LE JUGEMENT DE DIEU EST COMMENCÉ
Pierre Brée et Jean-Pierre Voyer
Revue
de préhistoire contemporaine n° 1. 1982
2. Prétendue scission dans la théorie et vraie
contre-révolution dans le monde.
3. L'aliénation est la religion par
excellence.
5. Hegel et la contre révolution
bourgeoise.
6. L'I.S. et la véritable scission.
7. Le situationnisme est la forme
modernisée du mensonge religieux.
8. Le situationnisme présuppose la
profonde incohérence de la théorie situationniste.
L’assaut mondial des pauvres qui commença en 1968 a
contraint le mensonge sur la question sociale à passer dans un élément
supérieur et donc aussi sa critique. Voilà la vraie victoire de cet
assaut. Aujourd’hui l’ennemi n’a plus à la bouche que le mot communication. Le
spectacle d’une part et la révolte des pauvres d’autre part proclament
contradictoirement que cette époque est l’époque de la communication. L’aspect
le plus notoire de ce passage dans un élément supérieur est le retour comme
chez elle de la religion.
Il peut paraître pour le moins paradoxal que l’on puisse
tenir pour un stade supérieur du mensonge sur la question sociale le retour de
ce qui est tenu pour le plus archaïque, le plus obscurantiste, par la pensée
dominante depuis deux siècles. Cela tient à un petit détail d’histoire :
la prétendue révolution française fut une vraie contre-révolution bourgeoise et
la prétendue libération des peuples de leurs croyances religieuses par le
matérialisme et l’économie ne fut que la digne conséquence, dans la pensée, de
cette contre-révolution, le remplacement d’un mensonge devenu vraiment trop
dangereux par un autre plus sûr. C’est dans la mesure où la religion porte directement
sur la communication — et non pas seulement indirectement, par
antiphrases, comme le matérialisme et l’économie — que ce mensonge est
particulièrement périlleux comme l’ont abondamment démontré toutes les révoltes
millénaristes. Le vrai rôle du matérialisme, ce prétendu libérateur, fut de
mettre fin dans la pensée en déclarant achevée la critique de la
religion à ce à quoi la contre-révolution bourgeoise mit fin dans le monde en
déclarant achevée la révolution. Le règne sans partage du matérialisme et de
l’économie fut ce fameux sommeil de la raison engendré par la contre-révolution
bourgeoise. Pendant deux siècles de contre-révolution bourgeoise permanente ce
règne fut le vrai Moyen Âge de la révolution, l’âge de son obscurantisme. Voilà
pourquoi le retour de ce qui fut abaissé dans l’abjection en 1793 par la
contre-révolution bourgeoise est le passage obligé et contraint du mensonge sur
la question sociale à un stade supérieur.
Ce sont les Iraniens et les Polonais pauvres aussi bien que
leurs ennemis qui, en faisant usage de la religion, montrent que dans celle-ci,
contrairement à l’économie et au matérialisme, une vérité est directement en
jeu. On ne peut employer, quels que soient leurs mérites et leurs
insuffisances, que les théories qui sont là en temps utile. Or, du fait de deux
siècles d’obscurantisme matérialiste, la religion est la seule théorie qui est
là pour certains pauvres et surtout pour certaines questions. Mais du fait que
l’obscurantisme matérialiste a fait son temps comme mensonge sur la question
sociale, la religion est aussi le seul mensonge encore disponible pour les
ennemis de ces pauvres. La religion redevient donc à nouveau le terrain
théorique de l’affrontement, comme elle le fut il y a deux siècles, du temps de
Hegel. Ce retour de la religion comme mensonge encore possible aussi bien que
comme seule théorie disponible est bien la preuve, si besoin était, que,
contrairement aux apparences, la religion n’est toujours pas critiquée. C’est
bien la preuve, également, de la honteuse insuffisance de la théorie
révolutionnaire « moderne ».
La religion des pauvres présente bien ce double caractère de
protestation et de falsification de cette protestation déjà noté par Marx. La
religion est d’une part protestation des pauvres contre les prétentions
matérialistes de leurs maîtres. Les pauvres attestent de la réalité spirituelle
du monde réel par opposition à l’habillage matérialiste dont l’affublent leurs
maîtres. D’autre part la religion est la dernière cartouche de ces maîtres pour
tenter d’endiguer et de tromper la protestation des pauvres là où le
matérialisme et son garant politicard ne suffisent plus.
On assiste évidemment à la réjouissance de toutes les
crevures bien françaises de l’inintelligentsia, recyclées ou non, comblées
d’aise par ce retour de la religion qui est censé satisfaire tous leurs vœux de
chien de garde : ainsi donc la religion et seulement la religion suffirait
pour exprimer, et donc contenir, des révoltes ! On pense tout
particulièrement aux sous-merdes de Libération, langues pendantes devant
toutes les puissances de ce monde, à Foucault, à Glucksmann jamais en reste
d’une ignominie, au talmudo-laïque Lévy, tous ces curés de la police sociale
frétillants devant les espaces infinis qui s’ouvrent à leur sacerdoce. Pas de chance
crevures. Si nous aussi pouvons nous réjouir c’est parce qu’où l’on voit le
retour de la religion, on voit nécessairement le retour de sa critique.
D’autres considèrent ce retour de la religion dans la
visibilité comme une défaite des pauvres. Ainsi, selon le stalinien Vernant
très très fraîchement ravalé de la façade : « On » (entendez le
stalinisme dont il était encore il y a peu de temps un zélateur
« oppositionnel », un souteneur critique) « a pu faire comme si
tout ce que les hommes ont toujours plus ou moins rêvé d’un dépassement de leur
condition présente était donné ici, au niveau de la vie sociale. On ne peut
plus le croire » (admirez le jargon !), (Libération du 26-27
janvier 1980). Et pourquoi ne peut-on plus le croire ? Parce que c’est Staline
qui a dit qu’il fallait le croire. Et parce que Vernant et des milliers comme
lui ont cru Staline et ont fait bruyamment savoir qu’ils le croyaient. On voit
l’argument. C’est le même qu’emploie Lévy : les bolcheviks et les
staliniens se sont réclamés de l’histoire et de la révolution, donc l’histoire
et la révolution sont de la merde. (L’Immonde du 20 janvier 1980.) Ce
sont seulement Staline, Vernant et Lévy qui sont de la merde. C’est le même
argument qu’exprime parfaitement le faire valoir libéramerdeux : « La
fin de l’idéal historique permet donc la résurgence du religieux ? » (Là
encore on admire l’art et la manière : la fin de l’idéal stalinien est
identifiée à la fin de l’idéal historique.) Oui, répond le Vernant. Si les gens
se jettent dans la religion, c’est donc par dépit, c’est parce que leurs
aspirations ne sont pas réalisables sur terre puisque Vernant et Staline l’ont
amplement démontré a negatio ! Les pauvres qui n’ont même pas,
comme Vernant, le secours de la science seraient donc réduits à rêvasser leurs
aspirations dans les brumes de la religion, voire même de l’irrationnel. Or si
le retour de la religion est bien une défaite, c’est seulement pour ce que
représentent les Vernant. Et ce n’est pas parce que les pauvres sont vaincus
qu’ils ont recours à la religion. C’est parce qu’ils passent à l’acte, qu’eux,
aussi bien que leurs ennemis, doivent nécessairement avoir recours à la
religion comme terrain théorique d’affrontement, qu’ils doivent nécessairement
reprendre la question sociale exactement là où l’ont laissée deux siècles de
sommeil matérialiste de la raison, deux siècles de contre-révolution
bourgeoise. On approuve d’autant mieux l’acharnement de Hegel à vouloir
concilier idéal historique et idéal religieux. On comprend mieux aussi pourquoi
Vernant est prêt à se contenter d’une défaite alors que nulle part dans le
monde les pauvres ne se contentent de cette victoire, que partout ils se
jettent dans la religion pour réaliser leur idéal sur terre, donc pour
réaliser la religion, donc pour critiquer enfin réellement la religion.
Le matérialisme et l’économie furent la réponse de la
bourgeoisie, dans la théorie, à la menace millénariste comme les
contre-révolutions anglaise, hollandaise, française et russe furent sa réponse
dans le monde. Donc, où l’on voit le retour de la religion, on voit le retour
de cette menace. Le retour du débat sur la question sociale au point où elle
fut congelée en 1793 est donc aussi bien le retour de la Grande
Révolution. On comprend que Furet veuille à tout prix que la révolution
française soit terminée, c’est-à-dire que soit terminée une révolution qui n’a
jamais eu lieu afin de dissimuler que cette vraie contre-révolution dure
toujours et surtout qu’elle est menacée aujourd’hui comme jamais elle ne le fut
pendant ses deux siècles de règne. Lorsque la société de la marchandise se
donne un État qui réalise par des moyens politiques purs l’idéal chrétien,
c’est pour pouvoir disposer librement des pauvres sans trop de risques de
révolte et pour se donner les moyens de réprimer avec succès ces révoltes.
Selon J.-L. Paul (Essor et décadence de l’idéologie du sous-développement)
le Moyen Âge se termine au Xee
siècle et depuis, la bourgeoisie, le commerce et l’industrie dominent en
s’abritant derrière l’aristocratie à qui est dévolue la tâche de gendarmer les
pauvres. Tout va bien jusqu’au XVIIIee
siècle où l’aristocratie se révèle incapable de tenir son rôle sous le double
effet de sa décadence et de la modernisation des pauvres engendrées par le
développement de la marchandise. C’est donc seulement la contre-révolte
permanente des riches qui change de main en 1793. D’aristocratique elle devient
proprement bourgeoise avec une grande nouveauté : la pure répression du
passé prend les dehors avenants d’un spectacle de la révolution. Cette
nécessité, pour la bourgeoisie, de donner l’aspect d’une révolution à sa prise
en main de la lourde et périlleuse tâche de faire se tenir les pauvres
tranquilles constitue précisément la preuve que cette prise en main fut une
contre-révolution, c’est-à-dire qu’elle eut à faire à une véritable révolution
et non à une simple révolte, qu’elle eut à faire à des pauvres modernes. En
réalisant l’idéal chrétien par des moyens politiques purs, la bourgeoisie ne
prétend rien moins que réaliser la religion sur terre, que réaliser l’idéal
millénariste. C’est pourquoi elle déclare achevée la critique de la religion et
ne se préoccupe en théorie que de modalités purement techniques de cette
réalisation, c’est-à-dire de questions purement liturgiques. On comprend ainsi
son acharnement laïque à calomnier le Moyen Âge. Le prétendu Moyen Âge est le
tiers monde temporel de notre époque. Le prétendu sous-développement du
prétendu Moyen Âge n’a d’autre but que d’accréditer le nécessaire
sous-développement des révoltes qui y voient le jour. En effet, si le prétendu
Moyen Âge n’est plus un Moyen Âge, la prétendue révolution française n’est plus
la révolution française.
Puisque J.-L. Paul ne se donne pas la peine de citer ses
sources (ce qui semble être une besogne indigne de lui et tout juste bonne pour
des universitaires), nous nous sommes donnés la peine de vérifier ses dires
dans quelques livres dont : Jean Gimpel, La révolution industrielle du
Moyen Âge, Seuil, Point histoire, Paris, 1975 ; R.S. Lopez, La
Révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Aubier Montaigne, Paris,
1974 ; Robert Latouche, Les origines de l’économie occidentale,
Albin Michel, Paris, 1956 et 1970 ; Pierre Dockes, La libération
médiévale, Flammarion, Paris, 1979.
Contrairement à ce qu’a cru Marx, la bourgeoisie n’a jamais
été une classe révolutionnaire. Telle est la cause de la débilité
révolutionnaire de la bourgeoisie, contrastant violemment avec sa détermination
contre-révolutionnaire, qui étonnait et indignait Marx. La bourgeoisie n’a pas
besoin de faire la révolution (c’est-à-dire, en ce qui la concerne, un coup
d’État) pour exercer sa tyrannie sur toute la société, l’argent qui est son
dieu, sa seule loi et sa véritable force, l’y conduit irrésistiblement. La
bourgeoisie, la classe des commerçants, a seulement besoin d’organiser le
spectacle de la révolution, l’organisation et le contrôle de l’agitation des
pauvres, pour neutraliser et écraser les seules révolutions qui aient jamais
existé : les luttes des pauvres pour être riches dans un monde riche.
C’est cette machine de guerre sociale, ce spectacle de la
révolution, qui a fonctionné pendant deux siècles mais qui se révèle
aujourd’hui, sous l’assaut des pauvres, aussi insuffisante que le fut
finalement la gendarmerie aristocratique. C’est donc cette machine qu’il faut
moderniser, situationniser. C’est la tâche que s’assignent les degauches. Dans
la théorie, il s’agit pour eux de mettre un peu d’eau spiritualiste dans leur
vin matérialiste. Ainsi on peut assister au changement simultané de leur propos
et sur le Moyen Âge et sur le tiers monde. On peut voir le degauche Furet
mettre en doute la nature révolutionnaire de la révolution française, non pas,
que l’on se rassure, dans le but de mettre en évidence son caractère nettement
contre-révolutionnaire mais de montrer qu’après tout, avant comme après,
c’était la même chose à quelques détails près et que cette prétendue révolution
ne fut motivée que par une pure question technique de société, la nécessité
d’un réajustement entre les faits et les idées (traduisez : entre la
révolte et le mensonge !). Autrement dit qu’il n’y eut pas du tout de
révolution en 1789 et donc que la révolution française, si elle ne fut pas une
révolution, ne fut pas non plus une contre-révolution. Pour Furet-Mitterrand la
tâche présente, pratique et urgente, est bien de prouver dans les faits
que la révolution telle qu’elle fut écrasée en 1793 par la
« révolution » française n’existe pas aujourd’hui. Dans la
théorie, il faut donc montrer coûte que coûte que cette révolution n’exista pas
non plus en 1789. Tout comme son collègue Vernant, Furet n’a qu’un but :
montrer que, puisque la révolution française ne fut pas une révolution, la
révolution en général est une escroquerie, qu’il faut être un stalinien pour
oser s’y référer et qu’il n’y a de salut qu’en Mitterrand. En vérité, c’est
justement parce que la révolution française fut une contre-révolution que les
staliniens s’y réfèrent avec tant de délices.
Quand un Furet parle de réajustement des idées aux faits
(évidemment, dans une telle bouche, réajustement des idées aux faits signifie
réajustement de la contre-révolution théorique à la contre-révolution pratique,
éloignement des idées et des faits, amélioration du mensonge), il est contraint
d’évoquer mensongèrement (il ment, il ment le Furet) ce que montre l’expérience
historique : tout progrès des pauvres dans la critique de l’aliénation est
un progrès dans la conscience de soi du monde aliéné, et réciproquement, tout
progrès dans la contre-révolution est un progrès de l’inconscience de soi de ce
même monde. Tout assaut révolutionnaire rend brutalement manifeste ce qui était
contraint ou encore capable d’exister clandestinement. Ainsi
c’est bien la révolte des pauvres qui a contraint la bourgeoisie à devenir
visiblement ce qu’elle était déjà essentiellement, la véritable tyrannie sur la
société, et l’a contrainte à porter son spectacle de la révolution à sa forme
canonique.
Si en reconsidérant la « révolution française »
les Furet veulent prouver que la révolution sociale est une escroquerie, leurs
collègues, en réhabilitant le Moyen Âge, veulent prouver que les vraies
révolutions sont des « révolutions tranquilles », des révolutions
technologiques. Puisque la « véritable révolution », celle qui n’est
pas une illusion mais a véritablement changé l’organisation
« matérielle » de toutes les sociétés, n’eut pas lieu en 1789 mais au
Moyen Âge, elle ne fut pas le résultat d’une violente explosion sociale mais
celui d’un patient et méthodique travail effectué sous les auspices de la
religion, gardienne de la bonne « communication » sociale. La
« véritable révolution » a donc fait l’économie de regrettables excès
populaires. (Les multiples et profondes révoltes de cette époque n’étaient,
comme chacun sait, que de stériles protestations populaires contre les excès
féodaux, excès auxquels seule la bourgeoisie pouvait mettre fin comme on a vu
et comme on voit tous les jours.) Voilà qui est du plus grand intérêt pour les
pauvres d’aujourd’hui, si indisciplinés et si peu confiants ; voilà qui
devrait les dégoûter des illusions révolutionnaires en les incitant à la
responsabilité et à la collaboration avec les responsables pour résoudre les
difficiles problèmes de «l’économie » mondiale. C’est ce genre de
problématique, ce genre de chantage pratique : la collaboration ou la
mort, qu’affrontent aujourd’hui, aux yeux du monde, les représentants polonais
du prolétariat mondial et aussi bien, derrière les calomnies dont le spectacle
les accable, les pauvres d’Iran comme, derrière la plus forte concentration de
brouilleurs de cartes du monde, les pauvres qui vivent en France.
1968 fut, par sa simple existence, la réfutation de toutes
les conceptions préexistantes, la proclamation d’une gigantesque grève des
illusions. En 1968 les pauvres se sont posés la question du monde. Le débat sur
le monde commencé dans la rue en 1968 n’a jamais véritablement cessé depuis,
d’un bout à l’autre du monde. Depuis 1968 les pauvres ont entrepris de répondre
à la question qu’ils se sont eux-mêmes posés. Ce qui est véritablement nouveau
et intéressant dans « les années 80 » est l’existence de ce débat
mondial parmi les pauvres. C’est que la grève mondiale des illusions porte ses
premiers fruits. Après la première sommation de 1968, les Iraniens et les Polonais
révèlent la véritable unité fondamentalement religieuse de l’aliénation
marchande et la véritable unité millénariste des révoltes mondiales des
pauvres.
Un des moindres résultats de 1968 est la liquidation des
espoirs dérisoires de tous les petits cons gauchistes, ces petits cons lycéens
et étudiants qui espéraient faire une carrière rapide de maquereau des masses.
Las ! 1968 est venu balayer tout ça et ils ont été rejetés dans la misère
qu’ils n’avaient d’ailleurs pas quittée. La racaille journaliste présente cette
salutaire liquidation d’illusions moribondes comme la défaite de 1968 ! et
les petits cons liquidés comme les acteurs de 1968. Il faut dire que beaucoup
de ces petits cons gauchistes se sont recyclés comme journalistes ! Ceci
expliquant cela.
Le pseudo-échec de 1968 que prétendait constater pour le
déplorer la merde gauchiste recyclée (les mêmes aujourd’hui célèbrent son
pseudo-triomphe mitterrandisé) est donc en fait la vraie défaite de cette merde
gauchiste en tant que dernière illusion d’un mensonge devenu partout ailleurs
notoirement insuffisant. L’économie et le léninisme ont fait leur temps. Et ce
n’est pas là un des moindres succès de 1968. Inversement, l’impuissance puis la
décomposition de l’I.S. en tant que vérité devenue manifestement insuffisante
sont des indices certains du passage du monde à « l’étage suivant ».
La gloire des prolétaires iraniens et polonais est d’avoir
imposé mondialement la nécessité du retour de la critique tant pratique que
théorique de la religion, c’est-à-dire la reprise de la vraie question sociale
au point où elle fut congelée il y a deux siècles, à l’époque de Hegel, par la
contre-révolution bourgeoise, mais avec l’expérience de deux siècles de
mensonge, de falsification, de prêchi-prêcha, l’expérience de deux siècles de
contre-révolution bourgeoise. L’Iran et la Pologne sont devenus la patrie de
Hegel. Les prolétaires iraniens et polonais somment le monde d’être
explicitement plus hégélien que Hegel.
La religiosité des Iraniens et des Polonais est désormais
consciente d’elle-même, elle contient manifestement le négatif. Tandis que la
religiosité secrète des soi-disant laïcs échappe encore à la conscience de soi
et donc à la critique. Les Iraniens si fanatiques et les Polonais si pieux sont
donc déjà beaucoup moins abîmés dans la religiosité que les censeurs de leur
prétendue arriération religieuse.
Les insurrections sociales d’Iran et de Pologne ont fait
descendre la communication de son ciel spectaculaire et en ont entrepris la
réalisation terrestre. Elles ont rendu manifeste que la lutte des pauvres
contre leur misère était immédiatement la redéfinition du monde lui-même, la
redéfinition pratique de la richesse. Elles ont rappelé ainsi ce qu’était
concrètement la réalisation de l’art et de la philosophie. Avec ces révolutions
la nouvelle époque a véritablement commencé parce qu’elle s’est reconnue
elle-même, en pratique, pour ce qu’elle est, parce qu’elle a commencé
manifestement à se définir elle-même. La question de savoir si ce monde peut
continuer comme avant a déjà été tranchée dans les faits en 1968. Il est
absolument certain que le monde sera révolutionné, quoi qu’il arrive. La seule
question est de savoir qui va bouleverser le monde : le monde sera-t-il
l’œuvre du monde lui-même, l’œuvre des pauvres devenus riches donc, ou bien
sera-t-il reconstruit sous les auspices de la classe dominante mondiale ?
Comme l’ont montré l’Iran et la Pologne, la nouvelle époque est bien celle du défi
mondial dont l’enjeu, toujours ouvert, est, pour la classe dominante un
nouveau partage du monde en son sein et, pour les pauvres, la redéfinition
du monde lui-même.
Il est désormais évident pour tout le monde que ce qui a
commencé en Iran et en Pologne, avec les conséquences universelles immédiates
de ces insurrections sociales, c’est la deuxième manche de la révolution
commencée en 1968. L’Iran et la Pologne ont d’ores et déjà été la confirmation
et la conclusion de 1968 : le commencement de la révolution mondiale ouverte.
Ce ne sont pas les théoriciens de Paris, de Ségovie, de
Florence qui peuvent apprendre à ces niais d’Iraniens et de Polonais ce qu’ils
devraient savoir, ce sont ces Iraniens et ces Polonais qui montrent aux
théoriciens de Paris, de Ségovie et de Florence, pour la plus grande honte de
ceux-ci, le retard et le sous-développement de la théorie critique
« moderne », non pas tant parce qu’elle n’aurait pas encore critiqué
la religion mais parce qu’elle ignore même que la religion n’est toujours pas
critiquée. Et ce qui doit être critiqué ne doit pas l’être au sens où il
faudrait déniaiser ces pauvres Iraniens et Polonais si pieux mais au sens où la
religion non critiquée recèle une vérité dont « la critique
révolutionnaire moderne » ignore jusqu’à l’existence, au sens donc où la
religion mérite toujours d’être critiquée, comme du temps de Hegel.
