Entre Science et réalité. La construction sociale de quoi ?

Ian Hacking, La découverte, 2001, page 27.

 

Une précondition

 

Remarquons la manière dont la thèse (1) X peut ne pas avoir existé pose le décor du discours de construction sociale à propos de X. Si tout le monde sait que X est le résultat contingent /28/ d’arrangements sociaux, il ne sert à rien de dire qu’il est socialement construit. Si les femmes se retrouvent en fuite, ou devant la barrière de l’immigration, c’est en raison d’événements sociaux. Tout le monde sait cela, et il n’y a qu’un fou (ou quelqu’un qui aime suivre le mouvement) pour se préoccuper de dire qu’elles sont socialement construites. Les gens ne commencent à défendre l’idée selon laquelle X est socialement construit que précisément quand ils trouvent que

(0) Dans l’état actuel des choses, X est tenu pour acquis ; X apparaît comme inévitable.

Dans mon exemple, le concept de femme réfugiée semble inévitable dès que vous avez une certaine pratique de la nationalité, de l’immigration, de la citoyenneté et des femmes en fuite qui sont arrivées dans votre pays pour y demander asile. L’auteur d’un livre sur la construction sociale des femmes réfugiées le nie le concept, tout comme la matrice de règles, de pratiques et d’infrastructures matérielles dans laquelle ce concept est incorporé ne sont pas du tout inévitables.

L’énoncé (0) n’est pas une hypothèse ou une présupposition à propos de X. Il fait état d’une précondition pour qu’il existe une thèse de constructionnisme social à propos de X. Sans (0), il n’existe pas de tendance (à part celle qui est associée à l’habitude de sauter dans les trains en marche) à parler de la construction sociale de X. Vous pouvez en trouver confirmation en faisant défiler les titres de A à Z mentionnés ci-dessus. Vous ne trouverez pas de livres sur la construction sociale des banques, du système fiscal, des chèques, de l’argent, des billets de dollars, des connaissements, des contrats, du préjudice, de la Réserve fédérale ou de la monarchie britannique. Tous ces objets sont contractuels ou institutionnels et personne ne doute que les contrats et les insti­tutions sont le résultat d’événements historiques et de processus sociaux. Ainsi personne ne prétend qu’ils sont socialement cons­truits. Ils font partie de ce que John Searle (1998) appelle la « réalité sociale ». Son livre a pour titre La Construction de la réalité sociale et, comme je l’ai expliqué ailleurs (Hacking, 1997), ce livre n’est pas du tout un livre de construction sociale.

J’ai laissé de côté le J dans ma liste alphabétique. J’aurais pu passer de « construire » à « inventer », avec Inventer le Japon La fabrication d’une civilisation d’après-guerre (Chapman, 1991). Le titre pourrait être un jeu de mots, de la forme du livre intitulé Inventer Leonardo (Turner, 1993) : le Japon d’après guerre est inventif et inventé. (Il existe deux livres intitulés /29/ Inventing Women, Panabaker, 1991, et Kirkup et Keller, 1992 ; l’un porte sur les femmes inventeurs, et l’autre porte sur la manière dont les rôles féminins ont été inventés dans les sciences.) Le livre sur le Japon est un livre d’histoire à thèse. Il défend l’idée que le Japon moderne est un phénomène totalement nouveau. D’après l’auteur, l’allégation usuelle selon laquelle le Japon est profondément enraciné dans la tradition ancienne est fausse. Indépendamment de la véracité de sa thèse, les phéno­mènes qu’il présente sont bien évidemment des phénomènes sociaux, mais personne ne rangerait ce livre dans la littérature concernant la construction sociale. Et ce en partie parce que, si le sujet est le Japon contemporain, la nation, alors la condition (0) n’est pas satisfaite. Personne ne peut penser qu’il était inévitable de voir surgir la nation moderne.

D’un autre côté, si le sujet, c’est l’idée du Japon, cela semble bien plus inévitable. Prenez quelques livres ayant des titres analogues ; Inventer l’Amérique (Rabasa, 1993) ; Inventer l’Australie (White, 1981) ; Inventer le Canada (Zeller, 1987) ; Inventer l’Europe (Delanty, 1995) ; Inventer la Nouvelle-Angle­terre (Brown, 1995) ; Inventer l’Inde (Crane, 1992) ; Inventer l’Irlande (Kiberd, 1996). L’ouvrage, Inventer le Japon, de 1991, apparaît rétrospectivement comme ayant participé au début des années quatre-vingt-dix à une orgie d’inventions qui s’adressent à des lecteurs pour qui l’idée de nation ou de région X, avec toutes ses connotations dans la fiction et les stéréotypes, est difficile­ment contournable. Bref, elles s’adressent à des gens qui font comme si la condition (0) était satisfaite.

