Posted by Jean-Pierre Voyer sur
le Debord off on December 24, 1998
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Spectacle de l’utile
Alors que le sujet de notre discussion
était la définition par Debord de son prétendu concept de spectacle qui n’est
surtout pas, selon l’homme à la mauvaise réputation, celui de mass media,
M. Bueno prétend m’opposer un passage de Reich, mode d’emploi où je
tente de donner six définitions du spectacle. Je lui répond évidemment que la
question n’est pas celle de ma propre définition du spectacle mais de celle de
Debord (Selon moi il n’y en a pas). Toutefois mon texte prouve que je n’ai pas
attendu vingt ans pour ressentir la nécessité de donner un contenu au concept
de spectacle ; mais que je m’y attaquais dès 1971. Même après que vingt
ans ont passé, les perroquets ne ressentent encore aucune nécessité de ce
genre.
Cependant, cette réponse de
M. Bueno, The New Dubliner, m’incite à préciser ce que je pense
aujourd’hui de ces tentatives de définition.
Six définitions du spectacle
1.
Le
spectacle est le développement scientifique du fétichisme
2.
Le
spectacle est la circulation des marchandises qui absorbe tous les moyens de
publicité disponibles.
3.
Le
spectacle est la forme secrète de la misère publique.
4.
La
valeur n'apparaît jamais. C'est le spectacle de l'invisibilité de la valeur
5.
Le
spectacle est la forme secrète de la misère publique.
6.
Le
spectacle est l'absence de l'esprit.
Spectacle de l’utile
En fait le monde tel qu'il
paraît est un spectacle de l'utile. Il y a dénégation de l'esprit. On voit
l'utile, on ne voit pas l'esprit. Aussi bien dans le monde que dans la
théorie. [ En fait, ce n’est pas seulement la
doctrine économique qui est utilitariste, c’est le monde marchand qui est
devenu utilitaire et d’abord parce que le bétail salarié y est traité comme du
bétail. Comme la vie du bétail, la vie du salarié est utile, elle s’abîme dans
l’utile et le désagréable. Elle n’a jamais accès à l’esprit. En ce sens, il n’y
a pas de spectacle de l’utile, on voit bien la chose même, la désespérante
dégoûtation de la résignation à l’utile du bétail salarié. La résignation à
l’utilité est effective. Elle émet des ondes de démoralisation. Le bétail est
utile. 2006 ]
C'est ce qui dérouta les
ethnographes et les attira aussi : chez les sauvages, on ne voit pas
l'utile, on ne voit que la communication, la magie, notamment.
En fait, paradoxalement,
c'est dans la pub honnie (et dans l'art quand il y en avait) que la
communication a droit de cité, même si c'est de façon dérisoire. Dans un monde
où est censé régner l'utile, la pub seule est habilitée à traiter de l'esprit,
de la communication, on sait comment.
Dans le monde où est censé
régner l'utile, est censé régner aussi l'individu réputé rationnel. Or cet
individu réputé rationnel n’est pas rationnel mais seulement raisonnable c’est
à dire soumis. L’individu rationnel est souverain, l’individu raisonnable est
soumis.
On reproche souvent à Hegel
son "Tout ce qui est réel est rationnel". Or peu de choses sont
réelles, donc peu de chose sont rationnelles. Ce reproche à Hegel est fondé sur
la confusion entre raisonnable (bourgeois) et rationnel, sur la confusion entre
être et réalité. Hegel est pourtant clair sur ce point : l'être n'est pas
réel, il doit le devenir. Considéré séparément, l'être est la même chose que le
néant. C'est ainsi que débute l'Encyclopédie des sciences philosophiques,
si je ne me trompe. Seul est réel ce qui est rationnel. De ce fait Hegel est le
premier théoricien du spectacle généralisé : du fait que la majeure partie
de ce qu’on voit n’est pas réelle, n’étant pas rationnelle, ce qu’on voit est
donc bien une illusion de réalité, un spectacle de réalité et non pas la réalité
elle-même, la chose même, pour parler comme Hegel. Pour le bourgeois, seul
l’utile est réel, de même que pour le singe Minc seules les tables sont
réelles.
La misère essentielle réside
dans la désertion de la communication qui est aussi bien la désertification de
la société comme l’ont écrit heureusement Canjuers et Debord. Or, étant donné
qu’on ne voit que l’utile, qu’on ne débat que de l’utile, étant donné qu’on ne
voit pas la communication, on ne voit pas non plus la misère.
Avec Aristote, il faut distinguer
entre les misère essentielle et la misère accidentelle. La misère essentielle
frappe aussi bien l'aristocrate dans son palais, le bourgeois dans son
appartement et le vagabond sur le trottoir. La misère accidentelle ne frappe
que le vagabond ou le bourgeois et l'aristocrate quand ils sont ruinés. La
misère essentielle est la misère de l'esprit, du rationnel et du réel. La
misère essentielle est le triomphe apparent et désespérant de l’utile.
Aujourd’hui, dans le monde bourgeois qui triomphe, dans le monde de tables du
singe Minc, la poésie se réfugie dans la guerre, qui est la négation de l’utile
(beau comme un missile de croisière…), et les policiers sont les seuls poètes.
