LE JUGEMENT DE DIEU EST COMMENCÉ


Pierre Brée et Jean-Pierre Voyer

Revue de préhistoire contemporaine n° 1. 1982

 

 

 

 

1.   Le retour de la religion

2.   Prétendue scission dans la théorie et vraie contre-révolution dans le monde.

3.   L'aliénation est la religion par excellence.

4.   Marx jeune et la religion.

5.   Hegel et la contre révolution bourgeoise.

6.   L'I.S. et la véritable scission.

7.   Le situationnisme est la forme modernisée du mensonge religieux.

8.   Le situationnisme présuppose la profonde incohérence de la théorie situationniste.

9.   Formes du situationnisme.

10. Dix ans après.

 

 

1. Le retour de la religion.

 

L’assaut mondial des pauvres qui commença en 1968 a contraint le mensonge sur la question sociale à passer dans un élément supérieur et donc aussi sa critique. Voilà la vraie victoire de cet assaut. Aujourd’hui l’ennemi n’a plus à la bouche que le mot communication. Le spectacle d’une part et la révolte des pauvres d’autre part proclament contradictoirement que cette époque est l’époque de la communication. L’aspect le plus notoire de ce passage dans un élément supérieur est le retour comme chez elle de la religion.

Il peut paraître pour le moins paradoxal que l’on puisse tenir pour un stade supérieur du mensonge sur la question sociale le retour de ce qui est tenu pour le plus archaïque, le plus obscurantiste, par la pensée dominante depuis deux siècles. Cela tient à un petit détail d’histoire : la prétendue révolution française fut une vraie contre-révolution bourgeoise et la prétendue libération des peuples de leurs croyances religieuses par le matérialisme et l’économie ne fut que la digne conséquence, dans la pensée, de cette contre-révolution, le remplacement d’un mensonge devenu vraiment trop dangereux par un autre plus sûr. C’est dans la mesure où la religion porte directement sur la communication — et non pas seulement indirectement, par antiphrases, comme le matérialisme et l’économie — que ce mensonge est particulièrement périlleux comme l’ont abondamment démontré toutes les révoltes millénaristes. Le vrai rôle du matérialisme, ce prétendu libérateur, fut de mettre fin dans la pensée en déclarant achevée la critique de la religion à ce à quoi la contre-révolution bourgeoise mit fin dans le monde en déclarant achevée la révolution. Le règne sans partage du matérialisme et de l’économie fut ce fameux sommeil de la raison engendré par la contre-révolution bourgeoise. Pendant deux siècles de contre-révolution bourgeoise permanente ce règne fut le vrai Moyen Âge de la révolution, l’âge de son obscurantisme. Voilà pourquoi le retour de ce qui fut abaissé dans l’abjection en 1793 par la contre-révolution bourgeoise est le passage obligé et contraint du mensonge sur la question sociale à un stade supérieur.

Ce sont les Iraniens et les Polonais pauvres aussi bien que leurs ennemis qui, en faisant usage de la religion, montrent que dans celle-ci, contrairement à l’économie et au matérialisme, une vérité est directement en jeu. On ne peut employer, quels que soient leurs mérites et leurs insuffisances, que les théories qui sont là en temps utile. Or, du fait de deux siècles d’obscurantisme matérialiste, la religion est la seule théorie qui est là pour certains pauvres et surtout pour certaines questions. Mais du fait que l’obscurantisme matérialiste a fait son temps comme mensonge sur la question sociale, la religion est aussi le seul mensonge encore disponible pour les ennemis de ces pauvres. La religion redevient donc à nouveau le terrain théorique de l’affrontement, comme elle le fut il y a deux siècles, du temps de Hegel. Ce retour de la religion comme mensonge encore possible aussi bien que comme seule théorie disponible est bien la preuve, si besoin était, que, contrairement aux apparences, la religion n’est toujours pas critiquée. C’est bien la preuve, également, de la honteuse insuffisance de la théorie révolutionnaire « moderne ».

La religion des pauvres présente bien ce double caractère de protestation et de falsification de cette protestation déjà noté par Marx. La religion est d’une part protestation des pauvres contre les prétentions matérialistes de leurs maîtres. Les pauvres attestent de la réalité spirituelle du monde réel par opposition à l’habillage matérialiste dont l’affublent leurs maîtres. D’autre part la religion est la dernière cartouche de ces maîtres pour tenter d’endiguer et de tromper la protestation des pauvres là où le matérialisme et son garant politicard ne suffisent plus.

On assiste évidemment à la réjouissance de toutes les crevures bien françaises de l’inintelligentsia, recyclées ou non, comblées d’aise par ce retour de la religion qui est censé satisfaire tous leurs vœux de chien de garde : ainsi donc la religion et seulement la religion suffirait pour exprimer, et donc contenir, des révoltes ! On pense tout particulièrement aux sous-merdes de Libération, langues pendantes devant toutes les puissances de ce monde, à Foucault, à Glucksmann jamais en reste d’une ignominie, au talmudo-laïque Lévy, tous ces curés de la police sociale frétillants devant les espaces infinis qui s’ouvrent à leur sacerdoce. Pas de chance crevures. Si nous aussi pouvons nous réjouir c’est parce qu’où l’on voit le retour de la religion, on voit néces­sairement le retour de sa critique.

D’autres considèrent ce retour de la religion dans la visibilité comme une défaite des pauvres. Ainsi, selon le stalinien Vernant très très fraîchement ravalé de la façade : « On » (entendez le stalinisme dont il était encore il y a peu de temps un zélateur « oppositionnel », un souteneur critique) « a pu faire comme si tout ce que les hommes ont toujours plus ou moins rêvé d’un dépassement de leur condition présente était donné ici, au niveau de la vie sociale. On ne peut plus le croire » (admirez le jargon !), (Libération du 26-27 janvier 1980). Et pourquoi ne peut-on plus le croire ? Parce que c’est Staline qui a dit qu’il fallait le croire. Et parce que Vernant et des milliers comme lui ont cru Staline et ont fait bruyamment savoir qu’ils le croyaient. On voit l’argument. C’est le même qu’emploie Lévy : les bolcheviks et les staliniens se sont réclamés de l’histoire et de la révolution, donc l’histoire et la révolution sont de la merde. (L’Immonde du 20 janvier 1980.) Ce sont seulement Staline, Vernant et Lévy qui sont de la merde. C’est le même argument qu’exprime parfaitement le faire valoir libéramerdeux : « La fin de l’idéal historique permet donc la résurgence du religieux ? » (Là encore on admire l’art et la manière : la fin de l’idéal stalinien est identifiée à la fin de l’idéal historique.) Oui, répond le Vernant. Si les gens se jettent dans la religion, c’est donc par dépit, c’est parce que leurs aspirations ne sont pas réalisables sur terre puisque Vernant et Staline l’ont amplement démontré a negatio ! Les pauvres qui n’ont même pas, comme Vernant, le secours de la science seraient donc réduits à rêvasser leurs aspirations dans les brumes de la religion, voire même de l’irrationnel. Or si le retour de la religion est bien une défaite, c’est seulement pour ce que représentent les Vernant. Et ce n’est pas parce que les pauvres sont vaincus qu’ils ont recours à la religion. C’est parce qu’ils passent à l’acte, qu’eux, aussi bien que leurs ennemis, doivent nécessairement avoir recours à la religion comme terrain théorique d’affrontement, qu’ils doivent nécessairement reprendre la question sociale exactement là où l’ont laissée deux siècles de sommeil matérialiste de la raison, deux siècles de contre-révolution bourgeoise. On approuve d’autant mieux l’acharnement de Hegel à vouloir concilier idéal historique et idéal religieux. On comprend mieux aussi pourquoi Vernant est prêt à se contenter d’une défaite alors que nulle part dans le monde les pauvres ne se contentent de cette victoire, que partout ils se jettent dans la religion pour réaliser leur idéal sur terre, donc pour réaliser la religion, donc pour critiquer enfin réellement la religion.

Le matérialisme et l’économie furent la réponse de la bourgeoisie, dans la théorie, à la menace millénariste comme les contre-révolutions anglaise, hollandaise, française et russe furent sa réponse dans le monde. Donc, où l’on voit le retour de la religion, on voit le retour de cette menace. Le retour du débat sur la question sociale au point où elle fut congelée en 1793 est donc aussi bien le retour de la Grande Révolution. On comprend que Furet veuille à tout prix que la révolution française soit terminée, c’est-à-dire que soit terminée une révolution qui n’a jamais eu lieu afin de dissimuler que cette vraie contre-révolution dure toujours et surtout qu’elle est menacée aujourd’hui comme jamais elle ne le fut pendant ses deux siècles de règne. Lorsque la société de la marchandise se donne un État qui réalise par des moyens politiques purs l’idéal chrétien, c’est pour pouvoir disposer librement des pauvres sans trop de risques de révolte et pour se donner les moyens de réprimer avec succès ces révoltes. Selon J.-L. Paul (Essor et décadence de l’idéologie du sous-développement) le Moyen Âge se termine au Xee siècle et depuis, la bourgeoisie, le commerce et l’industrie dominent en s’abritant derrière l’aristocratie à qui est dévolue la tâche de gendarmer les pauvres. Tout va bien jusqu’au XVIIIee siècle où l’aristocratie se révèle incapable de tenir son rôle sous le double effet de sa décadence et de la modernisation des pauvres engendrées par le développement de la marchandise. C’est donc seulement la contre-révolte permanente des riches qui change de main en 1793. D’aristocratique elle devient proprement bourgeoise avec une grande nouveauté : la pure répression du passé prend les dehors avenants d’un spectacle de la révolution. Cette nécessité, pour la bourgeoisie, de donner l’aspect d’une révolution à sa prise en main de la lourde et périlleuse tâche de faire se tenir les pauvres tranquilles constitue précisément la preuve que cette prise en main fut une contre-révolution, c’est-à-dire qu’elle eut à faire à une véritable révolution et non à une simple révolte, qu’elle eut à faire à des pauvres modernes. En réalisant l’idéal chrétien par des moyens politiques purs, la bourgeoisie ne prétend rien moins que réaliser la religion sur terre, que réaliser l’idéal millénariste. C’est pourquoi elle déclare achevée la critique de la religion et ne se préoccupe en théorie que de modalités purement techniques de cette réalisation, c’est-à-dire de questions purement liturgiques. On comprend ainsi son acharnement laïque à calomnier le Moyen Âge. Le prétendu Moyen Âge est le tiers monde temporel de notre époque. Le prétendu sous-développement du prétendu Moyen Âge n’a d’autre but que d’accréditer le nécessaire sous-développement des révoltes qui y voient le jour. En effet, si le prétendu Moyen Âge n’est plus un Moyen Âge, la prétendue révolution française n’est plus la révolution française.

Puisque J.-L. Paul ne se donne pas la peine de citer ses sources (ce qui semble être une besogne indigne de lui et tout juste bonne pour des universitaires), nous nous sommes donnés la peine de vérifier ses dires dans quelques livres dont : Jean Gimpel, La révolution industrielle du Moyen Âge, Seuil, Point histoire, Paris, 1975 ; R.S. Lopez, La Révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Aubier Montaigne, Paris, 1974 ; Robert Latouche, Les origines de l’économie occidentale, Albin Michel, Paris, 1956 et 1970 ; Pierre Dockes, La libération médiévale, Flammarion, Paris, 1979.

Contrairement à ce qu’a cru Marx, la bourgeoisie n’a jamais été une classe révolutionnaire. Telle est la cause de la débilité révolutionnaire de la bourgeoisie, contrastant violemment avec sa détermination contre-révolutionnaire, qui étonnait et indignait Marx. La bourgeoisie n’a pas besoin de faire la révolution (c’est-à-dire, en ce qui la concerne, un coup d’État) pour exercer sa tyrannie sur toute la société, l’argent qui est son dieu, sa seule loi et sa véritable force, l’y conduit irrésistiblement. La bourgeoisie, la classe des commerçants, a seulement besoin d’organiser le spectacle de la révolution, l’organisation et le contrôle de l’agitation des pauvres, pour neutraliser et écraser les seules révolutions qui aient jamais existé : les luttes des pauvres pour être riches dans un monde riche.

C’est cette machine de guerre sociale, ce spectacle de la révolution, qui a fonctionné pendant deux siècles mais qui se révèle aujourd’hui, sous l’assaut des pauvres, aussi insuffisante que le fut finalement la gendarmerie aristocratique. C’est donc cette machine qu’il faut moderniser, situationniser. C’est la tâche que s’assignent les degauches. Dans la théorie, il s’agit pour eux de mettre un peu d’eau spiritualiste dans leur vin matérialiste. Ainsi on peut assister au changement simultané de leur propos et sur le Moyen Âge et sur le tiers monde. On peut voir le degauche Furet mettre en doute la nature révolutionnaire de la révolution française, non pas, que l’on se rassure, dans le but de mettre en évidence son caractère nettement contre-révolutionnaire mais de montrer qu’après tout, avant comme après, c’était la même chose à quelques détails près et que cette prétendue révolution ne fut motivée que par une pure question technique de société, la nécessité d’un réajustement entre les faits et les idées (traduisez : entre la révolte et le mensonge !). Autrement dit qu’il n’y eut pas du tout de révolution en 1789 et donc que la révolution française, si elle ne fut pas une révolution, ne fut pas non plus une contre-révolution. Pour Furet-Mitterrand la tâche présente, pratique et urgente, est bien de prouver dans les faits que la révolution telle qu’elle fut écrasée en 1793 par la « révolution » française n’existe pas aujourd’hui. Dans la théorie, il faut donc montrer coûte que coûte que cette révolution n’exista pas non plus en 1789. Tout comme son collègue Vernant, Furet n’a qu’un but : montrer que, puisque la révolution française ne fut pas une révolution, la révolution en général est une escroquerie, qu’il faut être un stalinien pour oser s’y référer et qu’il n’y a de salut qu’en Mitterrand. En vérité, c’est justement parce que la révolution française fut une contre-révolution que les staliniens s’y réfèrent avec tant de délices.

Quand un Furet parle de réajustement des idées aux faits (évidemment, dans une telle bouche, réajustement des idées aux faits signifie réajustement de la contre-révolution théorique à la contre-révolution pratique, éloignement des idées et des faits, amélioration du mensonge), il est contraint d’évoquer mensongèrement (il ment, il ment le Furet) ce que montre l’expérience historique : tout progrès des pauvres dans la critique de l’aliénation est un progrès dans la conscience de soi du monde aliéné, et réciproquement, tout progrès dans la contre-révolution est un progrès de l’inconscience de soi de ce même monde. Tout assaut révolutionnaire rend brutalement manifeste ce qui était contraint ou encore capable d’exister clandestinement. Ainsi c’est bien la révolte des pauvres qui a contraint la bourgeoisie à devenir visiblement ce qu’elle était déjà essentiellement, la véritable tyrannie sur la société, et l’a contrainte à porter son spectacle de la révolution à sa forme canonique.

