Remarquons
la manière dont la thèse (1) — X peut ne pas avoir existé — pose
le décor du discours de construction sociale à propos de X. Si tout le monde sait que X est le résultat contingent /28/
d’arrangements sociaux, il ne sert à
rien de dire qu’il est socialement
construit. Si les femmes se retrouvent en fuite, ou devant la barrière
de l’immigration, c’est en raison d’événements sociaux. Tout le monde sait cela, et il n’y a qu’un fou (ou quelqu’un qui aime suivre le mouvement) pour se préoccuper de
dire qu’elles sont socialement
construites. Les gens ne commencent à défendre l’idée selon laquelle X est socialement construit que précisément quand ils trouvent que
(0)
Dans l’état actuel des choses, X est tenu pour acquis ; X apparaît comme inévitable.
Dans
mon exemple, le concept de femme réfugiée semble inévitable dès que vous
avez une certaine pratique de la nationalité, de l’immigration, de la
citoyenneté et des femmes en fuite qui sont arrivées dans votre pays
pour y demander asile. L’auteur d’un livre sur la construction
sociale des femmes réfugiées le nie le concept, tout comme la
matrice de règles, de pratiques et d’infrastructures matérielles dans laquelle ce
concept est incorporé ne sont pas du tout
inévitables.
L’énoncé
(0) n’est pas une hypothèse ou une présupposition à propos de X. Il fait état d’une
précondition pour qu’il existe une thèse de
constructionnisme social à propos de X. Sans (0), il n’existe
pas de tendance (à part celle qui est associée à l’habitude de sauter dans les trains en marche) à parler de
la construction sociale de X. Vous
pouvez en trouver confirmation en faisant défiler les titres de A à Z mentionnés ci-dessus. Vous ne trouverez pas de livres sur la construction sociale des
banques, du système fiscal, des
chèques, de l’argent, des billets de dollars, des connaissements, des contrats, du préjudice, de la
Réserve fédérale ou de la monarchie britannique. Tous ces objets sont contractuels ou
institutionnels et personne ne doute que les contrats et les institutions sont
le résultat d’événements historiques et de processus sociaux. Ainsi personne ne prétend qu’ils sont
socialement construits. Ils font
partie de ce que John Searle (1998) appelle la « réalité sociale ». Son livre a pour titre La
Construction de la réalité sociale et,
comme je l’ai expliqué ailleurs (Hacking, 1997), ce livre n’est pas du tout un livre de construction sociale.
J’ai
laissé de côté le J dans ma liste alphabétique. J’aurais pu passer
de « construire » à « inventer », avec Inventer
le Japon La fabrication d’une civilisation d’après-guerre (Chapman,
1991). Le titre pourrait être un jeu de mots, de la forme du livre intitulé
Inventer Leonardo (Turner, 1993) : le Japon
d’après guerre est inventif et
inventé. (Il existe deux livres intitulés /29/ Inventing Women, Panabaker,
1991, et Kirkup et Keller, 1992 ; l’un
porte sur les femmes inventeurs, et l’autre porte sur la manière dont les rôles féminins ont été inventés
dans les sciences.) Le livre sur le
Japon est un livre d’histoire à thèse. Il défend l’idée que le Japon moderne est un phénomène totalement nouveau. D’après l’auteur, l’allégation usuelle
selon laquelle le Japon est profondément enraciné dans la tradition
ancienne est fausse. Indépendamment de la
véracité de sa thèse, les phénomènes
qu’il présente sont bien évidemment des phénomènes sociaux, mais personne ne rangerait ce livre dans
la littérature concernant la
construction sociale. Et ce en partie parce que, si le sujet est le Japon contemporain, la nation, alors
la condition (0) n’est pas
satisfaite. Personne ne peut penser qu’il était inévitable de voir surgir la nation moderne.
D’un autre côté, si le
sujet, c’est l’idée du Japon, cela semble bien plus inévitable. Prenez quelques livres ayant des titres analogues ; Inventer l’Amérique (Rabasa,
1993) ; Inventer l’Australie (White, 1981) ; Inventer
le Canada (Zeller, 1987) ;
Inventer l’Europe (Delanty, 1995) ; Inventer la Nouvelle-Angleterre (Brown,
1995) ; Inventer l’Inde (Crane, 1992) ; Inventer l’Irlande
(Kiberd, 1996). L’ouvrage, Inventer le Japon, de 1991, apparaît rétrospectivement comme
ayant participé au début des années quatre-vingt-dix
à une orgie d’inventions qui s’adressent à des lecteurs pour qui l’idée de nation ou de région X, avec toutes ses connotations dans la fiction et les
stéréotypes, est difficilement
contournable. Bref, elles s’adressent à des gens qui font comme si la condition (0) était satisfaite.
