Boorstin revisited

Gaston XIV

Le terme de pseudo-événement était suffisant
Le terme de spectacle ne fait qu’obscurcir ce qui était parfaitement clair
Il est contre-productif car il implique le terme de
vision
Tandis que le pseudo événement implique le terme plus général de diffusion

 

Je lis l’Image de Boorstin dans une édition de 1971 où je  n’avais fait alors qu’une rapide incursion. L’éditeur français n’a pas jugé utile de communiquer le sous-titre au lecteur français : un guide des pseudo-événements en Amérique. C’est fâcheux, car Boorstin entend le terme image au sens extrêmement général de pseudo-événement. Sur ce point il est supérieur à Anders qui  ne traite que d’un sens élargi à fantôme afin de pouvoir traiter identiquement de la télévision et de la TSF. Non, crétin de Debord, cette société n’est pas, selon Boorstin, une société de l’image — la Société du spectacle, § 199, « règne superficiel des images » ! manifestement le ducon n’a pas lu Boorstin, ou pire, il n’a rien compris —, mais une société du pseudo-événement à tel point que, même les événements réels se transforment en pseudo-événements dans le poste de TSF, le journal ou la télévision, comme le montre Anders, pour sa part. Lecture étonnante. Debord n’a pas seulement pompé Boorstin sans le comprendre, il tombe sous ses jugements. Boorstin juge Debord.

L’Internationale situationniste fut le type même du pseudo-événement boorstinien et Debord en fut le metteur en scène. « Selon la loi des pseudo-événements, la mise en scène de l’événement devient inévitablement plus intéressante que l’événement lui-même. » C’est ce qui explique que l’IS suscita un public uniquement passionné de ragots et nullement de pensée et d’idéal. L’IS fut « soigneusement mise au point non pour réaliser une tâche mais pour présenter une image ». C’est le propre d’ailleurs de toutes les avant-gardes du siècle passé, Cézanne, lui, se contentait encore de peindre et moi de penser. L’avant-garde, c’est le pseudo-événement artistique, ce que Duchamp démontra avec éclat, et le postmodernisme

que je préfère appeler le postpédérastisme (c’est-à-dire après le triomphe du pseudo-événement pédérastique) tant le terme postmodernisme et ceux qui le profèrent me dégoûtent

est la conception de l’histoire comme pseudo-événement qui réside dans sa seule diffusion. Evidemment toute la « théorie » du spectacle de Debord * n’est qu’un obscurcissement de la théorie parfaitement claire des pseudo-événements de Boorstin où les images proprement dites ne sont qu’un cas particulier : le cas des pseudo-événements dans le domaine moral où l’image remplace l’idéal. Une phrase de Boorstin caractérise parfaitement le livre de Debord : « Une fois que “la vérité” a été supplantée par “la vraisemblance”, comme critère des affirmations qui dominent notre existence, l’ingéniosité des publicitaires se consacre moins à la découverte de faits qu’à l’invention d’affirmations auxquelles on peut donner une apparence de vrai. ** » Boorstin est aussi clair qu’Anders. Qu’est-ce que l’obscur terme de spectacle

n’appelons pas cela un concept puisque jamais aucune définition, explicite ou axiomatique, n’en est donnée. Pas d’exemples, pas de définition, voilà un couteau sans lame auquel il manque le manche. C’est ce que Boorstin appelle l’attrait de ce qui est à demi compréhensible, seule compte la vraisemblance, la crédibilité et non la vérité qui exige une clarté parfaite. La « théorie » de Debord est le pseudo-événement théorique, type de pseudo-événement auquel Boorstin n’avait pas pensé d’ailleurs

apporte à la notion de pseudo-événement et de fabrication de l’actualité chez Boorstin, sinon de l’obscurité. La définition de Boorstin est parfaitement claire : dans le pseudo-événement, l’événement c’est la diffusion même du pseudo-événement, c’est à dire la diffusion d’un non-événement organisé *** en vue de sa seule diffusion. La diffusion du pseudo-événement est un événement. La diffusion du non-réel est réelle.

