Dans
cette deuxième partie de son étude, l’économiste Jean Claude Werrebrouck
analyse le deleveragging — ce cycle destructeur de désendettement et de
liquidation qui entraîne les actifs dans une spirale déflationniste — puis il
évalue les contre mesures qu’ont mises en place les autorités pour combattre et
tenter de maîtriser ce processus, et s’interroge sur leurs chances de succès.
La réussite ne peut être garantie, avertit-il, car les États sont
« beaucoup plus faibles qu’en 1929, » comparativement au poids du
secteur financier. Mais le problème n’est pas uniquement celui de la finance et
de sa réglementation. Le couple étrange que forment la Chine et les USA, dont
le déficit structurel est financé en partie par l’épargne chinoise, porte
également une responsabilité dans l’ampleur exceptionnelle de cette crise. Jean
Claude Werrebrouck estime qu’il faudra « revenir sur l’actuelle division
internationale du travail, donc la tacite mondialisation sous sa présente
forme. »
3) Le « Deleveraging » comme retour
catastrophique dans la boîte
De
la même façon que la technique de la pyramide financière, et ses rendements paradisiaques,
ne peut correctement fonctionner, que si les apports de capitaux frais sont en
volume continuellement supérieurs aux sorties, la hausse des prix de
l’immobilier ne peut se poursuivre que si la machine à prêter et à titriser
fonctionne sur des volumes rapidement croissants et... sans défauts. Que le
taux de défauts augmente légèrement, par exemple parce que des ménages ne
peuvent plus rembourser et toute la machinerie peut s’effondrer en entraînant
un énorme « credit Crunch ». Le risque systémique devient un
événement relativement probable.
Le
mécanisme du « deleveraging » ou de « crédit Crunch »
fonctionne de la manière suivante :
Les
actifs d’une banque sont bien sûr financés par des fonds propres mais aussi par
de la dette. La banque est réputée solvable si ses actifs permettent de
rembourser les dettes, y compris les fonds propres qui ont été financés par des
apporteurs de capitaux. Le poids des fonds propres se doit d’être significatif
dans le total du bilan si l’on veut qu’une éventuelle perte de valeur des
actifs puisse néanmoins assurer le remboursement des dettes. ce qu’on appelle
« levier » est le rapport entre les actifs et les fonds propres. Plus
le levier est élevé et plus le risque est grand de voir la banque être dans l’incapacité
de régler ses dettes en cas de défaut d’actif, par exemple un ménage américain
incapable de rembourser son crédit immobilier. Il existe bien sûr toujours un
certain « taux de défaut » dans les actifs (un pourcentage de ménages
américains qui cesse de rembourser) et si ce taux augmente les risques
augmentent car la banque compense les pertes sur ses fonds propres. Il en
résulte que le levier augmente dangereusement, augmentation vite repérée sur
les marchés et augmentation qui sera sanctionnée par une baisse du cours des
actions de la banque concernée... la méfiance pouvant entraîner une contagion
mimétique. Et la contagion est — nouvelles technologies obligent — aujourd’hui
ultrarapide. La banque réagit en vendant des actifs pour rembourser une partie
de ses dettes, ce qui à pour effet de rétablir le levier c’est-à-dire de le
diminuer. Mais le mimétisme atteint le système bancaire dans son entier, et ce
d’autant plus qu’il est de nature holistique. En effet d’autres banques vont
connaître, pour les mêmes raisons, une augmentation du taux de défauts. Toutes
vont donc se libérer d’une partie des actifs, toutes vont vendre, ce qui va se
traduire par un effondrement des cours , une dégradation de tous les bilans,
mais aussi par la disparition du marché interbancaire puisque les banques ne
prêtent plus. Selon la terminologie adoptée : « la liquidité a
disparu ».
Ce
retour dans la boîte est évidemment catastrophique puisqu’il va se traduire
immédiatement sur le marché immobilier par un effondrement de la demande dans
le sillage de l’effondrement du crédit. Et cet effondrement de la demande sera
suivi d’un effondrement des prix du logement d’où de nouvelles difficultés
financières pour des ménages américains qui ayant du vendre à vil prix seront
incapables de rembourser les banques. La « chaotique finance » est en
marche et les forces déstabilisatrices à l’œuvre. Sans frein ou blocage exogène
l’implosion finale n’est qu’une question de temps. De nombreux ménages
américains peu solvables se sont endettés jusqu’au début de l’année 2007
sur la base de taux d’intérêts croissants alors que le bien acheté voit sa
valeur décroître. Le taux de défaut ne pourra que gonfler surtout si ces
ménages sont parmi les 1 800 000 chômeurs supplémentaires de
l’année 2008. Simultanément les défauts sur les cartes de crédit (environ
7 000 milliards de dollars) vont augmenter. La « chaotique
finance » vient dans sa chute briser la « paisible économie »
qui en retour accélère le deleveraging qui....etc.
