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Holisme et individualisme : la clarification d’une querelle [1]
(Paru dans ESPRIT, Juillet 2005, p. 210-220)
La nature et la
possibilité d’une rencontre entre philosophie et sociologie dépendent bien
entendu des conceptions que l’on peut avoir de l’une et de l’autre. La
conception que se fait Vincent Descombes de la philosophie et de ses relations
avec la sociologie présente d’emblée deux traits remarquables. Pour lui, la
réflexion philosophique consiste en une investigation conceptuelle dont la
particularité est de ne pouvoir être tranchée par un appel à une enquête
empirique ; si l’on admet par ailleurs que la sociologie a, elle, vocation
à rendre compte d’une réalité sociale d’une manière qui exige une vérification
empirique, alors le point de rencontre et de débat possible entre les deux
types d’exercice est ce qu’on pourrait appeler la philosophie sociale :
soit la manière de poser et de traiter les problèmes conceptuels fondamentaux
propres à la reconnaissance de faits sociaux. Toute sociologie recèle une
philosophie sociale, implicite ou explicite. Et de son côté, la philosophie
peut élire la philosophie sociale comme une de ses régions fécondes d’enquête
conceptuelle. Selon cette conception, la philosophie n’a aucune position de
surplomb à l’égard de la sociologie, elle n’a pas non plus vocation à en
constituer l’épistémologie ; tandis que la sociologie n’a nul besoin de
prétendre « dépasser » la philosophie en lestant de réel les composantes
d’un supposé ciel des idées. C’est dans la confrontation de leurs philosophies
sociales respectives que peuvent se rencontrer, se contredire et s’enrichir la
réflexion des philosophes et celle des chercheurs en sciences sociales. C’est à
peu près dans ces termes que Vincent Descombes conçoit les échanges entre
philosophie et sciences sociales.
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L’autre
spécificité remarquable de son oeuvre tient à ce qu’il considère que penser le social,
ce qui veut dire notamment réfléchir sur les problèmes conceptuels des sciences
sociales, est un enjeu essentiel pour la philosophie de l’action et pour la
philosophie de l’esprit. Dans un petit livre de 1958, le plus souvent mal
compris, Peter Winch avait voulu convaincre que le second Wittgenstein pouvait
renouveler la compréhension de la spécificité des sciences sociales par rapport
aux sciences de la nature [2]. De
manière plus ample et détaillée, Vincent Descombes éclaircit et enrichit de
livre en livre la parenté entre les leçons des Recherches Philosophiques et
la philosophie sociale de ce qu’il appelle l’École française de sociologie,
soit l’héritage intellectuel de Durkheim enrichi et corrigé en particulier par
Marcel Mauss puis Louis Dumont [3].
2. Peter Winch, The Idea of a Social
Science and its Relations to Philosophy, Routledge
& Kegan, 1958. 3. Disons une fois pour toutes que la référence à l’Ecole française de sociologie désigne un courant de la
sociologie/anthropologie issu du groupe qui créa en France l’Année
sociologique, mais qui ne s’y restreint pas. On pourrait légitimement y
associer, par exemple, les travaux d’Evans-Pritchard ou encore ceux de Mary
Douglas (à laquelle Descombes se réfère souvent). |
Le propos de cet
article n’est pas d’examiner les ressorts philosophiques de cette entreprise,
mais de sélectionner et de présenter deux de ses enjeux pour les sciences
sociales. Au cœur de la philosophie sociale de Vincent Descombes, il y a
l’affirmation selon laquelle le social ne se limite pas à l’intersubjectivité.
Aussi sa philosophie sociale affronte-t-elle celles de presque toutes les
sociologies dominantes de la deuxième moitié du 20e siècle. Affirmer la
pertinence du travail de Vincent Descombes revêt donc une importance toute
particulière en l’état des sciences sociales et notamment de la sociologie.