Notamment Boorstin indique bien la différence entre le pseudo-événement américain et la propagande théorisée par Hitler dans Mein Kampf. On ne peut confondre le pseudo-événement et la propagande

Cela évoque évidemment la théorie des situations où la notoriété de la situation est un moment de la situation. Ici, la situation consiste dans sa seule notoriété.

dans sa seule connaissance, dans le seul fait de se faire connaître : notoire, du latin notorius, « qui fait connaître », Petit Robert ; nōtōrǐus, qui notifie, Gaffiot ; notifier : faire connaître expressément. Encore le dictionnaire. Voilà qui va faire chier les petits cons gauchistes, ces feignants bons à rien. Vous dites : « Le Pen » ou « détail », le degauche se roule par terre, de rage ; vous ouvrez le dictionnaire, le petit con gauchiste se roule par terre, de rage. C’est un plaisir, il n’est même plus besoin de sortir son revolver, c’est la chienlit généralisée

En ce sens, et en ce sens seulement, il s’agit bien d’une société du vide. Qu’est-ce qu’un pseudo-événement ? C’est une situation qui consiste dans sa seule notoriété. N’étant pas limitée par un quelconque autre contenu, comme le sont les situations habituelles, elle peut-être universelle. Comme dirait Hegel, c’est une situation qui n’est aucune situation, c’est à dire une apparence de situation. Une telle situation consiste dans son apparence, cependant elle n’apparaît jamais. Comment une situation peut-elle consister dans son apparence sans pour autant apparaître ? C’est intéressant ça.

C’est cette disposition qui donna l’idée à une poignée de bédouins d’accomplir un acte authentique dont la diffusion serait ainsi garantie. L’acte des bédouins et les pseudo-événements ont en commun le fait d’être conçus en vue de leur diffusion, la différence étant que l’acte des bédouins était un acte réel, authentique, héroïque, plein de sens en lui-même, diffusé ou non (mais sans la diffusion assurée mondialement, ce crime n’eût peut-être pas eu lieu : « de plus en plus de virtualisme exacerbe la réalité et suscite sa “concurrence” » de defensa). Les plus gros producteurs mondiaux de bobards ont incité au bombardement de New York, capitale du bobard. Le 11 septembre 2001, la Providence Divine se manifesta donc à New York, un peu brutalement il est vrai, comme au bon vieux temps où les journaux américains étaient censés « présenter les événements que la Divine Providence a laissé se produire », « la Providence s’adressant à l’Humanité ». Boorstin explique pourquoi le crime figure parmi les rares événements authentiques et non illusoires aux USA, ce qui explique la passion des Américains pour ces faits divers. De ce fait, la réalité n’a plus que le crime pour se manifester. La réalité n’est pas criminelle en soi, mais c’est sa manifestation qui le devient obligatoirement du fait même du virtualisme qui occupe toute la place de manifestation. Tout ce qui est manifeste aujourd’hui est virtuel. Donc la réalité doit recourir au crime pour se manifester parce que le crime demeure un des rares événements réels. Quoique conçu en vue de sa diffusion et à cause de la possibilité de sa diffusion, ce crime n’en demeure pas moins un crime authentique qui possède un sens indépendamment de sa diffusion, contrairement à l’assassinat de Bousquet. Ce fut donc une leçon de réalité. Les bédouins ont retourné le pseudo-événement comme on retourne un gant, ils retournent l’arme de l’ennemi : ils retournent la réelle machine à irréalité en réelle machine à réalité. Il suffit d’introduire une petite charge d’authenticité dans la machine à la place réservée habituellement au pseudo-événement, de mettre une graine (seed) de réel à la place de la graine d’irréel habituelle : le pseudo-événement devient alors le prodigieux amplificateur d’un événement authentique ; l’amplificateur du faux devient alors le prodigieux amplificateur du vrai, le vrai surfe sur le faux tel un bombardier antipodal ; en un instant il fait le tour du monde ; il tourne encore aujourd’hui, sans ravitaillement, hors d’atteinte ; la haine se nourrit d’elle-même quand elle accède à la publicité, au common knowledge. Dans le pseudo-événement le seul événement est sa diffusion. Cependant, cette diffusion n’en est pas moins un événement réel, quoiqu’on ne le voie jamais (comme le bombardier antipodal, il est invisible). A ce titre, le pseudo-événement est le faux devenu réel, le faux qui accède à la réalitéC’est cette réalité du faux qui permet l’amplification d’un événement authentique. C’est ainsi que le virtualisme exacerbe la réalité, du fait de son extraordinaire puissance (beau comme une Z-machine).  Il y a connaissance universelle de l’universalité de sa diffusion.  Cette connaissance universelle de l’universalité de sa diffusion devient le prodigieux amplificateur d’un événement authentique ;  il y a connaissance universelle de l’universalité de la connaissance  d’un acte qui a provoqué l’enthousiasme de milliards d’individus de par le monde. Des milliards d’individus voient leur prière exhaussée (ainsi que le notait immédiatement Baudrillard) : ce monde est jugé. « La célébrité est une personne connue pour être bien connue », c’est « le pseudo-événement humain », le plus souvent dénué de toute qualité. Ce n’est pas le cas ici. Les bédouins qui ont attaqué la Porcherie pleine de porcs innocents (Orwell s’est trompé, il n’y a que des porcs dans la ferme des animaux) sont des héros à l’ancienne mode, connus uniquement pour leurs exploits.