4) L’État sort de sa boîte : la grenouille peut-elle se faire
aussi grosse que le bœuf ?
La
crise qui s’annonce dispose théoriquement d’une puissance dévastatrice
autrement plus importante que la crise de 1929. Les interconnexions étant bien
plus importantes, la mondialisation bien plus prégnante, sa vitesse de
développement laisse pantois tous les spécialistes. En 1929 la « chaotique
finance » ne représentait qu’un poids quasi- négligeable dans le total du
PIB mondial. Les instruments financiers étaient eux- même peu nombreux et peu
sophistiqués et leur pouvoir de contagion éventuelle très faible. Aujourd’hui
les techniques de titrisation développent une opacité totale et permettent de
polluer tous les bilans avec une redoutable efficacité. Ce qui accroît le degré
de méfiance généralisée et ce y compris à l’encontre d’établissements
financiers réputés sains. C’est le sens qu’il faut donner à l’expression de
« salade niçoise » employée parfois dans les milieux concernés :
tous les ingrédients de la salade sont d’excellente qualité, tous sauf un... ce
qui rend la salade non comestible. Au surplus la plus grande partie du monde
était à l’écart de qui s’appelait à l’époque la seconde mondialisation :
l’Asie n’était guère réellement concernée. Aujourd’hui elle est selon
l’expression consacrée ensemble de « pays émergents » et
représente 40% de l’humanité. Le salariat mondialisé s’y développe sur une
base massive (environ 25 millions de nouveaux emplois salariés crées
chaque année) tout au moins jusqu’à l’automne 2008 puisque l’on sait
maintenant que l’Asie sera très largement confrontée à la nouvelle grande
crise. Tous ces faits sont parfaitement connus et il est inutile d’insister.
Nous
n’insisterons pas non plus sur les actions concrètes des États qui s’activent
massivement depuis l’automne 2008. Ils n’ont pas fini de s’activer et le
présent texte serait rapidement obsolète s’il devait trop décrire une réalité
qui bouge au quotidien. Par contre il nous faut insister sur le sens de
l’action des dits États.
A
priori ils sont tous redevenus keynésiens et semblent considérer que
« l’ordre spontané » ne saurait être hégémonique, ce qui devrait
laisser une place à un peu « d’ordre organisé ». Ils sont conscients
que la politique monétaire est devenue assez largement inefficace et que le
monde est bien dans la « trappe à liquidités » chère à Keynes. Cette
expression signifie qu’au fond les acteurs ne veulent plus détenir d’autres
actifs que la monnaie elle-même. Cette trappe à liquidité est d’autant plus un
piège d’où il est difficile de sortir, que la déflation menace. Celle-ci est un
mouvement de baisse généralisée des prix, baisse qui est durable car faisant
partie des anticipations des agents. La déflation est la conséquence du
« deleveraging » si celui-ci devait se transformer en brutale et
violente crise systémique. La déflation est de fait une catastrophe puisque
même l’économie retournerait dans sa boîte : à quoi bon échanger de la
monnaie contre des marchandises aujourd’hui si je sais que ces mêmes
marchandises verront leur expression monétaire se réduire demain. La déflation
est un énorme frein au jeu de l’échange, lequel à la limite peut se transformer
en troc puisque la monnaie devient l’ultime valeur pouvant se mettre en valeur.
Effectivement, et la finance et l’économie rentrent dans leur boîte. On peut
saluer les États dont les dirigeants ont semble-il assez vite plus ou moins
compris que l’enjeu était de l’ordre de la civilisation.
« Il
ne faut pas que l’économie rentre dans sa boîte », l’enjeu est
prioritaire, et ce bien avant toute réflexion ou nouvelle réglementation dans
la « chaotique finance ». Si la politique monétaire devient
inefficace (malgré « le déversement d’argent par hélicoptère » selon
la célèbre formule de Friedman) pour relancer les opérations d’échanges
spontanés (les acteurs se remettent à jouer à l’économie) alors il convient de
les « forcer » à jouer le jeu de l’échange en décidant
unilatéralement de commander la chaîne des échanges : l’État doit se
mettre à la place des échangistes et réanimer la « ronde des
échanges ».