Il est remarquable qu’au moment même où les Iraniens et les
Polonais imposaient la visibilité du débat mondial sur la nature et les
modalités du monde, l’intégrisme crypto-situationniste tentait au nom de ses
dogmes, de réduire au silence le même débat dans la théorie. Nous ne sommes
donc pas seuls. Et désormais, nul ne peut ignorer que c’est contribuer à
l’étouffement des insurrections iranienne et polonaise que de ne pas contribuer
à ce débat.
2. Prétendue scission dans la théorie et
vraie contre-révolution dans le monde.
De même que la révolution française fut une prétendue
révolution et une vraie contre-révolution, la scission entre la religion et
le matérialisme ne fut qu’une prétendue scission au sein d’un seul et même
mensonge. C’est bien parce qu’il porte directement sur le principe du monde que
le mensonge religieux porte directement sur la communication. Mais il porte
mensongèrement sur ce principe spirituel en l’opposant à la boue du monde, en
exilant donc ce principe spirituel dans le ciel et en l’opposant à la boue
terrestre. La religion est donc secrètement matérialiste. Le matérialisme est
le secret du mensonge religieux. La prétendue et spectaculaire scission entre
le matérialisme et la religion n’est donc qu’un avatar de la scission propre au
mensonge religieux, elle est seulement l’autonomisation d’un moment du mensonge
religieux, le moment matérialiste de la religion qui se pose pour lui-même et
attaque le moment spiritualiste.
On assiste au cours du XIXe siècle au
dédoublement de ce dédoublement, à la prétendue critique matérialiste du
matérialisme, à la prétendue critique économique de l’économie. Et de même que
la prétendue scission entre religion et matérialisme fut confirmée par la
prétendue révolution de 1789, cette prétendue scission dans la prétendue
scission fut confirmée par la seconde édition de la contre-révolution
française, la prétendue révolution russe de 1917.
La prétendue révolution française est justement célèbre parce
qu’elle donna sa forme universelle à cet obscurantisme théorique de même que la
contre-révolution bourgeoise russe de 1917 est justement célèbre pour avoir
donné sa forme universelle à la prétendue critique matérialiste du
matérialisme, au renforcement de cet obscurantisme par son dédoublement. Les
contre-révolutions bourgeoises anglaises et hollandaises sont obscures parce
qu’elles ne furent que pratiques, qu’elles n’eurent pas le même intérêt pour la
propagande (pour la « conscience de soi », c’est-à-dire en vérité,
pour l’inconscience de soi !). Les contre-révolutions bourgeoises
française et russe ont ceci de moderne qu’elles ont éprouvé le besoin de paraître
des révolutions, d’être donc des spectacles de révolution. C’est là que réside
la preuve de leur caractère contre-révolutionnaire : elles n’ont eu
besoin de prendre des dehors révolutionnaires, de recourir au spectacle de la
révolution que parce qu’elles avaient à faire à des révolutions,
c’est-à-dire à des révoltes prolétariennes modernes.
C’est la prise au mot des principes spirituels de la
religion et la tentative de réalisation terrestre de ces principes par les
révoltes millénaristes qui révèlent le secret matérialiste du mensonge
religieux en révélant la spiritualité de la prétendue boue terrestre. La forme
théorique de la contre-révolution bourgeoise tente alors de fixer la
théorie du millénarisme en retournant comme un gant le mensonge religieux. Elle
nie le côté spirituel de la religion — et donc à travers lui le millénarisme —
en s’appuyant sur son côté matérialiste venu au premier plan. Elle n’exprime
plus la religiosité que dans des termes qui la nient. L’aventure théorique de
Marx est le résumé de cette aventure historique.
La nécessaire critique du matérialisme et de l’économie ne
conduit malheureusement Marx qu’à renforcer ce point de vue matérialiste et à
donner une forme cohérente à la morale économie, mais en y introduisant le
parti pris prolétarien : le point de vue millénariste tel qu’il peut
tenter de s’exprimer dans les termes du matérialisme, donc dans des termes qui
le nient. C’est précisément au nom de cette critique matérialiste du
matérialisme et des conséquences politiques de la morale économie que les
bolcheviks écraseront l’explosion millénariste des peuples russes. La prétendue
révolution de 1917 sanctionne la réussite de l’organisation de
l’incritiquabilité de la pensée de Marx.
Marx a bien formulé, sinon l’exigence elle-même de la
nécessaire critique de la religion, du moins la forme que devait nécessairement
prendre cette critique : la mise à nu des bases terrestres de la religion.
Cependant, il donna une mauvaise réponse à cette exigence. Cette base terrestre
que Marx assigne au mensonge religieux n’est en fait qu’un élément du mensonge
religieux lui-même, cette boue à laquelle la religion oppose son principe
spirituel. C’est donc du côté particulièrement mensonger de la religion que
Marx s’empare pour en faire la base terrestre du mensonge religieux. C’est pour
cela que Hegel est grand. Contre la dichotomie religieuse, contre l’opposition
de l’esprit et de la matière il défend l’immanence de l’esprit. Donc, en
faisant de l’économie le secret révélé de la religion c’est non seulement la
non-critique de l’économie que Marx accomplissait mais par la même occasion la
non-critique de la religion. Inversement, en critiquant effectivement
l’économie, Voyer introduisait sans même s’en douter la nécessité de la
critique de la religion dans la théorie.
La contre-révolution bolchevique avait expurgé son
territoire du millénarisme des pauvres comme le marxisme en avait expurgé la
pensée de Marx (avec d’autant plus de facilité que dans cette pensée le
millénarisme était contraint de s’exprimer dans les termes du matérialisme).
Mais ce nettoyage du matérialisme et de son empire de leurs scories
révolutionnaires s’est révélé, avec le retour visible de la révolution sociale,
comme le dépouillement par le millénarisme de ses haillons matérialistes.
Tandis que les pauvres ramenaient le millénarisme dans l’empire du marxisme et
partout dans le monde, l’I.S. le ramenait dans le marxisme lui-même. En 1968 et
depuis, ce millénarisme est sorti du marxisme en pratique et en théorie et a
véritablement retrouvé la pensée de Marx, en la critiquant. Depuis 1968 les
pauvres goguenards ridiculisent la morale économie et donnent raison à Marx
envers et contre Marx.
3. L'aliénation
est la religion par excellence.
Si la religion, en s’occupant de la communication, falsifie
cette question, au moins s’en préoccupe-t-elle explicitement et manifestement.
L’économie ne se préoccupe pas moins de cette question, non pour la falsifier
simplement, mais bien pour la dissimuler, mais bien pour la faire
disparaître selon le sage principe : pas de question, pas de
réponse !
Le but des promoteurs de l’économie n’est pas que la
religion soit enfin critiquée mais qu’elle ne le soit jamais. Or ce qui n’est
pas dépassé pourrit (même congelé !). Avec le règne de la pensée
économique la religion passe à la clandestinité et avec elle les questions
qu’elle soulève. L’I.S. a ramené ces questions dans la théorie quand le monde
les ramenait au grand jour dans le monde. Les tenants de l’idéologie économie
ne se sont acharnés sur la religion que pour ne plus entendre parler de la
divinité, de la communication comme question centrale.
Feuerbach montre que la religion est la première conscience
de soi de l’homme, de l’homme non en tant qu’individu mais en tant que genre,
puissant, ubique et parfait. Il montre encore que cette conscience est
indirecte, que l’homme ne se connaît qu’à travers une projection
fantasmagorique de son genre dans un ciel divin, en projetant d’abord son
essence hors de lui. La religion est donc une aliénation. Marx reproche à juste
titre à Feuerbach de considérer la religion comme l’aliénation par excellence,
comme toute aliénation. Il ne suffit pas de révéler la nature aliénée de la
religion pour délivrer l’homme de toute aliénation. Pour cela il faut supprimer
ce qui produit la religion, supprimer l’aliénation terrestre dans son ensemble.
Pour commencer, il faut expliquer les contradictions de la religion par les
contradictions de l’aliénation terrestre, il faut montrer les raisons
terrestres de la religion. La première de ces raisons est bien mise en évidence
par Marx : le genre humain est lui-même aliénation, sur terre. Ainsi Marx
montre que la politique est une aliénation au même titre que la religion avec
cette différence que cette aliénation n’a plus lieu dans la pensée mais sur
terre, de la manière la plus pratique. La seconde de ces raisons passe à peu
près inaperçue de Marx ou plutôt il ne parvient jamais à l’exprimer. La seconde
de ces raisons est que l’aliénation terrestre est elle-même religieuse.
Marx le souligne occasionnellement, ainsi lorsqu’il remarque que la politique
est non seulement une aliénation mais une aliénation de type religieux,
lorsqu’il évoque le fétichisme de la marchandise ou le judaïsme pratique de la
société civile. Sur ce point de la religiosité du monde de l’aliénation, Hegel
est incomparable. Comme le veut Hegel, le monde terrestre de l’aliénation est religion,
la religion terrestre de l’esprit pratique terrestre. Ce n’est pas seulement la
religion proprement dite qui est fantasmagorie, mais le monde de l’aliénation
lui-même. Ce n’est pas un des moindres apports de l’I.S. d’avoir montré, en
plein triomphe du matérialisme, que le spectacle était l’héritier de la
religion. Et le spectacle ne peut être l’héritier de la religion que parce
qu’il révèle au monde sa nature religieuse, que parce que la nature religieuse
du monde de l’aliénation se révèle aujourd’hui dans le monde même comme
elle se révéla jadis dans la religion proprement dite. Marx a montré le
caractère illusoire, hors de ce monde de la communauté politique, autrement dit
son côté spectaculaire. Les situationnistes ont montré le caractère illusoire,
hors de ce monde de la marchandise, de la communauté argent.
Contrairement à ce que pensait Feuerbach, la religion n’était pas
l’objectivation du genre humain mais au contraire son concept subjectif. Cette
objectivation a lieu dans le monde même, elle est le monde même, le monde du
spectacle. Ce qui se révèle dans le spectacle est donc aussi bien l’aliénation
que la nature religieuse de l’aliénation. Ce n’est pas la religion qui est
l’aliénation par excellence, mais l’aliénation qui est la vraie religion. Dans
ce monde religieux, les fortes têtes laïques de Libération sont soumises
quotidiennement à des rites bien plus futiles que les Iraniens irrationnels que
ces fortes têtes toisent de si haut après avoir encensé leurs maîtres.
Hegel avait raison contre les rationalistes bourgeois de
vouloir montrer la nature religieuse du monde puisque telle est la nature du
monde de l’aliénation. C’est précisément cette nature que les rationalistes
bourgeois veulent dissimuler. Les Lumières sont la réponse de la bourgeoisie dans
la théorie au millénarisme, une critique à la bourgeoise de la
religion selon le sage principe : mieux vaut prévenir que guérir.
(Évidemment, quand les putes intellectuelles attaquent les Lumières c’est pour
ravaler les idéaux humanistes à leur propre petitesse de pute intellectuelle,
défendre la religion contre le millénarisme, abaisser Marx et Hegel.) Cependant
Hegel a tort de montrer cela en portant le monde dans la religion, en portant
le monde dans la pensée au lieu de porter résolument la religion dans le monde
comme les pauvres y portent le feu quand ils se révoltent. Feuerbach a montré
justement que la religion sous la forme philosophique que voulait lui donner
Hegel n’était qu’un déguisement de la religion, la religion qui fait appel à la
raison et non pas la révélation véritable de l’essence pratiquement religieuse
de l’aliénation. Feuerbach lui-même est timide. Il fait bien de la religion
l’aliénation par excellence, mais cette aliénation demeure dans la pensée, dans
la philosophie. Il suffit de supprimer cette aliénation dans la pensée pour que
l’aliénation soit supprimée dans le monde. Feuerbach ne porte pas non plus
résolument la religion dans le monde. Ce sera le projet explicite de Marx,
projet que Marx s’empressera de trahir. Au lieu de montrer la nature religieuse
de l’aliénation, il conclura à la nature économique de la religion ! Donc,
d’une certaine manière, c’est encore un monde que Marx porte dans la pensée.
Tandis que Hegel porte le monde dans la pensée, mais le monde justement, Marx
ne porte dans la pensée qu’un fantôme de monde, une caricature
pseudo-rationnelle du monde. La religion qui fait appel à la raison est encore
préférable à la religion qui fait appel à la déraison matérialiste.
Hegel avait raison également quand il voulait montrer
l’immanence de la religion dans le monde ou plus exactement, en ce qui le
concerne, l’immanence du monde dans la religion contre les prétentions des
rationalistes bourgeois à séparer le monde et la religion. Aujourd’hui le
spectacle démontre à l’évidence que si quelque chose comme le spectacle existe
ce ne peut être que parce que le monde est de nature spectacliste. Ce monde
donne donc raison à Hegel contre ses adversaires car il n’est plus possible de
prétendre séparer du monde le monde du spectacle. Chaque jour le spectacle
démontre l’immanence de l’esprit postulée par Hegel. Et il possède sur Hegel
cet avantage : il fait cette démonstration dans le monde et non plus
seulement dans la pensée, non plus seulement dans la philosophie. Le spectacle
révèle enfin, pour tous, la nature profondément religieuse de l’aliénation et
donc la nature profondément divine de la communication. L’aliénation atteint à
la conscience de soi dans la religion et à l’objectivité dans le spectacle.
Heil Hegel !
Le principe divin de l’humanité est la communication qui
recèle justement le principal attribut prêté à la divinité par la
religion : l’ubiquité. C’est seulement parce que le genre humain pratique
réellement et effectivement l’ubiquité sur terre qu’il peut la concevoir dans
le ciel divin, théoriquement. L’Inca déclarait au Conquistador : pas une
feuille ne peut bouger, dans mon royaume, sans que j’en sois averti !
Contre Hegel, malgré Strauss, Feuerbach et Marx et un peu
grâce à ces derniers, ce monde, par l’intermédiaire de sa classe dominante, et
de ses valets de plume, a réussi à dissimuler dans la théorie la nature
religieuse du monde de l’aliénation et donc la nature de la religion proprement
dite, de la religion comme moment séparé et individualisé du monde, la religion
en tant que conscience de soi de l’aliénation. Marx a failli dans la tâche
qu’il s’était assigné. Il n’a pas montré la raison terrestre de la religion
dans les contradictions terrestres qui la rendent nécessaire, il n’a pas
expliqué la religion céleste par la religion terrestre, puisque tout au
contraire il a surenchéri sur le mensonge qui veut dissimuler les raisons
terrestres de la religion et dissimuler ce qui dans la religion est vrai. Les
raisons terrestres de la religion céleste sont nécessairement de nature
religieuse. C’est sur terre même que la vie de l’homme prend un aspect
religieux : d’une part une terre, la misère et de l’autre un ciel, la
richesse. Le grand mérite des situationnistes et de Debord en particulier est
de définir la richesse dans notre monde comme un spectacle. Comme dans
la religion proprement dite, la richesse est révélée dans un spectacle
de la richesse. Il n’y a pas d’aliénation profane, de forme profane de
l’aliénation car, comme le voulait Hegel, dans l’aliénation l’Esprit est en
jeu. Les anciens et les sauvages ont raison. Cette terre est sacrée. Le Mana
existe. Critiquer la religion, c’est montrer la nature religieuse de
l’aliénation. Montrer seulement la nature aliénée de la religion, comme
Feuerbach, ce n’est pas encore montrer la nature religieuse de l’aliénation. Ce
n’est pas la religion qui doit faire appel à la raison mais bien la raison qui
doit faire appel à la religion, pour l’abattre. Aujourd’hui, nous nous
retrouvons devant la même tâche que Marx en 1840 : montrer les raisons
terrestres de la religion et donc en fin de compte les raisons terrestres de la
terre mais avec cet avantage que, depuis, cent ans de guerre sociale ont passé
et que Marx, l’I.S. et quelques autres ont existé. Il faut donc considérer ce
premier numéro de la Revue de préhistoire contemporaine comme le numéro
deux des Annales franco-allemandes.
4. Marx jeune et la
religion.
Selon le Marx de La question juive l’État politique pur,
l’État démocratique athée est le véritable État chrétien car il réalise l’idéal
chrétien d’égalité et de fraternité. Tandis que l’État chrétien, monstre
hybride, religieux à l’égard de la politique puisque asservissant la politique
à des préceptes religieux, et politique à l’égard de la religion qui n’est pour
lui qu’un moyen politique, n’est ni véritablement chrétien, ni
véritablement politique ; l’État politique athée est véritablement État
puisqu’il a libéré la politique de tout dogme religieux, et véritablement
chrétien puisqu’il réalise par des moyens purement politiques l’idéal chrétien
d’égalité et de fraternité, le fondement humain du christianisme.
Cependant, si l’État politique athée réalise l’idéal
chrétien de l’égalité et de la fraternité, il ne réalise cet idéal que dans
l’idéal, c’est-à-dire d’une manière religieuse encore, car il repose en fait
sur le contraire de cet idéal, sur la société civile bourgeoise, sur la société
de la marchandise. La majorité des hommes ne vivant pas dans l’État
démocratique athée, mais dans la société marchande, la réalisation politique de
l’idéal chrétien n’est pour eux qu’une réalisation idéale, religieuse. Cette
réalisation des principes chrétiens dans le ciel terrestre de l’État
s’accompagne même pour eux de leur total abandon à la brutalité de la société
marchande. L’État démocratique athée ne libère pas les hommes de la tyrannie et
de la brutalité de la marchandise, il libère seulement la marchandise de la
tyrannie politique. L’État politique athée n’est donc pas seulement l’État qui
se libère de la religion, c’est aussi bien la société de la marchandise qui se
libère de la politique, qui libère l’État de la religion pour se libérer
elle-même de l’État. Mais puisque cet État politique pur que libère la société
de la marchandise est lui-même réalisation du principe humain du christianisme,
c’est donc du christianisme lui-même que se libère la société marchande. La
société marchande rejette le christianisme dans sa réalisation
politique, elle rejette tout principe chrétien d’égalité et de fraternité dans
l’État politique pur et se libère ainsi du christianisme, de tout principe
d’égalité et de fraternité. Mais tandis que la poli tique est libérée de la
religion, de toute religion, la société de la marchandise est seulement
libérée du christianisme, seulement libérée d’une forme particulière de la
religion. Ainsi, cette société peut donner libre cours à son principe religieux
propre, à son principe judaïque. Elle peut réaliser le fondement humain de la
religion juive. Quand le principe humain du christianisme est confié à la
police, le monde totalement juif de la marchandise peut enfin se livrer en
toute quiétude à sa passion pour l’argent.
Marx met donc en évidence ce paradoxe surprenant :
l’État libéré de toute religion, l’État véritablement chrétien par opposition à
l’État chrétien du roi de Prusse, monstre hybride, est aux mains d’une société
totalement religieuse et non seulement totalement religieuse mais totalement
juive. Ce n’est qu’en apparence que le christianisme a vaincu le
judaïsme. Il était trop élevé, trop spiritualiste, pour éliminer la
brutalité du besoin pratique autrement qu’en le sublimisant dans une brume
éthérée. Le christianisme est la pensée sublime du judaïsme, le judaïsme est la
mise en pratique vulgaire du christianisme ; mais cette mise en pratique
ne pouvait devenir générale qu’après que le christianisme en tant que religion
parfaite eut achevé, du moins en théorie, de rendre l’homme étranger à
lui-même. Par définition, le chrétien fut le juif théorisant ; le juif
est, par conséquent, le chrétien pratique. Le judaïsme atteint son apogée
seulement avec la perfection de la société bourgeoise. Mais la société
bourgeoise n’atteint sa perfection que dans un monde chrétien, dans un monde où
l’État réalise politiquement les principes du christianisme. C’est la même
contradiction qui existe entre la puissance politique réelle du juif — donc du
juif proprement dit aussi bien que du chrétien devenu juif pratique — et ses
droits politiques, c’est la contradiction entre la politique et la puissance de
l’argent. Dans la société bourgeoise parfaite, la politique est théoriquement
au-dessus de l’argent, puisqu’elle est libérée de toute religion, mais
pratiquement elle en est devenue la prisonnière absolue comme, dans la légende
hellénistique, le Christ était le prisonnier des Juifs. Le christianisme qui
est issu du judaïsme a fini par retourner au judaïsme.
L’État est donc libéré de la religion quand il devient le
serviteur d’une société totalement religieuse. Si l’État démocratique athée est
la vraie sécularisation du christianisme, la société qui a libéré cet État est
la vraie terre promise. Aussi l’émancipation du juif a-t-elle pu se faire d’une
manière tout opposée à celle que préconisait Bauer : les juifs se sont
émancipés dans la mesure où les chrétiens sont devenus juifs. Ce n’est donc
pas, comme le voulait Bauer, le juif qui doit d’abord accéder au christianisme
en reniant son judaïsme pour ensuite se libérer de toute religion en même temps
que les chrétiens. Ce sont les chrétiens qui doivent s’émanciper de leur propre
judaïsme ! Dans la société marchande libérée de la poli tique, tous les
hommes sont devenus juifs pratiques. Ce ne sont pas les juifs proprement dits
qui sont limités socialement comme le voulait Bauer, c’est la société qui est
judaïquement limitée. L’émancipation de l’homme est donc l’émancipation de la
société du judaïsme pratique, de l’aliénation pratique. L’argent est l’essence
séparée de l’homme, de son travail, de son existence ; et cette essence
étrangère le domine et il l’adore. Le dieu des juifs s’est sécularisé et est
devenu le dieu mondial. Le change voilà le vrai dieu des juifs. Les habitants
religieux et politiquement libres du « monde libre » sont une espèce
de Laocoon qui ne fait pas le moindre effort pour se délivrer des serpents qui
l’enserrent. Mammon est leur idole qu’ils adorent non seulement des lèvres mais
de toutes les forces de leur corps et de leur esprit. La terre n’est à leurs
yeux qu’une Bourse, et ils sont persuadés qu’ils n’ont ici-bas d’autre destinée
que de devenir plus riches que leurs voisins. Le trafic s’est emparé de toutes
leurs pensées, et ils n’ont d’autre délassement que de changer d’objet.
Aussi bien n’est-ce pas seulement dans le Pentateuque et le
Talmud, mais dans la société actuelle que nous trouvons l’essence du juif de
nos jours, non pas une essence abstraite, mais une essence hautement
empirique, non pas en tant que limitation sociale du juif, mais en tant que
limitation juive de la société ! C’est bien parce que l’essence véritable
du juif s’est réalisée d’une manière générale dans la société bourgeoise, que
la société bourgeoise n’a pu convaincre le juif de l’irréalité de son essence religieuse
qui n’est précisément que la conception idéale, théorique, du besoin pratique.