Debord obscurcit tout ce qu’il touche : Marx, Anders, Boorstin, selon le principe « Plus nous serons obscurs, plus nous serons fameux » basé sur l’attrait de ce qui est à demi compréhensible, théorisé par Boorstin et pratiqué par les publicitaires. Il sut faire de sa vie un pseudo-événement avec un art consommé d’attaché de presse. Sa correspondance confirme ce que je disais : seul ce que pensent les journalistes et les policiers (cf lettre reproduite ci-dessous) intéressait Debord et Lebovici. Debord a su lire Boorstin avec profit. Il n’a fait, sa vie durant, qu’écrire des communiqués de presse. Je l’ai déjà dit, il écrivait directement pour les salles de rédaction.

*. Une théorie sans un seul exemple écrit, sinon quelques affiches publicitaires dans la revue IS où figurent des consommateurs ravis, ce qui permet de parler tranquillement pour ne rien dire, alors que les exemples abondent aussi bien chez Boorstin que chez Frege. Sous ce point, la critique de Frege est exemplaire, notamment lorsqu’il applique le concept de lessive à Husserl. Husserl lave trop blanc ou trop noir. Les Anglo-saxons ont eu la chance d’hériter de Frege grâce à Wittgenstein (mais aussi grâce à Hitler qui fit que le Cercle de Vienne et autres Autrichiens durent s’exiler, principalement aux USA), les Européens le malheur d’hériter de Husserl, ce qui donne Heildegger, Derrida, Lacan, Foucault, Deleuze, toute cette merde prétentieuse et charabiateuse. Merci Hitler pour le cadeau.

**. Debord affirma lui-même cette thèse en disant que ce qui lui importait était que sa « théorie » ne se révélât pas trop rapidement fausse. D’où l’intérêt, outre son attrait, de ce qui est à demi compréhensible.

***. Encore heureux quand ce non-événement existe. L’exemple le plus cocasse de non-événement est celui qui n’existe pas du tout. Alors, même le non-événement, et non pas seulement la situation, consiste dans la seule diffusion : ainsi de ces digests de romans qui n’ont jamais été écrits, ou de ces attentats antisémites dans le RER de la ligne D ; tandis que Brigitte existe au moins et n’est pas désagréable à regarder.

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Correspondance

 

Voyer à N***

 

1er décembre 2005

 

Cher N***, j’ai bien fait d’acheter le volume V car la copie de la lettre du 14 décembre n’était pas complète. Je te la communique donc in extenso.

