Revue du Mauss, no 20 2002/2, page 222 à 240
Dans la question posée par la Revue
du MAUSS sur « l’autre mondialisation », l’adjectif économique
est sous-entendu. Or la mondialisation « économique » est une vue de
l’esprit. Il n’existe qu’un mouvement protéiforme et foisonnant de
mondialisation des flux de toutes sortes qui sont autant de « faits
sociaux totaux », pour parler comme Marcel Mauss, c’est-à-dire qui
contiennent, chacun, tous les aspects ou institutions de la société, ou du
moins un grand nombre : vie matérielle, monnaie, économie, culture,
religion, art, bref tout ce qui fait de cette société une civilisation.
La question initiale devient
alors : une autre mondialisation de la société est-elle possible ?
Mais quelle société ? La société mondiale ! Considérer la
mondialisation comme un simple aspect de la formation d’une société mondiale
n’est pas tautologique. C’est beaucoup plus que le rapprochement des économies
nationales, ou l’intensification de leurs échanges; c’est un mouvement à
l’œuvre depuis des millénaires, qui a commencé bien avant que ne soient
instituées les sociétés nationales, qui traverse et travaille celles-ci de
l’intérieur, et qui continuera après leur dépérissement. Les nations sont des
« quasi-sujets ♦ » qui n’apparaissent comme
des entités cohérentes que sur la scène internationale. En réalité elles sont
rongées depuis leur naissance par des flux mondiaux que leurs États s’efforcent
en vain de contrôler depuis le Moyen Âge, en même temps que le Saint Empire
romain germanique se désagrégeait et que la papauté était priée sans ménagement
de renoncer à sa prétention hégémonique.
Pour avoir exposé maintes fois
cette vision, je sais qu’elle ne convainc pas !
On me dit que j’exagère, que la société mondiale n’est pas
pour demain. On me tient pour idéaliste, ce qui me surprend toujours, tellement
est pour moi évidente, au terme d’un long parcours de recherche, la prévalence
active du monde sur ses parties. Je vais donc essayer à nouveau de montrer ce
que je vois, avant de répondre dans un cadre pertinent aux questions posées par
la Revue du MAUSS.
♦ Un quasi-sujet est une institution, un groupe,
une profession ♣, une classe ♣, une nation, bref un ensemble ♣ collectif ♣ auquel un chef, une équipe dirigeante prêtent leur pensée, leur
parole et leur volonté, donnant ainsi l’illusion d’une subjectivité de
l’ensemble ♣. La subjectivité [c’est
la subjectivité qui est une fiction stupide] est d’un côté illusoire : une classe ♣, une nation ne pensent pas et n’ont pas de volonté, on ne les
rencontre pas dans la rue ♣♣, ce sont des fictions
pratico-inertes, comme dit Sartre [curieuse définition du
pratico-inerte chez Sartre : inertie active parce que inertie
produite par l’homme, que les autres soient l’enfer n’est pas une fiction,
hélas ; ensuite le paradis, c’est aussi les autres, tout dépend… de la
situation]; il
n’existe physiquement que des individus [mais chaque individu recèle la
connaissance universelle de l’universalité de telle ou telle connaissance]. D’un autre côté, ces ensembles
sociaux ont une consistance ontologique, ils sont réels en quelque manière [oui,
bravo !], ils
interviennent, agissent ou réagissent : ce sont des quasi-sujets [non !
la subjectivité est du baratin de psychologue, le sujet est du baratin
scholastique, merde au sujet]. Le quasi-sujet peut être par
exemple, une personne morale juridique, mais plus encore : il est
vivant, il déploie des degrés variables de subjectivité, d’énergie,
d’activité, d’influence et d’efficacité sociale. Alain Caillé [1993] a
formalisé une intuition du même genre en 1990. La
« quasi-subjectivation » nationale s’opère grâce à la
cristallisation de millions d’identifications des citoyens à la nation,
laquelle se donne à voir comme une personne fictive (« the community
is a fictitious body », écrivait Bentham) sur la scène fantasmatique
de l’histoire.
|
En 1997, dans la Revue du MAUSS, je m’interrogeai sur
l’existence d’une entité pourtant tenue pour véridique, le capitalisme, et ma
réponse fut non ♦. En 1998, je me demandai s’il
existait une société mondiale, et je répondis que oui ♦♦ ; j’avais sollicité la littérature sociologique de langue
française et n’y avais pas trouvé grand-chose ♦♦♦. À vrai dire, les deux questions sont liées : le
capitalisme n’existe que si l’on unifie les flux, classes et firmes
multinationales en un quasi-sujet qui semble voler de ses propres ailes et
fonctionner selon ses propres lois depuis qu’au début des Temps modernes, il
s’est, selon toute apparence, séparé de la société. Cette manière de voir
justifie ainsi les analyses majeures de Marx et de Polanyi : pour le
premier, le mode de production capitaliste a brisé les anciens liens sociaux et
conquiert la planète (le capitalisme contre les travailleurs); pour le second,
le marché autorégulateur s’est « désinséré » ( disembedded)
de la société et la soumet à ses lois (le marché contre la société) [Polanyi
1944, p. 88].
♦ Le mot « capitalisme »
est trompeur, même justifié pour des tas de bonnes raisons, même consacré par
Braudel, un des mes maîtres [1979, t. II, p. 201 sq. ]. Il donne
à voir une entité dynamique et avide de profit, de conquête et de
domination ♣. Il reste marqué par sa
naissance marxienne. On abstrait artificiellement de l’ensemble de la société
une série d’institutions économiques, les grandes firmes et leurs dirigeants,
qu’à la rigueur on pourrait appeler « capitalistes » par commodité
de langage, on les agrège et on en fait un quasi-sujet tout-puissant
susceptible d’agir bien ou mal ♣, repoussoir commode de l’idéal
communiste. Maintenant que celui-ci a implosé, on pourrait laisser ce diable
social s’évanouir dans la nature. Mais non, on en a encore besoin :
n’est-ce pas lui qui se dissimule derrière la mondialisation ? Les
« anti-mondialisation » se disent parfois
« anticapitalistes » ; le désastre de la société communiste
n’a pas fait changer d’avis ceux qui ont besoin de contester et de détester
un ennemi imaginaire ♣.
♦♦ Idée d’une société mondiale. La
première version de cet article a été présentée en octobre 1998 devant un
public d’économistes de l’université Paris-VIII à Saint-Denis, maintenant
regroupés au sein du Laboratoire d’économie dionysien (LED). Elle
s’appuyait sur une esquisse plus étoffée qui distinguait la « société
politique mondiale » (celle des États) et la « société civile
mondiale », apparue pour la première fois en juin 1992 au Sommet de
la Terre, dans les rencontres informelles du Forum globalde Rio de Janeiro.
J’en saluai la naissance dans un essai sur les valeurs occidentales [1993] et
dans la Revue du Mauss [1994]. En juillet 2000 à Québec, j’ai
présenté l’article dans une communication au congrès de l’Association internationale
des sociologues de langue française (AISLF) dont les actes ont été publiés
(sans mon texte !) en 2001 par Daniel Mercure ( Une société
monde. Les dynamiques sociales de la mondialisation, Quebec, Presses de
l’université de Laval). Une société mondiale ou une société-monde ?
J’en profite pour préciser un point de vocabulaire. L’expression « une
société-monde », thème de la rencontre de Québec, fait écho à « l’économie-monde »,
terme inventé par Fernand Braudel en 1949 et problématisé en 1979
pour désigner « un fragment de l’univers, un morceau de la planète
économiquement autonome », formant « un univers en soi, un
tout ». Pour moi, l’économie-monde braudélienne est l’aspect
économique d’une « civilisation » (européenne, musulmane, indienne,
etc.), ensemble bien plus large qu’une société nationale. Or ce concept
braudélien, opératoire jusqu’au XIXe siècle, devient problématique dès lors que l’économie-monde
européenne, absorbant les autres économies-monde, devient l’économie
mondiale tout court. C’est pourquoi j’emploie le terme « société
mondiale » pour désigner ce qui en train de se créer à l’échelle
planétaire.