Descombes a développé au long de plusieurs ouvrages un argumentaire en faveur
de la pertinence des concepts d’« esprit objectif »,
d’« institution » tel que défini par Mauss et Fauconnet ou encore du
holisme. Sous cette perspective, l’intérêt pour les débats en sciences sociales
du dernier livre tient à ce que cet argumentaire est
repris à partir de la question de l’agent et de son autonomie. Et l’une des
leçons que le lecteur peut tirer du Complément de sujet est que la
reconnaissance d’un esprit objectif n’implique nullement la méconnaissance de
l’autonomie de l’agent. Au contraire, une philosophie sociale holiste exige la
reconnaissance de cette autonomie et sa reformulation. Alain Erhenberg souligne dans ce même numéro d’Esprit l’intérêt
de la reformulation du concept d’autonomie pour ceux des sociologues qui
s’attachent à penser l’idéologie individualiste de nos sociétés. Nous
souhaitons maintenant montrer que cette leçon du Complément de sujet importe
pour des débats plus généraux de la sociologie contemporaine et en particulier
de la sociologie française.
Cela importe
d’abord parce que l’idée d’une incompatibilité entre la notion d’esprit
objectif et la reconnaissance de l’autonomie des acteurs est un facteur décisif
du rejet du holisme dans la sociologie française. L’esprit objectif (et tout ce
qui peut lui être assimilé, par exemple la notion de culture) y est assimilé à
une hypostase, un gros agent collectif, une force de détermination qui suppose
absente ce que, à juste raison, nous ne pouvons imaginer faire défaut : la
réflexivité, la puissance d’agir, l’autonomie de l’être humain et de manière
générale sa capacité à transformer l’état social qui lui est échu. En
explicitant l’articulation nécessaire de l’esprit objectif et de l’autonomie, Le
complément de sujet dissipe un malentendu et clarifie la controverse
entre individualisme méthodologique et holisme. Cela importe ensuite parce que,
ce faisant, Vincent Descombes propose une philosophie sociale qui, dans le
prolongement de celles de Mauss et Dumont, est mieux armée que celles des
sociologies actuellement dominantes pour rendre compte de la dimension
normative de la vie sociale.
I. Une nouvelle ligne de front entre individualisme méthodologique et holisme
La sociologie
professionnelle, celle qui s’est développé depuis la seconde guerre mondiale en
Europe et sur le continent américain à partir d’une forte exigence de
construction des données empiriques quantitatives ou qualitatives a abandonné
massivement tout concept apparenté à la notion d’esprit objectif. Les
sociologues qui ont fait école en France ne reconnaissent que l’existence des
individus et de leurs relations.
Pourtant,
au-delà de l’héritage holiste de Durkheim et de Mauss, la notion d’esprit
objectif ne fut pas toujours absente des sciences sociales françaises. Ainsi au
début de son Introduction à la philosophie de l’histoire [4], Raymond Aron, qui
cherchait à situer la connaissance historique dans les formes de connaissance
de l’homme par lui-même, consacre une section au thème « Esprit objectif
et réalité collective », après deux sections réservées à la connaissance
de soi et à celle d’autrui. En voici quelques extraits :
« Nous
avons jusqu’à présent simplifié l’analyse en supposant d’abord un individu
isolé, puis en mettant face à face deux individus, en dehors de toute
communauté sociale ou spirituelle – abstraction commode mais qui défigure la
situation. …. Un fait est pour nous fondamental : la communauté créée
par la priorité en chacun de l’esprit objectif sur l’esprit individuel est la
donnée historiquement, concrètement première. … Dans et par les individus,
les représentations communes arrivent à la clarté, dans et par eux se
réalisent les communautés qui toujours les précèdent et les dépassent. La
description ne justifie aucune métaphysique, ni celle des âmes nationales,
ni celle d’une conscience collective, mais elle confirme l’existence
d’une réalité à la fois transcendante et interne aux hommes, sociale et
spirituelle, totale et multiple. » (pp. 73-79) |
4. Les extraits de ce livre publié en 1938 sont parfaitement congruents avec le texte de 1901 de Mauss et Fauconnet, l’esprit objectif ressemble fort aux institutions. Dans les deux cas, il s’agit d’éviter que l’on « suppose la société et l’individu extérieurs et, pour ainsi dire, étrangers l’un à l’autre » (toujours Aron) et les impasses durkheimiennes de la conscience collective et du social assimilé à la contrainte du groupe sur l’individu sont dépassées. |
Les différentes
sociologies élaborées depuis la seconde guerre mondiale ont comme Aron rejeté
l’idée d’une séparation entre individu et société. Mais la distinction que
faisait Aron entre « une réalité à la fois transcendante et interne aux
hommes » et des hypostases illégitimes qu’il assimilait à de la
métaphysique, a semblé ne plus être possible. Pour éviter les hypostases, il a
été considéré que tout le social devait être dans les individus ou dans leurs
relations. Ce que Aron estimait être une «abstraction commode mais qui défigure
la situation » remplit tout l’objet des sociologues. La société réside
dans le rapport d’ego à autrui.
