Ne cherchez plus, M. Bueno


Posted by Jean-Pierre Voyer sur le Debord off on October 06, 1998


 

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Ne cherchez plus, M. Bueno

Ne cherchez plus, M. Bueno, j’ai trouvé une définition du spectacle qui n’est pas celle de mass-media dans Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire - Le capitalisme, une société sans culture de Canjuers et Debord, datée du 20 juillet 1960.

{1} «  On peut définir la culture comme l’ensemble des instruments par lesquels une société se pense et se montre à elle-même (et donc choisit tous les aspects de l’emploi de sa plus-value disponible, c’est à dire l’organisation de tout ce qui dépasse les nécessités immédiates de sa reproductionutilitarisme{a}).

« Le capitalisme ayant […] vidé l’activité productriceutilitarisme {b}– de toute signification pour elle-même, s’est efforcé de placer le sens de la vie dans les loisirs réorienter à partir de là l’activité productrice. Pour la morale qui prévaut, la production étant l’enfer, la vraie vie serait la consommation, l’usage des biens.

« Mais ces biens ne sont, pour la plupart, d’aucun usage, sinon pour satisfaire quelques besoins privés, hypertrophiés afin de répondre aux exigences du marché. […] les désirs authentiques étant contraints de rester au stade de leur non-réalisation (ou compensés sous forme de spectacles).

« Ensuite, et surtout, ces biens n’ont pas d’usage social, parce que l’horizon social est entièrement bouché par l’usine ; hors de l’usine, tout est aménagé en désert (la cité-dortoir, l’autoroute, le parking…) Le lieu de la consommation, est le désert. »

Il faudrait savoir, le lieu de la consommation est le spectacle ou le lieu de la consommation est le désert ? L’esclave dépense son salaire seul. La consommation est ce désert où l’esclave dépense son salaire, seul.

Pour Debord, la consommation est spectacle (voir extrait n°3). Or que voit-on ? On voit les esclaves désœuvrés racler leurs semelles sur l’asphalte des trottoirs, encombrer les rues avec leurs pots de yaourt à roulettes, quelque chose de sinistre et de répugnant ; mais en aucun cas une image d’unification heureuse comme le prétendra le Monsieur. Voilà quel spectacle est la prétendue consommation : le grouillement abject de la ressource humaine désœuvrée, c’est à dire une image de l’unification malheureuse. Ressource humaine est un euphémisme pour bétail. Tandis que l’esclave demeurait humain négativement parce que l’humanité lui était déniée, le bétail est seulement le bétail, en lui l’humain n’existe même plus à titre d’humain nié. Le bétail est pure positivité. La ressource humaine qui consomme est comme le bétail qui paît avec cette différence que la ressource humaine ne paît pas paisiblement comme le bétail ; mais dans la hantise de ne pas être conforme et de payer trois centimes de trop.

Il semble pourtant dans ce passage que pour Canjuers et Debord le véritable usage des biens soit l’usage social.

Notez les inévitables références utilitaristes : {a} la grande question pour une société serait l’emploi de la plus-value, l’organisation de ce qui dépasse les nécessités immédiates de sa reproduction, et non pas la question de la totalité.

{b} On ne peut ôter quoi que ce soit à l’activité productive car l’activité productive est ce qui reste quand le capitalisme a vidé l’activité de toute signification pour elle-même. Pour l’utilitariste Debord il y aurait une activité productive pleine de sens qu’il évoque dans la seconde partie du document : " …déplacement du centre de la vie, depuis les loisirs passifs jusqu’à l’activité productive de type nouveau. " Mais une activité productive pleine de sens n’est plus une activité productive. C’est une contradiction dans les termes. Ce qui fait qu’une activité est une activité productive, c’est sa pauvreté, sa séparation. Par exemple, l’activité de l’artiste n’était pas une activité productive quoique l’on puisse à juste titre parler de la production d’un artiste comme on parle de la production de pommes de terre. L’activité des jardiniers de Kirivina n’était pas une activité productive quoique l’on puisse parle à juste titre de la production d’ignames.