Mais
auparavant il faut au moins garantir les échangistes contre les risques d’un
jeu qu’ils ne veulent plus jouer : Il faut garantir les acteurs contre le
risque systémique qui menace. Pour cela il faut garantir les dépôts bancaires,
au moins à bonne hauteur, ce qui est aujourd’hui réalisé partout selon des
formes adaptées à chaque État. Il faut aussi nationaliser, recapitaliser ,
mettre en place des structures de « cantonnement » ou de
« défaisance » etc. afin de nettoyer les bilans et faire en sorte que
la salade niçoise ne contienne que des produits d’excellente qualité. Là aussi
le travail est effectué selon des formes et des méthodes relevant de la
spécificité de chaque État, méthodes qui évoluent parfois d’un jour à l’autre
comme ce fût le cas des multiples versions du plan Paulson aux USA à
l’automne 2008. Parfois on ira, comme en France, jusqu’à mettre en place
des structures de surveillance des banques, structures allant jusqu’à mobiliser
préfets et trésoriers payeurs généraux des départements, afin que celles-ci
jouent correctement le jeu. Le résultat est que le risque systémique est pour
le moment resté à l’état de simple menace.
Mais
comme la « turbulente finance » fait partiellement rentrer l’économie
dans sa boîte, que le nettoyage, volontaire ou non, des bilans n’est pas
suffisant, que les garanties ne sont pas suffisantes, l’État se doit aussi de
réanimer la « ronde des échanges » par des déficits budgétaires dont
Keynes lui-même ne pouvait en imaginer l’ampleur : 6%, 10%, et jusqu’à 14%
du PIB s’agissant de la Chine. Et ce n’est vraisemblablement qu’un début :
les États feront tout pour éviter la catastrophe du risque systémique.
Pour
autant la réussite ne peut être garantie car les États, malgré le poids de leur
signature, sont extrêmement faibles, beaucoup plus faibles qu’en 1929. Sans
doute beaucoup plus intelligents (en 1929 les décisions prises ne feront
qu’aggraver le désastre) ils sont en quelque sorte devenus la grenouille qui
voulait se faire aussi grosse que le bœuf. Le bœuf est en effet le poids des
institutions financières. Le total agrégé des bilans de l’ensemble financier
par pays est considérable. Sans donner de chiffres, il faut comprendre qu’au
bilan agrégé nous avons la plus grande partie du patrimoine des agents
économiques. Ce patrimoine représente évidemment plusieurs fois le PIB de
chaque pays. A l’inverse l’État lui-même ne dispose que d’une portion
relativement réduite du PIB (en France moins de 300milliards d’euros pour un
PIB d’approximativement deux mille milliards d’euros) Le total du bilan agrégé
du système financier est ainsi, partout, près de 10 fois supérieur aux
disponibilités théoriques des États. Et il s’agit bien de disponibilités toute
théoriques car en temps normal elles sont partout insuffisantes, d’où des déficits
budgétaires. C’est dire que si le risque systémique devait se produire, les
États eux -mêmes ne survivraient pas : nous avons bien la fable de la
grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf. Et tant que le deleveraging
n’est pas achevé (il est loin de l’être à l’heure où ces lignes sont écrites)
la menace existe.
5) Pourquoi la
finance est-elle sortie de sa boîte à une hauteur encore jamais
enregistrée ?
Le
second paragraphe du présent texte a, au fond, partiellement répondu à la question.
Les keynésiens et socio-démocrates ont sans doute raison d’affirmer que les
années 80 furent celles de la déréglementation (la destruction des « fire
wall » financiers) et donc celles de l’ouverture de la boîte. Mais les
ultralibéraux peuvent en retour affirmer que ce sont les injonctions fédérales
américaines (l’interventionnisme étatique) qui sont responsables du drame des
subprimes. C’est dire que le débat n’est toujours pas clos et si certains
voient la crise comme la sanction de l’ultralibéralisme, d’autres continuent de
penser que le problème n’est pas le marché qui ne saurait se tromper mais
l’État aveugle, soumis aux groupes de pression, qui a exigé des banques des
prêts immobiliers au profit de personnes notoirement insolvables.
Toutefois
le débat sur les « fire wall » est très insuffisant car il néglige le
fait que l’économie d’endettement aux USA s’est inscrite dans un contexte
d’épargne proche de Zéro, ce qui est un phénomène relativement rare.
Les
historiens de l’économie auront un jour à démêler l’écheveau des liens et de
leurs causes qui vont jeter un pont entre la finance et le déséquilibre des
comptes courants des USA, notamment vis-à-vis de la Chine. Pour des raisons
insuffisamment élucidées le mode de coopération entre la Chine et les USA a
abouti à un mercantilisme agressif côté chinois compensé par un transfert
d’épargne rendant soutenable un déficit public abyssal côté américain. C’est un
couple étrange que forment la Chine et l’Amérique, joliment désigné
« Chimérique » par notre collègue américain Niall Ferguson.
