mais le marché, lui, existe


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Posted by contradictor on September 11, 2000 at 11:44:10 AM EDT:

In Reply to: Négation de l'économie posted by Voyer on September 08, 2000 at 11:44:16 AM EDT:

Ce n'est pas l'économie politique qui a détrôné la religion, mais le commerce, et il avait commencé à le faire bien avant que l'économie politique n'existe. Ce n'est pas l'économie qui a pris la place de Dieu, mais l'argent.
L'argent est une croyance. Ou comme disent les prudes économistes: "une convention sociale". Ce sont les hommes, ou du moins certains hommes qui ont fait l'argent, tout comme ce sont les hommes, ou du moins certains hommes qui ont fait Dieu (et l'origine des deux choses est aussi mystérieuse). Et pourtant l'argent existe. La croyance existe, et non pas comme une superstition quelconque que l'on serait libre d'adopter ou de rejeter, mais comme mode d'organisation sociale. Toute organisation sociale est fondée sur une croyance. L'idée d'une société fondée rationnellement et où chaque chose existerait selon son concept, cette idée est elle-même une croyance, et pas la plus bandante. Je préfère encore Georges Bataille qui, pour en finir avec l'économie, appelait de ses voeux l'apparition d'un nouveau mythe.
Les hommes du Moyen-Âge n'étaient pas libres de croire ou de ne pas croire en Dieu. "Je prie Dieu qu'il me fasse quitte de Dieu" (Eckhart). Dieu était au centre de la société qui, elle, existait, avec ses bûchers et ses inquisiteurs, mais aussi ses anabaptistes et grands mystiques. Un ethnologue qui étudie les sociétés dites primitives ne se soucie pas de savoir si l'esprit des ancêtres existe ou non, si c'est une "idée vraie" ou un "mensonge". Il se borne à constater que l'esprit des ancêtres est le pivot de l'activité sociale. Si Sade et Marx ont pu dire: "Dieu n'existe pas", ce n'est pas en vertu d'un subit progrès de l'intelligence humaine, mais simplement parce que le commerce étant désormais au centre de l'organisation sociale, Dieu n'existait plus que comme croyance particulière. D'ailleurs, Sade et Marx se sont empressés de remplacer la croyance "Dieu" par la croyance "nature" et la croyance "matière". La culture a horreur du vide de croyance.
Aujourd'hui, je peux dire et répéter "l'argent est une croyance" sans pour autant être libre de m'en défaire. Et tous prient l'argent qu'il les fasse quitte de l'argent.

Cela dit, il y a des choses qui ont changé depuis 1978. Il n'est plus nécessaire aujourd'hui de démontrer que la "production" et la "satisfaction de besoins matériels" ne sont que des vues de l'esprit. La dite "nouvelle économie" ne produit rien. Chacun sait que "produire des biens immatériels" veut dire: vendre du vent. Les vieilles justifications économistes sont devenues superflues. La seule "loi" qui demeure est: se faire le maximum de fric le plus vite possible. Il n'est plus question de "lutter contre la pauvreté" ni de "répartir les richesses" mais, explicitement, de faire en sorte que ces salopards de pauvres restent à leur place. Plus besoin de préchi-précha utilitariste, mais le simple: "C'est comme ça et ça ne peut pas être autrement".
Du reste, on invoque de moins en moins "l'économie" mais "le marché". Tout ce qui arrive est en vertu ou à cause du marché. Or le marché, lui, existe. Il n'existe même quasiment plus que lui. Et pourtant, le marché est aussi une croyance. Il a fallu quelques siècles et une forte dose de croyance pour que l'eau, l'air, la conversation, les cellules humaines deviennent des objets de commerce, c'est à dire que le culte du marché s'impose contre les dernières réserves morales qui lui barraient encore la route. En 1944, Karl Polanyi écrivait avec un soulagement prématuré que "l'idée d'un marché s'ajustant lui-même était purement utopique" et n'aurait pu "exister de façon suivie sans détruire l'homme et sans transformer son milieu en désert". Aujourd'hui l'utopie s'est pleinement réalisée et il semble bien que les conséquences pressenties par Polanyi soient exactes.




M. Ripley s'amuse