La ténacité du juif nous l’expliquons non par sa religion, mais plutôt par le
fondement humain, pratique, de sa religion, le besoin pratique, le commerce,
l’argent. De même, la racaille bourgeoise, économique et matérialiste en
théorie (donc chrétienne en théorie et juive en pratique) n’a pu nous
convaincre, comme on peut le constater aisément, de l’irréalité du principe
religieux pratique du monde de l’aliénation. Le monde qui se libère de la
tyrannie d’une forme particulière de religion en libérant l’État de la tyrannie
de toute religion est bien lui-même un monde doublement religieux :
l’État politique pur de saint Robespierre et de saint Lénine est lui-même la
réalisation religieuse, sur terre, du principe humain du christianisme ;
la société de la marchandise libérée de la politique et du christianisme donne
libre cours, sans plus d’entrave, à son essence juive, ou plutôt à son essence
pratiquement religieuse, l’argent, le commerce, dont le judaïsme est seulement
l’expression théorique.
Cela explique la théorie juive du bouc émissaire : la
persécution des Juifs dans les États chrétiens allemands, polonais, russes
tsariste et stalinien, roumain, etc. n’est rien d’autre qu’une tentative de ces
sociétés pour se dissimuler leur menaçante nature profondément juive,
profondément marchande. De même cela explique pourquoi les véritables États
chrétiens de Bagdad, Tripoli, Damas sont contraints de persécuter les
bastions marchands d’Israël et du Liban pour les mêmes raisons : ces
monstrueux États hybrides sont tous également menacés par la judaïsation du
monde, sa commercialisation, d’une part et par la révolte de leurs pauvres
d’autre part.
Marx note justement que c’est dans l’État le plus
démocratique de son temps, les États-Unis d’Amérique, que les citoyens sont le
plus religieux, que la religion devient même une préparation au business, un
tremplin à la réussite dans la libre entreprise et que donc un État peut être
libre de la religion sans que les citoyens le soient pour autant, ce qui
confirme tout à fait notre point de vue. Si le monde de la marchandise est un
monde religieux, le fait que l’État soit libéré de la religion entraîne que les
citoyens y sont d’autant plus soumis puisqu’ils sont soumis à un monde d’autant
plus religieux qu’il s’est plus libéré de la politique. Ensuite, si le monde de
la marchandise est un monde totalement religieux, la religion est
nécessairement la meilleure préparation au business. De même, c’est aux U.S.A.
que la question juive est résolue d’une manière tout à fait opposée à celle
qu’envisageait Bauer. Il n’est que de considérer aujourd’hui la puissance du
lobby juif. Il est d’ailleurs abusif de parler de lobby puisque si les juifs
sont libérés aux U.S.A. c’est parce que, Marx dixit, la société est elle-même
totalement judaïsée. Les U.S.A. sont le véritable Israël. Tout le reste est
bavardage, spectacle. Inversement l’État allemand étant toujours demeuré plus
ou moins un État chrétien, c’est donc en Allemagne que la question juive a pris
la tournure que l’on sait avec le nazisme, État chrétien s’il en fut.
Il n’est donc pas étonnant que ce soit un Américain et un
Américain vivant en Californie, Ken Knabb, qui le premier à notre connaissance,
nota, dans sa brochure The Realization and Suppression of Religion
(Berkeley, 1977) traduite depuis en français, les insuffisances de la critique
situationniste relativement à la religion. Il note que : « Chaque
nouvelle manifestation religieuse est la preuve de l’échec de la théorie
radicale à exprimer la signification cachée et authentique qui est recherchée à
travers ces formes. » Il note encore : « On n’explique pas la
religion seulement par son rôle social ou son développement dans l’histoire. On
se doit de découvrir le contenu qui est exprimé dans les formes religieuses.
C’est parce que les révolutionnaires n’ont pas réglé son compte à la religion
que celle-ci revient sans cesse les hanter. C’est parce que sa critique est
restée abstraite, superficielle, vulgairement matérialiste, que la religion
renaît continuellement sous de nouvelles formes, y compris parmi ceux qui s’y
opposaient auparavant pour toutes les correctes raisons matérialistes. Les
situationnistes peuvent bien observer avec complaisance que « toutes les
églises sont en train de se décomposer » et ne pas remarquer qu’on assiste
également, précisément dans les pays industriels les plus avancés, à la
prolifération de milliers de religions et de néo-religions. (...) Les
situationnistes ont recommencé la critique radicale de la religion, abandonnée
par la Gauche, et l’ont étendue à ses formes modernes et sécularisées : le
spectacle, la loyauté sacrificielle aux leaders ou à l’idéologie, etc... Mais
leur attachement à une position unilatérale et non dialectique de la religion a
reflété et renforce certains défauts du mouvement situationniste. Se
développant à partir de la perspective que, pour être dépassé, l’art doit être
à la fois supprimé et réalisé, la théorie situationniste n’a pas su voir qu’une
position analogue devait être adoptée à l’égard de la religion. (...) Pour des
gens qui veulent « dépasser toutes les acquisitions culturelles » et
réaliser « l’homme total », les situationnistes sont souvent
étonnamment ignorants des traits les plus élémentaires de la religion. (...)
Quand les situationnistes traitent de la religion, c’est généralement à travers
ses aspects les plus superficiels et les plus spectaculaires, comme un
épouvantail que réfuteront avec mépris ceux qui sont incapables de réfuter quoi
que ce soit d’autre. (...) Des questions qui mériteraient un examen et un débat
sont ignorées parce qu’elles ont été monopolisées par la religion ou qu’il se
trouve qu’elles sont connues en des termes partiellement religieux. Certains
peuvent pressentir l’inadéquation d’un tel rejet, mais ils ne sont pas sûrs de
la manière dont on pourrait agir autrement sur un terrain aussi tabou, et donc
eux aussi se taisent ou retombent dans la banalité. »
À propos de la prétendue décomposition des Églises qui
réjouissait tant les situationnistes (les situationnistes ne sont pas bien
inspirés sur les questions de décomposition) le même Marx note : lorsque
« dans la démocratie parfaite » le christianisme devient une affaire
strictement privée, « une affaire de cœur ennemi du monde », le
christianisme « atteint l’expression pratique de sa signification
religieuse universelle parce que les conceptions du monde les plus variées
viennent se grouper dans la forme du christianisme et surtout parce que le
christianisme n’exige même pas que l’on professe ce christianisme, mais que
l’on ait de la religion, une religion quelconque. » Voilà qui est tout
différent des anathèmes que les situationnistes lançaient à cet œcuménisme qui
fleurit aujourd’hui mais dont Marx notait la présence et surtout le concept il
y a plus de cent ans. Et qu’y a-t-il de changé aujourd’hui quant à l’actualité
de ces remarques sur les États-Unis et sur l’œcuménisme ?
Où est cette prétendue critique de la religion ?
Et si cette critique existe où sont ses effets ?
Aujourd’hui, « la conscience religieuse se délecte dans la richesse de la
contradiction religieuse et de la variété religieuse. » Cette phrase a
cent quarante ans. On comprend que Althusser n’aime pas ce jeune Marx. On voit
bien aujourd’hui pourquoi. Et ce ne sont pas les anathèmes qui peuvent gêner le
moins du monde les embrassades marxo-chrétiennes personnifiées par la crotte
Garaudy ou celles talmudo-laïques personnifiées par la merde Lévy.
Bani Sadr est donc tout à fait fondé de reprocher à la
« République Islamique » de Khomeiny de n’être ni véritablement un
État, ni véritablement islamique. Cet État d’exception chrétien,
politique à l’égard de la religion et religieux à l’égard de la politique, est
tout ce qui a pu être édifié pour combattre la longue révolution d’Iran. Au
grand désappointement des hommes d’État, ou candidats hommes d’État, iraniens
au chômage, qui rêvent d’un État politique pur réalisant la religion dans le
ciel de l’État et libérant la marchandise de la politique en la libérant de la
menace millénariste, c’est justement cette forme classique du spectacle de la
religion, du spectacle de la critique de la religion qui est déjà
récusée par les pauvres avec le renversement du régime du Shah. Les espoirs de
Bani Sadr et de ses amis politiciens sont donc mort-nés, non par la faute du
fanatisme islamique mais bien à cause de la révolte des pauvres telle que seuls
les curés islamiques sont encore capables d’essayer de la contenir.
Alors qu’en Iran les politiciens et l’encadrement social
critiquaient les limites évidentes de la réalisation de l’État laïque par le
régime du Shah, principalement son organisation trop familiale du racket, les
pauvres se révoltaient non contre les limites de cette réalisation mais bien
contre son principe même. Malgré la sanglante contre-révolution cléricale en
cours, leur tentative se poursuit. Car ce n’est pas une défaite que d’avoir
renvoyé visiblement la religion dans l’État, mais une condition de sa critique.
Les pauvres d’Iran se sont ainsi mis en mesure de combattre, pour ce qu’il est,
leur ennemi séculaire.
Partout dans le monde la religion est renvoyée dans l’État
par les pauvres qui s’attaquent à la religiosité de la marchandise. Comme le
note parfaitement Hegel, si l’État est capable de faire observer les lois, les
citoyens n’obéissent que contraints et forcés. La religion seule est capable
d’entraîner leur enthousiasme et leur amour. Aujourd’hui l’État a bien besoin
de cet enthousiasme et de cet amour. Il doit donc à nouveau se mêler de
religion et de morale, il doit donc à nouveau mélanger raison d’État et loi du
cœur. L’État politique pur, réalisation politique de l’idéal chrétien, a fait
son temps. Le coup de 1793 ne se reproduira pas. Depuis, à chaque fois que les
pauvres ont serré de trop près la question de la communication, il a fallu ressortir
l’État chrétien du roi de Prusse, en Russie en 1917, en Allemagne en 1933, en
Iran aujourd’hui. Partout l’ennemi est contraint de répondre à la critique
millénariste de la religiosité marchande par la moralisation du spectacle, ce
que nous nommons plus loin sa situationnisation, notamment en France avec
l’accession au pouvoir d’État des curés laïques socialeux. C’est ce qui agit en
Iran et en Pologne qui a poussé des Reagan et des Mitterrand là où ils sont et,
à travers des méthodes apparemment opposées, leur seule et unique tâche est de
vaincre le scepticisme menaçant des pauvres, de les contraindre à la
participation active à la marchandise et à l’État. Ils doivent donc mener à
bien la même tâche que les bureaucrates et les mollards chrétiens de Pologne ou
les curés islamiques d’Iran.
Au Nicaragua comme ailleurs, l’Église vole au secours de la
bureaucratie grâce à un nouveau Concordat. Puisque la bureaucratie est
idéologiquement défaillante et qu’elle doit désormais, comme l’a montré
irréfutablement la Pologne, cantonner son rôle policier au domaine purement
militaire, l’Église catholico-socialeuse reprend à son compte la lutte
idéologique et la manipulation populaire. Au Nicaragua comme ailleurs, le
racket social, même bureaucratique, ne se maintient qu’en étalant toujours plus
massivement sa vérité religieuse et doit donc défendre à son tour les
représentants autorisés de la religion : « il n’est pas possible
d’accepter que, sous couvert d’ironie, on porte atteinte à la dignité des
personnes, et qu’à travers elles on blesse le sentiment religieux du
peuple » (Le Monde du 23 août 1980) déclarait le ministre de
l’Intérieur sandiniste, pour justifier la suspension momentanée d’une émission
radiophonique qui avait « manqué de respect » envers l’archevêque de
Managua, chef de la hiérarchie catholique du pays.
Tandis qu’au Nicaragua, l’État sandiniste réalise dans les
faits la réconciliation de la bureaucratie stalinoïde et de la religion et que
l’Eglise, de son côté, travaille si bien à la réconciliation du millénarisme
des pauvres avec le racket mondial, en France, pour les nécessités de la même
opération de double réconciliation, le conseiller Debray, l’esprit à pied,
s’élève (mais trop tard) jusqu’à la babouche gauche d’Ali Chariati et
entreprend de moderniser l’idéologie matérialo-économique du clergé laïque
français en ramenant en son sein la religion, comme le philosophe iranien avait
modernisé l’islam chiite en ramenant en son sein l’idéologie
matérialo-économique. Ainsi, dans Critique de la raison politique, le
situationniste d’État donne un véritable cas d’espèce du tiers-mondisme
situationnisé et de son œcuménisme théorique. De l’islamisation de l’idéologie
française. S’il en était besoin le développement, d’un bout à l’autre du
continent américain, de multiples contre-offensives cléricales suffirait à lui
seul à prouver, comme s’il en était l’ombre, le retour là aussi de la grande
menace millénariste. Ce que précisément tous les clergés du monde, avec tous
leurs Debray, s’efforcent de conjurer. Pourtant la couverture est réversible.
Comme partout dans le monde, le millénarisme social des pauvres se sert, pour
se protéger momentanément de la vietnamisation, de la couverture de cette
troisième voie cléricale qui sert elle-même de couverture au racket social.
Même après que les révolutions d’Iran et de Pologne soient entrées dans leur
phase critique il est difficile de dire qui, de cette troisième voie cléricale
ou du millénarisme des pauvres, arrivera le mieux à se servir de l’autre. En
Amérique du Sud, comme en Pologne et en Iran, si le clergé socialisé peut
s’imposer comme la base arrière de l’insurrection sociale aussi bien que comme
la base arrière de son aliénation, c’est que la communication et son contrôle
se sont imposés manifestement comme le terrain, le moyen et l’enjeu du conflit
social. Si les pauvres peuvent se servir de cette troisième voie cléricale
c’est qu’elle leur permet d’opposer le point de vue de la communication à la
conception politique de la révolution. Et si le clergé peut être à la fois le
point d’appui des pauvres et celui du racket social c’est qu’il monopolise
encore l’expression du point de vue de la communication. Et c’est ce monopole
qu’il faut lui arracher. Aujourd’hui dans le monde iranisé, pour qui veut
combattre le racket social et le vaincre, il est absolument indispensable
d’attaquer à sa racine cette contre-révolution moderne, secret révélé
des contre-révolutions politiques et de leur archaïsme policier.
Dernièrement, l’état d’urgence a été décrété au Nicaragua
par la racaille sandiniste avec l’approbation de la bourgeoisie libérale du
pays. C’est bien dire contre qui a été décrété cet état d’urgence. Si
vous retirez les bureaucrates, les bourgeois et les curés, que
reste-t-il ?
5. Hegel et la
contre révolution bourgeoise.
Voilà qui éclaire d’un jour tout nouveau les travaux de
Hegel et tout particulièrement son acharnement à ramener le rationnel au
religieux. Après l’écrasement des pauvres en 1793, après l’écrasement de ceux
qui pouvaient seuls critiquer la religion parce qu’ils pouvaient seuls
critiquer la structure religieuse du monde de l’aliénation, peut commencer dans
les idées une entreprise de calomnie de la richesse et de l’esprit et
cela évidemment sous le drapeau de la richesse comme plus tard la confirmation
de cette calomnie se poursuivit « sous la bannière du marxisme ».
C’est dans le cadre de cette entreprise de calomnie et contre elle que Hegel
s’insurge. C’est le meilleur côté de Hegel qui est évidemment taxé de
réactionnaire par toute la racaille matérialiste et économique. Et pour cause
puisque c’est contre l’entreprise de calomnie de cette racaille que Hegel
luttait, contre ces rationalistes bourgeois dignes héritiers ou ancêtres de ces
autres bourgeois qui avaient écrasé les pauvres en 1793.
La religion est une calomnie du monde. C’est bien ce que
Marx lui reproche, après Hegel, et nous sommes d’accord avec lui sur ce point.
La religion prétend que l’esprit n’est pas de ce monde et elle se pose comme
l’esprit d’un monde sans esprit. C’est là son matérialisme secret. Elle prétend
que ce monde est matérialiste et elle ne loue l’esprit que pour calomnier ce
monde. Elle ne loue l’esprit que pour reprocher à ce monde son matérialisme
(air connu). En quelque sorte la religion monothéiste dénigre et conteste la
religiosité du monde de l’aliénation qui est sa concurrente directe. Nous nous
séparons de Marx quand il épouse le mensonge de la religion alors qu’il croit
le combattre, quand il prétend lui aussi que ce monde est non seulement
matérialiste mais matériel. Il ne fait que rendre explicite le matérialisme
secret et honteux de la religion. Et nous lui opposons évidemment Hegel
qui relève la contradiction de la religion et qui la combat en affirmant la
religiosité intrinsèque du monde (voir à ce sujet l’étude de Colletti Le
marxisme et Hegel). Hegel s’indigne comme d’un sacrilège que le dogmatisme
religieux puisse prétendre que Dieu n’est qu’un seul côté du monde. Et c’est
effectivement un sacrilège.
La pensée de Hegel est le testament de la révolte de 1789,
de son écrasement et non pas théorie de la restauration comme le voudrait
Korsch. (Quelle restauration d’ailleurs comme s’il était possible de faire encore
une restauration après une répression aussi sévère que la contre-révolution
bourgeoise. Cette prétendue restauration n’est en fait qu’un spectacle destiné
à accréditer comme révolution un autre spectacle : celui de la prétendue
révolution française. De même que la révolution française fut spectacle d’une
révolution, la restauration ne fut que spectacle d’une contre-révolution. Nous
y reviendrons. La seule véritable restauration qui eut lieu fut celle de
Staline : Staline restaura effectivement l’État chrétien, l’État religieux
en Russie sur les ruines du rêve d’État politique pur de Lénine, cela sous les
yeux de Korsch. C’est pourquoi Korsch parle de restauration.) Hegel conserve
justement dans la théorie, comme un gardien du feu sacré, ce qui doit être
conservé puisqu’il n’a pas été véritablement aboli mais seulement aboli en
mascarade, en spectacle. Il ne tente pas de dissimuler, comme ses prétendus
critiques, ce que le monde de la bourgeoisie tente de dissimuler à défaut de
pouvoir le résoudre. Oui, Hegel nous montre honnêtement ce que 1789 vaincu nous
lègue : la religion non critiquée, sa critique tant théorique que pratique
étouffée par ce que Hegel nomme le dogmatisme, digne pendant théorique du
jacobinisme pratique, enfin la nécessité de la critique de la religion et du
monde de la religion. Il est bien évident que ce n’étaient pas les gens qui avaient
écrasé une révolution en prétendant l’accomplir dans la mascarade qui allaient
crier sur les toits que la religion n’était toujours pas critiquée,
c’est-à-dire réalisée, autrement dit que la révolution n’était toujours
pas accomplie.
Contre ces rationalistes qui n’ont de cesse de déclarer la
religion critiquée et le monde religieux aboli, Hegel a raison. Puisqu’en
vérité la religion n’a pas été critiquée, puisqu’en vérité le monde religieux,
le monde fétichiste n’a pas été aboli, le rationnel repose donc toujours
nécessairement dans la religion et dans un monde religieux. Contre ce genre de
rationalistes Hegel a donc raison d’identifier la science avec la rationalité
de la religion. Ces rationalistes n’ont de cesse de calomnier le rationnel,
l’esprit, la richesse en les dépeignant sous des couleurs repoussantes. Hegel
n’a de cesse, lui, de glorifier l’esprit et le rationnel là où ils sont de
toute façon demeurés : dans la religion, dans le monde religieux. Et
aujourd’hui toute la science de ces rationalistes-là n’a pas aboli le monde
religieux, plus religieux que jamais et tout au contraire l’histoire récente
permet de voir le rôle de ce rationalisme dans le maintien de ce monde
religieux et dans le perfectionnement de sa religiosité. Contre ces
rationalistes prétendus, Hegel voulait sauver le côté spirituel de la religion
qui est effectivement le bon côté de la religion. Il s’ensuit donc qu’il n’y a
pas deux aspects fameux de la théorie de Hegel, le côté exotérique
réactionnaire et le côté ésotérique révolutionnaire : le côté le plus
exotérique, le plus apparemment réactionnaire est aussi le plus
révolutionnaire, le plus critique, le plus honnête. Si ce côté est
réactionnaire c’est seulement parce qu’il réagit contre le rationalisme
prétendu du matérialisme et de l’économie. Et réagir contre ce qui est
réactionnaire, contre ce qui est une calomnie d’un mouvement révolutionnaire
vaincu, est révolutionnaire. C’est la réaction de la réaction. C’est Hegel qui
maintient bien haut la nécessité de la critique de la religion et de
l’abolition du monde religieux contre ceux qui prétendent que tout cela est
chose faite et qui proposent toutes sortes de combats contre toutes sortes de
moulins à vent. Il s’ensuit donc que Hegel n’est toujours pas critiqué.
Les rationalistes bourgeois, marxistes, qui ont prétendu
critiquer Hegel sont en fait ce que critique Hegel. Cela explique aussi
pourquoi alors qu’aujourd’hui les propos de Marx et ceux de l’I.S. ne sont plus
scandaleux, ceux de Hegel le sont toujours. En 1810 Hegel s’élevait déjà contre
ce qui « triomphe » aujourd’hui. Hegel a été autant que sa
malheureuse époque. Ceux qui prétendent le critiquer sont moins. C’est donc
toujours Hegel qui les juge et non l’inverse. Hegel n’est pas le docteur rouge,
c’est le diable.
On ne peut quand même pas reprocher à Hegel de n’avoir pas
critiqué à lui tout seul la religion et en prime le monde religieux alors que
les vrais ennemis de la religion étaient vaincus. Au moins Hegel a joué franc
jeu et n’a pas donné des vessies pour des lanternes. Ainsi ne prit-il pas la
prétendue révolution bourgeoise pour ce qu’elle ne fut pas, comme tant d’autres
s’empressèrent de le faire, on voit mieux pourquoi aujourd’hui. Ainsi ne
prit-il pas une contre-révolution pour une révolution. En toute honnêteté et
rigueur Hegel sut voir que cette « révolution » ne pouvait satisfaire
un défenseur de l’esprit, de la richesse et du rationnel. C’est ce dédain de la
prétendue révolution française par Hegel qui horrifie des générations de
degauches français, on commence à comprendre un peu mieux pourquoi aujourd’hui.
Cette distance de Hegel, sa préférence pour des formes sociales honnies par la
degaucherie et la haine qu’elle suscite de la part de cette degaucherie
rappellent dans une période plus récente le traitement par les mêmes degauches
de ceux qui se détournaient de la « révolution » russe de 1917 tel
Breton par exemple. Et pour les mêmes raisons, évidemment. Contre tous ces
zélés prétendus critiques, Hegel sut être un honnête apologue : il ne fit
rien d’autre que louer ce qui dans le monde le plus laid demeure beau. L’estime
que Hegel témoigne au roi de Prusse idéal et à son État chrétien idéal est sa
manière de vomir l’immonde jacobinisme, de vomir les bourreaux de 1793.