Logiquement
l’excédent commercial chinois devrait se trouver éliminé par une hausse de la
devise chinoise. En effet cet excédent a pour contre partie une entrée massive
de dollars et donc une émission de monnaie interne susceptible d’engendrer une
hausse de prix affaissant la compétitivité chinoise. Nous avons la thèse de
l’équilibre automatique de la balance des paiements. Le mécanisme est
simple : puisqu’une partie importante de la production chinoise se trouve
hors des frontières et que le volume monétaire correspondant se trouve sur le
territoire chinois, alors la base monétaire excède le stock de marchandises
disponibles et donc leur expression monétaire doit s’élever. La réalité
contredit le raisonnement car la base monétaire va être gelée et les dollars
chinois se convertiront en volumes croissants de bons du trésor venant financer
un déficit public américain lui-même très fortement croissant. C’est comme cela
qu’on a pu dire que les Chinois finançaient l’intervention américaine en Irak.
Mais
en contre partie l’excédent commercial croissant signifie que les marchandises
chinoises aux USA (éventuellement fabriquées à partir d’entreprises américaines
implantées en Chine) concurrencent avec une efficacité croissante l’appareil
productif installé sur le territoire américain. La concurrence peut ainsi
accélérer le rythme des délocalisations contre lequel, ou vis-à-vis duquel une
politique de déflation salariale peut être mené. En termes simples la
concurrence chinoise empêche une hausse du coût du travail américain. Les gains
de productivité américains ne peuvent être facilement redistribués aux salariés
et sont plus volontiers redistribués sous forme de baisse de prix à effet de
contenir la concurrence asiatique.
Cette
stagnation bien connue du pouvoir d’achat aux USA — et aussi dans nombre de
pays européens pour des raisons semblables — fût compensée par le développement
fantastique du crédit et ce qui ne pouvait pas être acheté avec du revenu a pu
l’être sur la base d’un endettement continuellement croissant. Nous retrouvons
l’idée de politique monétaire laxiste, l’intervention fédérale pour développer
les subprimes, les faire disparaître des bilans pour maintenir le levier et
continuer l’endettement...etc.
Il
existe donc un lien entre mercantilisme agressif chinois, déflation salariale
et finance qui sort de sa boîte. Bien sûr le tout aboutit à des niveaux
gigantesques d’endettement puisqu’à l’endettement privé il faut ajouter
l’endettement public directement financé par l’achat de bons du trésor. Pour ne
prendre que la seule économie américaine le total de cet endettement
représentait au moment du déclenchement de la crise 450% du PIB US,
ce qui est un record historique.
Les
développements précédemment menés révèlent que le retour de la finance dans sa
boîte sera une opération plus complexe qu’il n’y parait. Il ne s’agira pas de
se contenter- à supposer que le deleveraging en cours puisse être
maîtrisé jusqu’à son terme- de mettre en place de nouvelles réglementations, de
nouvelles normes comptables, un contrôle des agences de notation, de la
titrisation etc. Il faudra aller beaucoup plus loin et revenir sur l’actuelle
division internationale du travail, donc la tacite mondialisation sous sa
présente forme.
Jean Claude Werrebrouck : La crise globale des
années 2010 (III/III)
11 janvier 2009
Dans
ce dernier volet, Jean Claude Werrebrouck analyse les scénarios possibles de
sortie de crise, et le rôle qu’y tiendront banques centrales et États, qui
doivent désormais poursuivre l’accompagnement du processus de deleveragging,
assister l’apurement du secteur financier, tout en relançant des économies
atones. Les « hélicoptères » des banques centrales vont donc
continuer de tourner à plein régime, estime-t-il, permettant ainsi de
consolider la finance et de prévenir le risque systémique. Les États devront
quant à eux s’endetter lourdement pour financer les relances économiques — et
éventuellement assumer les garanties qu’ils ont accordées au secteur bancaire.
Mais les difficultés croissantes qu’ils ne vont pas manquer de rencontrer dans
leurs tentatives d’émettre de la dette pourraient bientôt contraindre à la
généralisation du financement par émission monétaire, les banques centrales
jouant alors le rôle d’acheteurs de dernier ressort des bons du trésor grâce à
de l’argent créé pour l’occasion, en une remise en cause totale des dogmes du
monétarisme, A terme ce processus est bien sûr potentiellement hautement
inflationniste. Faut-il pour autant s’en inquiéter ? Pas forcément estime
M. Werrebrouck, qui considère que l’inflation représente une partie de la
solution requise pour la sortie de crise. Elle permettrait en effet de limiter
les tensions spéculatives, de diminuer l’endettement des États, et du même coup
l’ardoise intergénérationnelle accumulée depuis trente ans, sans oublier une
remise en cause du statut du dollar, la devise de la mondialisation. Restent
évidemment de nombreuses inconnues, au premier rang desquelles le comportement
de la zone euro. Les tensions actuelles et futures risquent en effet d’aggraver
le processus d’eurodivergence. « Les différentiels de compétitivité et
d’inflation entre les pays de la zone se sont accumulés déjà depuis de longues
années et la crise va jeter de l’huile sur un feu qui risque de ne plus être
maîtrisable, » s’inquiète-t-il.