En effet, la
plupart des sociologues ont adopté de manière exclusive ou conjointe deux
conceptions du rapport entre l’individu et le social :
1) le social est
dans l’interaction et dans l’interdépendance entre les individus ;
2) le social est
incorporé, intériorisé ou internalisé par les individus, par socialisation.
Des auteurs
comme Crozier, Friedberg, Boudon, Coleman ont
privilégié la première conception. Ils estiment que l’accent mis sur la seconde
aboutit au déterminisme. Ils admettent l’existence et l’impact des cultures,
des valeurs partagées, des idées communes, de la socialisation, mais leur
confèrent divers statuts mineurs (environnement, ressources ou contraintes) par
crainte de tomber dans une explication par les valeurs. Assimiler les valeurs
ou les normes à des facteurs causaux aboutit en effet à un déterminisme
grossier et à un déni de la diversité des comportements dans un même contexte
culturel ou normatif (c’est ce qu’écrit encore R. Boudon [5], c’est ce que l’on trouvait
dans l’Acteur et le système [6]). A l’inverse des auteurs aussi différents
qu’Elias, Elster ou Bourdieu ont voulu intégrer ou additionner les deux.
Bourdieu est celui qui a le plus fortement tenté d’intégrer les deux par
l’articulation entre habitus et champ. Elster, lui, les dissocie, estimant
qu’à côté des conduites relevant du rational choice,
d’autres ne sont explicables que par la réactivation émotive de normes
« internalisées » [7].
5.
Raymond Boudon, Raison. Bonnes raisons, PUF, 2003 6. Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’acteur
et le système, Seuil, 1977. 7. Jon Elster, Proverbes, maximes,
émotions, PUF, 2003. |
Pour quelles
raisons ce qui s’imposait à Aron en 1938 est-il absent au sein de cet éventail
de sociologies très différentes sur bien des points, parfois antagonistes, mais
convergentes pour absorber la totalité du social dans les individus et les
relations interindividuelles [8] ? Il nous semble que le rejet du holisme ou de la notion d’esprit
objectif tient à la confusion de deux critiques : l’une justifiée, l’autre
pas.
8. C’est
en cela que l’on peut les qualifier d’individualistes. |
La première
critique, justifiée, correspond à la condamnation de l’appel, pour décrire ou
expliquer un phénomène social, à toute forme d’entité collective absorbant les
individus qui la composent, à toute forme de procès sans sujets ou de
déterminisme. C’est à juste raison que toutes les théories et concept sociaux
niant la puissance d’agir des êtres humains et la part de la contingence dans
les conséquences de leurs initiatives ont été critiqués et finalement rejetés.