Hegel aussi n’a rien fait d’autre qu’utiliser les théories disponibles à son
époque. Il a su en faire quelque chose et nous approuvons ce qu’il en a fait.
Nous le jugeons digne de critique et à l’abri du dénigrement.
Hegel fait l’apologie de ce qui existe. De notre point de vue,
il a tort évidemment. Mais précisément il fait l’apologie de ce qui existe,
ce qui est un avantage absolu sur ses prétendus critiques qui eux prétendent
blâmer ce qui n’existe pas ! Vieille chanson. Il va sans dire en quelle
estime nous tenons les prétendus critiques de Hegel qui ne lui reprochent son
apologie de ce qui est que pour continuer tranquillement à ignorer ce
qui est et blâmer ce qui n’est pas. Peu importe que Machiavel, Clausewitz et
Hegel fassent cyniquement l’apologie de ce qui est, car au moins grâce à eux on
sait dans une certaine mesure ce qui est. Nous préférons ces apologies à toutes
les divagations bien intentionnées. Hegel fait l’apologie de Napoléon juste
quand Beethoven biffe furieusement la dédicace de sa troisième symphonie. Mais
Hegel comme Beethoven traitaient tous deux de l’esprit et Napoléon était
effectivement une forme de l’esprit aliéné, l’esprit à cheval. Et l’important
n’est pas de louer ou de vilipender Napoléon mais de comprendre comment
l’esprit peut monter à cheval. Et Beethoven comme Hegel ont tous deux contribué
de manière importante à cette compréhension.
On peut mesurer combien notre parti peut être redevable à un
honnête apologiste comme Hegel quand on voit le tort que des apologistes
malhonnêtes ont pu lui faire. Ainsi, tous ces apologistes économiques que Marx
attaquait ont eu raison de Marx : contrairement à Hegel, ils faisaient
l’apologie de quelque chose qui n’existait pas, sinon comme apparence, et Marx
prit cela pour argent comptant, s’empressant de faire, lui, la critique de ces
mêmes choses imaginaires, la critique de ce qui n’existait pas. Certes Hegel
fait l’apologie d’une forme de la communication aliénée, mais il doit être loué
pour cela, justement pour avoir loué ce qui existait, pour avoir parlé de la
communication, véritable substance du monde. D’ailleurs Hegel ne pouvait
« restaurer civilement la religion » que dans la pensée étant
donné que la religion, en tant qu’aliénation de la communication, fut de tout
temps civilement présente sur terre. La marchandise est la véritable existence
civile de la religion sur terre. C’est donc seulement dans la pensée que
cette présence civile et terrestre a été niée et dissimulée. Donc, en
restaurant civilement la religion dans la pensée, Hegel ne faisait que dire,
avec un instinct sûr, ce qui se passait effectivement sur terre. D’ailleurs
Napoléon, l’Esprit à cheval, fut l’agent de ce triomphe civil de la religion en
Europe.
6. L'I.S.
et la véritable scission.
Le grand mérite de Marx est d’avoir ramené dans le monde
ce que Hegel avait jugé bon de projeter dans le ciel des idées pour en révéler
l’existence : la rationalité religieuse du monde de l’aliénation, la
religiosité pratique d’un tel monde. Le grand tort de Marx est de trahir ce
grand mérite en prétendant critiquer cette rationalité religieuse du point de
vue borné du matérialisme et de l’économie, comme si cette rationalité était
une pure vue de l’esprit fantaisiste de Hegel et ne correspondait à nulle
réalité dans le monde même. Marx fait donc subir le traitement de Procuste à ce
qu’il ramène dans le monde. Il ne l’y ramène que pour le mutiler aussitôt. Au
lieu de rendre véritablement au monde ce qui appartient au monde, il lui fait
endosser une guenille. Depuis le monde s’est bien vengé !
Avec le pire marxisme, l’I.S. reprend à son compte la
prétendue scission entre la religion et le matérialisme, la prétendue critique
de Hegel par Marx, la prétendue critique de la religion par le matérialisme et
l’économie. Cependant, elle ramène dans la théorie, par leur emploi critique
contre le monde du spectacle, le meilleur de Hegel et le meilleur de Marx, donc
ce que le marxisme avait pour but de cacher et de nier. De Hegel et de Marx
enfin réunis elle reprend la mise en évidence de la rationalité religieuse du monde
de l’aliénation : « Le spectacle est l’héritier de la
religion. » Elle est certes incapable de critiquer Hegel et Marx,
incapable donc de contester la fausse scission de Hegel et de Marx, la
prétendue critique de Hegel par Marx, incapable donc de contester la prétendue
critique de la religion par le matérialisme et l’économie. Cependant, en
reprenant dans un usage critique le meilleur de Hegel et de Marx elle donne au dogme
de la prétendue scission entre Marx et Hegel (aussi bien d’ailleurs qu’au dogme
de leur prétendue réunion selon Staline) une forme contradictoire, une forme
vivante, donc une forme mortelle à plus ou moins brève échéance pour un dogme.
L’I.S. aura donc été le Vatican II du marxisme. Elle aura porté le dogme
de la prétendue scission entre Marx et Hegel à son point d’éclatement.
Surprenante ruse de la raison. C’est précisément en étant très orthodoxement
marxiste et matérialiste que l’I.S. propage le germe mortel dans le
marxisme et le matérialisme. Elle ramène dans le marxisme précisément ce dont
le marxisme organise l’invisibilité. Cela s’explique aisément. C’est en tant
qu’artistes dignes de ce nom que les situationnistes sont entrés dans le
marxisme. Ils y ont donc apporté avec eux, sans la renier (contrairement à tant
de leurs homologues avant eux) leur spiritualité d’artistes. Ainsi l’I.S. a pu
rendre un grand service à la révolution, l’I.S. fut véritablement « le
surréalisme au service de la révolution ».
L’I.S. va donc mettre en doute la réalité et la vérité de la
prétendue scission entre la religion et le matérialisme, mais indirectement,
implicitement et à son insu. Elle ne va pas dénoncer cette prétendue
scission dont elle ignore jusqu’à l’existence, mais la mettre en péril en
ramenant dans la théorie ce que la scission simulée avait réussi à en évincer,
les exigences millénaristes de réalisation de la religion, de critique réelle
de la religion. Mais l’I.S. a été incapable de donner raison, dans la théorie,
à ces exigences. C’est cette incapacité qui entraîne sa stérilité finale puis
son éclatement. La contradiction explosive entre la prétendue critique
matérialiste de la religion et les exigences de critique réelle de la religion
n’a pas conduit directement au triomphe de ces exigences dans la théorie mais
seulement à l’éclatement de l’I.S., au triomphe, donc, dans l’I.S. de la
prétendue critique matérialiste de la religion. Rien n’a pu rendre l’I.S.
mauvaise mais l’I.S. n’a pu empêcher que le mauvais triomphe en elle et la
détruise. Donc l’I.S. est la répétition, dans la théorie, de la prétendue
scission de 1793 : une nouvelle fois la prétendue critique matérialiste de
la religion triomphe des exigences millénaristes de critique réelle de la
religion et conserve donc par transfert le mensonge religieux, incritiqué.
Le malheur des derniers situationnistes consiste dans ce
qu’ils formulent l’exigence d’une véritable scission dans les termes de ce qui
l’a niée pendant deux siècles. Jusqu’au bout ils maintiennent la nécessité
d’une véritable scission entre la religion et sa critique réelle, la nécessité,
donc, du triomphe des exigences millénaristes de critique réelle de la religion
mais ils maintiennent aussi jusqu’au bout ce qui a nié ces exigences pendant
deux siècles et formulent même à la fin ces exigences dans les termes qui les
nient. C’est la véritable malédiction de Debord. C’est aussi bien la
contradiction entre la personne des situationnistes et les illusions qui les
emprisonnent en théorie. Ils ont défendu en personne les exigences
millénaristes et les ont condamnées en théorie en donnant finalement raison en
théorie à ce qui les avait annihilées dans le monde.
L’auto-situationnisme de l’I.S., la « limite
absolue » (R. Pallais) de la critique situationniste est donc la présence
au centre de ses conceptions du matérialisme et de l’économie, incritiquée, et
du dogme du prétendu achèvement de la critique de la religion par le
matérialisme et l’économie. Cette présence devient le point d’appui dogmatique
de l’auto-situationnisme qui finira par vaincre l’I.S. de l’intérieur. C’est
donc le point réputé le plus cohérent et le plus définitivement acquis, celui
autour duquel se resserrera le dernier carré des situationnistes dans leur
dernière bataille, qui est au centre de l’incohérence secrète de la
théorie situationniste. C’est en vain que se forma le dernier carré de
situationnistes, l’ennemi était au milieu. Ce qui, dans la théorie
situationniste, était réellement incohérence et contradiction, pierre
d’achoppement de la critique, est devenu le point d’appui du renversement de la
critique situationniste en idéologie. Le dogme de l’achèvement de la critique
de la religion par le matérialisme de Marx est la clef de voûte de la prétendue
scission dans l’internationale. L’opération de commando du Tapin de Paris
a permis de placer au bon endroit la charge explosive du Rapport qui a
enfin fait sauter cette clef de voûte et donc toute la voûte. La théorie de la
nouvelle époque reprend là où l’I.S. s’était arrêtée et abat pour débuter ce
qui avait fini par abattre l’I.S. La vengeance de l’I.S. a commencé.
Cependant la Véritable scission des situationnistes
est une véritable scission. En s’auto-détruisant, les situationnistes rendent
un dernier service à l’humanité, car ce qu’ils détruisent aussi avec
eux, c’est le triomphe, dans la théorie, de la prétendue critique de la
religion. Ils entraînent dans leur chute le mauvais qui a triomphé d’eux. S’ils
donnent raison, dans la théorie, à leur ennemi, c’est pour sombrer aussitôt avec
lui. « C’est mon caractère répondit le scorpion. » Si les derniers
situationnistes accomplissent bien une véritable scission, ce n’est donc pas
comme ils se l’imaginent, en se repliant autour des positions les plus
marxistes de leur théorie, mais négativement en tirant les conséquences
impliquées par ce repli, en disparaissant. Ils désavouent ainsi pratiquement ce
qui les a vaincus théoriquement. Contrairement à ce qui se passa en 1793 et
ensuite, les exigences millénaristes vaincues au sein de l’I.S. par la
prétendue critique économico-matérialiste de la religion ne le sont que dans
la théorie et nullement dans le monde pour ne pas dire plus. Ensuite, la
défaite de ces exigences dans la théorie a été immédiatement remise en cause
par le sabordage final de l’I.S. Les derniers situationnistes, comme le joueur
de flûte de la légende, ont emporté avec eux les derniers espoirs des illusions
dominantes. Ces ennemis du sacrifice ont su accomplir un dernier sacrifice.
Donc, si les exigences millénaristes de véritable critique de la religion sont
encore une fois vaincues dans la théorie, elles ne peuvent l’être que très
passagèrement puisqu’elles sont invaincues partout ailleurs dans le monde.
C’est ce qui explique qu’elles triomphent à nouveau dans la théorie dès 1979
avec le Rapport sur l’état des illusions.
L’I.S. annonce donc, dans la théorie, l’achèvement de
l’époque bi-centenaire de la prétendue scission entre le matérialisme et la
religion. La prétendue critique matérialo-économique de la religion fut en fait
l’abcès de fixation séculaire de la critique théorique de l’aliénation de la
communication. La prétendue scission fut la réponse de la bourgeoisie, dans la
théorie, à la menace millénariste. Tandis que cette menace revenait dans le
monde, l’I.S. la ramenait dans la théorie.
Comme l’ont dit les casseurs de l’I.S., l’affrontement dans
l’I.S. était bien l’affrontement « sur les conditions les plus générales
de notre époque et sur l’histoire elle-même ». En nommant leur testament La
véritable scission et en montrant que la nouvelle époque commençait par la
scission du parti révolutionnaire, les derniers situationnistes ont nommé la
nouvelle époque. La nouvelle époque est l’époque de la véritable scission.
Après la dissolution de l’I.S., l’affrontement sur l’I.S. a remplacé
l’affrontement dans l’I.S. L’approfondissement et le développement mondial de
l’action des pauvres qui travaillent au renversement du monde de l’aliénation a
aggravé la seule contradiction réelle de la société marchande, la guerre
sociale, et maintenu l’actualité de la théorie situationniste comme
enjeu de la guerre des idées entre le positivisme spectaculaire qui en
favorise la conservation en situationnisme et la théorie du négatif qui doit,
en la critiquant, défendre la théorie situationniste contre tous ses
pseudo-défenseurs.
7. Le
situationnisme est la forme modernisée du mensonge religieux.
Si l’I.S. fut bien le retour dans la théorie de la menace
millénariste, en composant avec l’économie et le matérialisme puis finalement
en leur donnant raison, elle ne permit pas à cette menace d’atteindre, dans la
théorie, son véritable ennemi, la religion. En effet, ce n’est pas même devant
la religion, comme Hegel et comme le monde, que capitula l’I.S. mais seulement
devant la pseudo-critique de la religion, devant le matérialisme et l’économie,
véritables ouvrages de défense avancée de la religion. C’est là très
précisément que réside la défaite de l’I.S. Dans la théorie, la critique
piétine toujours devant ces ouvrages de défense avancée, le corps à corps n’a
pas pu encore commencer comme il a déjà commencé dans le monde. Cependant, le
seul fait qu’il puisse y avoir échec dans la théorie indique assez qu’il y eut
assaut pour la première fois depuis l’édification de la prétendue scission
matérialiste. La victoire de l’I.S. réside donc dans sa simple existence. Dans
la prétendue scission matérialiste, on vit la critique aboutir à la
pseudo-critique de la religion, aboutir donc en vérité à la réconciliation secrète
de la critique et de la religion. Dans l’échec de l’I.S. on voit la critique se
réconcilier avec la pseudo-critique, donc se réconcilier avec la
réconciliation ! C’est bien là le sens de l’échec de l’I.S., sens qui
n’échappe évidemment pas à ses ennemis. Ainsi donc ces gens qui personnifiaient,
dans la théorie, la menace que le monde faisait peser sur la réconciliation,
ces gens donc se réconcilient in extremis avec la réconciliation. L’occasion
est trop belle. Les approbateurs de l’I.S. ne la laisseront pas passer. C’est
bien évidemment cette défaite qu’ils veulent conserver et tout
spécialement dans cette défaite, la réconciliation avec la réconciliation.
Ainsi, les mêmes qui snobent Hegel, ce grand réconciliateur, parlent de corde
dans la maison d’un pendu. Il y a deux siècles, Hegel pouvait parler
honnêtement de réconciliation dans la pensée puisqu’il y avait effectivement
« réconciliation » dans le monde : les ennemis de la religion
étaient effectivement vaincus par la contre-révolution bourgeoise et
réconciliés de gré ou de force avec un monde religieux. Hegel capitulait devant
la religion ? Mais le monde lui-même capitulait devant la religion. Hegel
présentait cette défaite comme une grande victoire de la religion ? Mais
c’était une grande victoire de la religion. Au contraire, le matérialisme
présente cette défaite du monde devant la religion comme une grande victoire du
monde. Hegel prêchait dans la théorie pour une réconciliation de la critique et
de la religion ? Mais Hegel prêchait
honnêtement pour cette réconciliation tandis que la bourgeoisie prêchait
hypocritement dans la pensée pour l’anéantissement de la religion tout en
effectuant dans le monde la plus brutale et la plus sanglante réconciliation.
Donc, contrairement à tous ceux qui se sont acharnés à présenter cette
réconciliation comme une victoire de la critique, comme une révolution, Hegel
par son entêtement à vouloir résoudre la question de la religion dans la
théorie témoigna de la criante non résolution de cette question dans le monde.
Contrairement à tous ceux qui déjà ne parlaient que de ce qui n’existe
pas pour mieux ne pas parler de ce qui existe, Hegel ne parla jamais que de ce
qui existe. C’est assurément très réactionnaire, entendez très désagréable pour
tous ceux qui ont intérêt à ce que l’on ne parle que de ce qui n’existe pas.
Ainsi, tandis que le monde connaissait une grande défaite, la pensée de Hegel
fut une grande victoire de la pensée. C’est un mensonge de prétendre, comme le
fait la pensée bourgeoise, que la pensée triomphe de la religion alors que le
monde y succombe. Mais l’échec de Hegel devant la religion est une vérité
puisque le monde lui-même échouait devant la religion. Aujourd’hui, s’il y a
défaite, c’est seulement la défaite de l’I.S., s’il y a défaite, c’est
seulement dans la pensée. Aujourd’hui, s’il y a défaite de la pensée, il y a
victoire du monde. Or, reconnaître, comme nous le faisons, cette défaite, c’est
reconnaître la victoire du monde. Inversement, les conservateurs de l’I.S.
présentent la défaite théorique de l’I.S. comme une victoire théorique pour
mieux dissimuler ce qui fut une victoire pratique tant dans l’I.S. que dans le
monde. En célébrant cette défaite comme une victoire, en conservant dans
la pensée la défaite de la critique devant la pseudo-critique de la religion,
les ennemis de l’I.S. espèrent dissimuler que partout dans le monde la critique
de la religion est en armes. Les mêmes présentent le retour de la religion
comme une défaite pour tenter de dissimuler le retour de sa critique. Or, si le
retour de la religion est une défaite, c’est seulement une défaite de la
religion car celle-ci ayant perdu ses avant-postes « économie »
et « matérialisme » est à nouveau obligée de combattre en personne
comme il y a deux siècles ! Là où la police ne suffit plus dans le monde,
le matérialisme et l’économie ne suffisent plus dans la pensée. Il faut donc
assurer de toute urgence la situationnisation de ces vieux mensonges,
c’est-à-dire l’exaltation et la célébration de leur approbation par l’I.S.
C’est bien cette approbation des vieux mensonges par l’I.S. qu’approuvent tant
les approbateurs de l’I.S. Puisque la défaite théorique de l’I.S. est censée
être une grande victoire de l’I.S., puisque l’I.S., ce parangon de critique, a
avalé cette couleuvre, n’est-ce pas la preuve suffisante que cette couleuvre
est délectable ? Cela explique aussi que ceux qui célèbrent aujourd’hui la
victoire mitterrandisée, la victoire tranquille de 1968, donc ceux qui
célèbrent en fait le triomphe de ce qui a vaincu 1968 là où il fut vaincu sont
tous des approbateurs de l’I.S. depuis l’instituteur jusqu’au chef de l’État en
passant par les ministres et les conseillers.
Dans ces conditions, alors que les derniers situationnistes
se sont désapprouvés en pratique (et en pratique seulement puisque en théorie
ils en furent incapables) ceux qui aujourd’hui approuvent l’I.S. approuvent
aussi (et pour la plupart surtout) ce qui, dans l’I.S. a vaincu l’I.S.
De même, ceux qui pendant cent ans ont approuvé Marx ont approuvé ce qui dans
Marx a vaincu Marx. Aussi, de même que l’on appela marxisme, du nom de
Marx, cette approbation de Marx, on peut appeler situationnisme
l’approbation des situationnistes. Les situ-approbateurs tentent donc
d’enterrer l’I.S. une deuxième fois. Ces pseudo-défenseurs de l’I.S. sont les
vrais et acharnés défenseurs de ce qui a abattu l’I.S. Si besoin était, la
meilleure preuve réside dans le fait que les situ-approbateurs ne sont pas
seulement des pauvres ordinaires mais aussi bien des putes intellectuelles et
des hommes d’État ! À partir de là on
comprend, certainement mieux qu’il ne la comprend lui-même, la juste colère de
Debord contre tous ces « défenseurs » de l’I.S. Cependant il faut
désormais compter Debord au nombre de ces approbateurs de l’I.S. Debord n’est
jamais si méchant avec lui-même que lorsqu’il approuve, aujourd’hui, son œuvre
passée et donc aussi bien ce qui l’a détruite. Nous ne lui reprochons pas de
s’être tu, comme Rimbaud, mais bien de s’être incomplètement tu et d’être
devenu ventriloque. Chez lui, l’incapacité générale des derniers situationnistes
à remettre en cause théoriquement les derniers développements de leur
théorie s’est transformée en la plus vulgaire et la plus honteuse pratique :
celle de la manipulation et de la falsification. Jusqu’à présent, les
situationnistes vaincus étaient demeurés dignes. S’ils avaient donné raison à
leur ennemi, ils lui avaient donné raison dans la théorie et seulement dans la
théorie contrairement à tant de crapules tellement empressées à lui donner
raison dans la pratique. Mais Debord aujourd’hui s’avise lui aussi de donner
raison à son ennemi dans la pratique ! Si les pro-situs, en considérant la
défaite de l’I.S. comme sa victoire, soutiennent ainsi ce qui a vaincu l’I.S.,
ils dissimulent aussi ce qui est sa véritable victoire : la scission
opérée dans la théorie malgré tout et même malgré l’I.S.
C’est pourquoi le situationnisme est toujours
marxo-situationniste, soit secrètement soit ostensiblement comme à Champ Libre
et au Sycomore. Le marxo-situationnisme est en quelque sorte la sanctification,
par le prestige critique de l’I.S., des vieux mensonges marxistes épuisés, la
sanctification de la pseudo-critique de la religion par la vraie critique de la
religion, mais vaincue, mais sous une forme inoffensive, homéopathique,
précisément sous la forme qui s’est révélée inca pable de venir à bout de la
pseudo-critique de la religion. Approuver l’I.S., c’est nécessairement
approuver aussi la critique de la religion, le retour du millénarisme
dans la théorie, puisque l’I.S. fut cela. Mais c’est approuver cette
critique vaincue. Voilà quel genre de critique aiment les ennemis de l’I.S.
Plus généralement, nous nommons situationnisme ce qui
constitue l’échec même de l’I.S. L’I.S. a ramené la théorie dans le monde en
ramenant dans la théorie le point de vue de la communication. Cependant elle
toléra le mensonge économique et matérialiste. Elle est morte de cette
tolérance. Elle ne ramena le point de vue de la communication que sous une
forme telle qu’il tolère encore le mensonge économique et matérialiste. Le situationnisme
est cette tolérance même, la maladie dont est morte l’I.S. et cette maladie
fleurit dans le monde aujourd’hui avec les formes débiles du point de vue de la
communication qui lui correspondent. Si l’on désigne par situationnisme
l’approbation explicite de l’échec de l’I.S., il faut aussi désigner par ce
terme tout ce qui, dans le monde, avec ou sans référence explicite à l’I.S.,
avec ou sans influence directe de l’I.S., approuve de facto cet échec en
reproduisant ce en quoi il consiste. Il faut donc appeler situationnisme
toutes les formes débiles du point de vue de la communication qui tolèrent le
matérialisme, partout où elles existent dans le monde. C’est pourquoi on peut
aussi dénommer situationnisée la racaille qui préside à cette reproduction.