{2} «  Le véritable usage des biens est simplement de parure sociale, tous les signes de prestige et de différentiation devenant obligatoires pour tous, comme tendance fatale de la marchandise industrielle. »

Il faudrait savoir : les biens n’auraient aucun usage social mais ils n’ont d’usage que de parure sociale ! L’usage comme parure sociale n’est-t-il pas l’usage social par excellence, attesté par toute l’ethnographie ? En fait, comme le soulignent d’ailleurs Canjuers et Debord, cet usage de parure sociale échoue puisque les signes de prestige et de différentiation sont obligatoires pour tous et ne sont donc pas des signes de prestige et de différentiation mais de soumission. En fait, plutôt que de se distinguer, il s’agit de ne pas se distinguer ou bien de se distinguer dans la soumission comme le font les ressources humaines à patins à roulettes. Donc les biens n’ont en effet aucun usage social (autre que de soumission, comme chez certains singes, le mâle dominé montre son postérieur au mâle dominant en guise de soumission. En voilà un édifiant spectacle !) ; mais seulement parce que l’usage de parure sociale échoue pitoyablement.

{3} « Le monde de la consommation est en réalité celui de la mise en spectacle de tous pour tous… »

Voilà donc cette fameuse définition qui n’est pas celle du spectacle comme médiatique. Or pour les même raisons énoncées ci-dessus par les auteurs eux-mêmes, il n’en est rien. La mise en spectacle de tous pour tous n’a pas lieu, ne peut avoir lieu puisque les signes de distinction sont obligatoires et aboutissent au plus grand conformisme, à la plus grande grégarité. La grégarité, la communion dans la soumission et la séparation, a remplacé la communauté. Elle est comme la nostalgie du paradis terrestre de la communauté. C’est d’ailleurs l’explication de l’attrait sexuel par Platon. Cet attrait ne serait que l’expression d’une unité perdue, du temps où l’homme et la femme étaient un être unique. Au lieu de ça, on a, comme le disent très bien les auteurs, un désert atroce qui paraît comme tel, c’est à dire comme le triste spectacle d’un triste conformisme, et non pas seulement de tristes tropiques. Donc, tout le contraire d’un spectacle, puisque les choses semblent paraître comme elles sont. Vous en savez quelque chose, M. Bueno, puisque vous habitez juste sur le tropique du Capricorne. Si je devais penser néanmoins qu’il s’agit bien d’un spectacle, ce serait parce que je pense qu’en fait, sous ce triste spectacle, la communication est à l’œuvre et qu’on ne la voit pas. On voit un désert, très peuplé d’ailleurs, pourtant la cause de ce désert est la communication. Si je devais penser qu’il y a spectacle, ce serait donc pour des raisons exactement opposées à celles de Debord. La communication a lieu et cependant on ne la voit pas. Donc tout ce qu’on voit est spectacle. Cette conception rappelle celle de Platon avec cette différence que la communication, bien qu’invisible, a lieu dans le monde. Notamment, ni Marx, ni Debord n’ont vu la communication à l’œuvre, contrairement à Hegel. La communication existe de toute éternité car la communication n’est pas nécessairement réconciliation.

Je suis persuadé que Debord se tenait pour un grand critique de Marx. Après la parution, fin 1976, d’une Enquête, où je me risque à critiquer (page 41) deux passages de la Véritable scission " le fonctionnement du système économique est lui-même entré, de son propre mouvement, dans la voie de l’autodestruction " et " Le capitalisme a enfin apporté la preuve qu’il ne peut plus développer les forces productives " (quel grand critique de Marx en effet que celui qui écrit de telles phrases ! En fait, encore plus que la culture, l'écologie sera le grand marché du prochain siècle, source d'immenses profits), Debord me dit avec un air pincé " Tu as sans doute mal lu la Véritable scission. " Je vous laisse imaginer la tête qu’il fit quand il prit connaissance de mon affiche Le Tapin de Paris où j’affirmais que personne n’avait critiqué Marx. C’était un crime de lèse-majesté, une attaque personnelle !