Mais ces épouvantails n’ont rien à voir avec les institutions de Mauss et
Fauconnet, avec le concept d’esprit objectif qu’Aron, Taylor ou Descombes
estiment nécessaire à la philosophie sociale, ou encore avec le holisme
revendiqué par Louis Dumont. L’esprit objectif n’est pas un sujet collectif
englobant et ordonnant les initiatives de ses composantes individuelles. La
philosophie de l’action de Vincent Descombes, et son analyse syntaxique des
verbes d’action, est sans ambiguïté sur ce point. Elle affirme au contraire
que, sauf à tomber dans la fiction, on ne peut que reconnaître d’emblée une
puissance d’action à l’agent humain. La seconde critique est, elle,
contestable. Sa forme la plus nette et peut être sa première formulation se
trouve sous la plume de Léon Brunschvicg dans son commentaire critique de Louis
de Bonald : « Le primat du langage sur la raison, écrit-il, confère à
la thèse constitutive du sociologisme toute l’ampleur et toute la
netteté que lui reconnaîtront plus tard Auguste Comte et Durkheim » [9]. Pour Léon Brunschvicg, qui
à juste titre ne se satisfaisait pas du concept de conscience collective,
admettre que les concepts puissent être des idéaux collectifs, constitués
« dans et par le langage » c’est s’opposer à la raison et à la
capacité critique des individus reconnues par les Lumières. L’épouvantail aura
bien d’autres descriptions dans les sociologies individualistes, mais on est là
déjà au cœur : Comment concilier le constat d’une inscription de la pensée
individuelle dans un social qui la précède et la dépasse et le constat de la
réflexivité des individus ? Dans la sociologie contemporaine, la question
est parfois formulée de la manière suivante : comment concilier l’emprise
des normes collectives et la rationalité des acteurs ? Comment prendre en
compte à la fois la culture et la rationalité ? Certains, comme
Brunschvicg en son temps ou maintenant Boudon, estiment qu’il faut accepter
l’alternative : on choisit alors la raison. D’autres aimeraient ménager
une articulation entre les deux termes : la réponse fréquente et un peu
mystérieuse est censée se trouver dans la notion de cadre ou de frame. Vincent Descombes refuse l’opposition et
propose d’exprimer l’articulation dans les termes de la rhétorique. Nous
pensons, nous réfléchissons et nous faisons preuve de rationalité en mobilisant
des raisons dans un contexte rhétorique (qui n’a rien du « cadre de
référence » figé que condamnait Popper). Ainsi à propos de l’opinion
commune que Tocqueville prête aux Américains, Descombes explique que le point
de vue de l’auteur de La démocratie en Amérique est sociologique
ou encore qu’il est :
« celui
d’un observateur qui étudie une rhétorique : quelles sont les idées qui
vont paraître sensées, probables, bien fondées à un citoyen vivant dans une
société démocratique ? Dira-ton que
Tocqueville soutient ici une doctrine sociologique inadmissible, qu’il enferme
les Américains dans un milieu social, qu’il postule un conditionnement
de la pensée par le milieu social ? Mais pourquoi parler
d’enfermement et de conditionnement ? Tocqueville observe seulement que
tout homme participe d’un sens commun – celui de son milieu – et que cela se
manifeste dans les opinions qu’il admet comme des évidences, sans éprouver le
besoin de s’interroger sur leur validité » [10]. |
9.
Léon Brunschvicg, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale ,
Tome 2, Félix Alcan, 1927, p. 520. 10. Le complément de sujet, chapitre XLVI, La raison
individuelle et l’opinion commune, p. 367. |
L’opposition du
langage et de la raison, brandie à tort par Brunschvicg dans sa critique de la
conscience collective de Durkheim, est rendue caduque par la leçon du tournant
linguistique : la pensée n’est pas un langage et n’est pas prisonnière du
langage, mais on ne peut concevoir une pensée sans les moyens (concepts,
grammaires) de son expression. Les oppositions entre préséance du langage et
celle de la raison, entre pensée critique et concepts sociaux n’ont de sens que
dans une philosophie qui oppose langage privé et expression sociale. Le langage
est l’un des meilleurs exemples d’esprit objectif que l’on puisse proposer, or
rien ne nous oblige à admettre que le langage contraint drastiquement nos
pensées au point de les déterminer. Certes on sait que la traduction parfaite
n’existe pas, que plus un texte à traduire suit des règles précises (un poème
par exemple) plus sa traduction est difficile : il faudra renoncer à
restituer toutes ses significations avec la même élégance et peut-être
faudra-t-il faire des périphrases ou ajouter des explications. Pour autant, la
langue apprise ne limite pas l’expression et la formation des opinions. On peut
faire l’hypothèse que le rejet de toute réflexion sur la
possible valeur du holisme, dans la sociologie contemporaine, tient à la
confusion de ces deux critiques. Cette confusion a d’abord une origine
conceptuelle : la notion malheureuse de conscience collective induit aussi
bien l’idée d’une emprise d’un esprit collectif sur l’esprit individuel,
repoussée par Brunschvicg, que l’idée d’un agent collectif. Cette confusion a
ensuite été entretenue, en France, par la manière dont à la fin des années 70,
s’est développée une controverse qui a traversé une partie de la sociologie
française et qui a opposé en première ligne Bourdieu et Boudon. Le Dictionnaire
critique de sociologie [11] fut une formidable arme de combat intellectuel contre tout ce que la
sociologie française devait à un marxisme peu brillant et à une sociologie de
la domination fonctionnaliste et déterministe illustrée par une partie de
l’oeuvre de Bourdieu. Pour autant, le Dictionnaire indexait cette
controverse française sur une autre controverse plus ancienne entre
individualisme méthodologique et holisme. De son côté, Bourdieu et ses amis ont
conforté la mise en parallèle des deux controverses, en attaquant
l’individualisme méthodologique.