Si en reconsidérant la « révolution française » les Furet veulent prouver que la révolution sociale est une escroquerie, leurs collègues, en réhabilitant le Moyen Âge, veulent prouver que les vraies révolutions sont des « révolutions tranquilles », des révolutions technologiques. Puisque la « véritable révolution », celle qui n’est pas une illusion mais a véritablement changé l’organisation « matérielle » de toutes les sociétés, n’eut pas lieu en 1789 mais au Moyen Âge, elle ne fut pas le résultat d’une violente explosion sociale mais celui d’un patient et méthodique travail effectué sous les auspices de la religion, gardienne de la bonne « communication » sociale. La « véritable révolution » a donc fait l’économie de regrettables excès populaires. (Les multiples et profondes révoltes de cette époque n’étaient, comme chacun sait, que de stériles protestations populaires contre les excès féodaux, excès auxquels seule la bourgeoisie pouvait mettre fin comme on a vu et comme on voit tous les jours.) Voilà qui est du plus grand intérêt pour les pauvres d’aujourd’hui, si indisciplinés et si peu confiants ; voilà qui devrait les dégoûter des illusions révolutionnaires en les incitant à la responsabilité et à la collaboration avec les responsables pour résoudre les difficiles problèmes de «l’économie » mondiale. C’est ce genre de problématique, ce genre de chantage pratique : la collaboration ou la mort, qu’affrontent aujourd’hui, aux yeux du monde, les représentants polonais du prolétariat mondial et aussi bien, derrière les calomnies dont le spectacle les accable, les pauvres d’Iran comme, derrière la plus forte concentration de brouilleurs de cartes du monde, les pauvres qui vivent en France.

1968 fut, par sa simple existence, la réfutation de toutes les conceptions préexistantes, la proclamation d’une gigantesque grève des illusions. En 1968 les pauvres se sont posés la question du monde. Le débat sur le monde commencé dans la rue en 1968 n’a jamais véritablement cessé depuis, d’un bout à l’autre du monde. Depuis 1968 les pauvres ont entrepris de répondre à la question qu’ils se sont eux-mêmes posés. Ce qui est véritablement nouveau et intéressant dans « les années 80 » est l’existence de ce débat mondial parmi les pauvres. C’est que la grève mondiale des illusions porte ses premiers fruits. Après la première sommation de 1968, les Iraniens et les Polonais révèlent la véritable unité fondamentalement religieuse de l’aliénation marchande et la véritable unité millénariste des révoltes mondiales des pauvres.

Un des moindres résultats de 1968 est la liquidation des espoirs dérisoires de tous les petits cons gauchistes, ces petits cons lycéens et étudiants qui espéraient faire une carrière rapide de maquereau des masses. Las ! 1968 est venu balayer tout ça et ils ont été rejetés dans la misère qu’ils n’avaient d’ailleurs pas quittée. La racaille journaliste présente cette salutaire liquidation d’illusions moribondes comme la défaite de 1968 ! et les petits cons liquidés comme les acteurs de 1968. Il faut dire que beaucoup de ces petits cons gauchistes se sont recyclés comme journalistes ! Ceci expliquant cela.

Le pseudo-échec de 1968 que prétendait constater pour le déplorer la merde gauchiste recyclée (les mêmes aujourd’hui célèbrent son pseudo-triomphe mitterrandisé) est donc en fait la vraie défaite de cette merde gauchiste en tant que dernière illusion d’un mensonge devenu partout ailleurs notoirement insuffisant. L’économie et le léninisme ont fait leur temps. Et ce n’est pas là un des moindres succès de 1968. Inversement, l’impuissance puis la décomposition de l’I.S. en tant que vérité devenue manifestement insuffisante sont des indices certains du passage du monde à « l’étage suivant ».

La gloire des prolétaires iraniens et polonais est d’avoir imposé mondialement la nécessité du retour de la critique tant pratique que théorique de la religion, c’est-à-dire la reprise de la vraie question sociale au point où elle fut congelée il y a deux siècles, à l’époque de Hegel, par la contre-révolution bourgeoise, mais avec l’expérience de deux siècles de mensonge, de falsification, de prêchi-prêcha, l’expérience de deux siècles de contre-révolution bourgeoise. L’Iran et la Pologne sont devenus la patrie de Hegel. Les prolétaires iraniens et polonais somment le monde d’être explicitement plus hégélien que Hegel.

La religiosité des Iraniens et des Polonais est désormais consciente d’elle-même, elle contient manifestement le négatif. Tandis que la religiosité secrète des soi-disant laïcs échappe encore à la conscience de soi et donc à la critique. Les Iraniens si fanatiques et les Polonais si pieux sont donc déjà beaucoup moins abîmés dans la religiosité que les censeurs de leur prétendue arriération religieuse.

Les insurrections sociales d’Iran et de Pologne ont fait descendre la communication de son ciel spectaculaire et en ont entrepris la réalisation terrestre. Elles ont rendu manifeste que la lutte des pauvres contre leur misère était immédiatement la redéfinition du monde lui-même, la redéfinition pratique de la richesse. Elles ont rappelé ainsi ce qu’était concrètement la réalisation de l’art et de la philosophie. Avec ces révolutions la nouvelle époque a véritablement commencé parce qu’elle s’est reconnue elle-même, en pratique, pour ce qu’elle est, parce qu’elle a commencé manifestement à se définir elle-même. La question de savoir si ce monde peut continuer comme avant a déjà été tranchée dans les faits en 1968. Il est absolument certain que le monde sera révolutionné, quoi qu’il arrive. La seule question est de savoir qui va bouleverser le monde : le monde sera-t-il l’œuvre du monde lui-même, l’œuvre des pauvres devenus riches donc, ou bien sera-t-il reconstruit sous les auspices de la classe dominante mondiale ? Comme l’ont montré l’Iran et la Pologne, la nouvelle époque est bien celle du défi mondial dont l’enjeu, toujours ouvert, est, pour la classe dominante un nouveau partage du monde en son sein et, pour les pauvres, la redéfinition du monde lui-même.

Il est désormais évident pour tout le monde que ce qui a commencé en Iran et en Pologne, avec les conséquences universelles immédiates de ces insurrections sociales, c’est la deuxième manche de la révolution commencée en 1968. L’Iran et la Pologne ont d’ores et déjà été la confirmation et la conclusion de 1968 : le commencement de la révolution mondiale ouverte.

Ce ne sont pas les théoriciens de Paris, de Ségovie, de Florence qui peuvent apprendre à ces niais d’Iraniens et de Polonais ce qu’ils devraient savoir, ce sont ces Iraniens et ces Polonais qui montrent aux théoriciens de Paris, de Ségovie et de Florence, pour la plus grande honte de ceux-ci, le retard et le sous-développement de la théorie critique « moderne », non pas tant parce qu’elle n’aurait pas encore critiqué la religion mais parce qu’elle ignore même que la religion n’est toujours pas critiquée. Et ce qui doit être critiqué ne doit pas l’être au sens où il faudrait déniaiser ces pauvres Iraniens et Polonais si pieux mais au sens où la religion non critiquée recèle une vérité dont « la critique révolutionnaire moderne » ignore jusqu’à l’existence, au sens donc où la religion mérite toujours d’être critiquée, comme du temps de Hegel.

Il est remarquable qu’au moment même où les Iraniens et les Polonais imposaient la visibilité du débat mondial sur la nature et les modalités du monde, l’intégrisme crypto-situationniste tentait au nom de ses dogmes, de réduire au silence le même débat dans la théorie. Nous ne sommes donc pas seuls. Et désormais, nul ne peut ignorer que c’est contribuer à l’étouffement des insurrections iranienne et polonaise que de ne pas contribuer à ce débat.

 

 

 

2. Prétendue scission dans la théorie et vraie contre-révolution dans le monde.

 

De même que la révolution française fut une prétendue révolution et une vraie contre-révolution, la scission entre la religion et le matérialisme ne fut qu’une prétendue scission au sein d’un seul et même mensonge. C’est bien parce qu’il porte directement sur le principe du monde que le mensonge religieux porte directement sur la communication. Mais il porte mensongèrement sur ce principe spirituel en l’opposant à la boue du monde, en exilant donc ce principe spirituel dans le ciel et en l’opposant à la boue terrestre. La religion est donc secrètement matérialiste. Le matérialisme est le secret du mensonge religieux. La prétendue et spectaculaire scission entre le matérialisme et la religion n’est donc qu’un avatar de la scission propre au mensonge religieux, elle est seulement l’autonomisation d’un moment du mensonge religieux, le moment matérialiste de la religion qui se pose pour lui-même et attaque le moment spiritualiste.

On assiste au cours du XIXe siècle au dédoublement de ce dédoublement, à la prétendue critique matérialiste du matérialisme, à la prétendue critique économique de l’économie. Et de même que la prétendue scission entre religion et matérialisme fut confirmée par la prétendue révolution de 1789, cette prétendue scission dans la prétendue scission fut confirmée par la seconde édition de la contre-révolution française, la prétendue révolution russe de 1917.

La prétendue révolution française est justement célèbre parce qu’elle donna sa forme universelle à cet obscurantisme théorique de même que la contre-révolution bourgeoise russe de 1917 est justement célèbre pour avoir donné sa forme universelle à la prétendue critique matérialiste du matérialisme, au renforcement de cet obscurantisme par son dédoublement. Les contre-révolutions bourgeoises anglaises et hollandaises sont obscures parce qu’elles ne furent que pratiques, qu’elles n’eurent pas le même intérêt pour la propagande (pour la « conscience de soi », c’est-à-dire en vérité, pour l’inconscience de soi !). Les contre-révolutions bourgeoises française et russe ont ceci de moderne qu’elles ont éprouvé le besoin de paraître des révolutions, d’être donc des spectacles de révolution. C’est là que réside la preuve de leur caractère contre-révolutionnaire : elles n’ont eu besoin de prendre des dehors révolutionnaires, de recourir au spectacle de la révolution que parce qu’elles avaient à faire à des révolutions, c’est-à-dire à des révoltes prolétariennes modernes.

C’est la prise au mot des principes spirituels de la religion et la tentative de réalisation terrestre de ces principes par les révoltes millénaristes qui révèlent le secret matérialiste du mensonge religieux en révélant la spiritualité de la prétendue boue terrestre. La forme théorique de la contre-révolution bourgeoise tente alors de fixer la théorie du millénarisme en retournant comme un gant le mensonge religieux. Elle nie le côté spirituel de la religion — et donc à travers lui le millénarisme — en s’appuyant sur son côté matérialiste venu au premier plan. Elle n’exprime plus la religiosité que dans des termes qui la nient. L’aventure théorique de Marx est le résumé de cette aventure historique.

La nécessaire critique du matérialisme et de l’économie ne conduit malheureusement Marx qu’à renforcer ce point de vue matérialiste et à donner une forme cohérente à la morale économie, mais en y introduisant le parti pris prolétarien : le point de vue millénariste tel qu’il peut tenter de s’exprimer dans les termes du matérialisme, donc dans des termes qui le nient. C’est précisément au nom de cette critique matérialiste du matérialisme et des conséquences politiques de la morale économie que les bolcheviks écraseront l’explosion millénariste des peuples russes. La prétendue révolution de 1917 sanctionne la réussite de l’organisation de l’incritiquabilité de la pensée de Marx.

Marx a bien formulé, sinon l’exigence elle-même de la nécessaire critique de la religion, du moins la forme que devait nécessairement prendre cette critique : la mise à nu des bases terrestres de la religion. Cependant, il donna une mauvaise réponse à cette exigence. Cette base terrestre que Marx assigne au mensonge religieux n’est en fait qu’un élément du mensonge religieux lui-même, cette boue à laquelle la religion oppose son principe spirituel. C’est donc du côté particulièrement mensonger de la religion que Marx s’empare pour en faire la base terrestre du mensonge religieux. C’est pour cela que Hegel est grand. Contre la dichotomie religieuse, contre l’opposition de l’esprit et de la matière il défend l’immanence de l’esprit. Donc, en faisant de l’économie le secret révélé de la religion c’est non seulement la non-critique de l’économie que Marx accomplissait mais par la même occasion la non-critique de la religion. Inversement, en critiquant effectivement l’économie, Voyer introduisait sans même s’en douter la nécessité de la critique de la religion dans la théorie.

La contre-révolution bolchevique avait expurgé son territoire du millénarisme des pauvres comme le marxisme en avait expurgé la pensée de Marx (avec d’autant plus de facilité que dans cette pensée le millénarisme était contraint de s’exprimer dans les termes du matérialisme). Mais ce nettoyage du matérialisme et de son empire de leurs scories révolutionnaires s’est révélé, avec le retour visible de la révolution sociale, comme le dépouillement par le millénarisme de ses haillons matérialistes. Tandis que les pauvres ramenaient le millénarisme dans l’empire du marxisme et partout dans le monde, l’I.S. le ramenait dans le marxisme lui-même. En 1968 et depuis, ce millénarisme est sorti du marxisme en pratique et en théorie et a véritablement retrouvé la pensée de Marx, en la critiquant. Depuis 1968 les pauvres goguenards ridiculisent la morale économie et donnent raison à Marx envers et contre Marx.

 

 

 

3. L'aliénation est la religion par excellence.

 

Si la religion, en s’occupant de la communication, falsifie cette question, au moins s’en préoccupe-t-elle explicitement et manifestement. L’économie ne se préoccupe pas moins de cette question, non pour la falsifier simplement, mais bien pour la dissimuler, mais bien pour la faire disparaître selon le sage principe : pas de question, pas de réponse !

Le but des promoteurs de l’économie n’est pas que la religion soit enfin critiquée mais qu’elle ne le soit jamais. Or ce qui n’est pas dépassé pourrit (même congelé !). Avec le règne de la pensée économique la religion passe à la clandestinité et avec elle les questions qu’elle soulève. L’I.S. a ramené ces questions dans la théorie quand le monde les ramenait au grand jour dans le monde. Les tenants de l’idéologie économie ne se sont acharnés sur la religion que pour ne plus entendre parler de la divinité, de la communication comme question centrale.