6) Soyons
raisonnables et sortons de son grenier la planche à billets
Le scénario du miracle sans lendemain
Une
partie de l’opinion notamment occidentale pense encore que le bœuf est aussi
léger que la grenouille, que les garanties ne seront jamais utilisées, que les
capitaux publics prêtés aux banques seront en fait un placement paradisiaque,
que les dénationalisations à venir seront juteuses, que les dépenses
budgétaires massives pour relancer les échanges réels entraîneront
mécaniquement de nouvelles rentrées fiscales, etc. il s’agit du scénario
optimiste. Son occurrence semble faible laquelle est, d’une certaine façon, une
vraie chance.
Si
la finance rentre dans sa boîte, presque par enchantement, les conditions d’une
nouvelle crise seront vite réunies. Des « fire walls » efficaces ne
seront pas mis en place et on se contentera d’un toilettage minimum du
système : normes comptables nouvelles, et agences de notation revisitées
feront l’affaire. La finance pourra d’autant plus facilement sortir de sa boite
que l’expérience aura montré une fois de plus que les États sont là pour payer
les coûts sociaux des orgies financières. il s’agit de la question tant
débattue des comportements opportunistes chez les économistes. Au surplus le
règlement, comme par enchantement, de la crise, aboutira à l’édification de
nouveaux comportements opportunistes, cette fois dans la « paisible
économie ». En effet nous constatons aujourd’hui, partout dans le monde
l’allongement des files d’attentes de secteurs économiques venant au nom de la
crise demander ce qu’ils croient être un juste soutien des États :
automobile, mécanique ,sidérurgie, banques etc. L’acceptation dans l’urgence
risque d’entraîner injustices et gaspillages de toutes sortes : pourquoi
Toyota installé dans le sud des USA ne pourrait-il pas bénéficier du plan qui
se prépare pour les « big three » ? Les banques tricolores qui
reçoivent des fonds publics ne vont t-elles pas en profiter pour renforcer
leurs positions internationales ? La prime à la casse n’aurait-elle pas pu
être utilisée dans un secteur davantage porteur d’avenir ? « L’ordre
spontané » qui alloue si efficacement les ressources et récompense les
meilleurs serait ainsi une fois de plus pollué par les marchés politiques :
GM est une entreprise obsolète mais le coût qu’il faut normalement payer pour
cette inefficacité est reporté sur la collectivité. Ce que l’on perd sur les
marchés économiques peut être gagné- comme d’habitude, pourrait-on ajouter- sur
les marchés politiques. Nous avions abordé ces questions essentielles lors de
notre séminaire de décembre.
Au
total parce rien ne changerait dans ce scénario optimiste les vrais problèmes
du monde continueraient de se poser : que faire du mercantilisme
chinois ? Comment régler les déséquilibres financiers
intergénérationnels ? Comment régler les problèmes d’environnement ?
etc.
Le scénario de la catastrophe prometteuse
Beaucoup
de nos collègues économistes pensent à l’inverse que si la grenouille, ou les
grenouilles (les États sont nombreux et peuvent envisager une stratégie de
coopération) réussissent à maintenir sous contrôle l’inéluctable deleveraging,
le prix en sera très élevé.
La
trajectoire du futur immédiat ou du moyen terme serait la suivante :
Il
faut tout d’abord rappeler — et c’est très heureux — que les grenouilles ne
sont pas seules à pouvoir grossir et à pouvoir théoriquement maîtriser le deleveraging.
Les banques centrales commencent à jouer et vont jouer un rôle d’abord
essentiel, puis... en fin de processus.... un rôle complètement décisif.
D’abord
un rôle essentiel en ce sens que les banques centrales sont déjà à l’œuvre dans
l’aide au nettoyage des bilans bancaires. Au-delà des politiques de taux zéro ou
proches de zéro, elles achètent et vont massivement acheter les actifs douteux
des banques de second rang. Le processus est simple : En contrepartie de
l’acquisition de titres qui vont figurer au bilan des banques centrales, il y a
augmentation des comptes courants des banques de second rang, comptes figurant
au passif des banques centrales (chaque banque de second rang dispose d’un
compte courant à la banque centrale). Le résultat est simple : le total du
bilan des banques centrales ne peut que gonfler. Celui — toutes choses égales
par ailleurs- des banques de second rang reste identique (un actif non
monétaire est remplacé par un actif monétaire théoriquement pour un même
montant). Voilà pour l’aspect quantitatif.