11.
PUF, 1982 pour la première édition. |
Le repli d’une
querelle sur l’autre est égarant. Le cas de Pierre Bourdieu est une fois de
plus éclairant : il ne peut être qualifié d’holiste que si on confond, à
tort, ce terme avec le déterminisme. En fait, tout comme ses adversaires dans
la controverse française, Pierre Bourdieu était individualiste, au sens où on
l’a défini plus haut, car l’habitus, quelle que soit la puissance d’absorption
de la variance des comportements qui lui fut accordée, n’a rien à voir avec
l’esprit objectif qu’évoquait encore Aron, ni avec les institutions de Mauss et
Fauconnet. Les partisans de l’individualisme méthodologique ont associé, dans
la définition de leur paradigme et dans le rejet de leurs adversaires, trois
positions : la restriction du social aux individus et à leur
relations ; la rationalité de l’acteur ; et le rejet du déterminisme.
Aussi, ont-ils négligé qu’une philosophie sociale pouvait être individualiste,
prêter une rationalité aux acteurs et … être déterministe ! Ce que sont aussi
bien les philosophies sociales sous-jacentes à la sociologie de Bourdieu et à
l’économie fondée sur l’hypothèse de l’équilibre général [12].
12.
Voir Pierre-Michel Menger, « Temporalité de
l’action et différences interindividuelles : l’analyse de l’action en
sociologie et en économie », Revue Française de Sociologie,
XXXVIII-3, p. 587-633. |
II. Une philosophie sociale pour saisir la dimension normative
Soit !
Pourra-t-on nous dire, acceptons cette clarification, acceptons une nouvelle ligne
de front entre individualisme méthodologique et holisme, admettons comme nous y
invite Descombes que le concept d’esprit objectif ne s’oppose pas à l’idée
d’une autonomie et d’une puissance d’agir des individus. Mais les progrès de la
sociologie depuis la fin de la seconde guerre mondiale ne montrent-ils pas
qu’après tout elle a pu fort bien se passer du concept d’esprit objectif ?
A une telle question, on répondra en deux temps : les sociologies
individualistes ont fait faire des progrès incontestables à la sociologie dans
la compréhension des mécanismes d’interaction et d’interdépendance des actions.
En revanche, l’étude de ce qui était pour les fondateurs de la sociologie le
centre de la vie sociale, sa dimension normative, a évolué à un bien moindre
degré [13]. C’est à propos de la
dimension normative de la vie sociale, que le concept d’esprit objectif et
qu’une approche holiste s’avère indispensable. C’est à ce propos que l’on peut
mettre en concurrence la philosophie sociale des sociologies individualistes et
celle de Descombes, telle quelle est explicitée dans Le Complément de sujet.
13.
Il faut noter cependant depuis une vingtaine d’années, le réveil, notamment
en France, d’une réflexion sociologique sur cette dimension normative : les
marques les plus connues de ce réveil sont la création du CERSES (Centre de
recherche, sens, éthique, Société), les travaux de Boudon sur les valeurs et
ceux de Boltanski et Thévenot. |
Quand les
sociologies contemporaines veulent rendre compte du normatif, qu’est-ce que
leur philosophie sociale leur permet de faire ? Elles privilégient trois
questions dès lors qu’elles essaient de rendre compte de la dimension normative
de la vie sociale : 1) D’où viennent les normes, de quelle puissance
tirent-elles leur efficacité ? 2) Comment sont-elles apparues ou
comment émergent-elles de la vie sociale ? 3) Y-a-t-il
un principe ou une raison qui rend compte à la fois de la singularité et de
l’autorité des normes ?