Feuerbach montre que la religion est la première conscience de soi de l’homme, de l’homme non en tant qu’individu mais en tant que genre, puissant, ubique et parfait. Il montre encore que cette conscience est indirecte, que l’homme ne se connaît qu’à travers une projection fantasmagorique de son genre dans un ciel divin, en projetant d’abord son essence hors de lui. La religion est donc une aliénation. Marx reproche à juste titre à Feuerbach de considérer la religion comme l’aliénation par excellence, comme toute aliénation. Il ne suffit pas de révéler la nature aliénée de la religion pour délivrer l’homme de toute aliénation. Pour cela il faut supprimer ce qui produit la religion, supprimer l’aliénation terrestre dans son ensemble. Pour commencer, il faut expliquer les contradictions de la religion par les contradictions de l’aliénation terrestre, il faut montrer les raisons terrestres de la religion. La première de ces raisons est bien mise en évidence par Marx : le genre humain est lui-même aliénation, sur terre. Ainsi Marx montre que la politique est une aliénation au même titre que la religion avec cette différence que cette aliénation n’a plus lieu dans la pensée mais sur terre, de la manière la plus pratique. La seconde de ces raisons passe à peu près inaperçue de Marx ou plutôt il ne parvient jamais à l’exprimer. La seconde de ces raisons est que l’aliénation terrestre est elle-même religieuse. Marx le souligne occasionnellement, ainsi lorsqu’il remarque que la politique est non seulement une aliénation mais une aliénation de type religieux, lorsqu’il évoque le fétichisme de la marchandise ou le judaïsme pratique de la société civile. Sur ce point de la religiosité du monde de l’aliénation, Hegel est incomparable. Comme le veut Hegel, le monde terrestre de l’aliénation est religion, la religion terrestre de l’esprit pratique terrestre. Ce n’est pas seulement la religion proprement dite qui est fantasmagorie, mais le monde de l’aliénation lui-même. Ce n’est pas un des moindres apports de l’I.S. d’avoir montré, en plein triomphe du matérialisme, que le spectacle était l’héritier de la religion. Et le spectacle ne peut être l’héritier de la religion que parce qu’il révèle au monde sa nature religieuse, que parce que la nature religieuse du monde de l’aliénation se révèle aujourd’hui dans le monde même comme elle se révéla jadis dans la religion proprement dite. Marx a montré le caractère illusoire, hors de ce monde de la communauté politique, autrement dit son côté spectaculaire. Les situationnistes ont montré le caractère illusoire, hors de ce monde de la marchandise, de la communauté argent. Contrairement à ce que pensait Feuerbach, la religion n’était pas l’objectivation du genre humain mais au contraire son concept subjectif. Cette objectivation a lieu dans le monde même, elle est le monde même, le monde du spectacle. Ce qui se révèle dans le spectacle est donc aussi bien l’aliénation que la nature religieuse de l’aliénation. Ce n’est pas la religion qui est l’aliénation par excellence, mais l’aliénation qui est la vraie religion. Dans ce monde religieux, les fortes têtes laïques de Libération sont soumises quotidiennement à des rites bien plus futiles que les Iraniens irrationnels que ces fortes têtes toisent de si haut après avoir encensé leurs maîtres.

Hegel avait raison contre les rationalistes bourgeois de vouloir montrer la nature religieuse du monde puisque telle est la nature du monde de l’aliénation. C’est précisément cette nature que les rationalistes bourgeois veulent dissimuler. Les Lumières sont la réponse de la bourgeoisie dans la théorie au millénarisme, une critique à la bourgeoise de la religion selon le sage principe : mieux vaut prévenir que guérir. (Évidemment, quand les putes intellectuelles attaquent les Lumières c’est pour ravaler les idéaux humanistes à leur propre petitesse de pute intellectuelle, défendre la religion contre le millénarisme, abaisser Marx et Hegel.) Cependant Hegel a tort de montrer cela en portant le monde dans la religion, en portant le monde dans la pensée au lieu de porter résolument la religion dans le monde comme les pauvres y portent le feu quand ils se révoltent. Feuerbach a montré justement que la religion sous la forme philosophique que voulait lui donner Hegel n’était qu’un déguisement de la religion, la religion qui fait appel à la raison et non pas la révélation véritable de l’essence pratiquement religieuse de l’aliénation. Feuerbach lui-même est timide. Il fait bien de la religion l’aliénation par excellence, mais cette aliénation demeure dans la pensée, dans la philosophie. Il suffit de supprimer cette aliénation dans la pensée pour que l’aliénation soit supprimée dans le monde. Feuerbach ne porte pas non plus résolument la religion dans le monde. Ce sera le projet explicite de Marx, projet que Marx s’empressera de trahir. Au lieu de montrer la nature religieuse de l’aliénation, il conclura à la nature économique de la religion ! Donc, d’une certaine manière, c’est encore un monde que Marx porte dans la pensée. Tandis que Hegel porte le monde dans la pensée, mais le monde justement, Marx ne porte dans la pensée qu’un fantôme de monde, une caricature pseudo-rationnelle du monde. La religion qui fait appel à la raison est encore préférable à la religion qui fait appel à la déraison matérialiste.

Hegel avait raison également quand il voulait montrer l’immanence de la religion dans le monde ou plus exactement, en ce qui le concerne, l’immanence du monde dans la religion contre les prétentions des rationalistes bourgeois à séparer le monde et la religion. Aujourd’hui le spectacle démontre à l’évidence que si quelque chose comme le spectacle existe ce ne peut être que parce que le monde est de nature spectacliste. Ce monde donne donc raison à Hegel contre ses adversaires car il n’est plus possible de prétendre séparer du monde le monde du spectacle. Chaque jour le spectacle démontre l’immanence de l’esprit postulée par Hegel. Et il possède sur Hegel cet avantage : il fait cette démonstration dans le monde et non plus seulement dans la pensée, non plus seulement dans la philosophie. Le spectacle révèle enfin, pour tous, la nature profondément religieuse de l’aliénation et donc la nature profondément divine de la communication. L’aliénation atteint à la conscience de soi dans la religion et à l’objectivité dans le spectacle. Heil Hegel !

Le principe divin de l’humanité est la communication qui recèle justement le principal attribut prêté à la divinité par la religion : l’ubiquité. C’est seulement parce que le genre humain pratique réellement et effectivement l’ubiquité sur terre qu’il peut la concevoir dans le ciel divin, théoriquement. L’Inca déclarait au Conquistador : pas une feuille ne peut bouger, dans mon royaume, sans que j’en sois averti !

Contre Hegel, malgré Strauss, Feuerbach et Marx et un peu grâce à ces derniers, ce monde, par l’intermédiaire de sa classe dominante, et de ses valets de plume, a réussi à dissimuler dans la théorie la nature religieuse du monde de l’aliénation et donc la nature de la religion proprement dite, de la religion comme moment séparé et individualisé du monde, la religion en tant que conscience de soi de l’aliénation. Marx a failli dans la tâche qu’il s’était assigné. Il n’a pas montré la raison terrestre de la religion dans les contradictions terrestres qui la rendent nécessaire, il n’a pas expliqué la religion céleste par la religion terrestre, puisque tout au contraire il a surenchéri sur le mensonge qui veut dissimuler les raisons terrestres de la religion et dissimuler ce qui dans la religion est vrai. Les raisons terrestres de la religion céleste sont nécessairement de nature religieuse. C’est sur terre même que la vie de l’homme prend un aspect religieux : d’une part une terre, la misère et de l’autre un ciel, la richesse. Le grand mérite des situationnistes et de Debord en particulier est de définir la richesse dans notre monde comme un spectacle. Comme dans la religion proprement dite, la richesse est révélée dans un spectacle de la richesse. Il n’y a pas d’aliénation profane, de forme profane de l’aliénation car, comme le voulait Hegel, dans l’aliénation l’Esprit est en jeu. Les anciens et les sauvages ont raison. Cette terre est sacrée. Le Mana existe. Critiquer la religion, c’est montrer la nature religieuse de l’aliénation. Montrer seulement la nature aliénée de la religion, comme Feuerbach, ce n’est pas encore montrer la nature religieuse de l’aliénation. Ce n’est pas la religion qui doit faire appel à la raison mais bien la raison qui doit faire appel à la religion, pour l’abattre. Aujourd’hui, nous nous retrouvons devant la même tâche que Marx en 1840 : montrer les raisons terrestres de la religion et donc en fin de compte les raisons terrestres de la terre mais avec cet avantage que, depuis, cent ans de guerre sociale ont passé et que Marx, l’I.S. et quelques autres ont existé. Il faut donc considérer ce premier numéro de la Revue de préhistoire contemporaine comme le numéro deux des Annales franco-allemandes.

 

 

4. Marx jeune et la religion.

 

Selon le Marx de La question juive l’État politique pur, l’État démocratique athée est le véritable État chrétien car il réalise l’idéal chrétien d’égalité et de fraternité. Tandis que l’État chrétien, monstre hybride, religieux à l’égard de la politique puisque asservissant la politique à des préceptes religieux, et politique à l’égard de la religion qui n’est pour lui qu’un moyen politique, n’est ni véritablement chrétien, ni véritablement politique ; l’État politique athée est véritablement État puisqu’il a libéré la politique de tout dogme religieux, et véritablement chrétien puisqu’il réalise par des moyens purement politiques l’idéal chrétien d’égalité et de fraternité, le fondement humain du christianisme.

Cependant, si l’État politique athée réalise l’idéal chrétien de l’égalité et de la fraternité, il ne réalise cet idéal que dans l’idéal, c’est-à-dire d’une manière religieuse encore, car il repose en fait sur le contraire de cet idéal, sur la société civile bourgeoise, sur la société de la marchandise. La majorité des hommes ne vivant pas dans l’État démocratique athée, mais dans la société marchande, la réalisation politique de l’idéal chrétien n’est pour eux qu’une réalisation idéale, religieuse. Cette réalisation des principes chrétiens dans le ciel terrestre de l’État s’accompagne même pour eux de leur total abandon à la brutalité de la société marchande. L’État démocratique athée ne libère pas les hommes de la tyrannie et de la brutalité de la marchandise, il libère seulement la marchandise de la tyrannie politique. L’État politique athée n’est donc pas seulement l’État qui se libère de la religion, c’est aussi bien la société de la marchandise qui se libère de la politique, qui libère l’État de la religion pour se libérer elle-même de l’État. Mais puisque cet État politique pur que libère la société de la marchandise est lui-même réalisation du principe humain du christianisme, c’est donc du christianisme lui-même que se libère la société marchande. La société marchande rejette le christianisme dans sa réalisation politique, elle rejette tout principe chrétien d’égalité et de fraternité dans l’État politique pur et se libère ainsi du christianisme, de tout principe d’égalité et de fraternité. Mais tandis que la poli­ tique est libérée de la religion, de toute religion, la société de la marchandise est seulement libérée du christianisme, seulement libérée d’une forme particulière de la religion. Ainsi, cette société peut donner libre cours à son principe religieux propre, à son principe judaïque. Elle peut réaliser le fondement humain de la religion juive. Quand le principe humain du christianisme est confié à la police, le monde totalement juif de la marchandise peut enfin se livrer en toute quiétude à sa passion pour l’argent.

Marx met donc en évidence ce paradoxe surprenant : l’État libéré de toute religion, l’État véritablement chrétien par opposition à l’État chrétien du roi de Prusse, monstre hybride, est aux mains d’une société totalement religieuse et non seulement totalement religieuse mais totalement juive. Ce n’est qu’en apparence que le christianisme a vaincu le judaïsme. Il était trop élevé, trop spiritualiste, pour éliminer la brutalité du besoin pratique autrement qu’en le sublimisant dans une brume éthérée. Le christianisme est la pensée sublime du judaïsme, le judaïsme est la mise en pratique vulgaire du christianisme ; mais cette mise en pratique ne pouvait devenir générale qu’après que le christianisme en tant que religion parfaite eut achevé, du moins en théorie, de rendre l’homme étranger à lui-même. Par définition, le chrétien fut le juif théorisant ; le juif est, par conséquent, le chrétien pratique. Le judaïsme atteint son apogée seulement avec la perfection de la société bourgeoise. Mais la société bourgeoise n’atteint sa perfection que dans un monde chrétien, dans un monde où l’État réalise politiquement les principes du christianisme. C’est la même contradiction qui existe entre la puissance politique réelle du juif — donc du juif proprement dit aussi bien que du chrétien devenu juif pratique — et ses droits politiques, c’est la contradiction entre la politique et la puissance de l’argent. Dans la société bourgeoise parfaite, la politique est théoriquement au-dessus de l’argent, puisqu’elle est libérée de toute religion, mais pratiquement elle en est devenue la prisonnière absolue comme, dans la légende hellénistique, le Christ était le prisonnier des Juifs. Le christianisme qui est issu du judaïsme a fini par retourner au judaïsme.

L’État est donc libéré de la religion quand il devient le serviteur d’une société totalement religieuse. Si l’État démocratique athée est la vraie sécularisation du christianisme, la société qui a libéré cet État est la vraie terre promise. Aussi l’émancipation du juif a-t-elle pu se faire d’une manière tout opposée à celle que préconisait Bauer : les juifs se sont émancipés dans la mesure où les chrétiens sont devenus juifs. Ce n’est donc pas, comme le voulait Bauer, le juif qui doit d’abord accéder au christianisme en reniant son judaïsme pour ensuite se libérer de toute religion en même temps que les chrétiens. Ce sont les chrétiens qui doivent s’émanciper de leur propre judaïsme ! Dans la société marchande libérée de la poli­ tique, tous les hommes sont devenus juifs pratiques. Ce ne sont pas les juifs proprement dits qui sont limités socialement comme le voulait Bauer, c’est la société qui est judaïquement limitée. L’émancipation de l’homme est donc l’émancipation de la société du judaïsme pratique, de l’aliénation pratique. L’argent est l’essence séparée de l’homme, de son travail, de son existence ; et cette essence étrangère le domine et il l’adore. Le dieu des juifs s’est sécularisé et est devenu le dieu mondial. Le change voilà le vrai dieu des juifs. Les habitants religieux et politiquement libres du « monde libre » sont une espèce de Laocoon qui ne fait pas le moindre effort pour se délivrer des serpents qui l’enserrent. Mammon est leur idole qu’ils adorent non seulement des lèvres mais de toutes les forces de leur corps et de leur esprit. La terre n’est à leurs yeux qu’une Bourse, et ils sont persuadés qu’ils n’ont ici-bas d’autre destinée que de devenir plus riches que leurs voisins. Le trafic s’est emparé de toutes leurs pensées, et ils n’ont d’autre délassement que de changer d’objet.