{4} « La sphère directoriale est le metteur en scène sévère de ce spectacle

« En dehors du travail, le spectacle est le mode dominant de mise en rapport des hommes entre eux. C’est seulement à travers le spectacle que les hommes prennent une connaissance — falsifiée — de certains aspects d’ensemble de la vie sociale, depuis les exploits scientifiques ou techniques jusqu’aux types de conduites régnants, en passant par les rencontres des grands. »

C’est la définition du spectacle comme mass-media. Voilà donc ce fameux " rapport social entre des personnes, médiatisé par des images " : c’est le rapport des personnes avec le monde par l’intermédiaire des mass-media. Comme c’est intéressant !

Effectivement, comme le disent Canjuers et Debord, on peut définir la culture comme l’ensemble des instruments par lesquels une société se pense et se montre à elle-même. Simplement, aujourd’hui, dans la pure logique du capitalisme telle qu’on peut la constater depuis deux cents ans, la culture est industrialisée, comme tout le reste. Après l’industrialisation de l’assassinat par Hitler, le spectacle défini par Canjuers et Debord n’est rien d’autre que l’industrialisation de la culture, de l’idéologie et de la propagande (avec l’aide des services secrets évidemment). Mais rien de plus. Jusqu’à présent réservée aux aristocrates et aux grands bourgeois (l’archiduc Rodolphe pouvait tenir la partie de violoncelle dans le trio qui lui est dédié) la culture est désormais produite en masse à destination de masses incultes. C’est l’enculture avec son ministère, guère distinct du ministère de l’industrie. Quand j’employai pour la première fois les termes d’individualisme de masse, je pensai faire une plaisanterie, mais depuis j’ai pu constater que de nombreux auteurs emploient ces termes avec le plus grand sérieux sans même prendre conscience de la contradiction dans les termes. Que peuvent avoir de commun un individu tel qu’Alcibiade et une ressource humaine sur patins à roulettes ?

Quant à la consommation, comment pourrait-elle être le mode dominant de mise en rapport des hommes entre eux, puisque, Debord le dit lui-même, la consommation c’est le désert, c’est à dire pas de rapport du tout. La consommation, c’est l’esclave qui dépense son salaire, seul.

On peut constater que Debord n’a jamais pu progresser par la suite et qu’il s’est contenté d’habiller (à Pompéi ?) ces définitions de 1960.

Le mot le plus intéressant dans les passages cités est le mot désert. Dernièrement, en France, Michel Houellebecq a fait d’étonnantes descriptions de ce désert et des ressources humaines qui l'habitent dans " Extension du domaine de la lutte " et dans " Les Particules élémentaires ". Mais de même que Debord ou Flaubert, Houellebecq ne voit pas, sous ce désert, la communication à l’œuvre. C'est pourquoi, en guise de "bon côté", il doit recourir au mysticisme. Le bon côté est de ce monde.

En résumé : selon les extraits qui précèdent, le spectacle, c’est la consommation, la mise en scène de tous pour tous. Or la consommation est le désert, de l’aveu même de Debord. La consommation est le lamentable spectacle de la ressource humaine qui paît dans l’angoisse. Donc, je l’avais bien dit, le seul lieu où la consommation est image d’une unification heureuse, c’est la pub et plus largement les mass-media. Donc Debord n’est jamais parvenu à donner une définition du spectacle qui ne soit celle de mass-media. Quand il en donne une autre, comme ici, elle est absurde et contredite par l’observation. Et si vous ne pouvez pas m’indiquer une définition du spectacle qui ne soit pas celle de mass media, alors indiquez-moi où l’on peut observer un tel spectacle à défaut de sa définition. C’est quand même le pire qui puisse arriver à un spectacle que de demeurer invisible et de ne jamais paraître.

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