d’un polycopié écrit dans le cadre d’un cours d’histoire des faits économiques [2000a]. J’en ai exposé la méthode et les principaux concepts dans « Une géohistoire de la mondialisation » [2000b].

[6]Vanité explicative de l’histoire ? Cette enquête historique est peut-être inutile : qu’est-ce qui prouve que la clé du présent soit dans le passé ? La causalité s’exerce-t-elle ainsi à l’infini ? La société humaine fonctionne peut-être comme un jeu, par exemple les échecs ou le go, où peu importe la manière dont les joueurs ont abouti à cette configuration : l’issue du coup qui va être joué ne dépend en aucune manière de l’histoire des coups précédents; de même, en linguistique, l’évolution du système phonématique à partir de maintenant ne dépend pas de son histoire.

[7]J’ai commencé cette esquisse dans un texte dont la communication de 1998 n’était que le résumé, et qui avait été confié à Alain de Toledo, rapporteur critique du séminaire ( cf. note 3). Par ailleurs, l’exploration a été bien avancée par Edgar Morin [1993,2002].

[8]Production mondiale et répartition nationale. La production de la richesse est mondiale; mais sa répartition entre les nations (le revenu national, mesuré par le PIB figurant dans les tableaux comparatifs internationaux) dépend des rapports de forces sur le champ de bataille permanent du monde; elle est favorable à ceux qui maîtrisent les moyens de communication mondiale, et en particulier la monnaie et la finance.

[9]Religion, souveraineté et institution mondiales : trois aspects d’un même problème. C’est la religion de la démocratie et des droits de l’homme qui, en 1919 comme en 1944, a inspiré la création de la Société des Nations et de l’ONU symbolisant la souveraineté de l’humanité au-dessus des nations particulières. Ces institutions sont une sorte d’Église; les fonctionnaires internationaux, les clercs d’une classe administrative internationale; ils pratiquent un langage religieux qui est parfois une langue de bois [cf. le témoignage de Marie-Dominique Perrot, 2001, sur la « langue mondiale »]; leur fonction principale est de faire la paix, au sens de la paix de Dieu imposée par l’Église en France au XIIe siècle.

[10]L’histoire de la société civile mondiale reste à écrire, et notamment celle des ONG, esquissée par Steve Charnovitz [2002] dans la revue L’Économie politique. Une telle histoire devra prendre en compte les mouvements religieux qui traversent les frontières et peuvent, à l’occasion, abriter ou inspirer des réseaux terroristes.

[11]Il existe aussi une société civile noire, comme on dit un marché noir : mafias, marchands de drogue ou d’armes, organisations terroristes signalent à leur manière la mondialisation de la société.

 

M. Ripley s’amuse