Puisque la Réserve fédérale est si manifestement le résultat d’arrangements contingents, un livre intitulé « La construction sociale de la Réserve fédérale » serait certainement une sottise ; on soupçonnerait l’auteur d’essayer de tirer profit du label « cons­truction sociale ». Mais nous pouvons imaginer un ouvrage saisissant [ N’est-ce pas ? ] comme « La construction sociale de l’économie ». Tous les jours, nous prenons connaissance des hauts et des bas de l’économie et nous sommes censés y réagir par la crainte ou l’euphorie. Et pourtant cette idole splendide qu’est l’économie était difficilement repérable à la une des journaux d’il y a à peine quarante ans. Pourquoi sommes-nous si peu curieux de cette idée elle-même, l’économie ? On pourrait prétendre que l’idée, en tant qu’outil analytique, en tant que manière de penser la vie indus­trielle, ressemble fort à une construction [ et seulement une construction comme le montre brillamment le surintendant Fourquet, plus exactement un classement ]. Ce n’est pas l’économie de la Suède en l’an 2000 dont on peut prétendre qu’elle est une /30/ construction sociale (évidemment c’en est une ; la condition (0) n’est pas satisfaite). Au contraire, on pourrait fort bien prétendre que cette idée apparemment inévitable et incontournable, l’économie, n’est qu’un concept socialement construit [On connaît même l’auteur de cette construction, c’est le crétin Say].

 

La condition (0) est furieusement soutenue par tous les intervenants de la discussion qui eut lieu sur le Debord off, à l’exception de quelques uns : « Comment donc l’économie pourrait-elle ne pas exister ? C’est impensable. Quel con ce Voyer ! »

Une créature bien plus terrifiante que l’économie a surgi des forêts fiscales : le déficit. On reconnaît là le grand slogan politique réactionnaire du début des années quatre-vingt-dix. Un autre best-seller pourrait bien être « Construire le déficit ». Natu­rellement, le déficit est né à travers beaucoup d’emprunts au cours de l’histoire récente ; ce n’est pas cela qui est en question. Le sujet de ce best-seller imaginaire serait la construction de l’idée du déficit. On peut imaginer l’argument. L’idée du déficit a été construite comme une menace, un élément contraignant dans la vie de beaucoup de gens, un instrument utile pour restaurer l’hégémonie du capital et le démontage systématique et sans pitié du tissu social. Elle a été construite comme dispositif destiné à encourager les pauvres à se résoudre eux-mêmes volontairement à une pauvreté encore plus abjecte.

Dans ce qui suit, j’insisterai énormément sur la distinction difficile entre l’objet et l’idée. Le point de départ (0) ne vaut pas pour des objets (le déficit ou l’économie). Il est clair que notre économie et notre déficit actuels ne sont pas inévitables. Ils sont le résultat contingent d’événements historiques. Le point de départ (0) vaut par contre pour les idées de l’économie et du déficit ; ces idées, avec la plupart de leurs connotations, semblent inévitables [Mais elles ne sont que des idées, comme je le notais en 1976 dans mon Enquête : « l’économie est seulement une idée dans la pensée bourgeoise » et ici aussi. Le prétendu « système économique » n’est aucune partie du monde mais seulement un outils analytique, foireux de plus].

Le péché d’hypostasie consiste à confondre l’idée, outil analytique légitime en tant qu’outil analytique, avec un objet réel, avec une partie du monde, voire avec le monde lui-même. De même que l’ensemble des arbres d’une forêt n’est aucune partie de la forêt (Frege, Descombes) l’économie (définie par tous les dictionnaires comme ensemble de…) n’est aucune partie du monde.

 

 

Funny !

 

La Construction de la réalite sociale de Searle J  (Amazon.com)


Description du produit

Idées clés, par Business Digest
Que font exactement les sciences humaines ? Le philosophe veut sonder la pensée ; l’historien, dire ce que furent réellement les situations et les actions ; le sociologue expliquer le jeu des intentions des acteurs et des contraintes collectives ; l’économiste dévoiler les mécanismes autonomes de la production et de l’échange. Tous, à leur manière, tiennent pour acquise la réalité objective de leurs objets. Nul ne repart de la question radicale posée par l’auteur, professeur de philosophie de l’esprit et du langage à Berkeley : comment une réalité mentale, un monde de la conscience, de l’intentionnalité s’ajustent-ils à un monde entièrement constitué de particules dans des champs de forces ? En effet, les sciences telles la chimie ou la physique, rendent compte du monde réel. Mais, des faits sociaux qui ne tirent leur réalité que des hommes, comment rendre compte ?

SDM
En première partie, l’auteur développe une théorie générale de l’ontologie des faits sociaux et des institutions sociales. En deuxième partie, il s’interroge sur l’existence de la réalité. -- Services Documentaires Multimédia

 

M. Ripley s’amuse