Partout dans le monde on assiste à la répétition à grande
échelle de cette tolérance. Partout dans le monde on assiste à la
répugnante mise en ménage du point de vue de la communication, mais vaincu,
mais impuissant, débile, et du matérialisme, de l’économie. C’est l’application
à grande échelle de la réconciliation avec la réconciliation, l’exhibition du
point de vue de la communication, tel qu’il fut vaincu dans l’I.S. par le
matérialisme et l’économie, tel qu’il tolère encore le matérialisme et l’économie.
Il est bien évident qu’il n’est même pas nécessaire que la
racaille situationnisée se réfère à l’I.S. pour être situationnisée. Si des
éléments critiques insuffisants font leur retour dans la théorie, c’est parce
qu’ils font aussi leur retour dans le monde. Ainsi du temps même de l’I.S. on
put voir la merde hippie s’étaler dans le monde, toute complaisance pour son
insuffisance. Ce ne sont pas ces éléments, vaincus de toute façon à l’état
séparé, qui sont eux-mêmes critiques, mais leur confrontation, mais l’I.S. Donc
l’apparition de ces éléments sous leur forme parcellaire peut se faire sans
référence à l’I.S. sans pour autant cesser d’avoir été jugés non pas
tant par l’I.S. que par la défaite de l’I.S. Ceux qui approuvent aujourd’hui
des formes vaincues et parcellaires du point de vue de la communication
approuvent bruyamment dans le monde ce qui a été vaincu dans l’I.S. C’est donc
dans la défaite de l’I.S. que s’est faite la preuve de leur saloperie. Ainsi
les fameux « mouvements sociaux » qui, selon le principe de la
récupération, perpétuent à l’état séparé ce qui a été vaincu en 1968. (1968
fut, dans le monde, ce même effort de confinement que l’I.S. fut dans la
théorie.) Ces mouvements sociaux prétendus sont en fait de vrais
mouvements de manipulateurs sociaux, recrutés évidemment dans l’armée de la
fausse conscience et chargés de figurer la survivance de révoltes
vaincues, d’organiser l’omniprésence spectaculaire de ces fantômes en lieu et
place des révoltes actuelles, en lieu et place, donc, des nouveaux efforts de
confinement, tant théoriques que pratiques.
Ainsi, le rôle et l’influence de l’I.S. sont sans commune
mesure avec ceux des avant-gardes qui ont précédé. Il y eut des surréalistes
longtemps après la disparition du mouvement surréaliste, mais cette survivance
fut confinée dans une sphère strictement « culturelle ». De même Marx
eut hélas bien des survivants marxistes mais il s’écoula cinquante ans avant
que des hommes d’État se réclament du marxisme et presque cent avant que la
majorité des putes intellectuelles ne s’en réclame. Or l’influence de l’I.S.
est non seulement étendue mais foudroyante. Aujourd’hui moins de dix ans après
la disparition de l’I.S., toute pute intellectuelle, tout politicien, tout
homme d’État, tout marchand avisé est peu ou prou situ-approbateur, tous sont nolens
volens des partisans de l’I.S. Cela ne tient pas seulement à la nature de
l’I.S. mais à ceux qui dans le monde talonnent toute cette racaille. Il
est bien évident que ce n’est pas de gaieté de cœur que cette racaille devient
partisane de l’I.S. mais parce qu’elle y est contrainte.
L’I.S. commence donc à avoir une large influence dans le
monde avec l’extension de la tolérance qui constitua son échec. Cela explique
aussi que cette influence ait lieu principalement dans l’armée de la fausse
conscience : lycéens, étudiants, enseignants et encadrement social. C’est
généralement le destin de la critique. Elle atteint une large influence
seulement avec la propagation de sa défaite. Mais ainsi elle accomplit ce
destin. Le monde entier se trouve à pied d’œuvre pour critiquer cette
défaite. Ainsi la merde que constitue cette tolérance a déjà été jugée, non
théoriquement par l’I.S. qui s’en est montrée incapable — c’est précisément là
que réside son échec — mais pratiquement par la chute de l’I.S. Ainsi, même
l’échec théorique de l’I.S. fut une réussite pratique. Ce sur quoi s’appuie
notre ennemi aujourd’hui a déjà été jugé. Ce jugement comporte son côté
glorieux. C’est l’auto-anéantissement de l’I.S. qui a su triompher pratiquement
là où elle ne put triompher théoriquement. Il a aussi son côté honteux. C’est
l’orthodoxie marxo-situationniste Champ Libre. Ce jugement donne raison à
Vaneigem quoique dans un sens qu’il ne pouvait prévoir : personne ne peut
échapper au jugement de l’I.S., non pas tant au jugement émis par l’I.S. qu’au
jugement de l’I.S. par l’histoire. Si l’I.S. elle-même ne le peut, ses ennemis
ne le peuvent davantage.
Il est bien évident que l’échec de l’I.S. et la reproduction
de cet échec ont des sens différents. Si l’échec de l’I.S. fut pour celle-ci
une malédiction, il est, pour la racaille reproductrice, une bénédiction, une
aubaine. Mais cependant, tant la tentative critique de l’I.S. que la
reproduction de l’échec de cette tentative ont une seule et même cause :
l’assaut général des pauvres dans le monde, le retour de la menace millénariste
dans le monde. Seulement l’I.S. eut lieu pour tenter d’exprimer dans la pensée
ce retour, tandis que la reproduction de son échec a pour but de retarder
les progrès de cette menace en rejouant à grande échelle ce qui s’est
déjà démontré inoffensif ou insuffisamment offensif à petite échelle. On voit
en passant un des rôles de l’imbécile orthodoxie marxo-situationniste Champ
Libre : elle tend à faire passer pour un phénomène extrêmement limité,
purement parisien ce qui est un mouvement mondial. Aujourd’hui, ne serait-ce
que par le démenti qu’en offre le monde du spectacle lui-même, il n’est plus
possible d’écarter purement et simplement les questions de communication, il
n’est plus possible de prétendre expliquer le monde par le grossier
matérialisme. Donc l’ennemi va se résoudre, par l’intermédiaire de ses putes
intellectuelles, à parler des questions de communication, mais sous une forme
inoffensive, sous une forme qui a déjà fait preuve de son innocuité. Où ?
Dans l’I.S. précisément. Le point de vue de la communication sous une forme
telle qu’il tolère encore le matérialisme et l’économie, voilà l’aubaine toute
trouvée pour l’ennemi contraint de traiter des questions de communication.
C’est pourquoi une grande partie de la racaille reproductrice se réfère
généralement directement à l’I.S. Ainsi, oui la pensée de l’I.S. fut bien la
pensée de 1968, mais pas comme le pensait le politicien Debord, pas comme guide
et phare de ce mouvement mais comme expression de toutes ses
insuffisances ! De même que nous pouvons donner pour la première fois dans
le monde le concept de la récupération, nous pouvons donner enfin celui de la
théorie : exprimer les insuffisances d’un mouvement donné du monde, et
donc, contribuer à y mettre fin au plus tôt. La théorie n’est pas l’avant-garde
du monde, mais seulement l’avant-garde de la pensée. Et la pensée est
l’arrière-garde du monde. Elle a pour but d’achever les blessés. Ainsi, nous
savons déjà que nous ne faisons rien d’autre que d’exprimer déjà — en
cela nous sommes une avant-garde ! — les insuffisances de ce qui se
prépare dans le monde et que nous ne faisons qu’entrevoir.
La religion prétendait rejeter avec horreur le
« matérialisme » du monde. Le matérialisme prétendit rejeter, avec
horreur, la religion. (Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné.) En
tant que tolérance réciproque du point de vue de la communication et du
matérialisme, le situationnisme est la forme modernisée du mensonge religieux,
la forme sous laquelle s’opère le retour de la religion dans la visibilité et
le retour du matérialisme dans la religion. Le mensonge religieux sort enrichi
de l’aventure. Il ne rejette plus le côté « matériel » du monde
— l’hypothétique côté prétendu tel par le mensonge religieux — il
l’accueille et le traite avec déférence comme le font les mollards iraniens et
les curés polonais et réciproquement, le matérialisme ne rejette plus la religion.
Par ce retour dans la religion de ce fils prodigue, le matérialisme se
trouve situationnisé et la religion matérialisée. Et toute la racaille des
professeurs staliniens anti-staliniens, du stalinisme sans staliniens de nous
parler de l’importance de l’histoire des mentalités, de l’importance de la
culture etc. C’est donc en cela que le retour de la religion dans la visibilité
est bien le passage du mensonge sur la question sociale dans un élément
supérieur. La religion ne fait pas seulement son retour dans la visibilité,
elle y est modernisée. Elle était secrètement matérialiste. Elle l’est
maintenant ouvertement, comme l’I.S. ! Le matérialisme était l’allié
secret de la religion. Il l’est aujourd’hui ouvertement. Le situationnisme est
un œcuménisme, celui des répugnantes embrassades de la religion et du
matérialisme.
Le marxisme et le situationnisme ne sont pas la
falsification de la pensée de Marx et des situationnistes comme le prétendent
ces derniers. Il y a suffisamment d’erreur, d’insuffisance, de faux dans ces
pensées pour que leurs ennemis n’aient même pas à les falsifier. Il leur suffit
de les régurgiter telles quelles. Étant donné l’avance ininterrompue du monde,
des pensées anciennement critiques, c’est-à-dire anciennement au pas de la
réalité, deviennent, si elles ne sont pas critiquées, des calomnies de la
réalité. Aujourd’hui, pour calomnier les révoltes, il n’est plus nécessaire de
calomnier l’I.S. comme cela l’était du temps où l’I.S. existait. Il suffit
de la citer.
Nous donnons donc enfin, pour la première fois après tant
d’approximations hasardeuses, le concept de la récupération : récupérer,
c’est conserver (et non pas déformer, falsifier etc. une théorie passée). Si la
récupération est bien une falsification, ce n’est pas pour autant une falsification
d’une théorie critique passée mais bien du mouvement présent. La
récupération est essentiellemnt une calomnie du mouvement présent par la
conservation d’une théorie critique passée. La récupération est une
falsification en ce qu’elle est une tentative de retardement de la
théorie critique. Pendant que la récupération conserve, par ses louanges, une
pensée vieillie, le monde marche, mais il ne le sait pas. C’est bien ce que
veut l’ennemi.
Ce qui est vrai dans la critique, ce qui appartient
essentiellement à la critique, c’est... la critique. Dès qu’une critique cesse
de progresser, elle cesse d’être critique. Elle se met donc ipso facto à
la disposition de son ennemi. Dès lors, cet ennemi souligne lui-même les
insuffisances de cette critique par l’emploi indolore qu’il peut en faire et
rend manifeste la nécessité de poursuivre cette critique, la nécessité pour
cette critique de se distinguer à nouveau de son ennemi. Donc en quelque
sorte même l’ennemi de la critique est contraint de faire un usage critique de
la critique, bien malgré lui, ce qui explique qu’il ne soit pas tellement
pressé de récupérer et que, contrairement à l’idée répandue dans l’orthodoxie
marxo-situationniste, il soit plutôt timide dans la récupération. Plus celle-ci
sera lente et timide, plus elle a de chance de durer et donc mieux ce sera pour
lui. Donc l’ennemi pousse le raffinement jusqu’à falsifier la
falsification ! C’est cette falsification de la falsification, ce
spectacle de la bêtise qui incite à l’orthodoxie marxo-situationniste, qui
conforte cette orthodoxie dans sa réelle bêtise, sa véritable inintelligence,
qui promeut cette bêtise comme défense apparente de la critique, qui en quelque
sorte fait valoir son faire valoir.
8. Le
situationnisme présuppose la profonde incohérence de la théorie situationniste.
Après 1968, le massif spectacle de la décomposition des
idéologies, spectacle qui culmine avec le pseudo-repentir des putes
intellectuelles gauchistes, fut bien effectivement la déroute de l’ancienne
police stalinoïde et militeuse basée sur le dogme matérialiste. Mais étant
donné que ce spectacle était avant tout un spectacle, de même que le repentir
des putes intellectuelles gauchistes n’était pas un repentir mais seulement
leur recyclage, cette décomposition n’était pas une vraie décomposition, mais
seulement la modernisation de la police sociale et de ses idéologies, leur
aggiornamento précipité, leur commune situationnisation. La décomposition du
matérialisme n’est donc pas une vraie décomposition mais seulement sa situationnisation,
son retour dans la religion aussi bien que le retour de la religion dans la
visibilité. Ce qui apparaît comme décomposition de l’idéologie n’est que son
passage à une existence diffuse après que son existence concentrée et
dogmatique soit devenue trop voyante et donc intenable sous les assauts
conjugués des pauvres et de la marchandise. Le situationnisme est précisément
cette forme diffuse et insaisissable de l’idéologie, le dogmatisme de
l’anti-dogmatisme, l’idéologie de la fin de l’idéologie. Le situationnisme sera
toujours un mélange : un peu de communication, un peu de
matérialisme. On peut donc dire du situationnisme ce que Marx disait il y a
cent quarante ans du christianisme aux États-Unis : ce qui importe pour
l’idéologie de la fin de l’idéologie, ce n’est pas que vous ayez une idéologie
déterminée, mais que vous ayez de l’idéologie, n’importe quelle idéologie.
C’est exactement le panorama qu’offre aujourd’hui le peuple des degauches, tant
les vedettes du putanat intellectuel que la piétaille de l’armée de la fausse
conscience.
On nous apprend aujourd’hui que les idéologies sont en
décomposition ou en disparition. Qui nous apprend cela ? Les idéologues
Lévy ou Glucksmann ! Autrement dit, les menteurs nous apprennent que le
mensonge a disparu ! Quand l’idéologie peut mimer sa disparition, sa
décomposition, son inexistence, cela signifie nécessairement d’une part que les
pauvres le lui permettent, lui laissent le temps nécessaire et d’autre part que
le relâchement de la théorie critique le lui permet également. Le fait que
l’idéologie puisse prétendre disparaître tandis que les idéologues resteraient,
pullulants, plus nombreux que jamais ne laissait pas d’être inquiétant pour
l’état de la théorie critique. C’est ce moment que les derniers situationnistes
ont choisi pour plastronner et affirmer la vérité et la cohérence éternelle de
leur théorie oubliant par la même occasion que c’est la force qui fait les noms
et non l’inverse.
S’il y a bien lieu de se réjouir qu’un mensonge éculé, usé
jusqu’à la corde par les assauts des pauvres et ses propres excès soit remplacé
par un mensonge plus moderne, par un mensonge supérieur, on ne doit pas
cependant se réjouir comme le firent les derniers situationnistes. Ceux-ci se
réjouirent parce que la supposée décomposition du monde en général était censée
venir relayer à point nommé leur soudaine impuissance. Sur son lit de mort
Hegel doit admettre que tout continue. Sur le leur les situationnistes
décrétèrent que tout s’arrêtait. Ils confondirent la décomposition d’une
idéologie et de la bureaucratie stalinienne qui lui correspondait avec la
décomposition du monde, avec la décomposition de toute idéologie et de la
société marchande dans son ensemble. Ils prirent la chute des feuilles pour la
mort de l’arbre. Les derniers situationnistes impuissants imaginèrent que le
vieux mensonge était devenu aussi impuissant qu’eux et qu’aucun autre ne lui
succédant leur défaite se transformerait miraculeusement en victoire. Or leur
existence fut pourtant assez victorieuse : c’est bien à cause de l’assaut
des pauvres et notamment de l’I.S. que l’ennemi doit moderniser son mensonge.
Ensuite c’est directement dans la théorie de l’I.S. (quel honneur quand même)
que l’ennemi va puiser sa phraséologie.
Alors même que l’I.S. s’effondrait, les derniers
situationnistes proclamèrent qu’ils avaient fait la théorie de l’effondrement
d’un monde et que l’effondrement de ce monde était déjà commencé. Mais ce n’est
pas un monde qui s’effondre, c’est l’I.S. qui s’est effondrée. Les derniers situationnistes
n’ont fait que projeter sur le monde leur propre effondrement. Et tandis qu’ils
prétendaient avoir fait la théorie de l’effondrement d’un monde ils furent
incapables de faire la théorie de leur propre effondrement ! Il ne pouvait
en être autrement puisque leur effondrement n’est rien d’autre que leur
incapacité, à partir d’une certaine époque, à poursuivre le développement de la
théorie critique, leur incapacité donc à faire la théorie de quoi que ce soit.
L’I.S. a ramené la théorie dans le monde en ramenant dans la
théorie des courants critiques enterrés par l’obscurantisme matérialiste tout
en tolérant cet obscurantisme comme élément de la théorie. L’histoire de l’I.S.
est celle de l’affrontement de ces éléments critiques hétérogènes jusque-là
inconciliés et donc contradictoires, et l’histoire de son échec est celle du
triomphe de l’un de ces éléments sur les autres et donc la mort de la
confrontation. L’I.S. est restée redoutable pour le mensonge matérialiste et
économique tant que dura cette confrontation car c’est dans cette confrontation
même que résidait le danger. Une fois la confrontation, l’I.S. donc, morte, ces
éléments en eux-mêmes ne représentent plus aucun danger comme le montre
abondamment la foule pullulante des approbateurs de ces éléments. Le danger que
représentaient ces éléments ne résidait pas en eux-mêmes mais dans leur
confrontation, entre eux et avec le mensonge économique et matérialiste. Voilà
à quoi servit l’I.S., cette organisation inutile, selon le mot de Denevert (Suggestions
relatives au légitime éloge de l’I.S., thèse n° 40). Elle fut le champ clos
où s’affrontèrent ces éléments critiques contradictoires. La mort de la
confrontation entraîne que ces éléments hétérogènes, inconciliés, le sont
demeurés. En approuvant ces éléments critiques sous leur forme insuffisante,
vaincue, les ennemis de l’I.S. approuvent aussi bien évidemment leur
hétérogénéité, leur inconciliation, leur dispersion qui est la marque même de
leur défaite. Ce qu’aiment tant, dans ces éléments, les approbateurs de l’I.S.
c’est précisément leur faiblesse dont leur séparation, leur hétérogénéité est
un moment essentiel. L’hétérogénéité contradictoire de ces éléments critiques
fut une force et un levain tant qu’ils furent confinés dans l’effort
critique de l’I.S. Dispersés dans le monde parmi la racaille situationnisée,
ils ont perdu toute force contradictoire. Ils se supportent tous allègrement à
l’image de la racaille situationnisée qui supporte tout allègrement.
Aujourd’hui, même l’I.S. est tolérée dans la pâte molle de l’éclectisme
culturalo-matérialiste.
Les éléments ramenés dans la théorie par l’I.S. ne sont
réciproquement critiques que confinés par un effort critique unificateur. Donc,
ce n’est pas la théorie, la lettre de cette théorie que la récupération
falsifie en reprenant séparément tel ou tel de ces éléments mais l’esprit, mais
la vie des situationnistes qui a été cet effort de confinement critique.
Et le fait que les récupérateurs puissent reprendre tel ou tel élément
« théorique » séparément est bien
la preuve de l’incohérence théorique de l’I.S. Seul son effort pratique,
vivant, de confinement critique était cohérent. L’I.S. elle-même demandait que
l’on reprenne sa méthode et que l’on cesse d’ânonner la lettre.
Autrement dit et pour s’exprimer comme l’auteur d’En évoquant Wagner, si
le livret comporte des faiblesses que l’on peut aisément constater aujourd’hui
dans son édition intégrale Champ Libre, la musique était belle. Nombreux sont
ceux qui, aujourd’hui, ânonnent le livret. Aucun ne peut rejouer la musique et
la plupart ne le veut pas. C’est quand même une chose assez stupéfiante de voir
aujourd’hui certains anciens situationnistes, et non des moindres, ressasser
laborieusement. Aussi n’entreprenons-nous pas de critiquer tel ou tel détail du
livret mais la raison essentielle qui fit que la réaction de fusion ne put
s’amorcer et que tous les éléments critiques du plasma situationniste se
retrouvent aujourd’hui éparpillés dans le monde aux mains des ennemis des
situationnistes.
Les derniers situationnistes avaient bien raison de se
réjouir de la décomposition d’une idéologie aussi répugnante que le stalinisme.
En revanche, ils ont eu tort de ne pas voir que cette décomposition n’était
qu’un spectacle qui avait pour condition la profonde incohérence de leur
théorie et leur propre décomposition. S’il peut y avoir aujourd’hui dans l’État
français un ministre du situationnisme, Henry, tenant des discours situistes
place de la République devant des jeunes gens en blouson de cuir (« Il
s’agit de donner à chacun le goût de se réaliser pleinement (...) de se vouloir
maître de son temps », sachons faire de la fête « un temps précieux
pour la qualité de votre vie ») ou bien si un E. Maire, à la tête d’un
syndicat notoirement situiste, peut parler tranquillement « d’élargir le
champ des négociations en partant de questions quotidiennes afin de changer la
vie des travailleurs », c’est évidemment à cause de l’existence de l’I.S.
puisque ce sont ses mots mêmes qui sont remâchés. Mais c’est surtout à cause
de la faiblesse de ces mots et non de leur force et encore moins de la
force de leurs nouveaux employeurs. Le pouvoir ne crée rien, il
récupère. Et il ne peut récupérer que ce qui est récupérable. De même, c’est
bien à cause de leur faiblesse intrinsèque que les mots de Marx ont pu être
employés tranquillement par les crapules léninistes. Les nouveaux employeurs de
ces mots constituent leur jugement de facto, la démonstration éclatante
de leur faiblesse. Le situationnisme généralisé est la révélation de la profonde
incohérence de la théorie situationniste.
Et que l’on ne vienne pas nous dire que ces mots sont
employés hors de leur contexte, séparément etc. Ils sont employés dans le
contexte exact de leur insuffisance : l’insuffisance de la théorie
situationniste. Jamais le mot « vie » ou le mot
« qualitatif » n’ont été définis par l’I.S. sinon dans le cadre
marxo-situationniste avec d’un côté l’économie et de l’autre la communication.