Puisque
la Réserve fédérale est si manifestement le résultat d’arrangements
contingents, un livre intitulé « La construction sociale
de la Réserve fédérale » serait certainement une sottise ; on soupçonnerait l’auteur d’essayer de tirer profit du label « construction sociale ». Mais nous pouvons
imaginer un ouvrage saisissant [ N’est-ce pas ? ] comme « La
construction sociale de l’économie ». Tous les jours,
nous prenons connaissance des hauts et des bas de l’économie et nous sommes censés y réagir par la
crainte ou l’euphorie. Et pourtant
cette idole splendide qu’est l’économie était difficilement repérable à la une des journaux d’il y a à peine
quarante ans. Pourquoi sommes-nous si peu curieux de cette idée elle-même, l’économie ? On
pourrait prétendre que l’idée,
en tant qu’outil
analytique, en tant que manière de penser la vie industrielle,
ressemble fort à une construction [ et
seulement une construction comme le montre brillamment le surintendant Fourquet,
plus exactement un classement ]. Ce n’est pas l’économie de la Suède en l’an 2000 dont on peut prétendre
qu’elle est une /30/ construction
sociale (évidemment c’en est une ; la
condition (0) n’est pas
satisfaite). Au contraire, on pourrait fort bien prétendre que cette idée apparemment inévitable et
incontournable, l’économie, n’est qu’un concept socialement construit [On connaît même l’auteur de cette
construction, c’est le crétin Say]. |
La condition (0) est furieusement
soutenue par tous les intervenants de la discussion qui eut lieu sur le Debord
off, à l’exception de quelques uns : « Comment donc l’économie
pourrait-elle ne pas exister ? C’est impensable. Quel con ce
Voyer ! » |
Une
créature bien plus terrifiante que l’économie a surgi des forêts fiscales : le déficit. On reconnaît là le grand slogan politique réactionnaire du début des années
quatre-vingt-dix. Un autre
best-seller pourrait bien être « Construire le déficit ». Naturellement, le déficit est né à travers beaucoup d’emprunts
au cours de l’histoire récente ;
ce n’est pas cela qui est en question. Le
sujet de ce best-seller imaginaire
serait la construction de l’idée du déficit.
On peut imaginer l’argument. L’idée du déficit a été construite
comme une menace, un élément contraignant dans la vie de beaucoup
de gens, un instrument utile pour restaurer l’hégémonie
du capital et le démontage systématique et sans pitié du tissu
social. Elle a été construite comme dispositif destiné à encourager
les pauvres à se résoudre eux-mêmes volontairement à une
pauvreté encore plus abjecte.
Dans ce qui suit, j’insisterai
énormément sur la distinction difficile entre l’objet et l’idée. Le point de
départ (0) ne vaut pas pour des objets (le déficit ou l’économie). Il est
clair que notre économie et notre déficit actuels ne sont pas
inévitables. Ils sont le résultat contingent d’événements historiques.
Le point de départ (0) vaut par contre pour les idées de l’économie et du déficit ; ces idées, avec la plupart de leurs connotations, semblent inévitables [Mais elles ne sont que des idées, comme je le notais en
1976 dans mon Enquête : « l’économie
est seulement une idée dans la pensée bourgeoise » et ici aussi. Le prétendu « système
économique » n’est aucune partie du monde mais seulement un outils
analytique, foireux de plus].
Le péché d’hypostasie consiste à
confondre l’idée, outil analytique légitime en tant qu’outil
analytique, avec un objet réel, avec une partie du monde, voire avec le monde
lui-même. De même que l’ensemble des arbres d’une forêt n’est aucune partie
de la forêt (Frege, Descombes) l’économie (définie par tous les dictionnaires
comme ensemble de…) n’est aucune partie du monde. |
La Construction de la réalite sociale de Searle J (Amazon.com)
Description du produit
Idées clés, par Business Digest
Que font exactement les sciences humaines ? Le philosophe veut sonder la
pensée ; l’historien, dire ce que furent réellement les situations et les
actions ; le sociologue expliquer le jeu des intentions des acteurs et des
contraintes collectives ; l’économiste dévoiler les mécanismes autonomes de la production et de l’échange.
Tous, à leur manière, tiennent pour acquise la réalité objective de leurs
objets. Nul ne repart de la question radicale posée par l’auteur, professeur de
philosophie de l’esprit et du langage à Berkeley : comment une réalité mentale, un
monde de la conscience, de l’intentionnalité s’ajustent-ils à un monde
entièrement constitué de particules dans des champs de forces ? En effet,
les sciences telles la chimie ou la physique, rendent compte du monde réel.
Mais, des faits sociaux qui ne tirent leur réalité que des hommes, comment
rendre compte ?
SDM
En première partie, l’auteur développe une théorie générale de l’ontologie des
faits sociaux et des institutions sociales. En deuxième partie, il s’interroge
sur l’existence de la réalité. -- Services Documentaires Multimédia