La première
question (d’où viennent les normes ?) a une réponse évidente : les
normes et leur puissance viennent de nous. Pour Vincent Descombes, cette
évidence est le signe que cette question est peu pertinente (p. 450). Pour
les sociologies individualistes, la question permet la réaffirmation du caractère
scientifique ou à tout le moins « postmétaphysique »
(c’est-à-dire sans hypostases) de la sociologie : la réponse ne réside que
dans les individus et leur relations mutuelles [14].
14.
« La morale politique ne peut pas tomber du ciel ; elle n’est pas
inscrite dans la nature humaine » affirme Bourdieu dans « Un
fondement paradoxal de la morale », in Raisons Pratiques, Seuil
1994, pp. 239-244. |
Mais cette
question est étroitement articulée à la deuxième (comment les normes sont-elles
apparues ?). En effet, le refus de rapporter les normes à une nature
humaine ou à un ordre divin induit l’idée d’une fabrication humaine des normes,
l’idée d’un artifice comme disait Hume ; du coup, tenter de rendre compte
de la puissance normative c’est imaginer les processus sociaux spécifiques qui
font émerger les normes et le souci de les respecter au milieu d’une société
humaine. Une bonne partie de la sociologie reste sur ce point, comme la
philosophie politique des 17ème et
18ème siècles, individualiste et
artificialiste. La sociologie du normatif se donne la tâche d’expliquer comment
les normes apparaissent dans une société d’individus sans normes c’est-à-dire
désocialisés. Elle édifie parfois un véritable petit mythe d’origine comme chez
Bourdieu : à l’origine, le groupe humain a bien des règles mais il ne se
soucie que de leur respect apparent parce que seule compte la manifestation du
respect à l’égard du groupe ; mais cette exigence purement formelle exerce
une contrainte collective d’universalisation, par la magie de laquelle les
comportements intéressés deviennent vertueux. L’interprétation abusive de la
formule de
15.
Pierre Bourdieu, op. cité, et le chapitre 4 des Méditations
pascaliennes, Seuil, 1997. 16. J. Coleman, chapitres 10
et 11 de Foundations of Social Theory, Harvard University Press,
1990. |
La troisième question
(y-a-t-il une raison des normes ?) induit deux
grandes classes de réponses : 1) la réponse est non, le suivi des normes
n’est donc pas motivé rationnellement : c’est la position de Jon Elster, qui estime que les comportements obéissent à
deux modèles possibles : le rational choice ou
le respect des normes pour des raisons émotionnelles. Les normes sont
« internalisées » par éducation et socialisation ; nous sommes
amenés à les respecter parce que leur transgression a des coûts
émotionnels ; 2) la réponse est oui et une rationalité axiologique,
indépendante de la rationalité instrumentale mais articulée à elle, est chargée
de rendre compte des normes et des jugements normatifs (principe de la dignité
humaine chez Boudon qui risque de projeter sur l’ensemble de l’histoire de
l’humanité l’idéal individualiste de notre moderne société).
Ce résumé trop
rapide de quelques-unes unes des principales propositions sociologiques visant
à rendre compte du normatif met en évidence deux grands clivages : la
reconnaissance ou non d’une spécificité de la rationalité axiologique par
rapport à la rationalité instrumentale ; le caractère rationnel des normes
et valeurs ou à l’inverse leur caractère a-rationnel
dans le cas où elles sont purement et simplement intériorisées puis réactivées
dans certaines situations. On notera également que la reconnaissance d’une
autonomie de l’acteur dans l’exercice de ces jugements ou de ces comportements
normatifs est directement liée la reconnaissance du rôle de la rationalité,
limitée ou non à la rationalité instrumentale.