♦♦♦ La sociologie n’étudie guère la société mondiale. Je suis cependant
redevable à un spécialiste des relations internationales, Philippe
Moreau-Defarges [1997,1998], à deux sociologues, Bertrand Badie et
Marie-Claude Smouts [1995], à un géographe, Jacques Lévy [1996]. Je ne
connaissais pas à l’époque Terre-Patrie publié par Edgar Morin en
1993, plein de vues novatrices, qui dépasse l’approche sociologique par une
vision planétaire et philosophique du destin de l’humanité. Armand Mattelart
a publié un petit livre sur la mondialisation de la communication [1996] suivi
d’une stimulante histoire critique de « l’utopie planétaire »
[1999]. L’idée flottait sans doute dans l’air¤ ¤ du temps, puisque c’est sur
le thème de la « société-monde » que l’AISLF a tenu en 2000 un
congrès auquel j’ai pu participer, bien que n’étant pas de la famille ( cf.
note précédente). Edgar Morin, qui y participait aussi, a poursuivi son
entreprise dans le volume 5 de La Méthode [2002], qui vient de
paraître, et où il consacre un chapitre à la société-monde (j’en rends compte
dans la rubrique Lectures de ce numéro). Cette année aussi, Denis
Duclos a publié Société-monde. Le temps des ruptures (La
Découvert/MAUSS). |
Les œillères de la connaissance
étatique
Pour un observateur non engagé dans les disputes académiques,
il n’existe pas de domaine autonome appelé « économie » (en
tant qu’objet social) et dont les lois seraient décryptées par l’économie
(en tant que discours) ♣. L’économie n’est qu’une
partie de la société ♣♣. Cette idée n’est pas
originale : elle a été esquissée en 1923 par Marcel Mauss, dans son Essai sur le don.
Nous sommes ainsi conduits à réfléchir sur le thème classique « économie
et société ». Mais qu’est-ce que la société ? Les sciences sociales
ont des critères qui permettent de distinguer une « société » d’un
autre type de groupe social, la famille par exemple. Mais elles rencontrent une
difficulté fondamentale, épistémologique : implicitement, elles se situent
à l’intérieur d’une société en général, dont le portrait-robot est
construit à partir de traits empruntés à l’observation empirique. Comme il
s’agit de sociétés modernes, ce portrait-robot est presque toujours celui d’une
société nationale installée au centre de la scène et coiffée d’un État qui la
surplombe et incarne sa souveraineté ; le monde entier n’est plus qu’un
décor, ou, parfois, disparaît dans les coulisses.
♣ Parfaitement
faux. Toutes les dix minutes on entend dans le poste bla bla bla l’économie
ceci, blabla bla l’économie cela. La croyance en l’existence de l’économie
a lieu surtout parmi le vulgum pecus comme en témoignent le Debord
off et le Debordel et, évidemment, chez les universitaires jamais
en reste d’une jobardise. Mais elle épargne les membres de la classe
dominante qui ont d’autres chats à fouetter. Les larbins qui causent dans le
poste croient eux-aussi à l’existence de l’économie. Ils sont payés
pour en causer parce qu’ils y croient et seraient immédiatement renvoyés s’il
cessaient d’y croire. Ils sont non seulement des jobards mais encore des
salauds. Du vulgum pecus, ils ont la jobardise, des classe dominantes, ils
ont la saloperie. Ils sont comme les nombres rationnels qui ont un pied chez
les nombres naturels et un pied chez les nombres réels : ils sont
dénombrables mais, cependant, ils n’ont pas de successeur. ♣♣ Parfaitement faux. L’économie n’est
aucune partie de la société, pas plus
que le phlogistique ou le schmilblick. Je l’ai argumenté ailleurs, je ne
recommencerai pas ici. Un ensemble, un classement, comme dit
judicieusement Fourquet en 1989, ne peut être partie que d’un autre ensemble
et de rien d’autre. Frege et Descombes sont aussi du même avis. Comment
Fourquet peut-il soutenir que l’économie n’existe pas et que cependant elle
est une partie de la société. D’ailleurs, je ne comprends pas bien s’il
s’agit ici de l’opinion de Fourquet ou des observateurs engagés dans les
disputes économiques ou bien encore des observateurs non engagés dans les
disputes économiques. C’est bizarre,
Fourquet est absolument radical quand il nie l’existence de l’économie
autrement que comme classement, mais quelques pages plus loin il peut
écrire : l’économie est une partie de la société. Tous les auteurs que
je connais qui nient l’existence réelle de l’économie font de même. Ils ne
parviennent pas à être fermes sur leur position ce qui est la preuve que
quelque chose leur échappe. |
Les sciences sociales nous
proposent donc une société nationale abstraite, un modèle, sans se
rendre compte qu’elles enferment leur vision dans les œillères de ce que
j’appelle la théorie étatique de la connaissance, c’est-à-dire produite
par l’État, calquée sur son organisation institutionnelle, diffuse dans
l’ensemble de la société, et organisant par avance le cadre de pensée des
individus. Or la connaissance étatique du monde est très particulière et très
limitée. Elle a beaucoup de mal à englober l’État lui-même, à se hisser sur un
poste d’observation plus élevé, à contempler un champ mondial plus large que
celui de l’État, plus complexe (contenant des phénomènes mal ou non enregistrés
par les appareils administratifs) et temporellement étiré sur une longue durée.
Elle est quasiment incapable de voir, simplement voir, les phénomènes et flux
mondiaux qui passent sous, sur ou à travers les mailles des frontières
nationales. Le monde qu’elle donne à voir est composé de territoires juxtaposés
comme les pièces d’un puzzle, tels qu’on les voit sur une carte politique de la
planète. Politiquement, ce monde est une assemblée de nations, personnes
collectives munies de conscience et de volonté, formant une société des
États-nations; le mondial est réduit à l’inter-national; il y manque tout ce
qui échappe aux relations inter-étatiques.
En
dernière analyse, l’idée d’une société nationale abstraite, c’est-à-dire
coupée, isolée des relations extérieures qui font d’elle ce qu’elle est, non
seulement n’a aucun pouvoir explicatif, mais est une illusion qui empêche
d’apercevoir la réalité. Certains historiens modernes se sont affranchis de ce
modèle en adoptant une vision mondiale : Pirenne, Toynbee, Braudel,
Chaunu… Ils s’évadent du cadre national ou international et cherchent à
comprendre le monde dans son ensemble, dans sa plus vaste étendue et sa plus
longue durée. Lorsqu’ils étudient une société particulière, c’est un réflexe
pour eux de la réinsérer dans le flux mondial des événements, de la situer dans
son contexte planétaire.
Un postulat primordial
Voilà qui m’amène à proposer un
postulat primordial : il n’y a pas d’autre réalité sociale que l’humanité
considérée dans toute son occupation géographique (l’oikouménè, qu’on
pourrait traduire par« écomène », la planète habitée) et toute son
aventure temporelle (depuis sa naissance en Afrique). C’est un postulat que je
ne peux démontrer; en science sociale, on ne peut d’ailleurs rien
« démontrer », on ne peut que montrer. Il s’est peu à peu imposé à
mon esprit au cours de mes recherches, et je l’ai constamment vérifié sur le
terrain, notamment sur celui du développement local. Depuis, il me sert de
guide. Il comporte des corollaires qui, tous, peuvent être réfutés. Je les
présente donc, avec prudence, un peu comme des principes de méthode.