Aussi bien n’est-ce pas seulement dans le Pentateuque et le Talmud, mais dans la société actuelle que nous trouvons l’essence du juif de nos jours, non pas une essence abstraite, mais une essence hautement empirique, non pas en tant que limitation sociale du juif, mais en tant que limitation juive de la société ! C’est bien parce que l’essence véritable du juif s’est réalisée d’une manière générale dans la société bourgeoise, que la société bourgeoise n’a pu convaincre le juif de l’irréalité de son essence religieuse qui n’est précisément que la conception idéale, théorique, du besoin pratique. La ténacité du juif nous l’expliquons non par sa religion, mais plutôt par le fondement humain, pratique, de sa religion, le besoin pratique, le commerce, l’argent. De même, la racaille bourgeoise, économique et matérialiste en théorie (donc chrétienne en théorie et juive en pratique) n’a pu nous convaincre, comme on peut le constater aisément, de l’irréalité du principe religieux pratique du monde de l’aliénation. Le monde qui se libère de la tyrannie d’une forme particulière de religion en libérant l’État de la tyrannie de toute religion est bien lui-même un monde doublement religieux : l’État politique pur de saint Robespierre et de saint Lénine est lui-même la réalisation religieuse, sur terre, du principe humain du christianisme ; la société de la marchandise libérée de la politique et du christianisme donne libre cours, sans plus d’entrave, à son essence juive, ou plutôt à son essence pratiquement religieuse, l’argent, le commerce, dont le judaïsme est seulement l’expression théorique.

Cela explique la théorie juive du bouc émissaire : la persécution des Juifs dans les États chrétiens allemands, polonais, russes tsariste et stalinien, roumain, etc. n’est rien d’autre qu’une tentative de ces sociétés pour se dissimuler leur menaçante nature profondément juive, profondément marchande. De même cela explique pourquoi les véritables États chrétiens de Bagdad, Tripoli, Damas sont contraints de persécuter les bastions marchands d’Israël et du Liban pour les mêmes raisons : ces monstrueux États hybrides sont tous également menacés par la judaïsation du monde, sa commercialisation, d’une part et par la révolte de leurs pauvres d’autre part.

Marx note justement que c’est dans l’État le plus démocratique de son temps, les États-Unis d’Amérique, que les citoyens sont le plus religieux, que la religion devient même une préparation au business, un tremplin à la réussite dans la libre entreprise et que donc un État peut être libre de la religion sans que les citoyens le soient pour autant, ce qui confirme tout à fait notre point de vue. Si le monde de la marchandise est un monde religieux, le fait que l’État soit libéré de la religion entraîne que les citoyens y sont d’autant plus soumis puisqu’ils sont soumis à un monde d’autant plus religieux qu’il s’est plus libéré de la politique. Ensuite, si le monde de la marchandise est un monde totalement religieux, la religion est nécessairement la meilleure préparation au business. De même, c’est aux U.S.A. que la question juive est résolue d’une manière tout à fait opposée à celle qu’envisageait Bauer. Il n’est que de considérer aujourd’hui la puissance du lobby juif. Il est d’ailleurs abusif de parler de lobby puisque si les juifs sont libérés aux U.S.A. c’est parce que, Marx dixit, la société est elle-même totalement judaïsée. Les U.S.A. sont le véritable Israël. Tout le reste est bavardage, spectacle. Inversement l’État allemand étant toujours demeuré plus ou moins un État chrétien, c’est donc en Allemagne que la question juive a pris la tournure que l’on sait avec le nazisme, État chrétien s’il en fut.

Il n’est donc pas étonnant que ce soit un Américain et un Américain vivant en Californie, Ken Knabb, qui le premier à notre connaissance, nota, dans sa brochure The Realization and Suppression of Religion (Berkeley, 1977) traduite depuis en français, les insuffisances de la critique situationniste relativement à la religion. Il note que : « Chaque nouvelle manifestation religieuse est la preuve de l’échec de la théorie radicale à exprimer la signification cachée et authentique qui est recherchée à travers ces formes. » Il note encore : « On n’explique pas la religion seulement par son rôle social ou son développement dans l’histoire. On se doit de découvrir le contenu qui est exprimé dans les formes religieuses. C’est parce que les révolutionnaires n’ont pas réglé son compte à la religion que celle-ci revient sans cesse les hanter. C’est parce que sa critique est restée abstraite, superficielle, vulgairement matérialiste, que la religion renaît continuel­lement sous de nouvelles formes, y compris parmi ceux qui s’y opposaient auparavant pour toutes les correctes raisons matérialistes. Les situationnistes peuvent bien observer avec complaisance que « toutes les églises sont en train de se décomposer » et ne pas remarquer qu’on assiste également, précisément dans les pays industriels les plus avancés, à la prolifération de milliers de religions et de néo-religions. (...) Les situationnistes ont recommencé la critique radicale de la religion, abandonnée par la Gauche, et l’ont étendue à ses formes modernes et sécularisées : le spectacle, la loyauté sacrificielle aux leaders ou à l’idéologie, etc... Mais leur attachement à une position unilatérale et non dialectique de la religion a reflété et renforce certains défauts du mouvement situationniste. Se développant à partir de la pers­pective que, pour être dépassé, l’art doit être à la fois supprimé et réalisé, la théorie situationniste n’a pas su voir qu’une position analogue devait être adoptée à l’égard de la religion. (...) Pour des gens qui veulent « dépasser toutes les acquisitions culturelles » et réaliser « l’homme total », les situationnistes sont souvent étonnamment ignorants des traits les plus élémentaires de la religion. (...) Quand les situationnistes traitent de la religion, c’est généralement à travers ses aspects les plus superficiels et les plus spectaculaires, comme un épouvantail que réfuteront avec mépris ceux qui sont incapables de réfuter quoi que ce soit d’autre. (...) Des questions qui mériteraient un examen et un débat sont ignorées parce qu’elles ont été monopolisées par la religion ou qu’il se trouve qu’elles sont connues en des termes partiellement religieux. Certains peuvent pressentir l’inadéquation d’un tel rejet, mais ils ne sont pas sûrs de la manière dont on pourrait agir autrement sur un terrain aussi tabou, et donc eux aussi se taisent ou retombent dans la banalité. »

À propos de la prétendue décomposition des Églises qui réjouissait tant les situationnistes (les situationnistes ne sont pas bien inspirés sur les questions de décomposition) le même Marx note : lorsque « dans la démocratie parfaite » le christianisme devient une affaire strictement privée, « une affaire de cœur ennemi du monde », le christianisme « atteint l’expression pratique de sa signification religieuse universelle parce que les conceptions du monde les plus variées viennent se grouper dans la forme du christianisme et surtout parce que le christianisme n’exige même pas que l’on professe ce christianisme, mais que l’on ait de la religion, une religion quelconque. » Voilà qui est tout différent des anathèmes que les situationnistes lançaient à cet œcuménisme qui fleurit aujourd’hui mais dont Marx notait la présence et surtout le concept il y a plus de cent ans. Et qu’y a-t-il de changé aujourd’hui quant à l’actualité de ces remarques sur les États-Unis et sur l’œcuménisme ? Où est cette prétendue critique de la religion ? Et si cette critique existe où sont ses effets ? Aujourd’hui, « la conscience religieuse se délecte dans la richesse de la contradiction religieuse et de la variété religieuse. » Cette phrase a cent quarante ans. On comprend que Althusser n’aime pas ce jeune Marx. On voit bien aujourd’hui pourquoi. Et ce ne sont pas les anathèmes qui peuvent gêner le moins du monde les embrassades marxo-chrétiennes personnifiées par la crotte Garaudy ou celles talmudo-laïques personnifiées par la merde Lévy.

Bani Sadr est donc tout à fait fondé de reprocher à la « République Islamique » de Khomeiny de n’être ni véritablement un État, ni véritablement islamique. Cet État d’exception chrétien, politique à l’égard de la religion et religieux à l’égard de la politique, est tout ce qui a pu être édifié pour combattre la longue révolution d’Iran. Au grand désappointement des hommes d’État, ou candidats hommes d’État, iraniens au chômage, qui rêvent d’un État politique pur réalisant la religion dans le ciel de l’État et libérant la marchandise de la politique en la libérant de la menace millénariste, c’est justement cette forme classique du spectacle de la religion, du spectacle de la critique de la religion qui est déjà récusée par les pauvres avec le renversement du régime du Shah. Les espoirs de Bani Sadr et de ses amis politiciens sont donc mort-nés, non par la faute du fanatisme islamique mais bien à cause de la révolte des pauvres telle que seuls les curés islamiques sont encore capables d’essayer de la contenir.

Alors qu’en Iran les politiciens et l’encadrement social critiquaient les limites évidentes de la réalisation de l’État laïque par le régime du Shah, principalement son organisation trop familiale du racket, les pauvres se révoltaient non contre les limites de cette réalisation mais bien contre son principe même. Malgré la sanglante contre-révolution cléricale en cours, leur tentative se poursuit. Car ce n’est pas une défaite que d’avoir renvoyé visiblement la religion dans l’État, mais une condition de sa critique. Les pauvres d’Iran se sont ainsi mis en mesure de combattre, pour ce qu’il est, leur ennemi séculaire.

Partout dans le monde la religion est renvoyée dans l’État par les pauvres qui s’attaquent à la religiosité de la marchandise. Comme le note parfaitement Hegel, si l’État est capable de faire observer les lois, les citoyens n’obéissent que contraints et forcés. La religion seule est capable d’entraîner leur enthousiasme et leur amour. Aujourd’hui l’État a bien besoin de cet enthousiasme et de cet amour. Il doit donc à nouveau se mêler de religion et de morale, il doit donc à nouveau mélanger raison d’État et loi du cœur. L’État politique pur, réalisation politique de l’idéal chrétien, a fait son temps. Le coup de 1793 ne se reproduira pas. Depuis, à chaque fois que les pauvres ont serré de trop près la question de la communication, il a fallu ressortir l’État chrétien du roi de Prusse, en Russie en 1917, en Allemagne en 1933, en Iran aujourd’hui. Partout l’ennemi est contraint de répondre à la critique millénariste de la religiosité marchande par la moralisation du spectacle, ce que nous nommons plus loin sa situationnisation, notamment en France avec l’accession au pouvoir d’État des curés laïques socialeux. C’est ce qui agit en Iran et en Pologne qui a poussé des Reagan et des Mitterrand là où ils sont et, à travers des méthodes apparemment opposées, leur seule et unique tâche est de vaincre le scepticisme menaçant des pauvres, de les contraindre à la participation active à la marchandise et à l’État. Ils doivent donc mener à bien la même tâche que les bureaucrates et les mollards chrétiens de Pologne ou les curés islamiques d’Iran.

Au Nicaragua comme ailleurs, l’Église vole au secours de la bureaucratie grâce à un nouveau Concordat. Puisque la bureaucratie est idéologiquement défaillante et qu’elle doit désormais, comme l’a montré irréfutablement la Pologne, cantonner son rôle policier au domaine purement militaire, l’Église catholico-socialeuse reprend à son compte la lutte idéologique et la manipulation populaire. Au Nicaragua comme ailleurs, le racket social, même bureaucratique, ne se maintient qu’en étalant toujours plus massivement sa vérité religieuse et doit donc défendre à son tour les représentants autorisés de la religion : « il n’est pas possible d’accepter que, sous couvert d’ironie, on porte atteinte à la dignité des personnes, et qu’à travers elles on blesse le sentiment religieux du peuple » (Le Monde du 23 août 1980) déclarait le ministre de l’Intérieur sandiniste, pour justifier la suspension momentanée d’une émission radiophonique qui avait « manqué de respect » envers l’archevêque de Managua, chef de la hiérarchie catholique du pays.

Tandis qu’au Nicaragua, l’État sandiniste réalise dans les faits la réconciliation de la bureaucratie stalinoïde et de la religion et que l’Eglise, de son côté, travaille si bien à la réconciliation du millénarisme des pauvres avec le racket mondial, en France, pour les nécessités de la même opération de double réconciliation, le conseiller Debray, l’esprit à pied, s’élève (mais trop tard) jusqu’à la babouche gauche d’Ali Chariati et entreprend de moderniser l’idéologie matérialo-économique du clergé laïque français en ramenant en son sein la religion, comme le philosophe iranien avait modernisé l’islam chiite en ramenant en son sein l’idéologie matérialo-économique. Ainsi, dans Critique de la raison politique, le situationniste d’État donne un véritable cas d’espèce du tiers-mondisme situationnisé et de son œcuménisme théorique. De l’islamisation de l’idéologie française. S’il en était besoin le développement, d’un bout à l’autre du continent américain, de multiples contre-offensives cléricales suffirait à lui seul à prouver, comme s’il en était l’ombre, le retour là aussi de la grande menace millénariste. Ce que précisément tous les clergés du monde, avec tous leurs Debray, s’efforcent de conjurer. Pourtant la couverture est réversible. Comme partout dans le monde, le millénarisme social des pauvres se sert, pour se protéger momentanément de la vietnamisation, de la couverture de cette troisième voie cléricale qui sert elle-même de couverture au racket social. Même après que les révolutions d’Iran et de Pologne soient entrées dans leur phase critique il est difficile de dire qui, de cette troisième voie cléricale ou du millénarisme des pauvres, arrivera le mieux à se servir de l’autre. En Amérique du Sud, comme en Pologne et en Iran, si le clergé socialisé peut s’imposer comme la base arrière de l’insurrection sociale aussi bien que comme la base arrière de son aliénation, c’est que la communication et son contrôle se sont imposés manifestement comme le terrain, le moyen et l’enjeu du conflit social. Si les pauvres peuvent se servir de cette troisième voie cléricale c’est qu’elle leur permet d’opposer le point de vue de la communication à la conception politique de la révolution. Et si le clergé peut être à la fois le point d’appui des pauvres et celui du racket social c’est qu’il monopolise encore l’expression du point de vue de la communication. Et c’est ce monopole qu’il faut lui arracher. Aujourd’hui dans le monde iranisé, pour qui veut combattre le racket social et le vaincre, il est absolument indispensable d’attaquer à sa racine cette contre-révolution moderne, secret révélé des contre-révolutions politiques et de leur archaïsme policier.

Dernièrement, l’état d’urgence a été décrété au Nicaragua par la racaille sandiniste avec l’approbation de la bourgeoisie libérale du pays. C’est bien dire contre qui a été décrété cet état d’urgence. Si vous retirez les bureaucrates, les bourgeois et les curés, que reste-t-il ?

 

 

 

5. Hegel et la contre révolution bourgeoise.

 

Voilà qui éclaire d’un jour tout nouveau les travaux de Hegel et tout particulièrement son acharnement à ramener le rationnel au religieux. Après l’écrasement des pauvres en 1793, après l’écrasement de ceux qui pouvaient seuls critiquer la religion parce qu’ils pouvaient seuls critiquer la structure religieuse du monde de l’aliénation, peut commencer dans les idées une entreprise de calomnie de la richesse et de l’esprit et cela évidemment sous le drapeau de la richesse comme plus tard la confirmation de cette calomnie se poursuivit « sous la bannière du marxisme ». C’est dans le cadre de cette entreprise de calomnie et contre elle que Hegel s’insurge. C’est le meilleur côté de Hegel qui est évidemment taxé de réactionnaire par toute la racaille matérialiste et économique. Et pour cause puisque c’est contre l’entreprise de calomnie de cette racaille que Hegel luttait, contre ces rationalistes bourgeois dignes héritiers ou ancêtres de ces autres bourgeois qui avaient écrasé les pauvres en 1793.