  

Debord à Lebovici

 

14 décembre 1974 

 

Cher Gérard, le manuscrit [ de Introduction à la science de la publicité ] de Voyer n’incitera pas beaucoup de gens à en entreprendre une critique théorique, et ce n’est probablement pas ce qu’il vise : je crois que l’auteur, conséquent avec ses formulations personnelles, a estimé l’apparence de la théorie plus essentielle que quelque théorie proprement dite. Il y a cependant une indéniable qualité "artistique" dans une telle profusion de ces collages de styles, sur un tel sujet, autour de l’insolent renversement de la notion de publicité (en ce sens, le titre actuel est très bon). Sans préjuger des réactions du public, je trouve dans ce discours une sorte d’humour insolite, et peut être volontaire. Et puis, après tout, voilà un esprit original qui critique notre monde ; lequel a produit, avec tant d’autres étrangetés, ce genre d’esprits originaux. Ce n’est donc pas sans valeur historique.

 

Si quelqu’un d’autre exposait des idées de cette manière, on serait naturellement porté à demander des éclaircissements sur chaque page. Mais, connaissant Voyer, pourquoi prendre, et lui imposer, cette peine manifestement stérile ? Hormis le cas de trois ou quatre jeux de mots ou expressions triviales qui font un peu tache sur le ton d’assurance austère et tranchante de tout l’ouvrage, je crains que le moindre effort d’amélioration que vous lui demanderiez ne fasse qu’aggraver l’état du manuscrit, car cela semble composé d’éléments purement fluctuants qui auraient un jour réussi, avec la logique d’une avalanche [ il existe aujourd’hui une physique des poudres ], à se mettre ainsi bout à bout ; et qui risqueraient de faire pire la prochaine fois.

 

Enfin, tout bien considéré,  je vous conseillerais plutôt de publier ce manuscrit — tel qu’il est —, parce qu’il serait dommage de rejeter quelque chose de si peu courant. Et aussi parce que trop de banalités ont été publiées précédemment. Guégan se dépensait sans compter pour convaincre la presse parisienne que Champ Libre n’avait rien qui puisse heurter le goût d’un journaliste, ni outrepasser son intellect. Le ton "ésotérique" initial était désavoué avec soulagement, etc. Dans ce contexte, ce livre de Voyer ne serait peut-être pas actuellement inutile pour rappeler que nous ne voulons, et du reste ne pouvons, nous imposer qu’en déplaisant à ces gens-là.

 

A bientôt. Amitiés.

 

Donc, si je comprends bien, c’est à la volonté de Debord et Lebovici de déplaire aux journalistes que je dois la publication d’un ouvrage qu’ils estimaient capable de déplaire à ces derniers (mais qui déplaisait peut-être déjà aux éditeurs). C’est assez comique, les arroseurs arrosés : ils n’imaginaient pas encore que ce que je publierai plus tard pourrait leur déplaire tout à fait. Tu noteras également que Debord insiste encore dans cette partie de la lettre sur le caractère « si peu courant » de l’objet. Un OVNI ! qui avait d’ailleurs en son temps attiré ton attention.

 

Tu remarqueras que Debord dis « nous » en parlant de Champ Libre ce qui confirme ce que je pensais à ce sujet. Dans une lettre à Sanguinetti du 10 décembre 1974 Debord écrit froidement : « Je viens de revoir Lebovici, qui est de mieux en mieux. Il avait demandé la démission des quatre bureaucrates dirigeants de Champ Libre immédiatement, comme je le lui avais impérativement [ je souligne ] conseillé... Bref, nous avons plus que jamais ces éditions à notre disposition. »

 

Cette lettre est séparée de celle du 14 par une seule lettre du 11 décembre, ignoble, à Barbara Rosenthal (qui en 1952 prit part à la réalisation du film Hurlements en faveur de Sade). Ce volume est intéressant parce qu’il renseigne sur la noirceur du personnage. J’ai vu l’extérieur et maintenant je vois l’intérieur.

 

En fait, Debord était un intrigant, et sans doute seulement un intrigant. Il ne l’a jamais caché d’ailleurs, puisque tous ses héros sont des intrigants, pratiquants ou théoriciens de l’intrigue. Plutôt il cachait cela sous ce que je prenais pour une aimable plaisanterie ironique. En fait, il était sérieux comme un pape, comme on peut le constater dans ce cinquième volume de sa correspondance.

 

(…)

 

 

M. Ripley s’amuse