Sur
le plan qualitatif l’actif des bilans des banques de second rang est réputé
meilleur et le risque d’insolvabilité s’éloigne. En revanche il y a
détérioration de la qualité de l’actif des banques centrales. Certains auteurs
de la presse économique en ont conclu rapidement qu’il s’agit d’un transfert de
risques pouvant mettre en situation d’insolvabilité les banques centrales. Or,
il est important de rappeler ici — et nous mettons en garde les participants du
séminaire — que la notion de dépôt de bilan d’une banque centrale n’a
strictement aucun sens puisque cette dernière dispose d’un pouvoir
exorbitant : celui de créer de la monnaie. La banque centrale est
l’élément complètement granitique des systèmes financiers nationaux.
Quand,
par conséquent, on voit le bilan de la FED être multiplié par 4 sur le seul
mois de novembre 2008, il faut simplement en conclure qu’il y a eu
création monétaire, « quantitative easing » comme disent les habitués
de la FED. Cette création n’est en aucune façon catastrophique et permet
d’éloigner ou de contenir le risque systémique. Cette politique fût inaugurée
par la FED — et sans doute auparavant par la banque centrale du Japon, il est
vrai dans un autre contexte — mais il est clair que toutes les banques
centrales du monde vont connaître la même évolution. Même la BCE pourtant
réputée plus stricte a vu son bilan augmenter de 55% sur
l’année 2008.
Il
faut aller plus loin et le rôle des banques centrales pourrait devenir en fin
de processus complètement décisif. Dans combien de temps ? Aucune réponse
ne peut être apportée aujourd’hui. Le raisonnement, implacable, comme la
réalité correspondante pourrait être le suivant :
Le
déversement de billets par hélicoptère, s’il peut éloigner la déflation et le
risque systémique, n’aboutit très largement que dans la trappe à liquidités,
sans réenclencher de façon substantielle la ronde des échanges marchands. Tout
au plus — pense t-on — les déversements héliportés contiendront la déflation
comme d’autres types d’aéronefs contiennent les incendies de forêt. La ronde
des échanges ne reprendra sérieusement que par la force : la commande
publique de travaux et autres marchandises, ce qui nous renvoie à la
grenouille. Elle peut certes grossir en se fixant des déficits budgétaires sans
cesse croissants, encore faut-il que la dette souveraine, en particulier les
bons du trésor à moyen terme trouvent preneurs....
C’est
ici que les ennuis vont sérieusement commencer, car toutes les grenouilles
cherchant à grossir par absorption de liquidités acquises sur divers agents ne
présentent pas la même qualité de signature : le trésor grec ne jouit pas
de la même réputation que celui de la première puissance économique, politique,
et militaire du monde. Cette inégale réputation se mesure tous les jours sur
les marchés. Jusqu’en décembre 2008 le trésor américain, bénéficiant de la
« fuite vers la qualité » pouvait à court terme se financer à taux
zéro : il s’agit de la « rente de la confiance ». A l’inverse, à
la même époque, on apprenait que le trésor français devait consentir 40 points
de base supplémentaire par rapport au trésor allemand, s’il voulait se financer
sans difficultés. Devenir plus gros en « mangeant » de la liquidité,
pour réenclencher la ronde des échanges marchands, est d’autant plus difficile
que l’on est faible et que la réputation souffre d’un déficit d’excellence.
Nous avons là l’origine des « transfusions » du FMI apportés aux
grenouilles trop petites, trop jeunes, ou trop faibles : prêts à
l’Ukraine, la Hongrie, le Chili, etc. Cette faiblesse de certaines est à terme
coûteuse puisque la charge de la dette est proportionnelle au taux de
l’intérêt. N’oublions pas que l’on ne prête qu’aux riches.
Ce
qui veut dire que les États, qui sont grenouilles voulant se faire plus grosses
que le bœuf vont entrer dans un processus croissant et dangereux de
divergences. Et les plus faibles ne pourront pas longtemps compter sur le FMI
qui, lui aussi, à l’échelle planétaire avec ses 250 milliards de dollars
de disponibilités, n’est qu’une petite grenouille. Les États les plus faibles
pourront-ils être aidés par les plus solides qui eux-mêmes de plus en plus
vivront de transfusions probablement de plus en plus coûteuses ? Qu’il
nous soit permis d’en douter.