1.
Existence :
le tout existe dans les parties, et c’est justement ce qui fait que les
parties peuvent entrer en relation. Cette idée a été théorisée par Marcel Mauss
sous le concept de « fait social total » et par Edgar Morin sous
celui d’« hologramme ».
2.
Prévalence :
le tout prévaut sur les parties. Aucune partie de la réalité humaine
(une période historique, une société particulière, un champ social) n’est
intelligible en elle-même, car elle tient son existence de sa relation concrète
au tout.
3.
Co-présence :
les parties sont présentes (ou coexistantes) les unes dans les autres en
quelque manière. J’ai appelé ce principe (qui résulte d’ailleurs du précédent)
« inhérence réciproque » ou « mutuelle » : les parties
naissent à plusieurs au sein d’un tout qui les imprègne, qui est leur milieu commun,
et qui fait que lorsque deux d’entre elles se découvrent, elles sont déjà l’une
dans l’autre, fût-ce de manière ténue, fût-ce à leur insu, car elles croyaient
êtres séparées [cf. Fourquet, 1989, p. 19]. S’il y a un inconscient
collectif, c’est bien celui-là : l’humanité est une, elle l’a toujours
été, mais elle l’a oublié.
4.
Précédence :
dans l’histoire, le tout précède les parties. Les parties naissent
souvent de la décomposition du tout et non le tout par addition ou
agglomération des parties; par exemple, les nations européennes sont nées de la
fragmentation de la chrétienté médiévale. Et si la mondialisation semble
procéder par agrégation des parties, c’est que la société mondiale existe déjà
en quelque manière; la mondialisation institutionnelle visible et matérielle
marche sur les traces d’une mondialisation subtile qui, sans bruit, a déjà
occupé le terrain et les esprits. Cette idée, qui en fait sursauter plus d’un,
est la plus contestable : comment prouver l’existence de ce qui n’est pas
visible ?
5.
Scepticisme :
les recherches partielles sont utiles, mais n’ont aucune vérité par
elles-mêmes; comme l’accumulation de tous les discours scientifiques en un seul
discours est impossible, la réalité sera toujours inaccessible. La clause
« toutes choses égales d’ailleurs » est inutilisable en science
sociale, où « ailleurs » n’est jamais immobile.
Cette démarche paraîtra excessive
aux économistes s’intéressant à la mondialisation. En quoi leur est-elle
utile ? D’un haussement d’épaules, ils iront vaquer à leurs affaires, ou
s’ils sont courtois, ils prendront la peine d’objecter qu’il est plus
raisonnable d’isoler un champ d’intelligibilité spécifique et d’y exercer la
puissance de la raison, et que la compréhension globale est une chi-mère. Pour
bien marquer le champ, voici trois propositions inspirées par le postulat
primordial que je viens de présenter :
1.
l’économie
n’est pas un objet autonome muni de ses lois propres, donc intelligible par
lui-même; c’est le nom donné à ce qui apparaît lorsqu’on éclaire la société par
un projecteur dont la lumière est filtrée par la grille des mots du discours
économique; c’est
un simple aspect créé, organisé, « construit » par cette
grille et privé de toute réalité autonome;
2.
il
n’existe aucune société autonome par rapport au reste du monde; non seulement
l’économie nationale n’a aucune existence propre, mais la société
nationale n’en a pas non plus; il n’existe qu’un ensemble mondial composé d’une multiplicité de
groupements sociaux et de flux entremêlés; cet ensemble, c’est la société
mondiale;
3.
la
société mondiale prévaut sur les sociétés particulières; leur destin n’est pas
intelligible sans cette dépendance au tout, car elles sont entraînées depuis les
origines de l’humanité dans un flux cosmique global qui les rend, non seulement
aujourd’hui mais dès l’origine, interdépendantes.
Ces repères m’ont permis de sortir
de ce que je crois sincèrement être l’illusion marxienne et polanyienne pointée
plus haut. Après Marx,
Polanyi observe que, depuis le XVIe siècle, l’économie s’est autonomisée, désinsérée de la société. En fait, cette disembeddedness
n’est apparente qu’à l’échelle nationale : la politique nationale reste
centrée sur le territoire (par les votes, la scène politique, les journaux,
etc.) tandis que, depuis le haut Moyen Âge, les flux marchands et culturels ne
cessent de se mondialiser. Il y a donc autonomisation par rapport aux sociétés
nationales, mais en aucune manière par rapport à cette société mondiale en
formation.
La mondialisation, un processus
plurimillénaire
Pour comprendre l’histoire de la
mondialisation, je me sers des concepts proposés par les historiens, en
particulier par Braudel et Toynbee : l’économie-monde, la longue
durée, la civilisation. La difficulté est de mesurer la nature de
l’interdépendance évoquée dans la troisième proposition. Entre une société
primitive de chasseurs-cueilleurs africains et la société urbaine de Sumer,
disons vers 2500 avant J.-C., il y avait sûrement moins d’influence réciproque
qu’entre le Nigeria et l’Irak d’aujourd’hui. D’accord. N’empêche, l’hypothèse
est radicale, surtout s’il se confirme que l’Afrique orientale a bien été le
berceau de l’humanité primitive qui a ensuite essaimé à travers la planète :
la société mondiale a toujours existé, même si les flux entre ses éléments
étaient ténus au point d’être invisibles. Une simple information, transférée
d’un endroit à l’autre de la Terre, peut provoquer des bouleversements sans
invasion militaire, sans exportation commerciale significative, sans migration
mesurable, sans rien; enfin, presque. L’histoire est pleine de ces mystérieuses
influences à distance transmises par des vibrations aussi légères que le
battement d’ailes du papillon de la théorie du chaos.
L’histoire économique a connu des
phénomènes de ce genre. L’économiste soucieux de comprendre la mondialisation
actuelle ne peut limiter son regard à la période inaugurée par l’abandon de la
convertibilité-or du dollar (1971) et le premier choc pétrolier (1973). Il lui
faut remonter plus loin dans le temps. Mais c’est quoi, « plus
loin »? L’hégémonie américaine depuis 1945 ? Son installation
hésitante dans les années vingt ? Sa prise en charge de l’héritage
anglais ?
Oui ! Faut-il alors remonter
à la révolution industrielle ? Bien sûr, mais celle-ci apparaît, si on y
regarde de plus près, comme l’accélération d’une croissance amorcée dans les
limbes du Moyen Âge, et comme un aspect particulier d’une mutation tous azimuts
de la société européenne qui, depuis les Grandes Découvertes, s’est en partie
mondialisée. Et le capitalisme, où situer son origine ? Au Moyen Âge, dans
les cités-États italiennes ? Sans doute; mais comment comprendre leur
surgissement sans les confronter à la conquête arabe et sans remonter à
l’Antiquité ? La chaîne des influences est sans fin.
Ce sondage suggère que la
mondialisation est bien celle de la société tout entière. L’interdépendance des
phénomènes sociaux remonte aux origines de l’humanité; elle appelle une histoire
de la mondialisation, avec ses accélérations, ses pauses, ses reculs, ses
crises, ses formes à chaque fois particulières [5]. Du reste, cet effort est peut-être vain, car le présent n’est pas
le résultat inerte du passé
[6].