Et dans ce cadre ils sont bien obligés de tolérer les outrages d’un syndicaliste
ou d’un ministre et les protestations contre ces outrages demeureront des
récriminations impuissantes tant qu’elles seront incapables de mettre fin à
l’existence paisible de ce cadre. Par la «faute » des situationnistes, on
n’emploie plus ces mots après l’I.S. comme on les employait avant, ils sont
situationnisés, ils ont pris leur place dans la nouvelle alliance du
matérialisme et de la religion. C’est la marque de l’échec des situationnistes
puisque ces derniers ne sont plus là tandis que les putes intellectuelles y
sont toujours. Mais c’est aussi la marque de leur succès puisque le mensonge
recouvert par ces mots a dû passer dans une forme supérieure. La critique de ce
mensonge doit donc ou bien demeurer une protes tation impuissante ou bien
passer elle aussi dans une forme supérieure. C’est l’ennemi lui-même qui, en
s’emparant des mots des situationnistes ou de Marx, en découvre l’insuffisance.
Que Marx ou les situationnistes aient voulu autre chose que cette insuffisance,
nous n’en doutons pas un seul instant. Mais ils n’ont pas pu dire ce qu’ils
voulaient, pas plus que les paysans allemands du XVIee
siècle, pas plus que les sans-culottes et les Chouans, pas plus que les
Communards, les révoltés de 1905, de Cronstadt, de l’Ukraine de Makhno, pas
plus que tous les pauvres écrasés au cours de l’histoire. Mais pas moins et
peut-être même un peu mieux.
Le remâchage, par leurs nouveaux employeurs, des mots des
situationnistes n’est possible que parce que ces mots ne sont plus que des
mots, parce qu’ils ne veulent plus rien dire. Ce qu’ils avaient à dire, ils
l’ont dit dans une autre époque, alors que sévissait un autre obscurantisme,
alors que les putes intellectuelles gauchistes adoraient Mao et Althusser. Leur
faiblesse est la faiblesse de cette époque. C’est cette faiblesse qui plaît
tant à leurs nouveaux employeurs. Ces mots n’ont donc pas perdu toute utilité
comme le démontre l’usage intensif qu’en fait la racaille politique, syndicale
et intellectuelle, mais cette utilité a changé de nature avec la nature de
leurs employeurs. Aujourd’hui, aux mains de la police sociale, ces mots
constituent une véritable prison de l’esprit, un nouvel obscurantisme
qui s’efforce de succéder à l’obscurantisme matérialiste hors d’usage. La note
burlesque est apportée par ces putes intellectuelles (telle Gorzquet dans le
Nouvel Observateur du 6 février 1982) ou ces saltimbanques qui n’avaient pas
compris qu’il ne s’agissait que de mots et qui se montrent fort déçus par leurs
chers hommes d’État. Ils ont donc déjà repris leur emploi de
prédilection : le gémissement.
De même, si malgré les attaques des situationnistes contre
l’art et la culture, les dirigeants socialeux peuvent encore prétendre miser sur
la culture, c’est bien parce que la critique des situationnistes est demeurée
prisonnière du cadre matérialiste de l’opposition économie-communication et
donc économie-culture, du cadre donc dans lequel opère le gouvernement
socialeux. Le saltimbanque Jacques Langue peut déclarer tranquillement :
« l’échec économique de nos prédécesseurs, ce fut d’abord un échec
culturel ». Pour lui la culture
n’est pas le décor de la vie, le « supplément d’âme » de la société
industrielle, c’est « la vie même ». Mais, cependant, puisque selon
le même Langue, le travail, le droit, les relations internationales ont une
dimension culturelle, c’est donc qu’ils ont aussi des dimensions qui ne le sont
pas. Et donc, ou bien ces autres dimensions ne sont pas de la vie, ou bien la
culture de M. Langue n’est pas la vie même mais seulement ce qui fait vivre les
ministres de la culture et les putes intellectuelles, ce qui donne un sens à
leur vie mais est par contre totalement indifférent au reste des hommes. Le
journaliste de l’Immonde qui rapporte les propos croit bon
d’ajouter : « le bonheur devient une catégorie de l’action
gouvernementale ». Oui, le bonheur, depuis Saint-Just, est une question de
police. Dans l’Immonde diplomatique d’octobre 1979, sous le titre
« Une culture pour gérer la crise »
A. et M. Matelard déplorent que le putanat intellectuel ait si peu accès (!)
aux moyens modernes de « communication » électronique et proposent
benoîtement les services dudit putanat, « porteur du savoir », seul
capable donc de protéger les pauvres spectateurs ignorants contre
l’abrutissement qui les menace. « D’autres pays ont associé culture,
communication et qualité de la vie. » N’est-ce pas ? Tout cela est du
rêve de pute intellectuelle car la « culture », la
« qualité » et la « vie » de MM. Langue et Matelard n’ont
aucun des pouvoirs de la religion ou même du tac-poum. La culture de ce monde,
ce qui fait vivre les hommes, ce qui donne un sens à leur existence, c’est
l’argent. Et l’argent est incomparablement plus beau que toutes ces vieilleries
cultureuses même remises au goût du jour. MM. Langue et Matelard ne peuvent
prêcher que les cons vertis de l’armée de la fausse conscience. C’est
d’ailleurs à ces troupes de la fausse conscience que s’adressent de tels
discours (mais aussi le terrorisme) afin de les inciter à putasser encore plus
fort, à se soumettre avec encore plus de liberté et donc à faire plus de bruit
dans la société. Autrement dit, l’ennemi mobilise. Le fait qu’il faille ainsi
stimuler, par Langue interposé, l’encadrement social s’explique aussi par le
fait que cet encadrement avait été sérieusement désorganisé par 1968.
En tant que spectacle de la disparition des idéologies (et
réel pullulement des idéologues) le situationnisme ne peut se constituer
paisiblement que s’il peut demeurer invisible. Il est aidé en cela par deux
facteurs. D’une part l’incohérence de la théorie situationniste et la
multiplicité des éléments critiques repris par l’I.S. dans son effort de
confrontation. D’autre part les efforts déployés autrefois par l’I.S. pour
rendre impossible la constitution d’un situationnisme, pour décourager
disciples, suiveurs et militants. Cependant, en tant qu’organisation de la
fausse conscience de la nouvelle époque, le situationnisme a besoin que la
théorie situationniste continue à passer pour le nec plus ultra de la
cohérence. Il était aidé en cela par les tenants académiques du situationnisme
qui vont renchérir sur cette hypothétique cohérence et lui rendre hommage,
célébrant ses triomphes et ses victoires, faisant de cette théorie un miracle
qu’on ne reverra pas ou du moins pas avant cinquante ans (Lebovici dixit).
Pour donner une forme cohérente à ce qui ne l’est pas de plus en plus
manifestement, ils sont obligés de se replier sur un des éléments de leur
théorie, élément qui se révèle être le plus bête marxisme, accompagné comme il
se doit de la pratique du plus bête gauchisme et activisme et de la plus bête
manipulation et falsification. De l’I.S. il ne reste plus rien que le pire. Si
l’I.S. a ruiné de l’intérieur l’idéologie de la vieille société, cette
idéologie s’est bien vengée. « La misère des pro-situs » ne fut pas
seulement « la partie la plus dérisoire d’un mouvement profond qui ruinera
la vieille société » (Véritable scission, th. n° 27), elle fut
surtout la partie dérisoire de l’idéologie de la vieille société qui ruinait de
l’intérieur la plus moderne expérience de sa critique théorique.
En prétendant donner une forme dogmatique au situationnisme,
l’orthodoxie Champ Libre révèle clairement au monde l’existence de cette
idéologie invisible basée sur l’anti-dogmatisme de l’I.S. Donner une forme
doctrinale à une idéologie qui existe d’abord sous une forme diffuse,
(c’est-à-dire lui donner une forme critiquable) fut la victoire secrète mais
effective comprise dans la défaite personnelle de Marx ou des situationnistes.
Hegel l’a bien montré, la raison sacrifie les individus à ses ruses. La théorie
est toujours victorieuse, seuls les théoriciens sont vaincus. En tant que
pauvres, nous naissons vaincus et nous le resterons tant que nous n’aurons pas
vaincu. La défaite n’est pas pour nous un risque à courir mais une condition à
renverser. N’avons-nous pas « rien à perdre, que nos chaînes » ?
Récemment, en présentant les théoriciens situationnistes vaincus personnellement
comme les vainqueurs de leurs temps, l’orthodoxie marxo-situationniste Champ
Libre contribua au spectacle de leur victoire que constitue le situationnisme.
Or c’est seulement la faiblesse des situationnistes qui triomphe dans ce
spectacle, à Champ Libre, à l’Élysée, à la C.F.D.T. Dissimuler la défaite
personnelle des situationnistes, c’est dissimuler en quoi consiste leur réelle
victoire théorique, victoire théorique qui n’appartient qu’à la théorie, à la
critique, et qu’il appartient donc aux partisans effectifs de la
critique de rendre manifeste. Défendre les situationnistes aujourd’hui, rendre
manifeste leur victoire hier, c’est rendre manifeste leur faiblesse
aujourd’hui. Attaquer l’ennemi aujourd’hui, c’est attaquer la faiblesse de
l’I.S., faiblesse dont l’ennemi se repaît.
En tant que conservateur de l’incohérence de la théorie
situationniste, le situationnisme est aussi, de par sa propre incohérence, un
obstacle à toute critique de cette incohérence. Il est bien vrai que des pitres
prolixes comme Glucksmann, Lévy ou Debray découragent toute critique. Mais
c’est sans importance, il suffit de se référer aux sources, à l’I.S. elle-même.
En tant qu’unique théorie critique d’une époque, la gloire de l’I.S. réside en
ce que tout développement de la théorie critique passe nécessairement par la
critique de l’I.S.
La seule manière de répondre à l’ennemi sur ses prétentions
situistes, culturelles, « communicationnelles » n’est pas de se
lamenter et de ressasser comme à Champ Libre, mais de montrer que la « communication »
de l’ennemi n’est pas la communication puisque l’« économie » n’est
pas l’économie mais communication aliénée. Si l’« économie » est déjà
communication, il ne reste plus de place dans le monde pour la « communication »
de l’ennemi, ni pour sa « qualité », sa « vie », sa
« qualité de la vie quotidienne », son « temps libre », ses
« fêtes » (et toute combinaison de ces termes qu’il voudra) sinon
dans les discours et que ceux-ci sont, non de Lyon, mais comme d’habitude
bla-bla creux pris ailleurs et qu’ils resservent là, rémoulade.
Aujourd’hui comme en 1793, il s’agit de cacher encore que ce
monde est, à titre de monde religieux, déjà un monde de l’esprit. Et il faut
cacher cela parce que les pauvres que l’on avait réconciliés malgré eux avec un
monde religieux s’avisent à nouveau de l’abattre. Mais aujourd’hui, ce n’est
pas la religion, sauvée par transfert en 1793, qui est en danger, mais son
sauveteur, le matérialisme. Aujourd’hui, c’est le matérialisme qu’il faut
sauver. Mais le but de l’opération est toujours le même : calomnier ce
monde, affirmer la matérialité de ce monde. Dans l’un et l’autre cas
évidemment, qu’on loue ou qu’on dénigre le matérialisme, on ne fait qu’affirmer
la matérialité du monde fût-ce à titre de part congrue, on calomnie l’esprit et
son immanence. Dans l’un et l’autre cas il s’agit de faire accroire la
prétendue partition du monde en matière et esprit en lieu et place de la seule
partition du monde, de la seule véritable scission du monde, qui est entre
richesse et pauvreté.
La religion doit revenir dans la visibilité et le
matérialisme retourner dans la religion quand l’ennemi est obligé, par l’action
des pauvres en général et de l’I.S. en théorie, de parler de communication. Les
différentes formes du situationnisme dans le monde se ramènent à cette seule
obligation : il faut sauver le matérialisme aujourd’hui comme le
matérialisme sauva la religion autrefois. Il découle de cela que le
situationnisme prend deux formes principales : 1°la situationnisation
du matérialisme, la défense directe, sans vergogne, d’arrière-garde, du
matérialisme. Pour ce faire, le matérialisme reprend en lui la religion et
après que le millénarisme ait tenté de s’exprimer dans les termes du
matérialisme (Marx, les situationnistes) celui-ci prétend éclairer
l’obscurantisme millénariste par la rationalité matérialiste (Debord,
Debray) ; 2° la matérialisation de la religion, la défense
indirecte du matérialisme. Pour ce faire la religion reprend en elle le
matérialisme (Ali Chariati) ou bien le matérialisme est apparemment dénigré par
des formes parcellaires de communication, par le spiritualisme et la
communication de pacotille (formes culturelles du situationnisme). Le mot
d’ordre des premiers sera : résolvons ces difficiles questions économiques
pour pouvoir enfin communiquer. Le mot d’ordre des seconds : communiquons
pour résoudre ces difficiles questions économiques.
La situationnisation du matérialisme
constitue une orthodoxie marxiste et situationniste avec deux divisions :
1° l’académique avec son organe stalino-situationniste Champ Libre.
C’est la défense par qui de droit de la lettre marxiste par la lettre
situationniste. Là le matérialisme le plus obtus lutte carrément contre la
communication, à la stalinienne ; 2° la spectaculaire, reflet de
l’académique chez les politiciens et militants marxeux dans leur effort de
modernisation. Ceux-ci, plus intelligents que les académiciens champ libristes
parce que plus au fait (quelques-uns sont des hommes d’État), ont su identifier
ce qui les menace et prétendent le pacifier par les lumières matérialistes
situationnisées d’État.
La matérialisation de la religion,
sa laïcisation en quelque sorte (à l’époque de la bière pression en
bouteille, il n’y a rien d’étonnant à ce que quelque iranien parle sans
vergogne d’une laïcité islamique !), constitue le situationnisme
officiel, c’est-à-dire celui qui est combattu par l’académie
stalino-situationniste qui s’arroge, elle, le titre de « critique du
situationnisme » (et par la même occasion, ça ne mange pas de pain, celui
de « critique de Marx ») mais aussi par la
branche spectaculaire. On peut voir ce situationnisme officiel pourfendu par,
coude à coude, les orthodoxes marxo-situationnistes Debord, Debray, Janover,
Byrrh, Heydrich. Ces deux derniers n’ont pas de mots assez durs pour le
situationnisme de Rocard, Julliard, Attali, Vivemerde ou Rosanpute (cf. leur
ouvrage La néo-social-démocratie ou le capitalisme autogéré, Le
Sycomore, Paris, 1980) mais aussi pour le léninisme de leurs collègues et
collaborateurs du C.E.R.E.S. Ils sont donc comme ces staliniens de Champ Libre
qui flétrissent le stalinisme. Qui espèrent-ils abuser ? Le fait que Byrrh
et Heydrich puissent constamment faire référence à l’I.S. dans leur croisade
contre leurs rivaux rocardiens, montre seulement combien la vieillerie marxeuse
a survécu à l’aise dans l’I.S., au point d’y séduire les cœurs purs et durs de
nos professeurs. La référence à l’I.S. de même que la croisade anti-rocardienne
ne sont là que pour permettre de réaffirmer à chaque page la puissance critique
éternelle de la vieillerie marxiste, puissance qui échoue cependant aux pieds
de Chevènement et Questiaux (et, dans le cas de Lefebvre, mentor de nos
professeurs, aux pieds de G. Marchais !). Il s’agit donc en fait d’un
règlement de compte entre deux menées obscurantistes de conservation des idées,
entre deux services rivaux de la police des idées. La vieille police marxiste
espère encore trouver là une occasion de se rajeunir en se faisant valoir aux frais
de sa jeune rivale. La matérialisation de la religion comprend elle
aussi deux formes : 1° une forme expressément religieuse, en Iran, en
Pologne, au Nicaragua, au Salvador ; 2° une forme culturelle
pseudo-laïque, quotidienniste, écologiste, convivialiste contre-cultureuse,
« expérimentation sociale » etc.
Dans l’un et l’autre cas il s’agit de maintenir la croyance
en une prétendue opposition de l’économie et de la culture, en la prétendue
opposition de ces deux fantômes. Selon les tenants de la défense directe du
matérialisme, l’économie prime la culture dans le monde de l’aliénation. Il
s’agirait donc de renverser cette prééminence de l’économie de sorte que la
culture puisse primer l’économie. Selon les tenants de la défense indirecte, la
culture prime l’économie de toute façon. Il s’agit donc de reconnaître ce
primat, dans un premier temps pour ensuite imposer dans le monde la pratique
d’une culture différente de la culture bourgeoise. Les savants sociaux
anglo-saxons militent dans la pensée pour la reconnaissance du primat de la
culture, sauvegardant ainsi du même coup la reconnaissance de l’existence d’une
économie. Les socialeux militent dans le monde pour l’imposition de cette
culture différente (Autrement) et les mollards islamiques fusillent massivement.
Le situationnisme orthodoxe tant académique que
spectaculaire constitue un situationnisme politique, la branche politique du
situationnisme, un néo-marxisme démocratique, l’effondrement du parti
situationniste en gauchisme. C’est la révélation, le jugement de tout ce qu’il
y avait encore de politique, de jacobin, de gauchiste, de militant et
d’activiste dans l’I.S. Ce ne sont pas les militants qui deviennent pro-situs,
ils existent en tant que moment particulier du situationnisme. L’orthodoxie marxo-situationniste,
principalement sous sa forme académique, champ libriste, se prétend critique du
situationnisme, elle représente donc l’anti-situationnisme officiel. Elle est
donc par conséquent la fausse conscience du situationnisme, sa fausse critique
et donc son meilleur garant. Elle reproche au situationnisme culturel son
idéalisme pour mieux dissimuler les véritables limites matérialistes de ce
situationnisme culturel. La simple existence de cette orthodoxie représente un
obstacle tant pratique que théorique à la véritable critique du situationnisme.
Tant que l’orthodoxie marxo-situationniste académique ne fut pas connue comme
telle, le situationnisme ambiant pouvait bien être rituellement dénoncé par
elle sans être caractérisé pour autant puisque sa caractéristique consiste
justement dans l’identité profonde de cette académie et de ce qu’elle prétend
combattre. Malgré son activisme le situationnisme orthodoxe n’est qu’une forme passive
de résistance à la critique. Elle a principalement pour but et pour effet de
décourager la critique. Dans le marxo-situationnisme orthodoxe, c’est le côté
le plus archaïque, le marxisme et le matérialisme, qui voudrait apparaître
comme le plus moderne. L’aveuglement total de l’académie marxo-situationniste
explique son impuissance totale dans la critique de récupérateurs plus modernes
et qu’elle doive se borner à les maudire. L’orthodoxie marxo-situationniste
mène un combat d’arrière-garde et présente donc toute l’acrimonie des
défenseurs d’une cause perdue d’avance. Cette première forme du situationnisme
est un élément actif du récent spectacle de la chute de l’Empire romain qui a
eu lieu au cours de ces dix dernières années.
Comme Debord en est malheureusement l’exemple le plus
explicite, les néo-militants pro-situs pensent le monde en termes
marxo-situationnistes mais pensent leur propre vie en
« vaneigemistes » conséquents, en quotidiennistes. Ils voient
l’économie à l’œuvre dans le monde et la communication, réduite à quelques jeux
de société, dans leur vie. Ils sont en personne l’incohérence de la théorie
situationniste dénoncée dans Révélations sur le principe du monde. Ils
sont athées en théorie mais religieux en pratique. Ils sont contre toutes les
idéologies et tous les dogmes en théorie mais absolument idéologues et
dogmatiques en pratique, absolument bigots. Les néo-militants pro-situs sont la
vérité des marxistes et des staliniens : absolument athées et moraux en
théorie mais absolument religieux et corrompus en pratique.
Un exemple éhonté de situationnisation du matérialisme est
fourni par le crétin d’État Debray. Selon celui-ci, il y a deux
histoires : l’histoire des rapports des hommes avec les objets, l’histoire
des rapports des hommes entre eux. La première est assez bien analysée, la
seconde est une énigme. La première est évolutive, la seconde immobile. La
première est de nature matérielle et donc rationnelle. La seconde est de nature
religieuse et donc irrationnelle. L’économie est la science de la première, la
politique la science de la seconde. Donc l’État mitterrandiste éclairé par la
science politique est nécessaire pour mettre un peu de rationalité dans
l’obscurantisme religieux des relations entre les hommes (Nouvel Observateur
du 10 octobre 1981). Et Debray, ce phare de rationalité matérialiste, est justement
dans cet État. Les Polonais, eux, ces invétérés bondieusards, ont la chance
d’avoir Jaruzelski. On voit donc que le situ-conseiller prétend éclairer
l’obscurantisme millénariste par la rationalité matérialiste d’État. On
comprend que dans un de ses ouvrages il se scandalise de la concurrence du
situationnisme culturel qui déferle parmi ses collègues putes intellectuelles
et qu’il regrette le bon vieux temps des mandarins universitaires marxistes,
parangons de rationalité matérialiste. Cet homme d’État déplore évidemment la
libre entreprise en crapulerie intellectuelle.
En bon rationaliste de cœur, le crétin d’État Debray nous
apprend qu’il déplore en raison le retour surprenant de la religion dans la
visibilité. La raison qu’il donne à ce retour nous étonnerait de quelqu’un
d’autre : c’est à cause du théorème de Gödel ! Ainsi Debord avait
prévu l’échec de la gauche en 1974 et Gödel le retour de la religion.
D’ailleurs, Debray nous apprend qu’il pense avec les pieds (ce dont nous nous
doutions bien) et que ce qu’il pense dépend de l’endroit où sont ses pieds. Vu
cet endroit, on peut aisément conclure que cette inquiétude devant le retour de
la religion a des motifs plus réels que le théorème de Gödel et que Debray
préfère attribuer ce retour au théorème de Gödel plutôt qu’à la révolte des
pauvres contre ce que les Debray représentent. Toute pute intellectuelle qui
parvient à obtenir un emploi doit remplir sa fonction de pute intellectuelle
qui est de savoir de quoi il faut parler pour le calomnier et quand il faut en
parler, alors qu’il est devenu encore plus dangereux de ne pas en parler. Ainsi
il parle abondamment de l’effet sans jamais évoquer la cause. Il parvient donc
à discréditer cette cause sans jamais avoir à en parler. Ce n’est évidemment
pas le retour de la religion qui effraye réellement Debray et ses pairs mais
bien ce qui motive ce retour, mais bien le retour des vraies questions qui
nécessite à nouveau le recours aux « vrais »
mensonges. L’impudente crevure passe d’ailleurs aux aveux : « Si la
religion est une maladie, il nous faut vivre avec ; et la guérison serait
notre mort » (Critique de la raison politique). Voilà bien le genre
de guérison qu’on lui souhaite.