La religion est une calomnie du monde. C’est bien ce que Marx lui reproche, après Hegel, et nous sommes d’accord avec lui sur ce point. La religion prétend que l’esprit n’est pas de ce monde et elle se pose comme l’esprit d’un monde sans esprit. C’est là son matérialisme secret. Elle prétend que ce monde est matérialiste et elle ne loue l’esprit que pour calomnier ce monde. Elle ne loue l’esprit que pour reprocher à ce monde son matérialisme (air connu). En quelque sorte la religion monothéiste dénigre et conteste la religiosité du monde de l’aliénation qui est sa concurrente directe. Nous nous séparons de Marx quand il épouse le mensonge de la religion alors qu’il croit le combattre, quand il prétend lui aussi que ce monde est non seulement matérialiste mais matériel. Il ne fait que rendre explicite le matérialisme secret et honteux de la religion. Et nous lui opposons évidemment Hegel qui relève la contradiction de la religion et qui la combat en affirmant la religiosité intrinsèque du monde (voir à ce sujet l’étude de Colletti Le marxisme et Hegel). Hegel s’indigne comme d’un sacrilège que le dogmatisme religieux puisse prétendre que Dieu n’est qu’un seul côté du monde. Et c’est effectivement un sacrilège.

La pensée de Hegel est le testament de la révolte de 1789, de son écrasement et non pas théorie de la restauration comme le voudrait Korsch. (Quelle restauration d’ailleurs comme s’il était possible de faire encore une restauration après une répression aussi sévère que la contre-révolution bourgeoise. Cette prétendue restauration n’est en fait qu’un spectacle destiné à accréditer comme révolution un autre spectacle : celui de la prétendue révolution française. De même que la révolution française fut spectacle d’une révolution, la restauration ne fut que spectacle d’une contre-révolution. Nous y reviendrons. La seule véritable restauration qui eut lieu fut celle de Staline : Staline restaura effectivement l’État chrétien, l’État religieux en Russie sur les ruines du rêve d’État politique pur de Lénine, cela sous les yeux de Korsch. C’est pourquoi Korsch parle de restauration.) Hegel conserve justement dans la théorie, comme un gardien du feu sacré, ce qui doit être conservé puisqu’il n’a pas été véritablement aboli mais seulement aboli en mascarade, en spectacle. Il ne tente pas de dissimuler, comme ses prétendus critiques, ce que le monde de la bourgeoisie tente de dissimuler à défaut de pouvoir le résoudre. Oui, Hegel nous montre honnêtement ce que 1789 vaincu nous lègue : la religion non critiquée, sa critique tant théorique que pratique étouffée par ce que Hegel nomme le dogmatisme, digne pendant théorique du jacobinisme pratique, enfin la nécessité de la critique de la religion et du monde de la religion. Il est bien évident que ce n’étaient pas les gens qui avaient écrasé une révolution en prétendant l’accomplir dans la mascarade qui allaient crier sur les toits que la religion n’était toujours pas critiquée, c’est-à-dire réalisée, autrement dit que la révolution n’était toujours pas accomplie.

Contre ces rationalistes qui n’ont de cesse de déclarer la religion critiquée et le monde religieux aboli, Hegel a raison. Puisqu’en vérité la religion n’a pas été critiquée, puisqu’en vérité le monde religieux, le monde fétichiste n’a pas été aboli, le rationnel repose donc toujours nécessairement dans la religion et dans un monde religieux. Contre ce genre de rationalistes Hegel a donc raison d’identifier la science avec la rationalité de la religion. Ces rationalistes n’ont de cesse de calomnier le rationnel, l’esprit, la richesse en les dépeignant sous des couleurs repoussantes. Hegel n’a de cesse, lui, de glorifier l’esprit et le rationnel là où ils sont de toute façon demeurés : dans la religion, dans le monde religieux. Et aujourd’hui toute la science de ces rationalistes-là n’a pas aboli le monde religieux, plus religieux que jamais et tout au contraire l’histoire récente permet de voir le rôle de ce rationalisme dans le maintien de ce monde religieux et dans le perfectionnement de sa religiosité. Contre ces rationalistes prétendus, Hegel voulait sauver le côté spirituel de la religion qui est effectivement le bon côté de la religion. Il s’ensuit donc qu’il n’y a pas deux aspects fameux de la théorie de Hegel, le côté exotérique réactionnaire et le côté ésotérique révolutionnaire : le côté le plus exotérique, le plus apparemment réactionnaire est aussi le plus révolutionnaire, le plus critique, le plus honnête. Si ce côté est réactionnaire c’est seulement parce qu’il réagit contre le rationalisme prétendu du matérialisme et de l’économie. Et réagir contre ce qui est réactionnaire, contre ce qui est une calomnie d’un mouvement révolutionnaire vaincu, est révolutionnaire. C’est la réaction de la réaction. C’est Hegel qui maintient bien haut la nécessité de la critique de la religion et de l’abolition du monde religieux contre ceux qui prétendent que tout cela est chose faite et qui proposent toutes sortes de combats contre toutes sortes de moulins à vent. Il s’ensuit donc que Hegel n’est toujours pas critiqué.

Les rationalistes bourgeois, marxistes, qui ont prétendu critiquer Hegel sont en fait ce que critique Hegel. Cela explique aussi pourquoi alors qu’aujourd’hui les propos de Marx et ceux de l’I.S. ne sont plus scandaleux, ceux de Hegel le sont toujours. En 1810 Hegel s’élevait déjà contre ce qui « triomphe » aujourd’hui. Hegel a été autant que sa malheureuse époque. Ceux qui prétendent le critiquer sont moins. C’est donc toujours Hegel qui les juge et non l’inverse. Hegel n’est pas le docteur rouge, c’est le diable.

On ne peut quand même pas reprocher à Hegel de n’avoir pas critiqué à lui tout seul la religion et en prime le monde religieux alors que les vrais ennemis de la religion étaient vaincus. Au moins Hegel a joué franc jeu et n’a pas donné des vessies pour des lanternes. Ainsi ne prit-il pas la prétendue révolution bourgeoise pour ce qu’elle ne fut pas, comme tant d’autres s’empressèrent de le faire, on voit mieux pourquoi aujourd’hui. Ainsi ne prit-il pas une contre-révolution pour une révolution. En toute honnêteté et rigueur Hegel sut voir que cette « révolution » ne pouvait satisfaire un défenseur de l’esprit, de la richesse et du rationnel. C’est ce dédain de la prétendue révolution française par Hegel qui horrifie des générations de degauches français, on commence à comprendre un peu mieux pourquoi aujourd’hui. Cette distance de Hegel, sa préférence pour des formes sociales honnies par la degaucherie et la haine qu’elle suscite de la part de cette degaucherie rappellent dans une période plus récente le traitement par les mêmes degauches de ceux qui se détournaient de la « révolution » russe de 1917 tel Breton par exemple. Et pour les mêmes raisons, évidemment. Contre tous ces zélés prétendus critiques, Hegel sut être un honnête apologue : il ne fit rien d’autre que louer ce qui dans le monde le plus laid demeure beau. L’estime que Hegel témoigne au roi de Prusse idéal et à son État chrétien idéal est sa manière de vomir l’immonde jacobinisme, de vomir les bourreaux de 1793. Hegel aussi n’a rien fait d’autre qu’utiliser les théories disponibles à son époque. Il a su en faire quelque chose et nous approuvons ce qu’il en a fait. Nous le jugeons digne de critique et à l’abri du dénigrement.

Hegel fait l’apologie de ce qui existe. De notre point de vue, il a tort évidemment. Mais précisément il fait l’apologie de ce qui existe, ce qui est un avantage absolu sur ses prétendus critiques qui eux prétendent blâmer ce qui n’existe pas ! Vieille chanson. Il va sans dire en quelle estime nous tenons les prétendus critiques de Hegel qui ne lui reprochent son apologie de ce qui est que pour continuer tranquillement à ignorer ce qui est et blâmer ce qui n’est pas. Peu importe que Machiavel, Clausewitz et Hegel fassent cyniquement l’apologie de ce qui est, car au moins grâce à eux on sait dans une certaine mesure ce qui est. Nous préférons ces apologies à toutes les divagations bien intentionnées. Hegel fait l’apologie de Napoléon juste quand Beethoven biffe furieusement la dédicace de sa troisième symphonie. Mais Hegel comme Beethoven traitaient tous deux de l’esprit et Napoléon était effectivement une forme de l’esprit aliéné, l’esprit à cheval. Et l’important n’est pas de louer ou de vilipender Napoléon mais de comprendre comment l’esprit peut monter à cheval. Et Beethoven comme Hegel ont tous deux contribué de manière importante à cette compréhension.

On peut mesurer combien notre parti peut être redevable à un honnête apologiste comme Hegel quand on voit le tort que des apologistes malhonnêtes ont pu lui faire. Ainsi, tous ces apologistes économiques que Marx attaquait ont eu raison de Marx : contrairement à Hegel, ils faisaient l’apologie de quelque chose qui n’existait pas, sinon comme apparence, et Marx prit cela pour argent comptant, s’empressant de faire, lui, la critique de ces mêmes choses imaginaires, la critique de ce qui n’existait pas. Certes Hegel fait l’apologie d’une forme de la communication aliénée, mais il doit être loué pour cela, justement pour avoir loué ce qui existait, pour avoir parlé de la communication, véritable substance du monde. D’ailleurs Hegel ne pouvait « restaurer civilement la religion » que dans la pensée étant donné que la religion, en tant qu’aliénation de la communication, fut de tout temps civilement présente sur terre. La marchandise est la véritable existence civile de la religion sur terre. C’est donc seulement dans la pensée que cette présence civile et terrestre a été niée et dissimulée. Donc, en restaurant civilement la religion dans la pensée, Hegel ne faisait que dire, avec un instinct sûr, ce qui se passait effectivement sur terre. D’ailleurs Napoléon, l’Esprit à cheval, fut l’agent de ce triomphe civil de la religion en Europe.

 

 

 

6. L'I.S. et la véritable scission.

 

Le grand mérite de Marx est d’avoir ramené dans le monde ce que Hegel avait jugé bon de projeter dans le ciel des idées pour en révéler l’existence : la rationalité religieuse du monde de l’aliénation, la religiosité pratique d’un tel monde. Le grand tort de Marx est de trahir ce grand mérite en prétendant critiquer cette rationalité religieuse du point de vue borné du matérialisme et de l’économie, comme si cette rationalité était une pure vue de l’esprit fantaisiste de Hegel et ne correspondait à nulle réalité dans le monde même. Marx fait donc subir le traitement de Procuste à ce qu’il ramène dans le monde. Il ne l’y ramène que pour le mutiler aussitôt. Au lieu de rendre véritablement au monde ce qui appartient au monde, il lui fait endosser une guenille. Depuis le monde s’est bien vengé !

Avec le pire marxisme, l’I.S. reprend à son compte la prétendue scission entre la religion et le matérialisme, la prétendue critique de Hegel par Marx, la prétendue critique de la religion par le matérialisme et l’économie. Cependant, elle ramène dans la théorie, par leur emploi critique contre le monde du spectacle, le meilleur de Hegel et le meilleur de Marx, donc ce que le marxisme avait pour but de cacher et de nier. De Hegel et de Marx enfin réunis elle reprend la mise en évidence de la rationalité religieuse du monde de l’aliénation : « Le spectacle est l’héritier de la religion. » Elle est certes incapable de critiquer Hegel et Marx, incapable donc de contester la fausse scission de Hegel et de Marx, la prétendue critique de Hegel par Marx, incapable donc de contester la prétendue critique de la religion par le matérialisme et l’économie. Cependant, en reprenant dans un usage critique le meilleur de Hegel et de Marx elle donne au dogme de la prétendue scission entre Marx et Hegel (aussi bien d’ailleurs qu’au dogme de leur prétendue réunion selon Staline) une forme contradictoire, une forme vivante, donc une forme mortelle à plus ou moins brève échéance pour un dogme. L’I.S. aura donc été le Vatican II du marxisme. Elle aura porté le dogme de la prétendue scission entre Marx et Hegel à son point d’éclatement. Surprenante ruse de la raison. C’est précisément en étant très orthodoxement marxiste et matérialiste que l’I.S. propage le germe mortel dans le marxisme et le matérialisme. Elle ramène dans le marxisme précisément ce dont le marxisme organise l’invisibilité. Cela s’explique aisément. C’est en tant qu’artistes dignes de ce nom que les situationnistes sont entrés dans le marxisme. Ils y ont donc apporté avec eux, sans la renier (contrairement à tant de leurs homologues avant eux) leur spiritualité d’artistes. Ainsi l’I.S. a pu rendre un grand service à la révolution, l’I.S. fut véritablement « le surréalisme au service de la révolution ».

L’I.S. va donc mettre en doute la réalité et la vérité de la prétendue scission entre la religion et le matérialisme, mais indirectement, implicitement et à son insu. Elle ne va pas dénoncer cette prétendue scission dont elle ignore jusqu’à l’existence, mais la mettre en péril en ramenant dans la théorie ce que la scission simulée avait réussi à en évincer, les exigences millénaristes de réalisation de la religion, de critique réelle de la religion. Mais l’I.S. a été incapable de donner raison, dans la théorie, à ces exigences. C’est cette incapacité qui entraîne sa stérilité finale puis son éclatement. La contradiction explosive entre la prétendue critique matérialiste de la religion et les exigences de critique réelle de la religion n’a pas conduit directement au triomphe de ces exigences dans la théorie mais seulement à l’éclatement de l’I.S., au triomphe, donc, dans l’I.S. de la prétendue critique matérialiste de la religion. Rien n’a pu rendre l’I.S. mauvaise mais l’I.S. n’a pu empêcher que le mauvais triomphe en elle et la détruise. Donc l’I.S. est la répétition, dans la théorie, de la prétendue scission de 1793 : une nouvelle fois la prétendue critique matérialiste de la religion triomphe des exigences millénaristes de critique réelle de la religion et conserve donc par transfert le mensonge religieux, incritiqué.