La mondialisation moderne est une
phase particulièrement intense d’un « processus plurimillénaire de
désenclavement » [Chaunu, 1969, p. 55], de formation d’ensembles
sociaux de plus en plus étendus (horizontalement), de plus en plus pénétrants
(verticalement) aboutissant à une société mondiale. De ce point de vue,
comment nier que l’histoire ait un sens ? une direction ? L’unification du monde
procède par vagues successives qui déferlent depuis un épicentre de façon
mystérieuse. Aucun historien ne peut vraiment « expliquer » l’énergie
qui lance par exemple, Rome à la conquête de la Méditerranée, les Arabes à la
conquête des sociétés antiques ou les Européens à la conquête du monde. Dans
cette histoire, l’ardeur religieuse joue un rôle aussi important que l’appât du
gain ou la passion guerrière. Mais le résultat est le même : l’extension
d’une vague civilisationnelle sur d’immenses espaces. Même lorsque la vague se
retire, comme cela s’est souvent produit, il en reste toujours quelque chose,
un germe qui fermente, transforme et enrichit la civilisation jadis dominée
autant que celle qui fut dominante.
Quelques grands moments se
discernent :
· l’exploration du monde par les
premiers hommes ( Homo erectus)apparus il y a deux ou trois
millions d’années en Afrique orientale; suivie vers -70 000 ans d’une seconde
exploration par Homo sapiens, qui franchit le détroit de Behring et
parvient vers -12000 ans jusqu’au détroit de Magellan;
· l’invention de l’agriculture (vers
8000 av. J.-C.) et, vers 3000 av. J.-C., de la ville et de l’État, dans une
même région : l’Asie du Sud-Ouest; plus tard la révolution urbaine se
répète en Inde, en Chine, en Amérique;
· l’extension de la civilisation
urbaine, la diffusion du modèle de la citéÉtat formant réseau avec d’autres
cités, forme provisoire qui se transforme, plus ou moins vite, en empire, avec
de fréquents retours en arrière : la vie d’une civilisation est scandée
par une alternance d’unité impériale et de désagrégation politique (celle-ci
étant, selon Toynbee, généralement la plus créative);
· la naissance et la propagation,
entre 750 av. J.-C. et la fin de l’Empire romain, des religions universelles
monothéistes et des grandes créations philosophiques et religieuses (la
« période axiale » repérée par Jaspers);
· au VIIe siècle, l’apparition et
l’expansion de l’islam, proche des autres religions du Livre, reliant l’Orient
et l’Occident de l’ancien monde;
· au Moyen Âge, en Europe, la
naissance de la féodalité, des villes marchandes et de l’économie-monde
européenne, grâce à l’implosion de l’Empire romain, à l’échec de ceux qui
prétendirent le ressusciter et à la confrontation avec l’islam, le frère ennemi
de la chrétienté; ce fut une conjoncture rare d’unité civilisationnelle et de
fragmentation politique favorable à l’éclosion du « capitalisme »
moderne;
· au XVe siècle, les Grandes Découvertes,
la conquête du monde par l’Europe et la dilatation planétaire de l’économie-monde
européenne;
· au XIXe siècle, les vagues
d’industrialisation qui déferlent à partir de l’épicentre anglais et unifient
fortement la planète;
· la colonisation et la
décolonisation qui associent le futur Sud au destin de la civilisation
occidentale; celle-ci, depuis 1945, n’étant plus seule à diriger le monde et
devant composer avec les autres civilisations;
· au XXe siècle, l’expérience communiste,
qui n’est pas l’invention d’un nouveau mode de production, mais la réaction
défensive d’une civilisation (russe, chinoise) voulant construire sa force en
se protégeant de la domination occidentale (en vain d’ailleurs, aucune muraille
ne faisant durablement obstacle à la pénétration des influences); de ce point
de vue, l’effondrement du mur de Berlin (1989) marque le début d’une nouvelle
phase de mondialisation.
Il faudrait ajouter des
considérations sur l’histoire des États. La belle ordonnance de la mosaïque des
États territoriaux est brouillée par une mondialisation des flux de personnes,
de marchandises et de signes qui traversent leurs frontières et subvertissent
leur assise territoriale. Les nations sont récentes; le modèle national a été
adopté par les pays membres de l’ONU, mais rien ne prouve qu’il soit définitif.
Les États-nations prisonniers dans leur territoire apparaissent comme des
freins, tout en étant encore et pour longtemps nécessaires à la vie sociale.
Mais aujourd’hui c’est bien leur dépassement qui est en jeu.
Les multiples dimensions de la
société mondiale
Il reste à dessiner en traits
pleins, positifs, et non en creux, l’esquisse de la société mondiale
aujourd’hui [7]. Mais qu’est-ce qu’une
société ? Disons, en première approximation : une collectivité
humaine différenciée en groupes, organisée en institutions, coiffée par une
instance souveraine de pouvoir et unifiée par un liant culturel et religieux.
Comparée à une société consistante comme la société française, la société
mondiale apparaît comme un fantôme, un mirage; mais si on fait le pari qu’elle
annonce l’avenir bien qu’elle existât déjà en filigrane dans la première
humanité, alors nous ferions bien d’être vigilants pour en observer les signes
avant-coureurs.
Cet examen peut être opéré en
utilisant les trois fonctions sociales indoeuropéennes mises à jour par Georges
Dumézil : religion et justice, guerre, richesse [cf. Fourquet,
1990]. Je privilégie la première, la religion : on aura beau discerner
tous les processus, flux et relations mondiales qu’on voudra, ça ne fera pas une
société; il n’existe pas de société seulement objective, sans conscience
d’elle-même : c’est un quasi-sujet.
La question de l’existence ou non
d’une société mondiale peut être établie selon sept rubriques, sept domaines de
recherche dont je n’indique ici que les têtes de chapitre :
1.
démographie : métissage de la population
mondiale au cours des millénaires et unification relative de ses conditions
biologiques à la fin du Moyen Âge – l’« unification microbienne du
monde », comme dit Emmanuel Le Roy Ladurie [1973];
2.
écologie : unité de notre
« écomène » ( oikouménè), de notre
« Terre-Patrie » (E.Morin); les problèmes écologiques sont
immédiatement mondiaux; notre pays, c’est la planète », déclarent en 1989
un groupe de chefs d’État; la Terre est donc un bien collectif pur et
indivisible au sens économique du concept;
3.
guerre : la menace de guerre
nucléaire révèle l’existence d’une communauté unique, l’humanité, un
quasi-sujet collectif et indivisible, au-delà des divisions nationales;
4.
communications : notre planète est en passe
de devenir un « village planétaire » (McLuhan), avec les réserves
d’usage [Mattelart, 1999];
5.
économie : la production et la
circulation des marchandises et des capitaux sont maintenant mondialisées [8] (dans un instant, nous y reviendrons à propos du
capitalisme);
6.
monnaie : signe mondial porteur de
richesse et de puissance, signifiant majeur d’une souveraineté mondiale qui
pour l’instant n’existe que symboliquement;
7.
religion : existe-t-il une religion
mondiale ? La question est difficile; nous la reprendrons à propos de la
souveraineté mondiale.
Voyons d’abord la question du capitalisme.
Le capitalisme, un des moteurs de
la mondialisation ?
Le capitalisme est une forme de la
société mondiale. Ce n’est pas un quasi-sujet assoiffé de plus-value et avide
de conquérir le monde : ce capitalisme personnifié est un mythe politique
chargé de susciter notre réprobation morale et notre ressentiment ( cf.
note 2). Qu’on le prenne au sens marxien (le mode de production capitaliste,
dirigé par la bourgeoisie) ou au sens braudélien (l’étage supérieur de l’économie,
les grandes dynasties marchandes installées dans les villes au centre des économies-monde),
l’horizon du capitalisme, c’est le monde.
