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Le dépôt de monnaie en banque

François Grua, Recueil Dalloz 1998

signalé at Jorion’s

 

1 – La pratique du dépôt de monnaie en banque est la plus simple qui soit. Pourtant son analyse juridique a toujours laissé une impression d’embarras.

D’où la tentation d’imaginer qu’elle aurait pu se fourvoyer dans ses prémices et qu’en éliminant les fausses pistes le droit lui aussi saurait être simple.

D’où les quelques antithèses qui suivent.

A. La garde de la chose n’est pas essentielle

2 – Si on a pris l’habitude de déposer son argent en banque, ce n’est pas tellement pour le conserver à l’abri des voleurs ou du feu. C’est à cause d’une limite naturelle des espèces monétaires : elles se prêtent mal aux paiements importants et à distance. Les hommes n’ont jamais trouvé mieux qu’elles pour résoudre leurs échanges, mais leur remise implique des déplacements ennuyeux et risqués. Il est bien commode de se décharger du transit sur un banquier, qui met l’argent là où on veut qu’il aille.

Le principal dessein du déposant est donc d’utiliser plus aisément son argent, au moyen d’ordres qu’il adressera à sa banque (chèques, virements, etc.). Telle est au départ l’originalité majeure de ce contrat : une manière de se dessaisir d’une chose pour la rendre mieux apte à son emploi.

3 – Cette considération porte à laisser de côté la discussion classique, qui s’enlise vite, de savoir si le contrat tient du dépôt proprement dit (quoique irrégulier) ou plutôt du prêt. Ni l’un ni l’autre n’ont été conçus pour permettre au remettant de mieux utiliser lui-même la chose.

La garde peut être mise hors sujet, d’autant qu’elle n’a franchement guère de sens, appliquée à une chose qui n’a pas vocation à dormir. Le sujet véritable réside dans ce tour de prestidigitation juridique grâce auquel on parvient à conserver pour soi ce qu’on donne.

B. Le dépôt de monnaie ne transfère aucun droit de propriété

4 – Une idée communément admise, même par la Cour de cassation, est que le dépôt transfère au banquier la propriété des espèces sur lesquelles il porte. La jurisprudence évite de qualifier le contrat, mais ses effets principaux seraient ceux du dépôt irrégulier : les espèces étant choses de genre, le déposant en perd la propriété dès leur remise et ne dispose plus que d’un droit de créance (1).

Mais cette idée de transfert de propriété est une fiction, car en réalité les espèces ne semblent pas des choses dont on soit propriétaire . Elles ne sont pas des biens.

 En effet. Si l’on définit l’argent, comme ce qui paye, ce qui peut payer, ce qui a le pouvoir et l’autorité de payer, ce qui a cours, l’argent est donc ce qui confère la propriété d’une chose. Telle chose vous appartient parce que vous l’avez payée et vous pouvez donc en user et en abuser. Or, l’argent ne peut payer l’argent (laissons de côté le change). L’argent n’est donc pas une chose dont on peut devenir propriétaire.

5 – La monnaie est la seule chose qui soit faite uniquement pour être due . Sa seule fonction est d’être objet d’obligation. Cela donne un rapport singulier entre l’obligation monétaire et son objet. À la différence des autres sortes d’obligations, qui vont chercher leur objet parmi les choses qui ont par elles-mêmes une utilité ♦♦, des choses qui existent autrement que par le fait qu’elles sont dues, qui sont des biens, les obligations monétaires se fabriquent un objet rien que pour elles. La monnaie accède ainsi à l’état d’objet de l’obligation sans avoir eu besoin de passer préalablement par l’état de bien.