En ce sens, le spectacle de
l’utile n’est pas la forme secrète (ou non) de la misère publique (3),
ni la cause de cette misère ; mais seulement la cause ou l’effet de
son invisibilité.
Le spectacle de l’utile
n’est pas spectacle de l’invisibilité de la communication (4) ;
mais cause ou effet de cette invisibilité. Comment quelque chose d’invisible
pourrait-il être un spectacle. C’est une contradiction dans les termes. Par
contre, l’invisibilité d’une chose peut créer un spectacle, une illusion, comme
l’invisibilité des idées chez Platon créait des ombres dans la caverne.
L’invisibilité de la communication entraîne l’illusion que l’utilité est la
seule chose au monde. Dans le spectacle de l’utile, la misère demeure secrète
puisqu’elle est misère de ce que dénie et cache le spectacle de l’utile :
mais le spectacle de l’utile n’est pas pour autant la forme secrète (ou non)
de la misère.
En ce sens, le monde tel
qu’il paraît (et non tel qu’il est, je suppose) est bien matérialisation (au
sens de matérialisation d’un spectre) non pas de l’idéologie ; mais d’une
idéologie, l’utilitarisme. Adressez vous donc, selon Adam Smith, à l’égoïsme de
votre boucher ; mais osez seulement lui dire que sa viande est mauvaise
alors qu’il a encore son couteau à désosser à la main. Un accident est si vite
arrivé. L’éloignement de l’esprit est la matérialisation de l’utilitarisme.
L’éloignement de l’esprit engendre non certes l’utilité mais le spectacle de
son triomphe, c’est à dire sa prétendue existence unilatérale en l’absence de
toute communication : l’utile seul semble exister, le monde semble être conforme
à la pensée bourgeoise. D’ailleurs d’où vient cette pensée, comment cette
pensée pourrait exister si le monde ne semblait pas être de lui-même existence
du seul utile. Avec l’aliénation de la communication, le monde prend un aspect
utile. Voilà quel est l’effet de spectacle. C’est ce qu’il faut expliquer.
Foutre ! Encore un pourquoi. Il n’y a donc que des pourquoi ici ? Les
choses étaient plus simples à Auschwitz où il n’y en avait pas.
Enfin, le spectacle de
l’utile est bien absence de l’esprit (6), (l’utile seul semble
exister), ce qui ne signifie pas qu’il soit spectacle de l’absence de l’esprit,
les choses seraient trop simples. Si cette absence n’était pas masquée, si elle
paraissait comme absence proprement dite et non comme grosse et merdeuse positivité
de l’utile, elle serait instantanément supprimée. En 1971 je subodorais déjà la
nature du seul spectacle qui soit et ne soit pas pour autant mass media.
Si le spectacle est absence de l’esprit et que cette absence ne paraisse pas
pour telle, ce spectacle ne peut donc qu’être spectacle de l’utile, illusion de
l’existence unique de l’utile. La comparaison avec le sens que Platon donne au
spectacle dans la caverne s’arrête ici. Tandis que dans celle-là l’esprit est à
l’extérieur, ici l’utile baigne dans l’esprit. C’est la conception exacte de
Hegel : l’aliénation de l’esprit est nature, cependant l’esprit n’en
existe pas moins dans la nature qu’il n’a de cesse de supprimer. Pouvoir (il ne
suffit pas de vouloir) constater l’absence de l’esprit c’est constater
l’esprit. Pouvoir constater l’absence de l’esprit, c’est réaliser ipso facto
sa présence. Pleurs, pleurs de joie.
C’est pourquoi, dans un
monde si dur, les paysages sont si beaux : ils n’ont aucune utilité
contrairement aux commissariats de police.
Jusqu’à une date récente,
l’art n’avait d’autre utilité que de manifester le néant de l’utilité. L’esprit
sourd de la négation de l’utile dans le petit pan de mur jaune d’une vue de
Delft. Le tintement d’une cuiller dans une tasse de thé, le mouvement d’une pierre
instable sous le pied, le goût d’une madeleine abolissent en un instant l’utile
mieux qu’un coup de dés. Aujourd’hui l’art est devenu utile, il n’a de cesse de
manifester le néant de l’esprit, dans des foires !
Enfin, l’effet du spectacle
de l’utile est que le spectateur n’est confronté, désespérément, qu’à l’utile,
ce qui revient bien à ce qu’il soit confronté à l’invisibilité de l’esprit,
puisque la visibilité omniprésente de l’utile se confond avec l’invisibilité de
l’esprit.
Je subodorais ces choses
déjà dans Reich, mode d’emploi puisque j’y écris que la circulation
des marchandises peut bien paraître comme une kermesse de l’usage.
J’attaquai déjà Debord sans le savoir, ce Debord qui se soucie du vrai usage
des choses entendu au sens d’utilité tout en révérant l’usage qu’en font les
Kwakiutl qui est une violente négation de l’utilité (Hécatombe de
l’utilité sur l’autel de la communication). Debord n’était pas à une
contradiction près.
Le contact spectaculaire
avec la totalité n’est pas le contact via la propagande industrialisée,
pub, presse, mass media, coups monté des services secret ; mais le
contact permanent et universel via le spectacle de l’utile, c’est à dire le
monde tel qu’il paraît, un monde qui joint l’utile au désagréable.