Il naît au sein d’une civilisation
qui le conditionne et lui fournit ses outils et un espace culturel où il évolue
à l’aise. Par exemple, le capitalisme européen se déploie au sein de la
chrétienté médiévale, mais il exerce une certaine influence au-delà des limites
floues de l’économie-monde européenne; avec les Grandes Découvertes, son
champ se dilate à l’échelle de la planète entière. La bourgeoisie, si ce terme
a une pertinence sociologique, est d’abord une « classe de la communication
mondiale », qui, comme d’ailleurs les explorateurs, les artistes et les
savants, ne respire bien que sur le vaste monde, y jetant ses grands filets
marchands pour y pêcher le profit. Ce faisant, le capitalisme se joue des
frontières nationales et échappe au contrôle de la classe administrative et du
souverain qui aimeraient bien prendre la meilleure part de sa pêche : car
ils sont, eux, cloués au territoire; leur pouvoir régalien s’arrête aux
frontières, alors que le capitalisme a pour champ d’exploitation la planète
tout entière. Ils envient ces marchands qui s’enrichissent à commercer au loin.
Parfois ils confisquent leur richesse, pour autant qu’elle soit confisquable,
car elle est subtile et insaissable; ce n’est pas un tas d’or ou de marchandises,
c’est d’abord un savoir-faire commercial, monétaire ou financier, un capital
informationnel de relations d’affaires au Levant ou en Europe du Nord. Parfois
au contraire, les rois hèlent les marchands, les font venir, les protègent en
échange d’un impôt raisonnable. D’où l’illusion que le capitalisme est né au
sein des États-nations, pour s’en évader ensuite : certes le capitalisme
s’est allié aux rois et à l’Église contre les seigneurs féodaux, mais il est
plus ancien que les nations européennes. L’idée d’un « capitalisme
français » ou d’un « capitalisme allemand », bien qu’elle semble
justifiée par certaines observations historiques, ne rend pas compte de sa
véritable nature.
Le capitalisme joue certes un grand
rôle dans le scénario généalogique de la société mondiale; mais ce rôle n’est
ni exclusif ni peut-être premier. La guerre, les mouvements religieux, les
réseaux artistiques, la République des lettres, la société savante y ont aussi
œuvré. Si, comme je le prétends, les liens subtils sont aussi efficaces que le
commerce des marchandises pondéreuses, il n’y a aucune raison d’affirmer que
les rapports économiques furent plus importants que les autres. Mais il reste
vrai que les firmes transnationales ont tissé depuis mille ans les liens
commerciaux et financiers de l’Europe, lançant des antennes au cœur des autres économies-monde
et préparant ainsi l’avènement de la société mondiale.
Ces liens existaient déjà depuis
longtemps lorsqu’au XVIIe
siècle les États s’avancèrent sur le devant de la scène – éclairée par des
archives abondantes – pour négocier le concert européen, conclure au XIXe les conventions internationales
sur le commerce ou les communications et, au XXe, mettre sur pied la SDN et l’ONU.
Une souveraineté mondiale ?
Après l’économie, la
religion. La société ainsi esquissée n’en serait pas une s’il lui manquait la
« conscience collective » ♣, pour parler comme Durkheim, et un organe de souveraineté qui la
symbolise, la matérialise. La conscience planétaire croît chaque année, depuis
qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale – « mondiale »,
précisément – a été créée la première institution représentant la
« communauté internationale », la Société des (États)Nations, suivie
en 1945 par l’ONU et les organismes internationaux. Le dernier annoncé, et non
le moindre, est la Cour pénale internationale, créée à Rome en juillet 1998 et
sur le point d’être installée; les États-Unis refusent de s’y associer, comme
ils refusèrent en 1919 de s’associer à la Société des Nations que leur
président avait pourtant voulue. C’est à ces organismes que revient la charge
d’arbitrer les conflits et de régler les problèmes d’intérêt mondial (la paix,
le commerce, l’environnement, le social, la justice, etc.). Le G 7, en outre,
peut être considéré comme une espèce de comité directeur informel.
♣ Il n’existe rien
qui serait « une conscience collective ». Il n’y a que savoir
communs et savoirs collectif. Le théorème de Pythagore est un savoir commun,
c’est le même pour tous. vous utilisez le même théorème de Pythagore que
Hitelr ou J-M Le Pen. Un savoir
collectif est que chacun connaît l’universalité de telle ou telle
connaissance. Il y a donc connaissance universelle (par chacun donc par tous)
de ‘l’universalité de telle ou telle connaissance. Tandis que vous ignorez si
votre voisin connaît le théorème de Pythagore vous savez que chacun, que
vous-même, que tous ont telle ou telle connaissance. Voilà ce qu’est un
savoir collectif. Meuh ! |
Tout ça ne fait pas une souveraineté.
Le problème est compliqué. Nous imaginons une sorte d’État mondial en nous
référant au modèle national qui imprègne notre esprit. Mais nous oublions qu’il
est récent et sans doute passager. Les États, organes de la souveraineté, ont
surgi non pas d’une poussée intérieure, d’un simple besoin d’ordre public, mais
d’une incitation extérieure, par opposition/identification aux autres
États-nations en formation. Comme les civilisations jadis, ils se sont
construits au Moyen Âge l’un contre l’autre, l’un avec l’autre; et leur
fonction souveraine est de gérer les affaires étrangères : faire la
guerre, conclure la paix, négocier les traités et contrôler le commerce
extérieur.
Or la société mondiale n’a pas
d’ennemi extérieur. Les Martiens n’ont pas encore débarqués sur Terre. La
souveraineté mondiale se construira en fonction des problèmes intérieurs (la
paix, l’environnement, la solidarité). Elle prendra donc une forme inédite. En
vérité, elle ne peut progresser que si la conscience planétaire des gens est
plus intense que leur conscience nationale ou tribale; elle puisera son énergie
dans un sentiment populaire d’appartenance à l’humanité; les compromis
entre États seront toujours limités par les intérêts nationaux, sauf s’ils sont
portés par la marée d’une aspiration plus vaste.
La « conscience
collective » est un autre nom de la religion. Une religion mondiale ne
peut, je crois, naître de la convergence œcuménique des anciennes religions
universelles. Dans la première version de ce texte ( 1998), je pensais
encore que ce pourrait être une religion laïque occidentale, bien que sacrée à
sa manière, la religion de la démocratie, des droits de l’homme et du marché [9].
Aujourd’hui, j’en doute :
l’Occident leader du monde ne parviendra pas à imposer sa religion; une
religion nouvelle naîtra peut-être de la rencontre de l’Occident et des autres
civilisations; nous n’en connaissons ni le jour, ni l’heure, ni la manière. Je
m’en suis expliqué dans la Revue du MAUSS [n° 19,2002].
Ambiguité du leadership américain
Aujourd’hui, pour gérer les
conflits et prévenir les menaces nucléaires ou écologiques, nous n’avons que
l’ONU, ses satellites, l’OMC et les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque
mondiale). Bien sûr, au regard de ce qu’on serait en droit d’attendre d’un
gouvernement mondial, ces instances ne font pas leur boulot. L’unité apparente
de l’ONU masque mal les divisions entre États qui se croient souverains; les
décisions sont le résultat de compromis entre partenaires qui ont du mal à
prendre les choses de haut. Les dirigeants actuels du monde ne sont pas élus
pour défendre le bien commun de l’humanité tout entière, mais pour représenter
la volonté de puissance d’une nation particulière.
En pratique, ce sont les
États-Unis qui tiennent lieu d’exécutif mondial. La position du leader
américain est ambiguë :
· s’il crée ou appuie l’organisation
internationale, il joue son rôle de leader et travaille pour le compte de la
communauté; ce faisant, il donne une existence symbolique à l’humanité, au-delà
de sa division en nations et peuples divers, mais risque de perdre, en le
partageant, une partie de son pouvoir;
· s’il refuse de la créer ou si,
l’ayant créée, il la boycotte comme la SDN en 1919 ou l’ONU aujourd’hui, il
rate sa fonction universelle, risque de perdre du crédit, mais se ménage des
marges de manœuvre qui lui permettent, croit-il, de consolider son leaderhip;
· en outre, s’il participe activement
aux instances internationales, il est tenté d’employer sa superpuissance à
peser sur l’orientation des décisions par la persuasion, l’arme financière ou
le chantage militaire.