♦ Donc elle n’est pas elle-même une dette. Elle ne le devient que lorsqu’elle est déposée. Elle ne saurait non plus devenir une dette. Ce n’est pas le chose qui devient dette, c’est le dépôt de la chose qui produit une dette. C’est donc le dépôt qui crée la dette. Son utilité est donc : être due. C’est l’utilité générale. Notre société diffère donc assez peu des sociétés sauvages. Les fameux « dons » n’ont d’autre but que de créer de la dette, de l’obligation de rendre. Au commencement était la dette, au commencement était l’obligation.

Donc, la propension à faire du troc, à échanger etc. n’est pas le propre inné de l’homme gna gna gna… Les utilitaristes, les économistes sont des trous du culs. Le propre de l’homme est l’obligation. Noblesse oblige. L’homme est noble parce qu’obligé et obligeant, parce qu’il a des droits et des devoirs. Ce qui  ne l’empêche nullement de manger, boire, chier et pisser comme tous les autres mammifères. Manger est devenu un moyen dont l’obligation est le but. Voilà pourquoi je suis tellement ému à la vue d’une table richement dressée et qui, à la fin du repas (du sacrifice, cf. le film japonais Tampopo), comme dans les romans de Balzac, ce gros mangeur — il en est mort —, sera saccagée, c’est à dire sacrifiée. La table, c’est la profusion. Robuchon a dit : « Le restaurant, c’est le cadre, pour un tiers, le service pour un tiers et la cuisine pour un tiers. Les restaurants de luxe sont des temples. Le luxe de la table, cet usage aristocratique, est devenue chez le bourgeois une passion.

♦♦ L’argent a indéniablement une utilité, l’utilité générale. L’argent est le bien général.

Devient-elle alors un bien parce qu’elle est objet d’obligation ? Tel est probablement le cheminement de ceux qui croient en sa propriété. Mais il ne suit pas l’ordre logique des facteurs. C’est la qualité de bien qui permet normalement à une chose de devenir objet d’obligation, pas l’inverse. Une chose est ou n’est pas un bien ; elle ne le devient pas par la fonction juridique qu’on lui fait remplir.

6 – Si malgré tout l’idée de propriété des espèces conserve quelque vraisemblance, c’est à cause d’une certaine propension de l’esprit à leur prêter une valeur. Quoique dans la réalité elles ne vaillent rien, pas même leur coût de fabrication, on s’imagine volontiers qu’elles portent cependant une valeur , vu qu’elles permettent d’acquérir des choses qui elles-mêmes en ont une. Un billet de banque serait, somme toute, comme un petit tableau de maître, ou sa reproduction, qu’on aurait artificiellement doté d’une valeur de convenance afin qu’il puisse s’échanger avec n’importe quoi. Les espèces seraient donc au moins des biens artificiels.

♦ Seuls les biens ordinaires peuvent avoir une valeur, l’argent à un pouvoir. Il ne peut avoir de valeur parce qu’il a un pouvoir. La valeur est un échange avec l’argent effectué en pensée. Cette pensée est, comme toute pensée, le sens d’une expression. Cette expression est, dans le cas qui nous occupe, écrite sur une étiquette. Cette étiquette est attachée aux biens à vendre.

Mais cette fiction n’apporte à la monnaie rien dont elle ait besoin. Ce n’est pas elle qui explique les vertus de la monnaie et la convoitise qu’elle suscite . Un marteau est recherché pour la force de frappe qu’il contient ; un litre de lait, pour ses lipides. Au contraire les espèces sont des choses faites uniquement pour être remises, donc détenues. Elles sont recherchées pour leur seule détention, qui est une fin en soi, parce qu’elle est la condition nécessaire et suffisante de leur utilisation. Peu importe donc ce qu’elles contiennent. Ce n’est pas dans la chose, mais dans le fait de sa détention que réside la capacité d’achat.

♦ C’est le pouvoir que l’argent recèle qui suscite cette convoitise. Tout pouvoir suscite la convoitise. Il n’est que de voir le petit président. Comme il a convoité ! Comme il convoite ! Comme il convole !