Pour Vincent
Descombes, les questions pertinentes ne sont pas exactement les mêmes : 1)
comment peut-on suivre une règle ? 2) Quelle sorte d’autonomie
manifeste-t-on en suivant une règle ? 3) Quelle est la nécessité pratique
de faire ce que la règle prescrit de faire ? Ici l’apport de Wittgenstein
est déterminant. Pour rendre compte du fait que les hommes suivent des
conventions, la question essentielle n’est pas celle de leur origine ou de leur
émergence mais de la capacité humaine à les utiliser comme guide de leur
action. La première question est donc : Comment fait-on pour se conduire
conformément à une norme ? Elle est absente du questionnaire sociologique
mentionné plus haut, car elle y est oblitérée par la question de la
rationalité : ou bien celle-ci est réputée absente et suivre une norme
relève d’un mécanisme (Elster), ou bien la rationalité rend possible le suivi
de la règle, puisque l’acteur est censé trouver dans sa nature d’être rationnel
les principes axiologiques qui guideront, dans un contexte donné, sa réflexion
sur ce qu’il doit faire ou sur ce qui est juste (Boudon). Dans ce dernier cas,
autonomie, réflexivité et rationalité se confondent dans « la capacité
qu’a un individu à se poser en « sujet » face à la norme,
c’est-à-dire de s’en faire l’auteur par le seul fait de la reconnaître comme
s’appliquant à lui » (p. 434). Or la leçon de Wittgenstein est que
suivre une règle ne correspond ni à un mécanisme ni à un rapport à soi dans
lequel je m’impose des consignes que ma raison aura fait miennes. Dans un cas,
on ne reconnaît plus d’autonomie à l’individu, dans l’autre on lui prête une
capacité exorbitante d’auto-institution. D’où
l’importance de la deuxième question : qu’est-ce que l’autonomie ?
Descombes rappelle souvent que bien avant la définition rousseauiste de
l’autonomie comme autolégislation, le terme était
appliqué à une cité qui, bien qu’assujettie à un ensemble politique plus vaste,
royaume ou empire, avait gardé la possibilité de conserver ses propres lois et
coutumes. L’autonomie n’était donc pas l’autoposition mais l’absence
d’imposition de lois étrangères. Dans Le complément de sujet, il
redéfinit l’autonomie selon cette pente : « Un agent est autonome
s’il est capable de se diriger tout seul, sans être contraint par quelqu’un
d’autre à se conduire comme il le fait » (p. 443). Mais se diriger
tout seul n’est pas se contraindre soi-même, c’est suivre une règle. Or se
diriger en suivant une règle suppose l’acquisition d’une capacité. Et cette acquisition
suppose que la règle soit déjà là (notamment pour celui qui tient lieu
d’instructeur) avant que l’agent qui l’apprend la tienne pour telle. La règle
préexiste à l’individu qui la suit. Certes un individu peut bien inventer une
règle, mais ce qu’il prescrit ne pourra acquérir le statut véritable de règle
que si la réaction des autres en consacre l’usage. Il y a toujours déjà de
l’institué et sa transformation n’est constatable qu’après coup ; la règle
précède nécessairement l’individu qui la suit et quand il participe de son
invention elle n’est pas encore une règle, on ne peut donc pas dire que son
statut de règle procède de lui. L’autonomie, la capacité de suivre librement
une règle, suppose un esprit objectif. C’est seulement à ce stade qu’intervient
la troisième question : pourquoi dois-je suivre cette règle dans ce
contexte ? La rationalité ou l’autorité de la règle découle des
raisons qui me permettent de relier son usage à des conceptions du bien. Cette
question ne peut être tranchée a priori ou en général : tout dépend
du contexte pratique, des biens entre lesquels j’arbitre. On observera que la
question de la rationalité ou de l’autorité des règles est distinguée de la
question de la normativité des règles, c’est-à-dire des conditions par lesquelles
elles peuvent orienter nos comportements. Ce faisant, la philosophie sociale de
Vincent Descombes ne nous impose pas de choisir entre l’inscription sociale et
la rationalité des normes, comme nous y contraint la philosophie sociale de la
plupart des sociologies.
Les travaux du
philosophe et tout particulièrement son dernier livre proposent une philosophie
sociale qui nous permet de penser l’articulation de l’autonomie et de la
réflexivité de l’acteur avec sa nécessaire inscription sociale, ce indépendamment
du contexte normatif de la société considérée, que son idéologie soit holiste
ou individualiste. C’est là, croyons-nous, non pas un décalage mais un progrès
conceptuel par rapport à l’œuvre de Louis Dumont. Progrès qui, espérons-le,
dissipera des malentendus – le holisme n’a rien à voir avec le déterminisme,
l’esprit objectif n’est pas un sujet collectif – et progrès qui permet de plus
aisément ressaisir l’héritage de l’École française de sociologie pour penser
certains problèmes de la société contemporaine.