D’où le paradoxe de la société des
États-nations : d’une part, elle est tellement soumise à la loi du plus
fort qu’elle donne parfois l’impression d’être une feuille de vigne dissimulant
les rapports de puissance, un truc sans contour ni force, un
« machin » comme disait de Gaulle; mais d’autre part, elle symbolise
l’existence d’un intérêt commun transcendant les simples compromis entre les
États. C’est particulièrement clair dans le domaine de l’environnement, où les
États-Unis ont peine à assumer leur fonction de protecteurs d’un bien collectif
pur; il n’empêche que, dans la réalité, l’ONU existe et parle au nom de
l’humanité tout entière. C’est dans ces conditions hésitantes et pleines
d’égoïsmes sacrés que se met en place lentement, très lentement, la régulation
du monde.
Naissance d’une société civile
mondiale
Depuis une vingtaine d’années, une
nouvelle instance est apparue sur la scène internationale, formée des multiples
courants qui contestent ou influencent les États et les organismes
internationaux. Il n’y a pas de parlement mondial, mais il y a déjà une opposition,
identifiée aux organisations non gouvernementales, et dont les contours sont
flous. Par commodité, appelons cette réalité nébuleuse « société civile
mondiale », en mettant à part ce que les philosophes du XVIIIe siècle y incluaient, à savoir les
entreprises économiques évoluant dans la « sphère des besoins »
(Hegel). Certes les ONG sont anciennes, mais leur intervention sur la scène
politique moderne date du XIXe
siècle (la Croix-Rouge par exemple, est née en 1859 dans l’esprit de Henri
Dunant sur le champ de bataille de Solférino [10]) et se déploie activement avec la Société des Nations au
lendemain de la Première Guerre mondiale. De fait, la formation de la société
civile mondiale suit celle de la société gouvernementale officielle; société
civile et société des États expriment le même mouvement de fond qui unifie
l’humanité. Les ONG, comme les firmes multinationales, naviguent sur le vaste
monde; elles posent des objectifs qui ne sont pas ceux d’une nation particulière [11]. Écologistes, militants de la
paix et des droits de l’homme, qui ont en charge la planète entière, forment la
pointe avancée de cette société civile mondiale capable d’influencer les
décisions qui engagent l’avenir de la Terre; ils participent donc pleinement à
la régulation du monde. Leur importance symbolique (donc leur efficacité)
dépasse leur importance numérique : ils préfigurent une représentation de
l’humanité en tant que peuple au-delà des États censés la représenter.
Conclusion
Ces considérations peuvent paraître bien vaines au regard de l’efficacité économique. Une observation de bon sens montre que, maintenant comme à l’époque de Sumer, seuls jouent les rapports de forces. D’accord. Une société mondiale bien gouvernée n’est pas pour demain. Mais si on se situe dans une perspective de longue durée, sa construction ne fait pas de doute, même si cela doit passer par de nouvelles crises, de nouvelles épreuves, voire peut-être, hélas, de nouvelles guerres mondiales. Mais il est probable que, si la planète ne sombre pas dans une catastrophe écologique ou nucléaire, elle sera dirigée par un gouvernement collectif de type nouveau, qui, encore une fois, ne prendra pas obligatoirement la forme d’un État mondial.
En quoi la considération de l’économie
comme simple aspect de la société (mondiale) peut-elle nous permettre d’y voir
plus clair ? Cela dépend de ce que l’on veut.
Si on veut simplement réfléchir à
l’histoire économique, elle nous conduit – en tout cas, c’est mon expérience –
à nous interroger sur la nature même de l’économie et à observer de
fortes affinités entre flux marchands et flux culturels, religieux,
informationnels, etc. La conception d’une économie bien installée sur
son noyau dur, à savoir la production et les échanges de biens marchands, est
franchement grossière au regard de la subtilité des influences que décèlent les
historiens.
Si on veut mieux conseiller la
politique économique d’un gouvernement national, cette considération
philosophique n’apporte rien : au sommet de l’État, où le but est de tenir
son rang, on sait bien qu’on dépend étroitement des décisions prises ailleurs
ou plus haut, et aussi de facteurs impondérables de psychologie
collective : les économistes actuels – les vrais, ceux qui sont
directement conseillers ou responsables du gouvernement – font très bien leur
travail et je ne vois pas ce qu’une spéculation de ce genre pourrait leur
apporter.
Si on veut imaginer ce que
pourrait être une politique économique à l’échelle mondiale, c’est un autre
problème. Examinons-le.
Venons-en maintenant aux questions
posées par la Revue du MAUSS, résumées par cinq mots clés, dans
l’ordre : constats, analyses, préconisations, long terme, une autre économie,
valeurs. Je commencerai par les analyses, qui doivent précéder et non suivre le
constat ou bilan.
Analyses : une nouvelle
phase du capitalisme ? une nouvelle société ?
Le capitalisme, nous l’avons vu,
n’est autre que la société mondiale en formation sous son aspect économique
(commerce, marchandises, capitaux, firmes transnationales… ). Les
villes-monde européennes, explique Braudel, ont réussi à unifier l’Europe là où
la papauté, l’empereur germanique, Charles Quint, Napoléon et Hitler ont
échoué. Considérée sur la très longue durée, la mondialisation contemporaine
poursuit une unification plurimillénaire, qui est passée à une vitesse
supérieure avec les Grandes Découvertes, la conquête européenne et
l’industrialisation du monde. Elle semble avoir ralenti entre 1880 (retour au
protectionnisme) et 1944, bien que, d’un autre côté, cette période de repli
national et de division ait été dominée par une guerre mondiale de trente ans
déroulée en deux temps, qui a déchu l’Europe, laminé les défenses étatiques,
disloqué les grands empires (Autriche-Hongrie, Empire ottoman) et détruit les
nouvelles entreprises impériales (IIIe Reich, Japon). Après 1947, la guerre froide a désagrégé les
empires coloniaux européens et pour finir, en 1989, l’empire soviétique.
Depuis, la mondialisation repart
avec une nouvelle énergie. La « nouvelle phase du capitalisme » est
d’abord une nouvelle phase de mondialisation de la société, jusqu’à la prochaine
crise, qui sera sans doute celle de l’empire américain.
La mondialisation n’est pas
seulement extensive (extension du marché mondial, intégration du Sud, de
l’Inde, de l’ex-URSS et de la Chine), mais aussi intensive : la
pénétration en profondeur de quelque chose qui existait déjà à l’état subtil.
Peut-être y a-t-il du nouveau dans l’informatisation de la société, la fin du
travail productif (smithien et marxien), la perte du poids de l’industrie,
l’invasion de l’informationnel et de l’intangible dans les processus de
production et de circulation. La notion même de production, cœur de l’économie
politique classique, est en crise, comme le montre Michel Henochsberg en
analysant la prévalence de la circulation sur la production ( cf.ici
même la rubrique Lectures).