Ce n’est pas non plus en prêtant de la valeur aux espèces qu’on expliquera le phénomène du paiement, c’est-à-dire de l’extinction de la dette par leur remise. Un paiement avec de la monnaie n’est pas un échange entre deux choses regardées comme portant en elles, chacune de son côté, une égale quantité de valeur . Ce n’est pas l’équivalence avec ce qu’on acquiert qui fait le paiement. La monnaie n’est équivalente à rien , car il faut qu’elle soit rien pour être tout, contrairement aux autres choses, qui parviennent à être quelque chose en étant juste ce qu’elles sont. La monnaie n’éteint pas la dette par voie d’égalité, mais par voie d’autorité.

♦ Bravo ! C’est la première personne que je lis qui comprit que l’expression « l’argent est l’équivalent général » est dénuée de sens. L’argent n’est équivalent à rien parce qu’il n’a pas de valeur. Le seul argent qui ait une valeur est celui qui brille dans les vitrines des joailliers de la place Vendôme. Cet argent là a une étiquette, même si elle n’est pas affichée en vitrine, par décence sans doute. Un billet de cent dollars peut être considéré comme une étiquette qui dit qu’elle peut s’échanger contre cent pièces d’un dollar. La valeur d’un billet de 100 dollars est donc l’idée — sens d’une expression qui est écrite sur le billet — qu’il peut s’échanger contre cent pièces de un dollar. Intéressant ! Le nombre prix est une grandeur pour l’argent mais n’est pas une grandeur pour le boudin (Lebesgue).

7 – A s’en tenir à la réalité, les espèces parviennent à remplir leur fonction en étant rien, rien que des signes , sans avoir à singer les biens. Monnaie et obligation monétaire n’existent que l’une par l’autre et échappent au néant en s’accrochant l’une à l’autre, en marge du droit des biens (2). Mieux vaut donc alléger l’analyse du dépôt de monnaie de cette idée de propriété qui l’encombre (3). Ce contrat est une remise volontaire d’espèces, un transfert de détention, ni plus ni moins.

Non pas des signes, mais des nombres. Certes, les nombres sont des signes, plus exactement des compte-rendus d’une mesure selon Lebesgue. Mais tous les signes ne sont pas des nombres.

C. L’argent n’est pas déposé pour être restitué

8 – Il y a deux manières d’utiliser la monnaie. Remise en paiement, elle éteint une dette. Remise sans dette, elle fait naître une créance .

C’est donc le contraire du stupide adage « les crédits font les dépôts ». C’est le dépôt qui fait la créance, la créance du client sur la banque. Ce n’est pas non plus la banque qui crée l’argent, c’est le client qui dépose volontairement son argent, ce qui lui donne un droit de tirage sur la banque.

Certains contrats sur l’argent ont précisément pour fonction d’exploiter cette seconde virtualité de leur objet. Ainsi le prêt à intérêt. Si le prêteur abandonne ses espèces, ce n’est pas pour rendre service à l’emprunteur, mais parce qu’il préfère une créance à des espèces. Il remet l’objet d’une créance qui n’existe pas pour devenir titulaire d’une créance ayant cet objet. Il troque, pour ainsi dire, ses espèces contre une créance. C’est que les espèces ne produisent pas directement de fruits. Seules les créances ont cette vertu, seules elles produisent intérêts 

C’est exactement ce que je disais dans mes remarques sur Creuz : 1) Étienne Chouard, quand il dépose son argent troque un fait de détention contre un droit de tirage, un droit de créancier. 2) Ensuite, l’argent ne rapporte rien. C’est la créance qui rapporte. Ce qui explique pourquoi tant de gens veulent à tous prix acheter des créances, voire des créances pourries.

Le principe du dépôt en banque est le même. Lui aussi n’est qu’un paiement à l’envers. Lui aussi a pour but de fabriquer une créance avec de la monnaie .

♦ C’est donc exactement le contraire de ce que dit le stupide adage cité plus haut. C’est le dépôt qui crée la créance.