Les tentatives de constitution d’un situationnisme politique
de masse se sont multipliées dès 1969-1970 avec l’activisme situationnisé et la
politisation des mœurs des maoïstes français reconvertis, dans V.L.R. par
exemple. La décomposition activiste des mêmes militants, devenue massive,
s’illustra en Italie dans l’étouffement du mouvement de 1977 avec ses mao-dadas
et ses « autonomes », avec la tentative de syndicalisation de la
« délinquance » par les manipulateurs autonomes qui essayèrent de
faire passer dans la violence des « blousons noirs » l’impuissance de
« leurs » idées et de renvoyer cette violence à elle-même au
contraire exact de l’I.S. qui fit effectivement « passer dans les idées la
violence des blousons noirs ». Dans ces tentatives, ce n’était pas tant
les militants qui devenaient pro-situs que les limites de la critique
situationniste du militantisme qui apparaissaient.
Alors que l’orthodoxie marxo-situationniste en est réduite à
lancer des appels impuissants à la constitution d’un situationnisme de masse,
la seconde forme du situationnisme, le situationnisme officiel, est une
tentative effective et à grande échelle pour l’institution d’un situationnisme
de masse. Cette forme constitue, par rapport à l’orthodoxie, un situationnisme
généralisé. C’est le conseillisme effectif (ainsi on vit récemment des conseils
de radioputes revendiquer une libre soumission à moins que ce ne soit la
liberté de se soumettre) le corps de bataille du situationnisme, la grande
masse de son néo-militantisme associatif. C’est le côté le plus moderne du
situationnisme, promis à un bel avenir. Il contient la branche la plus moderne
de la bourgeoisie, celle du défi mondial (communiquer pour résoudre les
difficiles problèmes économiques) qui a pour laboratoire la Californie,
croupion du monde et le Japon, Q.H.S. du monde. Ce côté le plus moderne et le
plus actif du situationnisme passe, du fait de l’orthodoxie
marxo-situationniste, pour le côté le plus décomposé, le plus inoffensif et le
plus archaïque. Il est le faire-valoir critique de l’orthodoxie. C’est un
mensonge direct sur la communication et sur le fond religieux de l’aliénation
de la communication. Ce retour de la religion sous forme voilée, culturelle, ou
sous forme explicite veut être la prévention de la critique de la
religion et de l’aliénation de la communication, la prise en charge, la couverture
positive du retour du millénarisme. Alors que l’orthodoxie se délecte du
spectacle de la chute de l’Empire romain, le situationnisme généralisé offre le
spectacle d’une Reconquista, d’une remoralisation. C’est aussi la réelle
reconquête de sa visibilité par la religion dans tous les sens du terme. Les
troupes de la fausse conscience campent sous les murs de la Grenade
matérialiste. Cette tentative prend toute son ampleur en Iran, en Pologne, au
Nicaragua où les curés s’enrôlent allègrement dans cette croisade. Les curés la
ramènent encore, non seulement les curés stricto sensu mais les curés
laïques du lobby des éducateurs comme on peut en juger en France avec l’immonde
parti des maîtres d’école barbus.
D’aucuns s’étonnent que les Polonais révoltés n’expriment
pas leur révolte dans les termes de « la théorie révolutionnaire
moderne ». Hegel les en garde ! Ces idées, dont l’orthodoxie
marxo-situationniste prétend que le monde doit s’en saisir pour les réaliser,
sont déjà en action dans le monde aux mains des manipulateurs sociaux en tous
genres. Les Polonais ont au contraire à régler cette question, à en finir avec la
conception politique de la révolution, conception dont la base est la
prétendue opposition entre les faux ennemis matérialisme et religion. Ils
doivent critiquer les insuffisances de 1905 et de toutes les révolutions
vaincues, y compris la révolution des anarchistes espagnols.
La conception politique de la révolution repose sur les
présupposés informulés du matérialisme. S’il existe un monde positif, matériel,
opposé à la culture, la communication, la subjectivité etc., il est bien clair
que la révolution consiste à s’emparer de ce monde qui serait actuellement aux
mains des classes dominantes. Si au contraire, il n’existe pas de monde positif
mais seulement un monde de la communication aliénée, il est bien clair que la
révolution ne peut consister à s’emparer de cette aliénation, de cette
communication aliénée, mais consiste à établir la communication directe. Ce que
font les Polonais en sachant refuser de livrer bataille sur le terrain de
l’affrontement politique, en opposant leur communication à la communication de
l’ennemi, c’est-à-dire leur monde au monde de l’ennemi. Le situisme des
cultureux prétend, lui, laisser tomber le monde matériel, mal nécessaire, et
faire la révolution dans le reste, la culture, les relations humaines (privées,
donc, de tout contenu) etc.
La France, toujours à l’honneur dans les questions de
putasserie intellectuelle voit le triomphe du situationnisme dont les deux
formes apparemment ennemies accèdent au pouvoir d’État avec le dégoûtant parti
socialeux. On peut voir ces deux formes s’affronter dans l’État avec les
Debray, Chevènement, Byrrh, Heydrich, C.E.R.E.S, NON ! d’une part
et les Attali, Vivemerde, Rosanpute, Rocard, Autrement d’autre part.
Ainsi le situationnisme est-il la première chose qui ait été nationalisée par
les socialeux. Ce situationnisme d’État est donc devenu la nouvelle idéologie
française, garantie par l’État. Partout ailleurs qu’en France, ces deux points
de vue peuvent encore s’opposer, ainsi en Iran, en Pologne, au Nicaragua. En
France, ces deux tendances sont confinées dans l’État et c’est un malheur pour
le situationnisme. Il est contraint de prendre forme et cette forme a la sale
gueule des socialeux. « Le parti dit socialiste, à peine arrivé au
pouvoir, doit s’y mettre à mentir encore plus que ses prédécesseurs, puisqu’il
prétend posséder non seulement la raison d’État, mais du cœur. » (Tract
anonyme, L’ordre ne régnera plus jamais à Varsovie.).
Le parti socialeux a pour base sociale cette armée de la
fausse conscience que constitue le lobby des éducateurs : instituteurs,
petits profs, universitaires, cultureux, éducateurs, sociologues, journaputes
et radioputes officielles ou « libres ». Cette catégorie de la
population, le peuple des degauches, nourrit, colporte et entretient toutes les
illusions et tous les mensonges possibles de la société sur la société pour
cette simple raison qu’elle est d’autant plus soumise qu’elle affecte d’avoir voulu
sa soumission et de la tenir pour un privilège. Alors que les pauvres
ordinaires se sont contentés de naître pour devenir pauvres, ceux-là ont fait
des efforts pour le devenir. Bien entendu cette armée de la fausse conscience a
une haute opinion d’elle-même. Soumise mais libre, telle est sa devise. Elle se
dit détentrice du savoir (c’est ainsi qu’elle nomme le ramassis de ses
illusions et de ses mensonges). Elle se doit donc à sa haute mission de faire
partager ce savoir par le reste des pauvres. En vérité ces crevures sont payées
pour imposer leurs illusions et mensonges au reste de la population. Tout ce
qui se révolte contre ce monde a rencontré cette racaille sur son chemin dès
les bancs de l’école. Ce lobby des éducateurs constitue l’encadrement social de
la population. Aujourd’hui, évidemment, cette racaille est situationnisée
puisque le mensonge au goût du jour est le situationnisme comme ce fut
autrefois le stalinisme. Cependant, il ne faut pas voir dans cette
modernisation une toute-puissance posthume de l’I.S. mais beaucoup plus
simplement : ce qui a produit l’I.S. produit aussi, dix ans plus tard, la
situationnisation des ennemis de l’I.S. car ce qui a produit l’I.S. est aussi
ce que redoutent et combattent les maîtres de cette racaille.
La France fut la patrie du matérialisme laïque, ce farouche
prétendu ennemi de la religion, qui fut la véritable idéologie française. Avant
leur récente situationnisation, les degauches français en bon citoyens du pays
de la contre-révolution française se sont toujours affirmés comme laïcs avec
pour fer de lance de cette laïcité le célèbre corps stalino-radsoc des
instituteurs. Mais on peut dire de ces laïcs si fiers de leur laïcité ce que
Marx disait des communistes grossiers et partageux qui n’avaient même pas
atteint la propriété privée : ces laïcs n’ont même pas atteint la
religion. Et s’ils ne peuvent l’atteindre c’est évidemment parce qu’ils ne
veulent pas l’atteindre. Et s’ils ne veulent pas l’atteindre c’est pour mieux
la conserver incritiquée. Tant que dure la congélation de la religion, ils
peuvent encore espérer que dure aussi la congélation de sa dangereuse critique.
Cependant, si eux ne veulent pas atteindre la religion, le monde a bien voulu
les atteindre. Le monde sait depuis 1968 que ces fiers laïcs sont en fait de
vrais curés, que ces ennemis farouches de la religion étaient avant tout des
conservateurs de la non-critique de la religion. C’est pourquoi on peut
assister partout et assez comiquement à leur situationnisation accélérée. La
patrie du matérialisme laïque est donc devenue la patrie du situationnisme. Le
situationnisme est devenu la nouvelle idéologie française qui réunit dans un
grand élan les petits professeurs auxiliaires des lycées de province et les
grands commis de l’État. On mesure la supériorité des Iraniens pauvres et des
Polonais pauvres sur ce genre de Français. Ces pauvres savent que l’économie
n’existe pas et se conduisent en conséquence tandis que ces Français ne veulent
pas savoir que la religion est la structure pratique du monde de l’aliénation.
Pourtant ces Français sont contraints de se comporter ouvertement comme des
mollards et des ayatollah. Ces vierges effarouchées du laïcisme s’abritent
derrière le tchador du situationnisme.
Contrairement au mythe entretenu par la degaucherie, ce
n’est pas la bonne volonté des gens qui a propulsé l’expression politique de
cette degaucherie dans l’État mais bien plutôt leur mauvaise volonté, leur
volonté de nuire. L’espoir suscité par l’arrivée au pouvoir d’État de cette
racaille n’est pas celui que placent les immondes degauches et autres militeux
« recentrés » (cf. la dénonciation de leur répugnante cohorte dans un
tract d’Eric Burman) dans les réalisations du parti de la police sociale
situationnisée, c’est celui de leur autodénonciation et de leur disparition
possible. C’est l’espoir suscité par l’approche de l’affrontement décisif sur
la question sociale elle-même et non sur ses représentations politiques. Ce ne
sont pas nécessairement 15 millions d’imbéciles qui ont « élu » Mitterrand
et ses associés (comme le prétend Burman). Il ne faut pas sous-estimer la
profonde ironie de cette élection et le vide dans lequel elle laisse les
manipulateurs sociaux étatisés. Les raisons de l’échec du projet politique du
situationnisme d’État sont contenues dans les raisons de sa
« victoire » passée : les gens n’ont pas « délégué leur
pouvoir » aux socialeux, comme de vulgaires Bourdieu, ils ont rejeté, dans
ses propres termes électoraux, un système anti-social. Ils ont exilé dans
l’État le lobby des éducateurs, le condamnant à manifester toujours plus loin
d’eux, dans le ciel du spectacle, sa vérité manipulatrice.
En 1981 la racaille socialeuse organise le spectacle de la
réussite de 1968, c’est-à-dire le triomphe des illusions sur la communication
encore présentes en 1968. Le rapport de cette racaille au mouvement social de
1968 fut le même alors et depuis que celui, aujourd’hui, des mollards
islamiques à la grande révolution d’Iran. Ici comme en Iran l’encadrement
social est renvoyé dans l’État qu’il aime tant. Aujourd’hui le degauche n’a
plus de place que dans l’État. Partout ailleurs dans le monde il est nié et
piétiné. Le degauche a besoin de l’État comme l’État a besoin du degauche. La
police sociale laïco-religieuse est renvoyée à ses dieux et désormais, dans la
guerre sociale, les deux partis sont nettement tranchés. Le triomphe étatique
de la degaucherie a donc aussi bien le sens d’un hic Rhodus qui est
précisément l’inverse de celui auquel prétend la degaucherie. Le triomphe en
1981 du situationnisme dans l’État français est aussi son auto-dénonciation et
par conséquent le commencement de la fin du situationnisme de masse. Ce
triomphe forcé est la manifestation, sous une forme bien française, du
retour de la religion qui a eu lieu précédemment en Iran et en Pologne mais
aussi, entre autres, aux U.S.A. avec le triomphe de Reagan. C’est donc un
moment décisif de l’iranisation du monde.
Les tentatives d’un Reagan, d’un Mitterrand ou d’un
Jean-Paul II de tout faire pour prévenir la menace mondiale de résolution du
mal marchand par les pauvres est la réponse à l’appel lancé par leur collègue
Khomeiny dans son discours du 20 novembre 1979 : désormais, les peuples
sont éveillés, ils voient et ils entendent, c’est pourquoi « vous aussi, dirigeants
des différentes nations, américains ou non, vous devez vous changer
vous-mêmes ».
Puisque le coup de tonnerre mondial de 1968 a montré que de
toute façon le monde serait révolutionné, la question qui a suivi au cours des
dix dernières années est donc : qui des pauvres ou des riches, qui des
pauvres ou de la marchandise va révolutionner ce monde. Au cours de ces dix
années, les propriétaires du racket social auront montré, en organisant d’une
manière aussi impudente leur coup du monde permanent, qu’ils étaient
bien décidés à demeurer, et eux seuls, les propriétaires du négatif, qu’ils
étaient bien ces modernes « artistes du chaos » que Pinot-Gallizio
appelait de ses vœux (I.S. n° 3).
Puisque les pauvres ont entrepris de tout renverser, le
spectacle entreprend de tout renverser à leur place, d’instituer, donc, un
spectacle du renversement. Dans un premier temps l’ennemi organise donc, avec
beaucoup de talent, le spectacle préventif de sa décomposition et de sa
faillite (mieux vaut pour lui le spectacle de l’effondrement d’un monde que
l’effondrement du monde du spectacle) véritable réédition spectaculaire de la
chute de l’Empire romain. Un tel spectacle a l’avantage d’attribuer à la
prétendue faillite de la société marchande les ravages antisociaux dus en
vérité au développement de cette société, comme dans cette Italie « qui
n’en finit pas de se décomposer », dont l’« économie » n’est
plus qu’un fantôme (comme si l’économie avait jamais été autre chose qu’un
fantôme, à trop vouloir prouver on ne prouve rien ou le contraire de ce qu’on
veut prouver) mais qui est toujours la patrie des hommes d’affaire. Le règne
des Borgia n’en finit pas de finir. Il faut simplement remarquer que c’est
toujours par la décomposition de ce qui existe que la marchandise progresse,
Marx dixit, et que la maladie de ce qui existe exprime en fait la santé de la
marchandise. Où l’on voit la décomposition, on voit en fait l’expansion de la
marchandise. Partout dans le monde la révolte porte sur la nature anti-sociale
de la marchandise. Partout dans le monde la nature du monde est en question.
L’ennemi tente donc de fixer cette révolte sur l’abcès de cette prétendue
faillite de la marchandise quel que soit le danger de cette fixation. Mais il
est dangereux de dominer et il serait encore plus dangereux que la révolte
trouve ses vraies raisons. L’ennemi vit dangereusement et il le sait. Ceux qui
ont bombardé volontairement le Laos pour le simple plaisir de faire croire
qu’ils étaient fous seront bien capables, le cas échéant, de faire fuir volontairement
à Seveso. Le but est de détourner coûte que coûte les gens du débat sur la
nature du monde. On ne discute pas de la nature du monde quand l’économie est
en danger.
La mise en scène d’une crise mondiale de
l’« économie », mondialisation de la forme classique du spectacle du
sous-développement, a pour but précisément de faire prendre au sérieux, à
nouveau, l’existence de l’économie qui en avait bien besoin. Ce n’est plus
seulement dans un lointain tiers monde ou dans un lointain Moyen Âge que
l’« économie », insuffisamment développée, s’avère incapable de
résoudre la question de la rareté et de la pénurie à laquelle elle est censée
répondre mais dans le monde entier et dans le futur. Il s’agit donc d’une
véritable campagne de tiers-mondisation du monde. Au spectacle de
l’abondance et de la satisfaction va succéder un spectacle de la rareté et de
la pénurie escorté d’une menace de chaos tropical. Désormais, grâce à ce
spectacle, la rareté n’est plus au commencement, dans un lointain Moyen Âge
(d’où parallèlement réhabilitation du Moyen Âge par le putanat intellectuel)
mais devant, comme menace mondiale. (Comme quoi encore, à vouloir trop prouver,
on est contraint de prouver ce qu’on ne veut pas prouver, à savoir que la
rareté est un résultat.) Ce qui implique l’urgence d’un nouveau départ de
l’« économie » à l’échelle mondiale. À la menace du millénium,
l’ennemi répond classiquement par la menace de l’apocalypse.
Selon J.-L. Paul (Essor et décadence de l’idéologie du
sous-développement) l’idéologie du sous-développement est une calomnie
destinée à discréditer tant, géographiquement, les révoltes actuelles dans les
pays dits du tiers monde, qu’historiquement, les révoltes passées des paysans
au cours du Moyen Âge. Le Moyen Âge est en quelque sorte le tiers monde
temporel des révoltes calomniées comme les pays dits du tiers monde en sont le
Moyen Âge géographique. Paul montre que Marx, par son ouvriérisme, souscrit à
cette idéologie. Cependant, contrairement à ce que pense J.‑L. Paul,
l’idéologie du sous-développement ne connaît pas une décadence mais un nouvel
essor puisque la tiers-mondisation, en tant que spectacle du
sous-développement, est étendue au monde entier. Il faut bien comprendre que,
comme toujours dans le spectacle qui inverse la réalité, si l’ennemi concède
soudain tant de modernité au tiers monde et au Moyen Âge, ce n’est pas pour
réhabiliter les révoltes de ce prétendu tiers monde et de ce prétendu Moyen Âge
mais bien pour y trouver les lettres de noblesse de son mensonge économique,
cela afin de prouver que les vraies révolutions (économiques, commerciales,
industrielles) qui eurent lieu au Moyen Âge sont pacifiques et sont le fait des
riches. Et l’ennemi ne doit exporter ainsi son mensonge économique dans le
passé que parce qu’il entend bien imposer partout dans le monde un spectacle de
l’archaïsme pour faire face à la modernité des révoltes qui sont modernes
précisément en ce qu’elles dédaignent totalement l’« économie », à
l’image de 1968. Si donc la pénurie règne aujourd’hui dans le monde, comme au
Moyen Âge, les recettes qui ont fait fortune au Moyen Âge feront fortune
aujourd’hui encore, les révolutions pacifiques d’hier sont les révolutions
pacifiques de demain. Pour nous, les choses sont beaucoup plus simples :
le Moyen Âge et le tiers monde sont modernes parce que les révoltes du Moyen
Âge et du tiers monde sont modernes. Tout le reste n’est que bavardage
publicitaire.
On ne peut comprendre ce monde qu’en partant des pauvres,
comme le font les riches d’ailleurs. C’est seulement dans leur propagande
produite par les putes intellectuelles que les riches semblent ne tenir aucun
compte des pauvres et invoquent toutes sortes de raisons pour la marche du
monde. Mais il n’en est pas de même dans leurs conciliabules et leurs rapports
de police. Si les riches pensaient réellement comme « pensent » leurs
putes intellectuelles, ils ne se maintiendraient pas longtemps. Toute la
compréhension que les riches ont de ce monde provient de ce que, contrairement
à leurs putes intellectuelles, ils savent de quoi il retourne à ce sujet. Pour
parler comme Oscar Wilde, il y a des gens qui pensent encore plus à la pauvreté
que les pauvres, ce sont les riches. Inversement, dans leur propagande à
destination des pauvres, les riches auront soin de ne jamais citer
l’objet de leur souci et de leur crainte. C’est la moindre des choses !
Ils ont pour cela leurs putes intellectuelles qui justement n’ont d’autre but
dans la vie que d’ignorer qu’elles sont pauvres, que, parties de rien, elles
sont arrivées à la misère. Aussi, quand les diverses putes intellectuelles
parlent du monde, c’est seulement pour nous entretenir des ennuis internes de
la communication de leurs maîtres, de leurs histoires de boutique et
d’arrière-boutique et jamais de la cause fondamentale de ces ennuis. Ah !
que le monde serait beau et facile pour la communication des riches s’il n’y
avait pas les pauvres. Pour les professeurs et les sous-professeurs, les
aventures du monde sont les aventures des hommes d’État et des États, ce qui est
la moindre des choses puisque ceux-ci payent ceux-là. Les plus progressistes,
les plus purs et durs de ces professeurs tentent même de prévenir les pauvres
du danger qui les menace sans même que ces pauvres pauvres ne s’en doutent (cf.
le professeur Byrrh et le sous-professeur Heydrich). Or, ce n’est pas le
réajustement mondial de la société marchande qui occasionne de regrettables et
malencontreuses révoltes, c’est la révolte omniprésente des pauvres qui
contraint les patrons de la société à organiser le spectacle de sa crise et de
son bouleversement afin de dissimuler tant que faire se peut, à défaut de
pouvoir l’étouffer définitivement, le débat révolutionnaire des pauvres qui
communiquent directement d’un bout à l’autre du monde, d’émeute à émeute, de
révolution à révolution. Ceux qui ne nous entretiennent, pour s’en lamenter ou
s’en réjouir, que du réaménagement de l’« économie », de l’État ou du
commerce mondial ne nous entretiennent que des problèmes que pose à la classe
dominante le maintien du sous-développement mondial de la communication. Ceci
pour mieux ne pas nous entretenir de ce qui détermine négativement la société
marchande. Toute l’activité des maîtres de ce monde se résume en cette
difficile équation différentielle : comment communiquer les pauvres
toujours plus sans que ceux-ci se révoltent, sans que ceux-ci s’avisent de
communiquer directement ?
L’imbécillité prétendue de l’ennemi n’est pas ce qu’en
disent ses propagandistes Debord et Sanguinetti. On doit reconnaître au
contraire l’habileté que l’ennemi doit déployer pour parvenir à se maintenir
sur cette poudrière, même si tel ou tel de ses représentants peut être
parfaitement imbécile, ce qui peut d’ailleurs servir parfaitement le spectacle
de la faillite de sa classe. La division de cette classe, sa capacité de
s’affronter « le couteau dans la manche », loin de faire sa faiblesse
constitue en fait sa force, son intelligence. Voilà une saine et vigoureuse
mafia. Chez elle, le débat existe fût-ce par terroristes interposés. Chez elle
on sait régler les comptes, on sait rajeunir. Il est assez comique de voir un
Debord faire le dégoûté et s’étonner de ce que des truands aient des mœurs de
truands. Ah ! où sont les belles manières d’antan ? Mais cela ne
signifie pas que la classe dominante soit en décadence, cela signifie au
contraire que les pauvres ne lui laissent plus aucun répit ce qui l’oblige à
être encore plus dynamique et inventive, car maintenant c’est marche ou crève.