S’agit-il d’un bouleversement
absolu ? La « société de l’information » est-elle en train de
remplacer la « société de production » ou la « société
industrielle » jadis théorisée par Raymond Aron ? Je n’en suis pas sûr;
je pressens qu’il ne s’agit pas d’une mutation brutale mais de la manifestation
au grand jour de la nature informationnelle des processus productifs
jusqu’alors dissimulée par l’image matérielle, physiocratique et même
alimentaire de la production [cf. 1989, p. 197,209 et 271]. Au
fond, la société humaine a toujours été une société d’information. Peut-être le
temps consacré par les hommes à la collecte et à la circulation de
l’information a-t-il augmenté par rapport à celui dépensé pour la fabrication
matérielle des objets; la production informationnelle prendrait le relais de la
production matérielle, mais ça reste à confirmer :
de la fabrication, il en faudra
toujours, même miniaturisée, même ultrasophistiquée. Les coupures radicales ne
sont souvent qu’une illusion d’optique : lorsque nous cherchons l’instant
précis de la coupure, elle nous échappe; on s’aperçoit qu’elle s’étend sur des
dizaines d’années, que chaque coupure repérable est conditionnée de manière
plus ou moins visible par d’autres, bien antérieures. Ainsi la révolution
industrielle s’étire sur un ou deux siècles et dépend de mutations intervenues
trois siècles auparavant. Vue de loin, la révolution industrielle n’est que
l’accélération d’un gigantesque processus pluridimensionnel, multiséculaire et
planétaire.
Constat : positif ou
négatif ?
Nous pouvons maintenant traiter la
première question : le constat. Elle est normative : bilan positif ou
négatif ? Elle appelle un jugement de valeur.
De même que le libéralisme et le
libre-échange se sont imposés au XIXe siècle sous la direction d’une puissance
hyper-impérialiste, l’Angleterre, de même aujourd’hui le néolibéralisme a été
lancé par les USA et leur allié anglais. Mais on peut considérer les choses
sous un autre angle : l’Angleterre jadis et les USA aujourd’hui travaillent
sans le vouloir à la mise en communication généralisée de l’humanité, ils
roulent pour un mouvement planétaire qui vient de loin et dépasse leur intérêt
national.
Dresser un bilan suppose toujours
une image idéale à laquelle on compare le bilan réel; mais ce réel est lui-même
construit. Or deux états du monde qualitativement hétérogènes sont
incomparables. La société est comme un tableau d’artiste. On peut comparer deux
tableaux selon certains critères : le nombre de couleurs, la quantité de
telle couleur, la netteté du dessin, etc. Mais comment comparer l’ensemble d’un
tableau à l’ensemble d’un autre ? C’est impossible, nous le savons bien.
La mondialisation n’est ni bonne
ni mauvaise, elle est. Elle a lieu au sein d’une société qui tend à s’institutionnaliser
chaque jour davantage. De même que l’extension mondiale du marché
autorégulateur a provoqué la création d’institutions nationales de protection
sociale (Polanyi), de même l’accélération de la mondialisation appelle des
institutions mondiales (et pas seulement internationales) de régulation. Le
retour en arrière vers une protection nationale, ou même européenne, ne me
semble pas judicieux : ce serait une réaction défensive, inspirée par une
nostalgie de l’État-providence et fordien qui sera de toute façon disloqué. La
mondialisation est irréversible, sauf en cas de guerre. Risquons-nous dans
cette ouverture à l’autre qui nous est proposée par la formation lente et
difficile de la société mondiale. Ne craignons pas le conflit
néolibéralisme/protectionnisme, laisser-faire/interventionnisme : il est
inhérent à tout processus social. Seule une démocratie à l’échelle mondiale
pourra le prendre en charge; la démocratie est l’institutionnalisation des
conflits qui, autrement, risquent de dégénérer en guerre civile; et aujourd’hui
toute guerre entre États est une guerre civile.
Préconisations : quelles
politiques économiques ?
Tant que les États sont encore du
côté du manche, une politique économique internationale ne peut être qu’une
coordination volontaire des politiques nationales, avec certains éléments
directement mondialisés (par exemple, un financement par appel d’une
institution internationale au marché financier globalisé).
Avant des recommandations
concrètes, il faut préciser la problématique d’une politique économique à
l’échelle mondiale, mise au point et appliquée par les principaux États. J’ai
déjà eu l’occasion d’y réfléchir dans le n° 3 de la Revue du MAUSS
[cf. Fourquet, 1994]. Le point de vue est complètement différent :
on réfléchit à long terme pour l’ensemble de la planète, et même si les
économistes n’ont aucune prise directe sur les décisions, c’est leur rôle
d’approfondir cette réflexion, fût-ce sous une forme utopique. Mais je ne suis
pas sûr qu’ils puissent décider à l’avance le dosage de privé et de public,
d’inflation ou de déflation, de relance ou de laisser-faire, etc. : aucune
forme de régulation ne peut être imaginée a priori sur des bases
soi-disant scientifiques. La régulation économique mondiale est d’abord un
problème de démocratie mondiale; car la démocratie n’est pas seulement un régime
politique, c’est aussi un régime de connaissance de la
société : un peuple qui s’est donné des institutions démocratiques est en
mesure de voir, d’analyser et de préconiser ce qu’un régime autoritaire ou
totalitaire est incapable de seulement percevoir. Toute proposition trop
concrète reposerait sur un vide institutionnel. Une proposition de réforme
provenant d’un expert n’a de valeur que si elle est énoncée devant une
institution démocratique capable de l’entendre et d’en décider l’application.
La troisième question dépend donc de la quatrième.
À plus long terme : quelle
institution ?
La question de l’institution ne se
pose pas « à plus long terme », mais au contraire tout de
suite : c’est la question préalable ! Prenons l’exemple de l’Europe
communautaire : les Six devenus Quinze ont eu beaucoup de mal à mettre au
point des institutions de coopération d’où pourrait surgir l’idée d’une
politique économique concertée allant au-delà de la seule stabilité des prix
assurée par la Banque centrale européenne. Ce qui compte n’est pas l’énoncé
d’une politique économique, mais le sujet de son énonciation, c’est-à-dire
l’institution qui l’énonce. En 1993, Jacques Delors avait proposé une politique
keynésienne d’investissement financé par un emprunt européen : en tant que
président de la Commission de Bruxelles, il était habilité à proposer cette
politique au Conseil européen. Il n’a pas été suivi; mais à l’avenir, ça peut
changer. Au niveau international, les organismes comme la Banque mondiale ou le
FMI ne sont pas monolithiques, comme en témoignent les débats dont Joseph
Stiglitz se fait l’écho ( cf. ici même l’article de
P. Combemale, « Si c’est Stiglitz qui le dit… »).
L’expérience de l’Europe est très
instructive : elle montre que la construction européenne est à la fois
voulue et empêchée par les États-nations. De même, les États veulent et
freinent la mondialisation. On l’a vu : le chef d’État élu n’est pas
mandaté pour construire une entité supra-nationale, mais pour faire valoir la
richesse et la puissance de la nation qu’il représente. La mondialisation
suscite inquiétude et refus des communautés nationales, surtout de certaines
classes sociales : ouvriers, paysans, petits gens; le vote d’extrême
droite ou populiste en est l’indice. La mondialisation fait peur.
Comment donc se construira la
souveraineté mondiale ? Les institutions existent déjà; ce qui manque,
c’est la volonté collective de les utiliser pleinement.
Nous avons déjà vu ce problème; sa
solution est populaire : seul un sentiment d’appartenance à l’humanité
donnera du souffle aux institutions, de la volonté et des idées à leurs
dirigeants.
Quelle autre économie ?
Un tiers secteur mondial ?
Cette question évoque
l’éventualité d’une « autre » économie créée par une
répartition différente de ses composantes : économie solidaire ou
sociale, État, marché et capitalisme.
Le marché contre le
capitalisme ?
Critiquer le capitalisme au nom du marché, c’est ériger en instances
responsables deux aspects de l’économie que Braudel distinguait pour la
commodité de l’analyse, l’économie de marché et le capitalisme. Ce
dernier, bien qu’étant la partie supérieure de l’économie, s’enracine en
profondeur dans le terreau social (l’économie de marché) d’où, à chaque
génération, de nouveaux candidats surgissent à l’entrée du capitalisme qui
ainsi se renouvelle. Seul un idéal historique peut conduire l’esprit à
s’appuyer sur la bonne économie pour dénoncer la mauvaise.