En soi ce but n’a rien d’original : tous les contrats sont conclus pour faire naître des créances. Mais d’ordinaire, ce qui intéresse un créancier n’est pas vraiment la créance, c’est son paiement. De lui viendra sa véritable satisfaction. Au contraire, dans le dépôt de monnaie en banque, le déposant n’attend pas sa satisfaction de l’exécution par le banquier de l’obligation de restitution qui naît, car seul un fou déposerait son argent pour le plaisir qu’on le lui rende . Ce que désire le déposant est simplement l’état de créancier. Cela lui suffit. Dans l’immédiat, il est satisfait sans paiement, parce qu’il trouve dans sa créance exactement ce qu’il cherche : l’origine de cette prérogative qui va lui permettre de disposer des espèces du banquier, comme si c’était les siennes, pour régler les tiers.

Excellent ! C’est l’homme qui se tape la tête contre les murs : ç’est si bon quand il s’arrête.

9 – Cette prérogative tient à un mécanisme général du droit des obligations : toute créance de somme d’argent, pas seulement sur un banquier, est une réserve d’espèces à la disposition du créancier, car un créancier peut demander à son débiteur de porter les espèces à un tiers qu’il lui indique. Cette figure juridique, connue sous le nom d’indication de paiement, est prévue par le code civil dans ses art. 1277, al. 2, et 1937.

Elle suppose le consentement du débiteur, le créancier n’étant sûrement pas en droit de lui imposer contre son gré le surcroît de charge qu’implique le transport des fonds au tiers indiqué . Dans le cas du dépôt en banque ordinaire, le consentement du banquier est normalement acquis d’avance, par l’ouverture du compte, qui contient ce service particulier. Mais c’est dire que l’accord des volontés se situe hors du dépôt. Le dépôt a bien pour but de placer des fonds à la disposition du déposant, mais à lui seul il n’y parvient pas. Il ne fait que créer une situation : rendre le déposant créancier. Un autre contrat est nécessaire pour exploiter cette situation. Le dépôt n’est qu’une étape dans la production des effets qui en sont attendus, mais qui ne sont pas produits par lui.

Comme quoi, ces banquiers tant décriés accomplissent un réel travail. L’ennui, c’est qu’ils sont trop travailleurs.

Il y a d’ailleurs des dépôts qui n’ouvrent pas la possibilité de disposer des espèces du banquier en ordonnant à celui-ci de payer des tiers. C’est le cas de ce qu’on appelle le gage-espèces. Sa différence essentielle avec le dépôt en banque ordinaire est qu’il engendre une créance nue, non assortie du droit de disposer des espèces du banquier .

♦ Après la nue-propriété, voilà donc la nue-créance.

10 – Ce qui précède conduit à distinguer deux manières pour le déposant d’utiliser sa créance pour payer les tiers. Il peut d’abord la céder. Alors c’est une créance qui change de titulaire . Le tiers cessionnaire est investi du droit de réclamer paiement au banquier. Mais le déposant peut aussi demander au banquier de transférer des espèces à un tiers qu’il lui indique. Alors ce sont des fonds qui changent de mains ♦♦. Le tiers n’est investi d’aucun droit sur le banquier dépositaire. Son rôle se borne à recevoir les fonds qui lui sont adressés.

♦ Novation.

♦♦ Il n’y a donc là nulle création de monnaie.

La pratique bancaire utilise les deux procédés. Ainsi un chèque est de par la loi un mode de transfert de créance, la provision . Au contraire, le virement est un mode de transfert d’espèces, non d’une créance, puisque ce n’est pas le bénéficiaire, mais le déposant, qui donne l’ordre de payer.

♦ Il n’y a là nulle création d’argent. C’est le droit de tirage qui change de main. Et il s’agit toujours du même argent. Le bénéficiaire peut attendre six mois pour exercer son droit, contrairement au bénéficiaire d’un virement.