Le
scénario le plus probable, et surtout le plus satisfaisant, devient alors
celui-ci : puisque les banques centrales, malgré les déversements
héliportés de liquidités, sont incapables à elles seules de réamorcer la ronde
des échanges, puisque les Etats seront très vite à court de munitions malgré
leur incontestable efficacité, alors il conviendra d’envisager un partage des
tâches : Aux banques centrales le soin de fournir des quantités illimitées
de munitions ; aux États — désormais bien armés — de les utiliser et de
forcer par la commande publique le réamorçage de la ronde des échanges. Concrètement
cela passera par l’achat massif de bons du trésor par les banques centrales,
des achats qui par leur caractère massif empêcheront la remontée des taux
d’intérêt. Sans doute la nature des choses va-t-elle changer puisque l’achat de
bons du trésor US par un citoyen américain ou chinois est une ponction sur une
masse monétaire existante, alors que l’achat par la FED est pure création. La
récession peut ne pas devenir grave dépression si les autorités monétaires
partout dans le monde s’orientent vers un tel partage des tâches. Et l’enjeu
est tel que ce scénario a de bonnes chances d’émerger très rapidement. La
double planche à billets (déversements héliportés sur les banques d’un côté,
sur les trésors de l’autre) est au moins dans un relatif court terme la seule
alternative à l’irruption massive et dévastatrice d’une crise
exceptionnellement grave.
7) Des solutions
....et des questions sans réponses
Bien
sûr le scénario qui vient d’être développé bouleverse les croyances les mieux
établies, notamment les bienfaits de la stabilité monétaire, le dogme de
l’indépendance des banques centrales, avec notamment l’interdiction pour un
État d’exiger l’achat de bons du trésor par sa propre banque centrale. Le
problème va rapidement se poser pour l’Europe qui s’est construite une banque
centrale qui est de loin la plus indépendante du monde. Rappelons par exemple
que l’article 101 du traité constitutif de la CE interdit à la banque
centrale et aux banques centrales nationales d’accorder toutes formes de
crédits aux administrations publiques nationales
Notons
que dans les faits, le pragmatisme, tout au moins le pragmatisme américain,
semble déjà se manifester et le président de la FED, en
décembre 2008, n’hésite pas à déclarer qu’il compte bien utiliser des
« moyens non conventionnels ». Ce pragmatisme fait à l’inverse place
à beaucoup de rigueur côté BCE et le scénario retenu sera sans doute assez
difficile à mettre en place. Difficulté accrue aussi en raison du fait que les
stratégies de coopération entre États européens ne semblent pas toujours
l’emporter sur des stratégies plus nationales.
Il
n’empêche qu’il sera tout simplement intenable pour l’Europe de conserver des
États nationaux dans leur statut de petite grenouille alors que partout
ailleurs le double déversement héliporté sera à l’œuvre , et ce, ne serait-ce
que pour des considérations de change qui verraient l’Euro s’apprécier au-delà
de toute limite. Une solution devra donc être trouvée pour que l’Europe puisse
à son tour — et sans limite — sortir du grenier la planche à billets.
Le
double déversement héliporté aboutira mécaniquement à une hausse considérable
de la masse monétaire mondiale. Lorsque les bons du trésor émis sans limites
n’épongeront plus l’épargne mondiale, ce qui est encore largement le cas au
moment où ces lignes sont écrites, mais deviendront de la pure création
monétaire, un écart sera crée entre la masse monétaire disponible et ses
contreparties en termes de marchandises disponibles. La question est alors de
déterminer le moment où la déflation, enfin éloignée, laissera la place à
l’inflation.
Il
est impossible de répondre à une telle question. Cette inflation est pourtant
inéluctable et débutera lorsque les États ayant forcé le redémarrage des rondes
des échanges, les premières raretés réapparaîtront. Ces premières raretés se
manifesteront vraisemblablement sur les matières premières et notamment le
pétrole dont le faible prix actuel élimine mécaniquement les recherches et
forages difficiles et donc son offre.
Il
sera difficile pour les États de contenir l’inflation... essentiellement parce
qu’elle est une partie de la solution.
Tout
d’abord parce qu’elle permettra de mieux fermer la boîte dans laquelle la
finance sera venue se reposer après le grand nettoyage du deleveraging.
C’est que les munitions fournies par les banques centrales au « soldat
État » seront acquises à taux très faible. En effet l’offre massive de
bons du trésor se fait généralement sur la base d’enchères inversées et les
banques centrales meilleures disantes empêchent par la création monétaire de
faire remonter les taux alors que l’endettement public croit dans de très
importantes proportions. Comme la politique monétaire se conduira elle-même à
taux proche de zéro, cela signifie, compte tenu de l’inflation à venir, la
perspective de taux d’intérêts réellement négatifs. Ce que n’aiment pas la
finance et la rente en général. Rappelons-nous l’époque (les années 70) où tous
les taux étaient négatifs et les emprunts immobiliers plus aisés à rembourser.
Une façon de contenir la finance dans sa boîte est donc de maintenir
durablement des taux négatifs.