L’État contre le marché ? le
public contre le privé ? Il appartient à chaque génération de décider ce qui est
marchandisable et ce qui ne l’est pas. Les loisirs sont aujourd’hui
marchandisés alors qu’ils étaient une occasion de communion festive dans la
société rurale; mais inversement, le conjoint d’un mariage moderne n’est plus
achetable comme il l’était jadis et l’est encore dans certaines sociétés
traditionnelles, par la dot. Le problème ne sera pas simple, car aux biens et
services collectifs auxquels nous sommes habitués (communaux, départementaux,
régionaux, étatiques, européens) s’ajoutera le niveau des biens collectifs
mondiaux. Une société civile mondiale active, bouillonnante d’idées et de
controverses, sera indispensable pour démêler les questions, mûrir et inspirer
les choix.
L’économie sociale contre
le capitalisme ? Les opposer me paraît vain. Bien sûr qu’il faut favoriser un
tiers secteur mondial lié à la société civile et à la démocratie mondiales.
Mais il y a une grande disproportion de forces avec le
« capitalisme » au sens technique, à savoir les firmes
multinationales. La différence est de taille et d’horizon : la firme
multinationale est grande, son horizon mondial; la coopérative et l’association
sont petites et visent souvent (mais pas toujours) le marché local des biens
marchands ou des services collectifs de proximité, d’éducation ou de santé qui
ne peuvent s’exporter hors du territoire local. Difficile d’imaginer un monde
fourni ou servi uniquement par un tiers secteur mondial.
De toute façon, si les
institutions de tiers secteur acquièrent une dimension planétaire, elles
gagneront du pouvoir. Faut-il revenir à l’utopie d’un appareil de production et
de circulation dont la propriété serait publique ? Devons-nous, après
soixante-dix ans de communisme « réel », nous reposer la question du
jeune Marx sur la légitimité de la propriété privée ? La question
principale du socialisme n’est pas économique, mais politique, comme l’a
admirablement montré Kornai [1992].
La question des valeurs : de
la politique économique à la politique écologique
Au nom de quelles valeurs mener
une politique économique contrôlant la mondialisation ? Réponse
claire : au nom d’une humanité considérée comme une, même si elle
ne l’est pas sous tous les rapports (et ne le sera sans doute jamais). Dès
lors, le point de vue s’élève; on voit l’humanité occupant sa maison, sa
« Terre-Patrie » : la planète, unique, fragile, destructible;
l’attention se déplace vers la biosphère qui entoure, nourrit et supporte les
activités économiques ( cf. René Passet, L’économique et le
vivant). Voilà qui relativise la question de la croissance. Le
discours de la croissance envahit la vie politique et notre esprit par la même
occasion. Ce dernier s’habitue. Dès qu’il entend « économie »,
il pense croissance. Il la croit nécessaire au bien-être (il faut bien une
croissance pour en répartir les fruits). C’est une illusion. La croissance est
un autre nom de la puissance, et les politiques économiques sont inspirées par
une « volonté de croissance », une volonté nationale de ne pas se
laisser distancer par les autres, de les dépasser, de les dominer. Autrement
dit, l’obsession de la croissance a pour cause directe la division politique de
l’humanité en nations.
On sait depuis longtemps que le
bien-être ne se réduit pas à la quantité de biens (mesurée par le PIB), mais on
fait semblant d’y croire encore. La politique économique n’est qu’un
sous-ensemble d’une politique écologique, elle est donc mondiale par
nature; elle est « œcuménique » en ce qu’elle a pour objet l’écomène
lui-même.
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· LÉVY Jacques, 1996, Le Monde pour cité. Débat avec
Alfredo Valladão, Hachette, Questions de politique.
· MATTELART Armand, 1996, La Mondialisation de la
communication, PUF-Que sais je ? — 1999, Histoire de l’utopie
planétaire. De la cité prophétique à la société globale, La
· Découverte.
· MAUSS Marcel, [1930] 1968, « Les civilisations :
éléments et formes », in Essais de sociologie, Seuil. — [1923]
1973, « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie,
PUF.
· MOREAU -DEFARGES Philippe, 1997, La Mondialisation,
PUF-Que sais-je ? — 1998, L’Ordre mondial, Armand Colin.
· MORIN Edgar, [1993] 2000, Terre-Patrie,
Seuil-Points. — 2001, La Méthode. 5. L’humanité de l’humanité. L’identité
humaine, Seuil.
· PASSET René, [1979] 1996, L’Économique et le Vivant,
Payot/Économica.
· PERROT Marie-Dominique, 2001, Mondialiser le non-sens,
L’âge d’homme, Lausanne.
· POLANYI Karl, [1944] 1983, La Grande Transformation. Aux
origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard.
· TOYNBEE Arnold, [1972] 1966, L’Histoire, version
abrégée, Payot. — [1976] 1977, La Grande Aventure de l’humanité. Une
histoire narrative du monde,
· Elsevier (nouvelle édition Payot, 1994).
[5]Une histoire de la
mondialisation est le titre d’un polycopié écrit dans le cadre d’un cours
d’histoire des faits économiques [2000a]. J’en ai exposé la méthode et les
principaux concepts dans « Une géohistoire de la mondialisation »
[2000b].
[6]Vanité explicative de
l’histoire ? Cette enquête historique est peut-être inutile :
qu’est-ce qui prouve que la clé du présent soit dans le passé ? La
causalité s’exerce-t-elle ainsi à l’infini ? La société humaine fonctionne
peut-être comme un jeu, par exemple les échecs ou le go, où peu importe la
manière dont les joueurs ont abouti à cette configuration : l’issue du coup
qui va être joué ne dépend en aucune manière de l’histoire des coups
précédents; de même, en linguistique, l’évolution du système phonématique à
partir de maintenant ne dépend pas de son histoire.
[7]J’ai commencé cette esquisse dans
un texte dont la communication de 1998 n’était que le résumé, et qui avait été
confié à Alain de Toledo, rapporteur critique du séminaire ( cf.
note 3). Par ailleurs, l’exploration a été bien avancée par Edgar Morin
[1993,2002].
[8]Production mondiale et
répartition nationale. La production de la richesse est mondiale; mais sa
répartition entre les nations (le revenu national, mesuré par le PIB figurant
dans les tableaux comparatifs internationaux) dépend des rapports de forces sur
le champ de bataille permanent du monde; elle est favorable à ceux qui
maîtrisent les moyens de communication mondiale, et en particulier la monnaie
et la finance.
[9]Religion, souveraineté et
institution mondiales : trois aspects d’un même problème. C’est la
religion de la démocratie et des droits de l’homme qui, en 1919 comme en 1944,
a inspiré la création de la Société des Nations et de l’ONU symbolisant la
souveraineté de l’humanité au-dessus des nations particulières. Ces
institutions sont une sorte d’Église; les fonctionnaires internationaux, les
clercs d’une classe administrative internationale; ils pratiquent un langage
religieux qui est parfois une langue de bois [cf. le témoignage de
Marie-Dominique Perrot, 2001, sur la « langue mondiale »]; leur
fonction principale est de faire la paix, au sens de la paix de Dieu imposée
par l’Église en France au XIIe
siècle.
[10]L’histoire de la société civile
mondiale reste à écrire, et notamment celle des ONG, esquissée par Steve
Charnovitz [2002] dans la revue L’Économie politique. Une telle
histoire devra prendre en compte les mouvements religieux qui traversent les
frontières et peuvent, à l’occasion, abriter ou inspirer des réseaux
terroristes.
[11]Il existe aussi une société
civile noire, comme on dit un marché noir : mafias, marchands de
drogue ou d’armes, organisations terroristes signalent à leur manière la
mondialisation de la société.