11 – Ces vues divergent de celles qui sont communément admises en doctrine aujourd’hui. L’analyse habituelle part aussi de la constatation que le déposant est titulaire d’une créance, mais elle considère qu’un droit de cette nature ne répond pas aux exigences de la pratique, car les transmissions de créances sont des opérations compliquées (cf. art. 1690 c. civ.) et peu sûres (cf. opposabilité des exceptions). La pratique aurait besoin que ces créances nées de dépôts se transmettent aussi simplement et aussi sûrement que les espèces. Elle cherche donc à assimiler ces créances à des espèces. Elle découvre la solution dans une fiction, encore une : celle que les créances nées de dépôts s’incorporent dans les écritures en compte, comme elles s’incorporent dans les effets de commerce, de sorte qu’elles se transmettraient par simple jeu d’écritures. Ainsi s’expliquerait le virement.

La doctrine monétaire recourt volontiers aux fictions, quoique l’utilisation de la monnaie paraisse bien naturelle à tout le monde et qu’on n’explique pas les phénomènes naturels à coup de fictions. Elles permettent évidemment à la pratique de retomber sur ses pieds, mais sans souplesse. Et l’ennui, avec elles, c’est le risque que le profane ne se laisse gagner par l’impression qu’il est en face d’un rideau de fumée derrière lequel seuls les initiés ont accès et qu’ils s’y taillent à leur aise leur petit empire dans le savoir. Mieux vaut se passer d’elles quand on le peut.

Or aucune fiction n’est nécessaire pour expliquer la simplicité du virement. C’est très naturellement qu’il est un transfert d’espèces, non de créance. Il suffit de voir qu’il est une forme d’indication de paiement. Ce n’est pas parce que les dépôts engendrent des créances que les virements sont a priori des transferts de créances . C’est au contraire ce qui leur permet d’être des transferts d’espèces, des espèces détenues par le banquier débiteur.

♦ Autrement dit, le bénéficiaire d’un chèque a le chèque en mains. Il a en main l’ordre de paiement. Encore faudra-t-il qu’il le mette à l’encaissement. Il doit l’endosser à l’ordre de la banque. Le bénéficiaire d’un virement n’a rien à faire sinon accepter le transfert. Si soudain votre compte se trouve crédité de trois millions de dollars, accepteriez vous ce virement. Ce ne serait pas prudent.

Cette fiction que les écritures en banque sont comme des espèces est à la rigueur acceptable quand elle ne fait que décrire la réalité, c’est-à-dire quand, derrière la créance du déposant, on trouve en effet des espèces mises à disposition par le banquier. Mais quand ce n’est pas le cas Il doit l’endosser Il doit l’endosser, elle fausse l’analyse. Ainsi dans le gage-espèces, on ne saurait assimiler la créance qu’il fait naître à des espèces, à moins de donner à fond dans cette fiction que toute écriture en banque est comme des espèces et tomber dans le piège qu’on s’est soi-même tendu.

D. Les avoirs en banque ou « monnaie scripturale » ne sont pas assimilables aux espèces monétaires

12 – Les économistes ont sûrement les meilleures raisons d’assimiler les avoirs en banque à des espèces et de parler de « monnaie scripturale ». Mais pour les juristes subsisteront toujours des différences irréductibles.

13 – Les avoirs en banque ne sont pas des instruments de paiement aussi complets que les espèces, parce qu’ils n’apportent pas au créancier une satisfaction égale, quelle que soit la manière dont ils sont utilisés.

Quand un créancier reçoit l’avoir de son débiteur à l’état de créance par exemple dans un chèque, il n’est pas payé, car une remise de créance ne vaut pas paiement. Seul l’encaissement de cette créance vaut paiement (4). Donc, dans cette hypothèse, l’avoir reste ce qu’il est : une créance.