Le malheur des derniers situationnistes consiste dans ce qu’ils formulent l’exigence d’une véritable scission dans les termes de ce qui l’a niée pendant deux siècles. Jusqu’au bout ils maintiennent la nécessité d’une véritable scission entre la religion et sa critique réelle, la nécessité, donc, du triomphe des exigences millénaristes de critique réelle de la religion mais ils maintiennent aussi jusqu’au bout ce qui a nié ces exigences pendant deux siècles et formulent même à la fin ces exigences dans les termes qui les nient. C’est la véritable malédiction de Debord. C’est aussi bien la contradiction entre la personne des situationnistes et les illusions qui les emprisonnent en théorie. Ils ont défendu en personne les exigences millénaristes et les ont condamnées en théorie en donnant finalement raison en théorie à ce qui les avait annihilées dans le monde.

L’auto-situationnisme de l’I.S., la « limite absolue » (R. Pallais) de la critique situationniste est donc la présence au centre de ses conceptions du matérialisme et de l’économie, incritiquée, et du dogme du prétendu achèvement de la critique de la religion par le matérialisme et l’économie. Cette présence devient le point d’appui dogmatique de l’auto-situationnisme qui finira par vaincre l’I.S. de l’intérieur. C’est donc le point réputé le plus cohérent et le plus définitivement acquis, celui autour duquel se resserrera le dernier carré des situationnistes dans leur dernière bataille, qui est au centre de l’incohérence secrète de la théorie situationniste. C’est en vain que se forma le dernier carré de situationnistes, l’ennemi était au milieu. Ce qui, dans la théorie situationniste, était réellement incohérence et contradiction, pierre d’achoppement de la critique, est devenu le point d’appui du renversement de la critique situationniste en idéologie. Le dogme de l’achèvement de la critique de la religion par le matérialisme de Marx est la clef de voûte de la prétendue scission dans l’internationale. L’opération de commando du Tapin de Paris a permis de placer au bon endroit la charge explosive du Rapport qui a enfin fait sauter cette clef de voûte et donc toute la voûte. La théorie de la nouvelle époque reprend là où l’I.S. s’était arrêtée et abat pour débuter ce qui avait fini par abattre l’I.S. La vengeance de l’I.S. a commencé.

Cependant la Véritable scission des situationnistes est une véritable scission. En s’auto-détruisant, les situationnistes rendent un dernier service à l’humanité, car ce qu’ils détruisent aussi avec eux, c’est le triomphe, dans la théorie, de la prétendue critique de la religion. Ils entraînent dans leur chute le mauvais qui a triomphé d’eux. S’ils donnent raison, dans la théorie, à leur ennemi, c’est pour sombrer aussitôt avec lui. « C’est mon caractère répondit le scorpion. » Si les derniers situationnistes accomplissent bien une véritable scission, ce n’est donc pas comme ils se l’imaginent, en se repliant autour des positions les plus marxistes de leur théorie, mais négativement en tirant les conséquences impliquées par ce repli, en disparaissant. Ils désavouent ainsi pratiquement ce qui les a vaincus théoriquement. Contrairement à ce qui se passa en 1793 et ensuite, les exigences millénaristes vaincues au sein de l’I.S. par la prétendue critique économico-matérialiste de la religion ne le sont que dans la théorie et nullement dans le monde pour ne pas dire plus. Ensuite, la défaite de ces exigences dans la théorie a été immédiatement remise en cause par le sabordage final de l’I.S. Les derniers situationnistes, comme le joueur de flûte de la légende, ont emporté avec eux les derniers espoirs des illusions dominantes. Ces ennemis du sacrifice ont su accomplir un dernier sacrifice. Donc, si les exigences millénaristes de véritable critique de la religion sont encore une fois vaincues dans la théorie, elles ne peuvent l’être que très passagèrement puisqu’elles sont invaincues partout ailleurs dans le monde. C’est ce qui explique qu’elles triomphent à nouveau dans la théorie dès 1979 avec le Rapport sur l’état des illusions.

L’I.S. annonce donc, dans la théorie, l’achèvement de l’époque bi-centenaire de la prétendue scission entre le matérialisme et la religion. La prétendue critique matérialo-économique de la religion fut en fait l’abcès de fixation séculaire de la critique théorique de l’aliénation de la communication. La prétendue scission fut la réponse de la bourgeoisie, dans la théorie, à la menace millénariste. Tandis que cette menace revenait dans le monde, l’I.S. la ramenait dans la théorie.

Comme l’ont dit les casseurs de l’I.S., l’affrontement dans l’I.S. était bien l’affrontement « sur les conditions les plus générales de notre époque et sur l’histoire elle-même ». En nommant leur testament La véritable scission et en montrant que la nouvelle époque commençait par la scission du parti révolutionnaire, les derniers situationnistes ont nommé la nouvelle époque. La nouvelle époque est l’époque de la véritable scission. Après la dissolution de l’I.S., l’affrontement sur l’I.S. a remplacé l’affrontement dans l’I.S. L’approfondissement et le développement mondial de l’action des pauvres qui travaillent au renversement du monde de l’aliénation a aggravé la seule contradiction réelle de la société marchande, la guerre sociale, et maintenu l’actualité de la théorie situationniste comme enjeu de la guerre des idées entre le positivisme spectaculaire qui en favorise la conservation en situationnisme et la théorie du négatif qui doit, en la critiquant, défendre la théorie situationniste contre tous ses pseudo-défenseurs.

 

 

 

7. Le situationnisme est la forme modernisée du mensonge religieux.

 

Si l’I.S. fut bien le retour dans la théorie de la menace millénariste, en composant avec l’économie et le matérialisme puis finalement en leur donnant raison, elle ne permit pas à cette menace d’atteindre, dans la théorie, son véritable ennemi, la religion. En effet, ce n’est pas même devant la religion, comme Hegel et comme le monde, que capitula l’I.S. mais seulement devant la pseudo-critique de la religion, devant le matérialisme et l’économie, véritables ouvrages de défense avancée de la religion. C’est là très précisément que réside la défaite de l’I.S. Dans la théorie, la critique piétine toujours devant ces ouvrages de défense avancée, le corps à corps n’a pas pu encore commencer comme il a déjà commencé dans le monde. Cependant, le seul fait qu’il puisse y avoir échec dans la théorie indique assez qu’il y eut assaut pour la première fois depuis l’édification de la prétendue scission matérialiste. La victoire de l’I.S. réside donc dans sa simple existence. Dans la prétendue scission matérialiste, on vit la critique aboutir à la pseudo-critique de la religion, aboutir donc en vérité à la réconciliation secrète de la critique et de la religion. Dans l’échec de l’I.S. on voit la critique se réconcilier avec la pseudo-critique, donc se réconcilier avec la réconciliation ! C’est bien là le sens de l’échec de l’I.S., sens qui n’échappe évidemment pas à ses ennemis. Ainsi donc ces gens qui personnifiaient, dans la théorie, la menace que le monde faisait peser sur la réconciliation, ces gens donc se réconcilient in extremis avec la réconciliation. L’occasion est trop belle. Les approbateurs de l’I.S. ne la laisseront pas passer. C’est bien évidemment cette défaite qu’ils veulent conserver et tout spécialement dans cette défaite, la réconciliation avec la réconciliation. Ainsi, les mêmes qui snobent Hegel, ce grand réconciliateur, parlent de corde dans la maison d’un pendu. Il y a deux siècles, Hegel pouvait parler honnêtement de réconciliation dans la pensée puisqu’il y avait effectivement « réconciliation » dans le monde : les ennemis de la religion étaient effectivement vaincus par la contre-révolution bourgeoise et réconciliés de gré ou de force avec un monde religieux. Hegel capitulait devant la religion ? Mais le monde lui-même capitulait devant la religion. Hegel présentait cette défaite comme une grande victoire de la religion ? Mais c’était une grande victoire de la religion. Au contraire, le matérialisme présente cette défaite du monde devant la religion comme une grande victoire du monde. Hegel prêchait dans la théorie pour une réconciliation de la critique et de la religion ? Mais Hegel prêchait honnêtement pour cette réconciliation tandis que la bourgeoisie prêchait hypocritement dans la pensée pour l’anéantissement de la religion tout en effectuant dans le monde la plus brutale et la plus sanglante réconciliation. Donc, contrairement à tous ceux qui se sont acharnés à présenter cette réconciliation comme une victoire de la critique, comme une révolution, Hegel par son entêtement à vouloir résoudre la question de la religion dans la théorie témoigna de la criante non résolution de cette question dans le monde. Contrairement à tous ceux qui déjà ne parlaient que de ce qui n’existe pas pour mieux ne pas parler de ce qui existe, Hegel ne parla jamais que de ce qui existe. C’est assurément très réactionnaire, entendez très désagréable pour tous ceux qui ont intérêt à ce que l’on ne parle que de ce qui n’existe pas. Ainsi, tandis que le monde connaissait une grande défaite, la pensée de Hegel fut une grande victoire de la pensée. C’est un mensonge de prétendre, comme le fait la pensée bourgeoise, que la pensée triomphe de la religion alors que le monde y succombe. Mais l’échec de Hegel devant la religion est une vérité puisque le monde lui-même échouait devant la religion. Aujourd’hui, s’il y a défaite, c’est seulement la défaite de l’I.S., s’il y a défaite, c’est seulement dans la pensée. Aujourd’hui, s’il y a défaite de la pensée, il y a victoire du monde. Or, reconnaître, comme nous le faisons, cette défaite, c’est reconnaître la victoire du monde. Inversement, les conservateurs de l’I.S. présentent la défaite théorique de l’I.S. comme une victoire théorique pour mieux dissimuler ce qui fut une victoire pratique tant dans l’I.S. que dans le monde. En célébrant cette défaite comme une victoire, en conservant dans la pensée la défaite de la critique devant la pseudo-critique de la religion, les ennemis de l’I.S. espèrent dissimuler que partout dans le monde la critique de la religion est en armes. Les mêmes présentent le retour de la religion comme une défaite pour tenter de dissimuler le retour de sa critique. Or, si le retour de la religion est une défaite, c’est seulement une défaite de la religion car celle-ci ayant perdu ses avant-postes « économie » et « matérialisme » est à nouveau obligée de combattre en personne comme il y a deux siècles ! Là où la police ne suffit plus dans le monde, le matérialisme et l’économie ne suffisent plus dans la pensée. Il faut donc assurer de toute urgence la situationnisation de ces vieux mensonges, c’est-à-dire l’exaltation et la célébration de leur approbation par l’I.S. C’est bien cette approbation des vieux mensonges par l’I.S. qu’approuvent tant les approbateurs de l’I.S. Puisque la défaite théorique de l’I.S. est censée être une grande victoire de l’I.S., puisque l’I.S., ce parangon de critique, a avalé cette couleuvre, n’est-ce pas la preuve suffisante que cette couleuvre est délectable ? Cela explique aussi que ceux qui célèbrent aujourd’hui la victoire mitterrandisée, la victoire tranquille de 1968, donc ceux qui célèbrent en fait le triomphe de ce qui a vaincu 1968 là où il fut vaincu sont tous des approbateurs de l’I.S. depuis l’instituteur jusqu’au chef de l’État en passant par les ministres et les conseillers.

Dans ces conditions, alors que les derniers situationnistes se sont désapprouvés en pratique (et en pratique seulement puisque en théorie ils en furent incapables) ceux qui aujourd’hui approuvent l’I.S. approuvent aussi (et pour la plupart surtout) ce qui, dans l’I.S. a vaincu l’I.S. De même, ceux qui pendant cent ans ont approuvé Marx ont approuvé ce qui dans Marx a vaincu Marx. Aussi, de même que l’on appela marxisme, du nom de Marx, cette approbation de Marx, on peut appeler situationnisme l’approbation des situationnistes. Les situ-approbateurs tentent donc d’enterrer l’I.S. une deuxième fois. Ces pseudo-défenseurs de l’I.S. sont les vrais et acharnés défenseurs de ce qui a abattu l’I.S. Si besoin était, la meilleure preuve réside dans le fait que les situ-approbateurs ne sont pas seulement des pauvres ordinaires mais aussi bien des putes intellectuelles et des hommes d’État ! À partir de là on comprend, certainement mieux qu’il ne la comprend lui-même, la juste colère de Debord contre tous ces « défenseurs » de l’I.S. Cependant il faut désormais compter Debord au nombre de ces approbateurs de l’I.S. Debord n’est jamais si méchant avec lui-même que lorsqu’il approuve, aujourd’hui, son œuvre passée et donc aussi bien ce qui l’a détruite. Nous ne lui reprochons pas de s’être tu, comme Rimbaud, mais bien de s’être incomplètement tu et d’être devenu ventriloque. Chez lui, l’incapacité générale des derniers situationnistes à remettre en cause théoriquement les derniers développements de leur théorie s’est transformée en la plus vulgaire et la plus honteuse pratique : celle de la manipulation et de la falsification. Jusqu’à présent, les situationnistes vaincus étaient demeurés dignes. S’ils avaient donné raison à leur ennemi, ils lui avaient donné raison dans la théorie et seulement dans la théorie contrairement à tant de crapules tellement empressées à lui donner raison dans la pratique. Mais Debord aujourd’hui s’avise lui aussi de donner raison à son ennemi dans la pratique ! Si les pro-situs, en considérant la défaite de l’I.S. comme sa victoire, soutiennent ainsi ce qui a vaincu l’I.S., ils dissimulent aussi ce qui est sa véritable victoire : la scission opérée dans la théorie malgré tout et même malgré l’I.S.

C’est pourquoi le situationnisme est toujours marxo-situationniste, soit secrètement soit ostensiblement comme à Champ Libre et au Sycomore. Le marxo-situationnisme est en quelque sorte la sanctification, par le prestige critique de l’I.S., des vieux mensonges marxistes épuisés, la sanctification de la pseudo-critique de la religion par la vraie critique de la religion, mais vaincue, mais sous une forme inoffensive, homéopathique, précisément sous la forme qui s’est révélée inca­ pable de venir à bout de la pseudo-critique de la religion. Approuver l’I.S., c’est nécessairement approuver aussi la critique de la religion, le retour du millénarisme dans la théorie, puisque l’I.S. fut cela. Mais c’est approuver cette critique vaincue. Voilà quel genre de critique aiment les ennemis de l’I.S.