Où le commerce est-il plus florissant qu’aujourd’hui au Liban ? Faut-il
rappeler, après Hegel, que l’activité de division est la force de l’Esprit. La
force de la classe dominante aujourd’hui réside dans sa division sur la
question essentielle : comment mater les pauvres aujourd’hui et non
pas comment les tromper demain comme voudraient nous le faire croire
d’obligeants professeurs. Cette division, ce brain-storming à l’échelle
mondiale, cette tempête de l’esprit qui n’a pas peur de se salir les mains, est
le garant de la vitalité de cette classe. Enfin, faut-il donc rappeler que ce
monde est toujours le monde de nos ennemis et qu’en cas d’indécision ce
monde tourne toujours à leur avantage. Ainsi, par exemple, l’imbécillité
manifeste des menteurs appointés putes intellectuelles ne les empêche pas de
mentir intelligemment. C’est le monde de l’ennemi qui parle par leur bouche. On
ne les paye pas pour penser mais seulement pour chanter. Or si un chanteur très
imbécile peut chanter bien, qui paierait un chanteur très intelligent mais
chantant faux ?
Le spectacle de la chute de l’Empire romain doit dissimuler
que l’unique contradiction, l’unique crise que connaît le monde réside dans
l’insoumission sociale mondiale qui le menace de l’intérieur et nulle
mystérieuse contradiction « économique » insoluble. Les solutions
techniques à la prétendue crise de l’« économie » sont simples,
connues mais non applicables. Si ces solutions sont inapplicables, ce n’est pas
en vertu d’une mystérieuse loi « économique » mais tout simplement
parce que la racaille dirigeante, à l’image de nos socialeux d’aujourd’hui,
danse sur une poudrière. Les remèdes sont inapplicables pour cette simple
raison qu’ils entraîneraient immédiatement des émeutes, comme en Égypte, en
Angleterre, en Pologne, en Corée. Seule la menace de communication directe des
pauvres tient en respect les recettes de l’ennemi pour la division du travail
par l’argent et par l’État. En ce sens, le plus puissant de tous les lobbies
qui paralysent les États aujourd’hui est le lobby des pauvres. Ce qui a
augmenté vertigineusement depuis Marx, c’est l’explosivité du monde,
c’est-à-dire l’explosivité des pauvres qui se soulèvent maintenant pour un oui
ou un non. À cette explosivité réelle répond le spectacle de l’explosivité
nucléaire et économique. D’où aussi le spectacle de l’inexistence ou de
l’inapplicabilité intrinsèque des remèdes « économiques ».
La classe dominante répond à sa condamnation en 1968 par une
gigantesque campagne de solidarisation avec le monde marchand dans laquelle
celui-ci met en scène sa propre nécessité. Il s’agit pour l’ennemi de terroriser
les gens en faisant apparaître comme menace pour eux la menace qu’ils font
peser sur la société existante, de les dissuader par conséquent de
poursuivre en connaissance de cause leur critique interne de la société
marchande, de les provoquer à la défense de ce que précisément ils
combattent et de les diviser ainsi dans les termes imposés par la manipulation
sociale et sa pensée spectaculaire avec le concours empressé, bien entendu, de
tout le putanat intellectuel, notamment journalistique.
À cette phase du spectacle de la chute de l’Empire romain
correspond, dans l’armée de la fausse conscience et dans le putanat
intellectuel, un spectacle de l’insatisfaction, de la révolte et de la bêtise.
C’est à qui, après 1968, dans cette armée de la fausse conscience, se montrera
le plus insatisfait, peu importe à propos de quoi, l’essentiel est d’être
insatisfait. C’est à qui dans les zoos intellectuels de Vincennes, de Bologne,
etc. sera le plus imbécile, le plus gâteux, le plus baveux, le plus
bredouillant. Cet étalage de la bêtise a sa presse spécialisée avec Actuel
et Libération. L’agitation de toute cette racaille a pour fonction
d’enterrer la révolte des pauvres sous l’abondance de sa caricature imbécile et
geignarde. Le spectacle de la chute de l’Empire trouve un appui inattendu avec
l’écologiste et consumériste Debord et ses supporters qui gémissent sur la
mauvaise qualité des tomates (en Hongrie elles sont excellentes !).
Si cette organisation spectaculaire de l’immobilisation
et du retardement de toute critique mobilise à son service le ban et
l’arrière-ban des troupes de la fausse conscience, l’ensemble des enculés
intellectuels, et parvient à réduire certains de ses adversaires à la défensive
et aux lamentations, elle ne parvient pas à enrayer le développement ravageur
de l’insoumission sociale des pauvres. Avec l’Iran et la Pologne cette
insoumission et son contenu éclatent au grand jour.
Le spectacle de la chute de l’Empire et du triomphe de la
bêtise va connaître un brutal coup d’arrêt avec la révolution d’Iran. Devant
cette brusque irruption de l’intelligence sociale et historique, le spectacle
de la bêtise et de la chute de l’Empire doit faire place à celui de la
Reconquista et de l’intelligence. Au défi mondial du millénarisme social, à ce
retour élargi de 1968, au débat parmi les pauvres sur la nature et les
modalités du monde, l’ennemi répond par son propre défi mondial :
le spectacle préventif de la reconquête du territoire de l’aliénation. Puisque,
malgré la mise en scène alarmiste le débat sur la nature du monde a repris haut
et fort parmi les pauvres, les riches sont bien obligés eux aussi d’entamer une
parodie de ce débat. Même si l’économie demeure en danger il faut bien faire
semblant de discuter de la nature du monde puisque ces salauds de pauvres ne
font pas seulement semblant. Et les Rosanputes sont là pour ça.
Le racket marchand ne peut plus se contenter de faire mine
de s’effondrer pour mieux poursuivre sa contre-offensive. Il doit attaquer,
spectaculairement, afin de surenchérir à l’offensive de l’intelligence (de
Reagan aux socialeux français en passant par Jaruzelski et le racket
khomeiniste). Il révèle ainsi la vérité offensive du précédent spectacle de sa
faillite tout en dissimulant de son mieux la vérité défensive de son spectacle
de la reconquête actuellement réduit à peu de chose par les Polonais, véritable
avant-garde du monde. La faillite était donc une contre-offensive et la
reconquête une défensive. Rien de plus normal avec le spectacle qui inverse la
réalité. Il faut en finir, c’est déjà fait à vrai dire sauf à Champ Libre, avec
les jérémiades des militants gauchistes qui appelaient le bon peuple à se
défendre, comme feu la ridicule Gauche Prolétarienne, alors que partout dans le
monde il attaque et que tous les agissements de l’ennemi sont dictés par
les impératifs de la réponse à cette attaque. Partout dans le monde le syndicat
multinational des racketteurs sociaux désespère de reprendre l’initiative
(réellement s’entend, et non plus seulement spectaculairement). Il est
contraint de poursuivre les pauvres, indifférents ou hostiles, de sa répugnante
sollicitude afin d’obtenir, sinon leur adhésion positive, du moins leur
passivité, allant jusqu’à déclencher des affrontements préventifs, comme au
Portugal, au Nicaragua et en Italie (le modèle de ces affrontements préventifs
est le coup de Lénine en octobre 1917 en Russie. Ces salauds de paysans
refusaient toute délégation de pouvoir et les gens boycottaient les Soviets à cause
de leur noyautage par l’ordure bolcho (cf. Marc Ferro, « Pourquoi février,
pourquoi octobre ? » dans La Révolution d’octobre et le mouvement
ouvrier européen, E.D.I., Paris, 1967.)
Alors qu’au cours de la prétendue chute de l’Empire, le
spectacle de l’insatisfaction et de la révolte se posait en négateur de
l’ancien spectacle de la satisfaction condamné en 1968, dans la Reconquista cet
ancien spectacle fait son retour mais élevé dans un élément supérieur : il
est situationnisé. La soumission satisfaite y reprend l’insolence des
situationnistes. Les mêmes qui faisaient étalage il y a peu de leur
« révolte » portent aujourd’hui leur soumission à la boutonnière
comme en témoignent le magazine Actuel et ses 400 000 lecteurs. Son
confrère Libération s’est aussi actuelisé mais péniblement car ces fiers
vétérans maoïstes sont arrivés à pied par la Chine.
Ce spectacle de la Reconquista ne remplace pas celui de la
chute de l’Empire qui au contraire continue de plus belle (cf. la réactivation
de la guerre froide avec son cortège de vietnamisation et d’équilibre de la
terreur). La Reconquête se donne comme la solution, à plébisciter et à mettre
en œuvre, de la menace mise en scène avec la chute de l’Empire. Ainsi cette
réponse spectaculaire à une menace réelle accomplit-elle le prodige de paraître
une réponse réelle à une menace spectaculaire. « Ce sont les images liées
à la société de consommation et à l’utopie d’effacement de la rareté qu’elles
véhiculent qui s’effondrent » écrit Rosanpute dans Libération du 3
mars 1982. Évidemment, il y avait du spectacle, il n’y en a plus. Des images ne
s’effondrent pas pour faire place à d’autres images, à une autre propagande
mais à la dure réalité de la rareté et de l’austérité que Rosanpute se propose
justement de gérer. Comme c’est gentil. « La question de l’austérité
devient directement celle des rapports de la société à elle-même, entre son
moment de production et son moment de consommation, entre ses agriculteurs et
ses ouvriers, ses smicards et ses cadres, ses techniciens et ses
employés. » « L’austérité appelle ainsi une expérience démocratique
nouvelle dans la société française (...) sorte de nouveau compromis
démocratique entre individus, classes, groupes, catégories. »
Alors qu’il devient manifeste que la seule « économie
mondiale » qui corresponde
effectivement à une activité dans le monde est l’économie mondiale de toute
communication directe opérée par le racket social, le spectacle prétend
introduire la « communication » au cœur de l’« économie ».
Le spectacle du sous-développement est modernisé. Désormais, la cause
officielle du sous-développement mondial de l’« économie » est le
sous-développement mondial de la « communication ». Il faut donc
développer la « communication » pour sauver l’« économie »
(cf. Le défi mondial de J.-J. Servan-Schreiber). Le spectacle fait de
l’informatisation du monde la matérialisation omniprésente et omnipotente de la
réconciliation œcuménique de l’Esprit et de la matière, le situationnisme
matérialisé.
« La société de communication commence. La société de
production, c’était hier. La société de consommation, c’est aujourd’hui. Mais
pour combien de temps ? Demain verra l’apogée de la société de
communication, une société où les relations entre les hommes, par
l’accumulation des techniques et l’approfondissement des connaissances,
deviendront de plus en plus complexes. » (Insertion publicitaire de
l’agence Eleuthera dans l’Immonde, en juin 1978.) Mais hier c’était
déjà, comme toute société, une société de communication, aujourd’hui ce l’est
encore, demain ne chantera pas comme le veut cette racaille.
Mais cette modernisation a bien du mal à dissimuler ces
vérités d’évidence : quand les membres du syndicat mondial des
manipulateurs et leurs enculés intellectuels parlent de sous-développement de
la « communication », il faut entendre
sous-développement de la police sociale. Pour les tenants du racket et leurs
malheureux adversaires intoxiqués par la conception politique du monde (comme
ces militants, toujours déçus, qui attendent du monde qu’il réalise une
quelconque théorie préexistante), « communication » veut toujours
dire manipulation. Mais surtout, elle dissimule et manipule de moins en moins
facilement la contradiction dans laquelle l’insoumission généralisée des
pauvres a enfermé mondialement le racket marchand : l’immobilisant là où
il doit aller de l’avant (Iran, Pologne, Amérique du Sud) et l’obligeant à la
fuite en avant là où il doit se stabiliser (Italie, France, U.S.A.).
De Lip au Portugal jusqu’au défi mondial des Iraniens et des
Polonais, les pauvres ont pris au mot le spectacle de la crise de
l’« économie ». Ils ont répondu à l’ironie menaçante par l’ironie
menaçante : « Qu’à cela ne tienne, nous allons nous en occuper nous-mêmes. »
Et cette expérience, reprise et approfondie sans cesse, a montré à tous que
lorsque les pauvres rencontrent par eux-mêmes et prennent en main en lieu et
place des patrons du spectacle et de leur encadrement social ce que ceux-ci
appellent les problèmes de l’« économie », ils ne rencontrent et ne
prennent en main que des questions de communication. Alors même que le
spectacle dissuasif de la décomposition et de la crise était contraint de faire
rage d’une manière toujours plus catastrophique, l’expérience mondiale des
pauvres montrait toujours plus manifestement que la véritable question du monde
était la question de la communication. Cette question a surgi définitivement au
premier plan avec les insurrections d’Iran et de Pologne. Les modalités mêmes
du coup d’État polonais ont, en voulant l’étouffer, confirmé quelques-uns des
traits déterminants de la révolution polonaise. Ce sont les troupes
d’occupation qui, en fermant de nombreuses usines (prétendant ainsi avoir à
nouveau le pouvoir de décider de leur fonctionnement), ont confirmé, qu’en leur
échappant, les usines polonaises étaient devenues visiblement ce que sont
essentiellement toutes les usines du monde : non pas des moyens de
production mais des moyens de communication. Dans la Pologne en insurrection
sociale, les églises ont dû répondre effectivement à leur vocation affirmée et
les usines apparaître manifestement pour ce quelles sont : des églises,
des assemblées exécutives. Pour interdire la généralisation de la grève active,
ce sont les corps armés du racket social eux-mêmes qui ont dû imposer à la
population la grève générale passive (en France, les syndicats avaient suffi à
cela en 1968). Pour interdire toute communication à la population ces mêmes
corps armés ont dû achever de rendre impossible toute activité dite économique,
confirmant ainsi que la prétendue « question économique » est la
question de la communication.
Depuis plus de dix ans la conception politique de la société
empoisonne à sa racine l’expression théorique du parti qui s’est défini
lui-même comme le parti de la communication. Le situationnisme est la vengeance
de la conception politique de la révolution, selon laquelle il faut apporter
les idées au monde. Comme chacun aura pu le constater, nous avons entrepris de
nettoyer le point de vue théorique de la communication du cancer politique qui
le ronge, modeste contribution à l’œuvre de salubrité publique entreprise par
les pauvres qui, universellement, se mettent en mesure de nettoyer les
politiciens de tout acabit. Les néo-militants prétendent qu’il est nécessaire
de provoquer le monde à la guerre sociale, que la guerre sociale doit exister en
plus de la réalité présente de ce monde et leur ridicule prétention va
jusqu’à soutenir qu’elle a besoin d’eux pour exister, que la guerre sociale
peut être le résultat de leur activisme lamentable. La guerre sociale n’a pas
besoin des néo-militants pour exister, elle est la vérité de ce monde, sa
réalité permanente.
Depuis 1968, il s’est trouvé beaucoup de monde pour
s’étonner et se désoler, comme Vaneigem, du fait indéniable du peu de
pénétration de la théorie situationniste en milieu ouvrier, il s’en est trouvé
beaucoup aussi pour colporter le propos léniniste selon lequel la question
était de communiquer la théorie aux ouvriers, au besoin en la simplifiant, pour
ménager leur petite tête, il s’en est trouvé beaucoup encore pour tenter le
coup par un savant mélange de propagande par le fait et de catéchisme
théorique. Bien peu ont reconnu la vérité qui est beaucoup plus simple :
la théorie situationniste quand elle était vivante, c’est-à-dire quand les
situationnistes la formulaient, n’était pas la pénétration positive de la
pensée d’un groupe d’intellectuels en milieu ouvrier mais la pénétration
négative en milieu intellectuel de quelque chose qui était proche de la
querelle des ouvriers.
Contrairement aux illusion politiques et publicitaires des
néo-militants pro-situs qui voudraient que la théorie soit populaire, que les
pauvres apprennent autre chose de la théorie qu’à critiquer la théorie,
celle-ci se communique négativement. Elle ne cherche donc pas à donner des
leçons aux pauvres pour leur action. Elle ne se propose pas aux pauvres avec un
air de fausse modestie comme l’expression de ce qu’ils doivent mettre en
pratique. Elle ne cherche pas à obtenir leur adhésion. Tout au contraire elle
s’y oppose, assez mal jusque-là, et elle est condamnée à rencontrer, passé un
certain temps, le temps précisément que les pauvres dans leur ensemble passent
à d’autres occupations, l’adhésion de ses pires ennemis. La critique théorique
emmerde ceux qui veulent appliquer la théorie. Elle est leur ennemie. Si la
théorie peut être de quelque usage aux pauvres, c’est seulement pour prendre
congé d’un monde. La théorie est révoltante pour tout le monde.
La force de la pensée réside dans la
pensée et non dans les moyens de sa communication. Il suffit que la pensée
existe, le monde fait le reste. C’est d’ailleurs déjà lui qui fait la plus
grande part dans la pensée elle-même, ce qui explique la force intrinsèque de
la pensée : c’est la force du monde même. La tâche de la pensée est donc
simple et peut se résumer à un seul mot : penser, avec cette simple
restriction : ne pense pas qui veut, pense qui peut. Que la pensée éprouve
le besoin de sa « communication » indique au contraire qu’elle est
déjà morte. L’exemple de l’I.S. est clair à ce sujet. On ne peut s’occuper de
la « communication » d’une pensée que lorsqu’on n’a plus rien d’autre
à faire. « Croyez-vous que je me soucie des cordes de votre petit violon
quand l’Esprit me parle ? » C’est la pensée morte qui a besoin de
mise en scène, de télécommunication, de satellites, de police, d’armée de la
fausse conscience, de chambre à gaz, etc. Et c’est précisément la tâche et la
seule tâche de la pensée que de combattre les porteurs de cette pensée-là. La
pensée n’a pas pour but de haranguer des foules mais de combattre les porteurs
salariés de la pensée morte, la police sociale de la pensée, la merde
intellectuelle, ce que l’I.S. nommait pudiquement « la culture ». Le
débat parmi les pauvres, en Iran, en Pologne et ailleurs, sur la nature du
monde n’est autre que la réalisation de la philosophie, chère à Marx, la
réalisation dans le monde de ce débat sur la nature du monde qui avait lieu
jusque-là dans la philosophie. Pour étouffer ce débat, pour le calomnier et
l’empêcher de se reconnaître, l’ennemi déverse sur le monde des tonnes de merde
intellectuelle. Si donc la pensée peut aider au débat entrepris par les
pauvres, c’est d’abord en combattant directement dans la pensée le
centre de production de cette merde : le putanat intellectuel et son point
d’appui, l’armée de la fausse conscience. Et cela, non en prétendant apporter
aux foules la pensée juste, mais beaucoup plus simplement en faisant triompher dans
la pensée, contre la merde intellectuelle, l’action entreprise par ces
foules dans le monde. Et comme nous disions, le monde fera le reste. C’est déjà
bien assez de travail comme cela sans qu’il soit besoin d’aller encore
haranguer les foules. Oui, hélas, il semble bien que la théorie, c’est
travailler beaucoup. La pensée dominante, la pensée claironnée par le putanat
intellectuel et colportée par l’armée de la fausse conscience, est une
véritable opération de police destinée à intimider les pauvres dans leur action.
Donc, faire triompher cette action dans la pensée, c’est anéantir cette
opération de police, c’est ruiner cette opération d’intimidation. Et comme nous
le disions plus haut, il faut pour cela peu de moyens, il suffit de penser en
demeurant absent où sont absents les ennemis de ce monde. La puissance d’une
telle pensée provient justement du fait que les pauvres reconnaissent et
comprennent au moindre signe le triomphe de leur action dans la pensée. Aussi,
la seule connaissance vague de l’existence d’une condamnation théorique de
l’ordre des choses suffit là où l’ennemi est contraint d’employer les grosses
batteries de son tintamarre publicitaire. La guérilla existe aussi dans la
pensée. L’I.S. a magnifiquement réussi à désorganiser la police sociale du putanat
intellectuel et de l’armée de la fausse conscience qui s’en remettent tout
juste. Aujourd’hui la racaille pensante se cramponne à la pensée de l’I.S.
comme à une bouée de sauvetage tant l’action des pauvres a progressé dans le
monde. L’époque troublée de 1968 paraît à cette racaille et surtout à ses
maîtres comme un bon vieux temps et un havre de grâce qu’il faut essayer de
prolonger par la magie des mots. Aussi la théorie de la redoutable révolte de
mai leur paraît-elle comme un baume sur leurs nouvelles plaies. En son temps,
l’I.S. a magnifiquement réussi à désorganiser dans la pensée ce que le monde
désorganisait dans le monde. Aujourd’hui notre tâche est la même, mais les
conditions ont changé puisqu’il existe parmi les pauvres un débat qui n’existait
pas du temps de l’I.S. Nul doute que notre tâche ne s’en trouve facilitée.
Comment un débat qui existe dans le monde pourrait-il ne pas exister dans la
pensée quand bien même tous les falsificateurs du monde se ligueraient contre
lui ?
En demeurant pauvres, les pauvres ne font
de tort qu’à eux-mêmes. Donc personne ne viendra à leur secours, personne ne
les fera riches à leur place. Donc, si les pauvres deviennent riches, ils ne le
devront qu’à eux-mêmes. Des générations de putes intellectuelles ont voulu et
veulent encore faire de cette simple vérité mise en évidence par Marx, un
prétendu messianisme d’une prétendue classe élue. Imbéciles. Si les pauvres se
révoltent, c’est seulement parce qu’ils sont pauvres. Rien ne prouve d’ailleurs
que les pauvres puissent devenir riches un jour. Mais en revanche il est
certain, puisque les pauvres se révoltent depuis plusieurs millénaires, qu’ils
se révolteront tant qu’ils seront pauvres. L’histoire récente prouve également
que tout adoucissement apparent de leur pauvreté les incite à la révolte car
les hommes sont séparés par la communication et tout accroissement de la
communication telle qu’elle existe constitue un accroissement de leur
séparation. Aujourd’hui les pauvres sont pauvres au milieu d’un océan de richesse,
le spectateur est toujours seul mais au milieu d’un océan de communication. La
richesse et elle seule est donc messianique. Or la bourgeoisie a pour but la
richesse infinie. Voilà un malheur de la pensée bourgeoise. En attendant, les
pauvres sont punis exactement par où ils pèchent, par leur pauvreté. Il y a
donc une justice dans ce monde.