Et quand le créancier reçoit l’avoir par virement, alors il reçoit bien des espèces (5) et il est payé. Mais ces espèces passent aussitôt pour lui à l’état de créance, sous forme d’avoir dans son propre compte. Or cette forme ne lui convient pas nécessairement, car une créance est une chose vulnérable. Elle se compense sans qu’on y puisse rien, elle se saisit, elle se prescrit, elle se bloque, elle est exposée au contentieux, serait-il infondé. C’est pourquoi cette forme de paiement est subordonnée en principe au bon vouloir du créancier. Hors quelques exceptions d’inspiration fiscale, on n’est pas obligé de recevoir son dû sous forme d’avoir en banque. Autrement dit, à la différence des espèces, la « monnaie scripturale » n’a pas cours légal, et c’est là un attribut monétaire fondamental qui lui manque. La monnaie ne valant que par sa capacité de réutilisation, le cours légal est la garantie juridique, pour celui qui la reçoit, qu’il pourra l’utiliser à son tour en l’imposant en paiement à ses propres créanciers. Sans cette garantie, la satisfaction du créancier prend en droit un caractère aléatoire. C’est donc seulement en fait que les avoirs en banque jouent le rôle de monnaie ; et même en fait ils n’y parviendraient pas si, derrière eux, il n’y avait les espèces (6).

14 – De manière plus générale, ce n’est pas en baptisant monnaie ce qui est un droit qu’on fera oublier au créancier qu’on ne paye pas avec un droit. Ni un droit de créance ni un droit de propriété. Aucun créancier ne sera d’accord si son débiteur lui dit : « J’ai oublié chez moi sur le manteau de la cheminée les espèces que je devais vous remettre. Elles y sont parfaitement individualisées. Je vous en transfère la propriété. Vous voilà payé ». Le droit peut préparer la satisfaction du créancier, il peut l’entourer de garantie, mais il ne peut pas la créer. Ce qu’il faut au créancier, ce n’est pas un droit à la chose ou sur la chose, mais la chose elle-même (7).

15 – Les rapports des espèces et des avoirs en banque avec le droit privé sont foncièrement différents.

Les espèces, face au droit, sont comme l’amour ou l’enfant de Bohème : la répulsion est immédiate et réciproque. Dostoïevski a dit que l’argent, c’est la liberté frappée. Donc le non-droit. Les espèces s’y réfugient d’autant mieux qu’elles ne sont pas des biens, qu’elles ne sont rien. La régularité et la moralité n’y trouvent pas toujours leur compte, mais c’est pareil pour toutes les libertés, et après tout celle-là en vaut d’autres qui sont homologuées comme publiques dans les ouvrages spécialisés (8).

Les avoirs en banque n’ont pas ce charme anarchique. Ils sont du droit, puisqu’ils sont créances. Contrairement aux espèces, qui ne sont pas faites pour être individualisées, et même faites pour ne pas l’être, les avoirs le sont nécessairement sous leur forme d’écritures. On le suit à la trace dans le dédale des comptes. On décèle leur origine et leur destination. L’œil des autres, et leur nez, s’y insinue aisément (9). Ils sont congénitalement sujets aux contrôles étatiques. Ils obligent à rendre des comptes. Bref, la liberté de Dostoïevski se laisse mal déposer en banque (10).

Il y a là un paradoxe. Le droit ne peut pas vraiment tenir la « monnaie scripturale » pour de la monnaie, précisément parce qu’elle est du droit, seulement du droit.

Conclusion

16 – Si les analyses qui précèdent sont exactes, le dépôt de monnaie en banque est le contrat le plus simple de tout le droit des obligations. Sa seule finalité, son unique effet, est la naissance d’une créance monétaire. Cette créance permet de déplacer de la monnaie , mais elle ne se métamorphose pas elle-même en monnaie. Créance elle est, créance elle reste.

♦ Il y a déplacement, il n’y a pas création. Et en aucun cas une créance ne peut-être de l’argent. Point final.