Plus généralement, nous nommons situationnisme ce qui constitue l’échec même de l’I.S. L’I.S. a ramené la théorie dans le monde en ramenant dans la théorie le point de vue de la communication. Cependant elle toléra le mensonge économique et matérialiste. Elle est morte de cette tolérance. Elle ne ramena le point de vue de la communication que sous une forme telle qu’il tolère encore le mensonge économique et matérialiste. Le situationnisme est cette tolérance même, la maladie dont est morte l’I.S. et cette maladie fleurit dans le monde aujourd’hui avec les formes débiles du point de vue de la communication qui lui correspondent. Si l’on désigne par situationnisme l’approbation explicite de l’échec de l’I.S., il faut aussi désigner par ce terme tout ce qui, dans le monde, avec ou sans référence explicite à l’I.S., avec ou sans influence directe de l’I.S., approuve de facto cet échec en reproduisant ce en quoi il consiste. Il faut donc appeler situationnisme toutes les formes débiles du point de vue de la communication qui tolèrent le matérialisme, partout où elles existent dans le monde. C’est pourquoi on peut aussi dénommer situationnisée la racaille qui préside à cette reproduction.

Partout dans le monde on assiste à la répétition à grande échelle de cette tolérance. Partout dans le monde on assiste à la répugnante mise en ménage du point de vue de la communication, mais vaincu, mais impuissant, débile, et du matérialisme, de l’économie. C’est l’application à grande échelle de la réconciliation avec la réconciliation, l’exhibition du point de vue de la communication, tel qu’il fut vaincu dans l’I.S. par le matérialisme et l’économie, tel qu’il tolère encore le matérialisme et l’économie.

Il est bien évident qu’il n’est même pas nécessaire que la racaille situationnisée se réfère à l’I.S. pour être situationnisée. Si des éléments critiques insuffisants font leur retour dans la théorie, c’est parce qu’ils font aussi leur retour dans le monde. Ainsi du temps même de l’I.S. on put voir la merde hippie s’étaler dans le monde, toute complaisance pour son insuffisance. Ce ne sont pas ces éléments, vaincus de toute façon à l’état séparé, qui sont eux-mêmes critiques, mais leur confrontation, mais l’I.S. Donc l’apparition de ces éléments sous leur forme parcellaire peut se faire sans référence à l’I.S. sans pour autant cesser d’avoir été jugés non pas tant par l’I.S. que par la défaite de l’I.S. Ceux qui approuvent aujourd’hui des formes vaincues et parcellaires du point de vue de la communication approuvent bruyamment dans le monde ce qui a été vaincu dans l’I.S. C’est donc dans la défaite de l’I.S. que s’est faite la preuve de leur saloperie. Ainsi les fameux « mouvements sociaux » qui, selon le principe de la récupération, perpétuent à l’état séparé ce qui a été vaincu en 1968. (1968 fut, dans le monde, ce même effort de confinement que l’I.S. fut dans la théorie.) Ces mouvements sociaux prétendus sont en fait de vrais mouvements de manipulateurs sociaux, recrutés évidemment dans l’armée de la fausse conscience et chargés de figurer la survivance de révoltes vaincues, d’organiser l’omniprésence spectaculaire de ces fantômes en lieu et place des révoltes actuelles, en lieu et place, donc, des nouveaux efforts de confinement, tant théoriques que pratiques.

Ainsi, le rôle et l’influence de l’I.S. sont sans commune mesure avec ceux des avant-gardes qui ont précédé. Il y eut des surréalistes longtemps après la disparition du mouvement surréaliste, mais cette survivance fut confinée dans une sphère strictement « culturelle ». De même Marx eut hélas bien des survivants marxistes mais il s’écoula cinquante ans avant que des hommes d’État se réclament du marxisme et presque cent avant que la majorité des putes intellectuelles ne s’en réclame. Or l’influence de l’I.S. est non seulement étendue mais foudroyante. Aujourd’hui moins de dix ans après la disparition de l’I.S., toute pute intellectuelle, tout politicien, tout homme d’État, tout marchand avisé est peu ou prou situ-approbateur, tous sont nolens volens des partisans de l’I.S. Cela ne tient pas seulement à la nature de l’I.S. mais à ceux qui dans le monde talonnent toute cette racaille. Il est bien évident que ce n’est pas de gaieté de cœur que cette racaille devient partisane de l’I.S. mais parce qu’elle y est contrainte.

L’I.S. commence donc à avoir une large influence dans le monde avec l’extension de la tolérance qui constitua son échec. Cela explique aussi que cette influence ait lieu principalement dans l’armée de la fausse conscience : lycéens, étudiants, enseignants et encadrement social. C’est généralement le destin de la critique. Elle atteint une large influence seulement avec la propagation de sa défaite. Mais ainsi elle accomplit ce destin. Le monde entier se trouve à pied d’œuvre pour critiquer cette défaite. Ainsi la merde que constitue cette tolérance a déjà été jugée, non théoriquement par l’I.S. qui s’en est montrée incapable — c’est précisément là que réside son échec — mais pratiquement par la chute de l’I.S. Ainsi, même l’échec théorique de l’I.S. fut une réussite pratique. Ce sur quoi s’appuie notre ennemi aujourd’hui a déjà été jugé. Ce jugement comporte son côté glorieux. C’est l’auto-anéantissement de l’I.S. qui a su triompher pratiquement là où elle ne put triompher théoriquement. Il a aussi son côté honteux. C’est l’orthodoxie marxo-situationniste Champ Libre. Ce jugement donne raison à Vaneigem quoique dans un sens qu’il ne pouvait prévoir : personne ne peut échapper au jugement de l’I.S., non pas tant au jugement émis par l’I.S. qu’au jugement de l’I.S. par l’histoire. Si l’I.S. elle-même ne le peut, ses ennemis ne le peuvent davantage.

Il est bien évident que l’échec de l’I.S. et la reproduction de cet échec ont des sens différents. Si l’échec de l’I.S. fut pour celle-ci une malédiction, il est, pour la racaille reproductrice, une bénédiction, une aubaine. Mais cependant, tant la tentative critique de l’I.S. que la reproduction de l’échec de cette tentative ont une seule et même cause : l’assaut général des pauvres dans le monde, le retour de la menace millénariste dans le monde. Seulement l’I.S. eut lieu pour tenter d’exprimer dans la pensée ce retour, tandis que la reproduction de son échec a pour but de retarder les progrès de cette menace en rejouant à grande échelle ce qui s’est déjà démontré inoffensif ou insuffisamment offensif à petite échelle. On voit en passant un des rôles de l’imbécile orthodoxie marxo-situationniste Champ Libre : elle tend à faire passer pour un phénomène extrêmement limité, purement parisien ce qui est un mouvement mondial. Aujourd’hui, ne serait-ce que par le démenti qu’en offre le monde du spectacle lui-même, il n’est plus possible d’écarter purement et simplement les questions de communication, il n’est plus possible de prétendre expliquer le monde par le grossier matérialisme. Donc l’ennemi va se résoudre, par l’intermédiaire de ses putes intellectuelles, à parler des questions de communication, mais sous une forme inoffensive, sous une forme qui a déjà fait preuve de son innocuité. Où ? Dans l’I.S. précisément. Le point de vue de la communication sous une forme telle qu’il tolère encore le matérialisme et l’économie, voilà l’aubaine toute trouvée pour l’ennemi contraint de traiter des questions de communication. C’est pourquoi une grande partie de la racaille reproductrice se réfère généralement directement à l’I.S. Ainsi, oui la pensée de l’I.S. fut bien la pensée de 1968, mais pas comme le pensait le politicien Debord, pas comme guide et phare de ce mouvement mais comme expression de toutes ses insuffisances ! De même que nous pouvons donner pour la première fois dans le monde le concept de la récupération, nous pouvons donner enfin celui de la théorie : exprimer les insuffisances d’un mouvement donné du monde, et donc, contribuer à y mettre fin au plus tôt. La théorie n’est pas l’avant-garde du monde, mais seulement l’avant-garde de la pensée. Et la pensée est l’arrière-garde du monde. Elle a pour but d’achever les blessés. Ainsi, nous savons déjà que nous ne faisons rien d’autre que d’exprimer déjà — en cela nous sommes une avant-garde ! — les insuffisances de ce qui se prépare dans le monde et que nous ne faisons qu’entrevoir.

La religion prétendait rejeter avec horreur le « matérialisme » du monde. Le matérialisme prétendit rejeter, avec horreur, la religion. (Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné.) En tant que tolérance réciproque du point de vue de la communication et du matérialisme, le situationnisme est la forme modernisée du mensonge religieux, la forme sous laquelle s’opère le retour de la religion dans la visibilité et le retour du matérialisme dans la religion. Le mensonge religieux sort enrichi de l’aventure. Il ne rejette plus le côté « matériel » du monde — l’hypothétique côté prétendu tel par le mensonge religieux — il l’accueille et le traite avec déférence comme le font les mollards iraniens et les curés polonais et réciproquement, le matérialisme ne rejette plus la religion. Par ce retour dans la religion de ce fils prodigue, le matérialisme se trouve situationnisé et la religion matérialisée. Et toute la racaille des professeurs staliniens anti-staliniens, du stalinisme sans staliniens de nous parler de l’importance de l’histoire des mentalités, de l’importance de la culture etc. C’est donc en cela que le retour de la religion dans la visibilité est bien le passage du mensonge sur la question sociale dans un élément supérieur. La religion ne fait pas seulement son retour dans la visibilité, elle y est modernisée. Elle était secrètement matérialiste. Elle l’est maintenant ouvertement, comme l’I.S. ! Le matérialisme était l’allié secret de la religion. Il l’est aujourd’hui ouvertement. Le situationnisme est un œcuménisme, celui des répugnantes embrassades de la religion et du matérialisme.

Le marxisme et le situationnisme ne sont pas la falsification de la pensée de Marx et des situationnistes comme le prétendent ces derniers. Il y a suffisamment d’erreur, d’insuffisance, de faux dans ces pensées pour que leurs ennemis n’aient même pas à les falsifier. Il leur suffit de les régurgiter telles quelles. Étant donné l’avance ininterrompue du monde, des pensées anciennement critiques, c’est-à-dire anciennement au pas de la réalité, deviennent, si elles ne sont pas critiquées, des calomnies de la réalité. Aujourd’hui, pour calomnier les révoltes, il n’est plus nécessaire de calomnier l’I.S. comme cela l’était du temps où l’I.S. existait. Il suffit de la citer.

Nous donnons donc enfin, pour la première fois après tant d’approximations hasardeuses, le concept de la récupération : récupérer, c’est conserver (et non pas déformer, falsifier etc. une théorie passée). Si la récupération est bien une falsification, ce n’est pas pour autant une falsification d’une théorie critique passée mais bien du mouvement présent. La récupération est essentiellemnt une calomnie du mouvement présent par la conservation d’une théorie critique passée. La récupération est une falsification en ce qu’elle est une tentative de retardement de la théorie critique. Pendant que la récupération conserve, par ses louanges, une pensée vieillie, le monde marche, mais il ne le sait pas. C’est bien ce que veut l’ennemi.

Ce qui est vrai dans la critique, ce qui appartient essentiellement à la critique, c’est... la critique. Dès qu’une critique cesse de progresser, elle cesse d’être critique. Elle se met donc ipso facto à la disposition de son ennemi. Dès lors, cet ennemi souligne lui-même les insuffisances de cette critique par l’emploi indolore qu’il peut en faire et rend manifeste la nécessité de poursuivre cette critique, la nécessité pour cette critique de se distinguer à nouveau de son ennemi. Donc en quelque sorte même l’ennemi de la critique est contraint de faire un usage critique de la critique, bien malgré lui, ce qui explique qu’il ne soit pas tellement pressé de récupérer et que, contrairement à l’idée répandue dans l’orthodoxie marxo-situationniste, il soit plutôt timide dans la récupération. Plus celle-ci sera lente et timide, plus elle a de chance de durer et donc mieux ce sera pour lui. Donc l’ennemi pousse le raffinement jusqu’à falsifier la falsification ! C’est cette falsification de la falsification, ce spectacle de la bêtise qui incite à l’orthodoxie marxo-situationniste, qui conforte cette orthodoxie dans sa réelle bêtise, sa véritable inintelligence, qui promeut cette bêtise comme défense apparente de la critique, qui en quelque sorte fait valoir son faire valoir.

 

 

 

8. Le situationnisme présuppose la profonde incohérence de la théorie situationniste.

 

Après 1968, le massif spectacle de la décomposition des idéologies, spectacle qui culmine avec le pseudo-repentir des putes intellectuelles gauchistes, fut bien effectivement la déroute de l’ancienne police stalinoïde et militeuse basée sur le dogme matérialiste. Mais étant donné que ce spectacle était avant tout un spectacle, de même que le repentir des putes intellectuelles gauchistes n’était pas un repentir mais seulement leur recyclage, cette décomposition n’était pas une vraie décomposition, mais seulement la modernisation de la police sociale et de ses idéologies, leur aggiornamento précipité, leur commune situationnisation. La décomposition du matérialisme n’est donc pas une vraie décomposition mais seulement sa situationnisation, son retour dans la religion aussi bien que le retour de la religion dans la visibilité. Ce qui apparaît comme décomposition de l’idéologie n’est que son passage à une existence diffuse après que son existence concentrée et dogmatique soit devenue trop voyante et donc intenable sous les assauts conjugués des pauvres et de la marchandise. Le situationnisme est précisément cette forme diffuse et insaisissable de l’idéologie, le dogmatisme de l’anti-dogmatisme, l’idéologie de la fin de l’idéologie. Le situationnisme sera toujours un mélange : un peu de communication, un peu de matérialisme. On peut donc dire du situationnisme ce que Marx disait il y a cent quarante ans du christianisme aux États-Unis : ce qui importe pour l’idéologie de la fin de l’idéologie, ce n’est pas que vous ayez une idéologie déterminée, mais que vous ayez de l’idéologie, n’importe quelle idéologie. C’est exactement le panorama qu’offre aujourd’hui le peuple des degauches, tant les vedettes du putanat intellectuel que la piétaille de l’armée de la fausse conscience.

On nous apprend aujourd’hui que les idéologies sont en décomposition ou en disparition. Qui nous apprend cela ? Les idéologues Lévy ou Glucksmann ! Autrement dit, les menteurs nous apprennent que le mensonge a disparu ! Quand l’idéologie peut mimer sa disparition, sa décomposition, son inexistence, cela signifie nécessairement d’une part que les pauvres le lui permettent, lui laissent le temps nécessaire et d’autre part que le relâchement de la théorie critique le lui permet également. Le fait que l’idéologie puisse prétendre disparaître tandis que les idéologues resteraient, pullulants, plus nombreux que jamais ne laissait pas d’être inquiétant pour l’état de la théorie critique. C’est ce moment que les derniers situationnistes ont choisi pour plastronner et affirmer la vérité et la cohérence éternelle de leur théorie oubliant par la même occasion que c’est la force qui fait les noms et non l’inverse.