L’inflation
est aussi une partie de la solution en ce qu’elle mettra fin aux sempiternels
débats intergénérationnels qui minent le climat social dans nombre de pays. Le
taux d’endettement des États et des administrations publiques s’érodera vite en
situation inflationniste : le stock de dettes notamment anciennes, celles
accumulées depuis une trentaine d’années diminuera — toutes choses égales par
ailleurs — au rythme de l’inflation. Processus que la plupart des pays ont bien
connu après chacune des deux guerres mondiales. L’ardoise intergénérationnelle
s’effacera et on ne pourra plus dire que les vivants d’aujourd’hui vivent sur
le dos des citoyens à naître.
L’inflation
est enfin une partie de la solution car elle amènera immanquablement la
question des nouveaux taux de change. Sa version américaine sera lourde de
conséquences et il est clair qu’elle entraînera via une chute importante, et
sans doute même considérable, du billet vert, une économie moins extravertie.
Le couple étrange, le ou la « Chimérique » devra nécessairement
redéfinir les modalités d’une coopération qui était insoutenable. Sans
évidemment prédire ce qu’il en sera, il est clair qu’une « dé
mondialisation », au moins limitée, se déroule déjà sous nos yeux. Il est
en particulier vraisemblable que la crise risque de contrarier durablement le
mercantilisme agressif chinois, économie continent qui devra elle aussi
envisager un avenir moins extraverti à peine d’insoutenabilité ;
Alors,
la grande crise ? « Ruse de la raison » ? Nouvelle version
de la « main invisible » ? C’est trop vite dit.
Tout
d’abord les grands dérangements monétaires vont affecter la devenue vieille
organisation de la société : victoire des plus jeunes sur les plus vieux
car délestés de la rente de la dette ; meilleure allocation du talent et
du travail avec le retour de la « valeur ajoutée » au détriment de la
« production de valeur » ; retour des projets et de l’avenir
contre le culte du rendement trimestriel voire hebdomadaire.
Ces
bouleversements restent éminemment positifs. Ils ne disposent toutefois pas de
la marque de l’évidence et laisseront beaucoup de questions. Le combat
idéologique des antikeynésiens est encore vigoureux, la baisse attendue des
niveaux de vie — notamment aux USA — ne sera sans doute pas simplement
passagère ; les modifications considérables des taux de change pourront
être catastrophiques pour certains ;les fonds de pension sont abondamment
peuplés d’acteurs qui n’accepteront pas facilement la disparition relative de
la rente ; le redémarrage forcé de la ronde des échanges se fera sans les
subtilités irremplaçables « des ordres spontanés », d’où de probables
gaspillages et allocations non efficientes de ressources ; y aura-t-il une
véritable fin de la déflation salariale ? ; la disparition de la
rente permettra t’elle un nouveau partage de la valeur ajoutée ? ; un
nouveau rapport de forces dans les entreprises et donc de nouvelles formes
institutionnelles ? etc.
Au-delà,
au niveau européen devra être résolue une question majeure : quel avenir
pour l’euro ?
On
a trop vite dit dans le bruit et la fureur de la crise que l’euro constituait
un solide abri revendiqué notamment par les petites grenouilles noyées :
Islande, Hongrie, etc. C’est que le processus d’euro divergence, processus qui
a commencé dès l’installation de la monnaie unique, continue de tarauder la
construction. Les différentiels de compétitivité et d’inflation entre les pays
de la zone se sont accumulés déjà depuis de longues années et la crise va jeter
de l’huile sur un feu qui risque de ne plus être maîtrisable. Déjà « les
courbes de taux » divergent de façon inquiétante, et nous disions que
l’État français est victime d’un « spread » négatif. Les choses sont
bien sûr plus redoutables et plus redoutées, pour l’Italie, pour le Portugal,
pour l’Espagne, pour la Grèce. L’inflation qui démarrera à la fin du deleveraging
sera inégalement vigoureuse entre les différents pays de la zone. Nul doute
qu’elle sera plus faible en Allemagne, pays qui à lui seul assure l’essentiel
des exportations européennes, tandis que d’autres connaissent des déficits
commerciaux abyssaux. S’agissant du couple franco-allemand comment sérieusement
penser que l’écart des soldes commerciaux (approximativement excédent de prés
de 200 milliards d’euros pour l’Allemagne, et déficit de 70 milliards
d’euros pour la France) ne va pas s’accroître avec l’issue inflationniste de la
crise ?
Cette
issue va correspondre à un choc asymétrique aggravant
« l’eurodivergence ». Dans les années 30 la dévaluation était une
arme de guerre. Devenue impossible dans la zone euro, le débat portera au cours
des prochaines années sur le dilemme suivant : Il est certes peu pensable
d’abandonner l’Euro, mais il est aussi impensable de laisser une situation qui
aboutira à l’étranglement de la plupart des pays de la zone sud de l’euro. A
l’issue de la crise, on ne pourra ni abandonner l’euro, ni vivre avec lui. Que
faire ?