 

 

Notes

(1) Ainsi Cass. 1re civ., 7 févr. 1984, Bull. civ. I, n° 49 ; Defrénois 1984, art. 33427, note Larroumet. L’idée d’un transfert de propriété de la monnaie par le dépôt conduit aussi à analyser le gage-espèces comme une aliénation fiduciaire à titre de garantie. Cf. Cass. com., 3 juin 1997, Bull. civ. IV, n° 165 ; JCP 1997, II, n° 22891, rapp. Rémery ; D. 1998, Jur. p. 61, note François ; D. 1998, Somm. p. 104, obs. Piedelièvre.

(2) Le code civil considère manifestement les espèces comme des biens, comme des choses susceptibles de propriété. Voir notamment l’art. 1238. C’est qu’en 1804 les espèces étaient réellement des biens, car elles étaient ou représentaient une créance d’or ou d’argent. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Voilà plus de vingt ans qu’aucune monnaie n’est plus rattachée à un métal, ni directement ni indirectement. Cela a coupé les espèces du monde des biens pour les réduire au seul état d’objet d’obligation.

(3) Dans le contentieux, l’idée de propriété de la monnaie ne paraît jamais avoir servi à rien. À admettre le principe de la revendication des espèces en cas de vol (cf. Cass. req., 25 nov. 1929, DH 1930, p. 3 ; RTD civ. 1934, p. 184, obs. Solus) ? Mais, en pratique, la revendication butte contre l’impossibilité d’individualiser les espèces dans le patrimoine du voleur. De même la question du moment du transfert de propriété de la monnaie ne se pose jamais. C’est qu’on ne paye pas avec un droit de propriété. Cf. infra, n° 14.

(4) Cass. com., 23 juin 1992, Bull. civ. IV, n° 245. V. aussi l’abondante jurisprudence énonçant que la remise d’un chèque ne vaut pas paiement.

La fiction de l’incorporation de la créance dans les effets de commerce n’a donc jamais suffi pour que la remise d’un effet de commerce vaille paiement, pour que l’effet soit assimilable à de la monnaie. Comment, dès lors, dans le dépôt en banque, la fiction de l’incorporation de la créance dans les écritures pourrait-elle suffire à transformer cette créance en monnaie ? Le paiement est une épreuve de vérité. Il n’a que faire des fictions.

(5) Cf. supra, n° 10.

(6) Pour un juriste, l’euro ne sera donc pas une véritable monnaie tant qu’il sera dépourvu du cours légal et n’existera que sous forme d’avoirs.

(7) C’est une autre raison qui, en droit privé, empêchera l’euro d’être une monnaie véritable, distincte des monnaies nationales, tant qu’il n’aura pas ses propres espèces.

C’est aussi une autre raison pour laquelle l’idée de propriété de la monnaie ne sert à rien.

(8) L’art. 221 c. civ. aurait dû aller sans dire.

Chacun des époux peut se faire ouvrir, sans le consentement de l’autre, tout compte de dépôt et tout compte de titres en son nom personnel.

A l’égard du dépositaire, le déposant est toujours réputé, même après la dissolution du mariage, avoir la libre disposition des fonds et des titres en dépôt.

 (9) Le secret bancaire procéda visiblement, à l’origine de sa pratique, de l’idée de rendre les comptes en banque aussi opaques que les portefeuilles et réduire ainsi, autant qu’il était possible, cet écart naturel entre les espèces et les avoirs en banque. C’est ce qui lui donnait sa particularité par rapport aux autres secrets professionnels. Mais le droit positif y a apporté tant de limites qu’il semble en avoir fait un secret professionnel comme un autre.

(10) C’est une raison de plus qui empêchera l’euro d’être une monnaie véritable tant qu’il n’existera que sous forme d’écritures dans les comptes. Allez payer un dessous-de-table en euros…