S’il y a bien lieu de se réjouir qu’un mensonge éculé, usé jusqu’à la corde par les assauts des pauvres et ses propres excès soit remplacé par un mensonge plus moderne, par un mensonge supérieur, on ne doit pas cependant se réjouir comme le firent les derniers situationnistes. Ceux-ci se réjouirent parce que la supposée décomposition du monde en général était censée venir relayer à point nommé leur soudaine impuissance. Sur son lit de mort Hegel doit admettre que tout continue. Sur le leur les situationnistes décrétèrent que tout s’arrêtait. Ils confondirent la décomposition d’une idéologie et de la bureaucratie stalinienne qui lui correspondait avec la décomposition du monde, avec la décomposition de toute idéologie et de la société marchande dans son ensemble. Ils prirent la chute des feuilles pour la mort de l’arbre. Les derniers situationnistes impuissants imaginèrent que le vieux mensonge était devenu aussi impuissant qu’eux et qu’aucun autre ne lui succédant leur défaite se transformerait miraculeusement en victoire. Or leur existence fut pourtant assez victorieuse : c’est bien à cause de l’assaut des pauvres et notamment de l’I.S. que l’ennemi doit moderniser son mensonge. Ensuite c’est directement dans la théorie de l’I.S. (quel honneur quand même) que l’ennemi va puiser sa phraséologie.

Alors même que l’I.S. s’effondrait, les derniers situationnistes proclamèrent qu’ils avaient fait la théorie de l’effondrement d’un monde et que l’effondrement de ce monde était déjà commencé. Mais ce n’est pas un monde qui s’effondre, c’est l’I.S. qui s’est effondrée. Les derniers situationnistes n’ont fait que projeter sur le monde leur propre effondrement. Et tandis qu’ils prétendaient avoir fait la théorie de l’effondrement d’un monde ils furent incapables de faire la théorie de leur propre effondrement ! Il ne pouvait en être autrement puisque leur effondrement n’est rien d’autre que leur incapacité, à partir d’une certaine époque, à poursuivre le développement de la théorie critique, leur incapacité donc à faire la théorie de quoi que ce soit.

L’I.S. a ramené la théorie dans le monde en ramenant dans la théorie des courants critiques enterrés par l’obscurantisme matérialiste tout en tolérant cet obscurantisme comme élément de la théorie. L’histoire de l’I.S. est celle de l’affrontement de ces éléments critiques hétérogènes jusque-là inconciliés et donc contradictoires, et l’histoire de son échec est celle du triomphe de l’un de ces éléments sur les autres et donc la mort de la confrontation. L’I.S. est restée redoutable pour le mensonge matérialiste et économique tant que dura cette confrontation car c’est dans cette confrontation même que résidait le danger. Une fois la confrontation, l’I.S. donc, morte, ces éléments en eux-mêmes ne représentent plus aucun danger comme le montre abondamment la foule pullulante des approbateurs de ces éléments. Le danger que représentaient ces éléments ne résidait pas en eux-mêmes mais dans leur confrontation, entre eux et avec le mensonge économique et matérialiste. Voilà à quoi servit l’I.S., cette organisation inutile, selon le mot de Denevert (Suggestions relatives au légitime éloge de l’I.S., thèse n° 40). Elle fut le champ clos où s’affrontèrent ces éléments critiques contradictoires. La mort de la confrontation entraîne que ces éléments hétérogènes, inconciliés, le sont demeurés. En approuvant ces éléments critiques sous leur forme insuffisante, vaincue, les ennemis de l’I.S. approuvent aussi bien évidemment leur hétérogénéité, leur inconciliation, leur dispersion qui est la marque même de leur défaite. Ce qu’aiment tant, dans ces éléments, les approbateurs de l’I.S. c’est précisément leur faiblesse dont leur séparation, leur hétérogénéité est un moment essentiel. L’hétérogénéité contradictoire de ces éléments critiques fut une force et un levain tant qu’ils furent confinés dans l’effort critique de l’I.S. Dispersés dans le monde parmi la racaille situationnisée, ils ont perdu toute force contradictoire. Ils se supportent tous allègrement à l’image de la racaille situationnisée qui supporte tout allègrement. Aujourd’hui, même l’I.S. est tolérée dans la pâte molle de l’éclectisme culturalo-matérialiste.

Les éléments ramenés dans la théorie par l’I.S. ne sont réciproquement critiques que confinés par un effort critique unificateur. Donc, ce n’est pas la théorie, la lettre de cette théorie que la récupération falsifie en reprenant séparément tel ou tel de ces éléments mais l’esprit, mais la vie des situationnistes qui a été cet effort de confinement critique. Et le fait que les récupérateurs puissent reprendre tel ou tel élément « théorique » séparément est bien la preuve de l’incohérence théorique de l’I.S. Seul son effort pratique, vivant, de confinement critique était cohérent. L’I.S. elle-même demandait que l’on reprenne sa méthode et que l’on cesse d’ânonner la lettre. Autrement dit et pour s’exprimer comme l’auteur d’En évoquant Wagner, si le livret comporte des faiblesses que l’on peut aisément constater aujourd’hui dans son édition intégrale Champ Libre, la musique était belle. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, ânonnent le livret. Aucun ne peut rejouer la musique et la plupart ne le veut pas. C’est quand même une chose assez stupéfiante de voir aujourd’hui certains anciens situationnistes, et non des moindres, ressasser laborieusement. Aussi n’entreprenons-nous pas de critiquer tel ou tel détail du livret mais la raison essentielle qui fit que la réaction de fusion ne put s’amorcer et que tous les éléments critiques du plasma situationniste se retrouvent aujourd’hui éparpillés dans le monde aux mains des ennemis des situationnistes.

Les derniers situationnistes avaient bien raison de se réjouir de la décomposition d’une idéologie aussi répugnante que le stalinisme. En revanche, ils ont eu tort de ne pas voir que cette décomposition n’était qu’un spectacle qui avait pour condition la profonde incohérence de leur théorie et leur propre décomposition. S’il peut y avoir aujourd’hui dans l’État français un ministre du situationnisme, Henry, tenant des discours situistes place de la République devant des jeunes gens en blouson de cuir (« Il s’agit de donner à chacun le goût de se réaliser pleinement (...) de se vouloir maître de son temps », sachons faire de la fête « un temps précieux pour la qualité de votre vie ») ou bien si un E. Maire, à la tête d’un syndicat notoirement situiste, peut parler tranquillement « d’élargir le champ des négociations en partant de questions quotidiennes afin de changer la vie des travailleurs », c’est évidemment à cause de l’existence de l’I.S. puisque ce sont ses mots mêmes qui sont remâchés. Mais c’est surtout à cause de la faiblesse de ces mots et non de leur force et encore moins de la force de leurs nouveaux employeurs. Le pouvoir ne crée rien, il récupère. Et il ne peut récupérer que ce qui est récupérable. De même, c’est bien à cause de leur faiblesse intrinsèque que les mots de Marx ont pu être employés tranquillement par les crapules léninistes. Les nouveaux employeurs de ces mots constituent leur jugement de facto, la démonstration éclatante de leur faiblesse. Le situationnisme généralisé est la révélation de la profonde incohérence de la théorie situationniste.

Et que l’on ne vienne pas nous dire que ces mots sont employés hors de leur contexte, séparément etc. Ils sont employés dans le contexte exact de leur insuffisance : l’insuffisance de la théorie situationniste. Jamais le mot « vie » ou le mot « qualitatif » n’ont été définis par l’I.S. sinon dans le cadre marxo-situationniste avec d’un côté l’économie et de l’autre la communication. Et dans ce cadre ils sont bien obligés de tolérer les outrages d’un syndicaliste ou d’un ministre et les protestations contre ces outrages demeureront des récriminations impuissantes tant qu’elles seront incapables de mettre fin à l’existence paisible de ce cadre. Par la «faute » des situationnistes, on n’emploie plus ces mots après l’I.S. comme on les employait avant, ils sont situationnisés, ils ont pris leur place dans la nouvelle alliance du matérialisme et de la religion. C’est la marque de l’échec des situationnistes puisque ces derniers ne sont plus là tandis que les putes intellectuelles y sont toujours. Mais c’est aussi la marque de leur succès puisque le mensonge recouvert par ces mots a dû passer dans une forme supérieure. La critique de ce mensonge doit donc ou bien demeurer une protes­ tation impuissante ou bien passer elle aussi dans une forme supérieure. C’est l’ennemi lui-même qui, en s’emparant des mots des situationnistes ou de Marx, en découvre l’insuffisance. Que Marx ou les situationnistes aient voulu autre chose que cette insuffisance, nous n’en doutons pas un seul instant. Mais ils n’ont pas pu dire ce qu’ils voulaient, pas plus que les paysans allemands du XVIee siècle, pas plus que les sans-culottes et les Chouans, pas plus que les Communards, les révoltés de 1905, de Cronstadt, de l’Ukraine de Makhno, pas plus que tous les pauvres écrasés au cours de l’histoire. Mais pas moins et peut-être même un peu mieux.

Le remâchage, par leurs nouveaux employeurs, des mots des situationnistes n’est possible que parce que ces mots ne sont plus que des mots, parce qu’ils ne veulent plus rien dire. Ce qu’ils avaient à dire, ils l’ont dit dans une autre époque, alors que sévissait un autre obscurantisme, alors que les putes intellectuelles gauchistes adoraient Mao et Althusser. Leur faiblesse est la faiblesse de cette époque. C’est cette faiblesse qui plaît tant à leurs nouveaux employeurs. Ces mots n’ont donc pas perdu toute utilité comme le démontre l’usage intensif qu’en fait la racaille politique, syndicale et intellectuelle, mais cette utilité a changé de nature avec la nature de leurs employeurs. Aujourd’hui, aux mains de la police sociale, ces mots constituent une véritable prison de l’esprit, un nouvel obscurantisme qui s’efforce de succéder à l’obscurantisme matérialiste hors d’usage. La note burlesque est apportée par ces putes intellectuelles (telle Gorzquet dans le Nouvel Observateur du 6 février 1982) ou ces saltimbanques qui n’avaient pas compris qu’il ne s’agissait que de mots et qui se montrent fort déçus par leurs chers hommes d’État. Ils ont donc déjà repris leur emploi de prédilection : le gémissement.

De même, si malgré les attaques des situationnistes contre l’art et la culture, les dirigeants socialeux peuvent encore prétendre miser sur la culture, c’est bien parce que la critique des situationnistes est demeurée prisonnière du cadre matérialiste de l’opposition économie-communication et donc économie-culture, du cadre donc dans lequel opère le gouvernement socialeux. Le saltimbanque Jacques Langue peut déclarer tranquillement : « l’échec économique de nos prédécesseurs, ce fut d’abord un échec culturel ». Pour lui la culture n’est pas le décor de la vie, le « supplément d’âme » de la société industrielle, c’est « la vie même ». Mais, cependant, puisque selon le même Langue, le travail, le droit, les relations internationales ont une dimension culturelle, c’est donc qu’ils ont aussi des dimensions qui ne le sont pas. Et donc, ou bien ces autres dimensions ne sont pas de la vie, ou bien la culture de M. Langue n’est pas la vie même mais seulement ce qui fait vivre les ministres de la culture et les putes intellectuelles, ce qui donne un sens à leur vie mais est par contre totalement indifférent au reste des hommes. Le journaliste de l’Immonde qui rapporte les propos croit bon d’ajouter : « le bonheur devient une catégorie de l’action gouvernementale ». Oui, le bonheur, depuis Saint-Just, est une question de police. Dans l’Immonde diplomatique d’octobre 1979, sous le titre « Une culture pour gérer la crise » A. et M. Matelard déplorent que le putanat intellectuel ait si peu accès (!) aux moyens modernes de « communication » électronique et proposent benoîtement les services dudit putanat, « porteur du savoir », seul capable donc de protéger les pauvres spectateurs ignorants contre l’abrutissement qui les menace. « D’autres pays ont associé culture, communication et qualité de la vie. » N’est-ce pas ? Tout cela est du rêve de pute intellectuelle car la « culture », la « qualité » et la « vie » de MM. Langue et Matelard n’ont aucun des pouvoirs de la religion ou même du tac-poum. La culture de ce monde, ce qui fait vivre les hommes, ce qui donne un sens à leur existence, c’est l’argent. Et l’argent est incomparablement plus beau que toutes ces vieilleries cultureuses même remises au goût du jour. MM. Langue et Matelard ne peuvent prêcher que les cons vertis de l’armée de la fausse conscience. C’est d’ailleurs à ces troupes de la fausse conscience que s’adressent de tels discours (mais aussi le terrorisme) afin de les inciter à putasser encore plus fort, à se soumettre avec encore plus de liberté et donc à faire plus de bruit dans la société. Autrement dit, l’ennemi mobilise. Le fait qu’il faille ainsi stimuler, par Langue interposé, l’encadrement social s’explique aussi par le fait que cet encadrement avait été sérieusement désorganisé par 1968.

En tant que spectacle de la disparition des idéologies (et réel pullulement des idéologues) le situationnisme ne peut se constituer paisiblement que s’il peut demeurer invisible. Il est aidé en cela par deux facteurs. D’une part l’incohérence de la théorie situationniste et la multiplicité des éléments critiques repris par l’I.S. dans son effort de confrontation. D’autre part les efforts déployés autrefois par l’I.S. pour rendre impossible la constitution d’un situationnisme, pour décourager disciples, suiveurs et militants. Cependant, en tant qu’organisation de la fausse conscience de la nouvelle époque, le situationnisme a besoin que la théorie situationniste continue à passer pour le nec plus ultra de la cohérence. Il était aidé en cela par les tenants académiques du situationnisme qui vont renchérir sur cette hypothétique cohérence et lui rendre hommage, célébrant ses triomphes et ses victoires, faisant de cette théorie un miracle qu’on ne reverra pas ou du moins pas avant cinquante ans (Lebovici dixit). Pour donner une forme cohérente à ce qui ne l’est pas de plus en plus manifestement, ils sont obligés de se replier sur un des éléments de leur théorie, élément qui se révèle être le plus bête marxisme, accompagné comme il se doit de la pratique du plus bête gauchisme et activisme et de la plus bête manipulation et falsification. De l’I.S. il ne reste plus rien que le pire. Si l’I.S. a ruiné de l’intérieur l’idéologie de la vieille société, cette idéologie s’est bien vengée. « La misère des pro-situs » ne fut pas seulement « la partie la plus dérisoire d’un mouvement profond qui ruinera la vieille société » (Véritable scission, th. n° 27), elle fut surtout la partie dérisoire de l’idéologie de la vieille société qui ruinait de l’intérieur la plus moderne expérience de sa critique théorique.

En prétendant donner une forme dogmatique au situationnisme, l’orthodoxie Champ Libre révèle clairement au monde l’existence de cette idéologie invisible basée sur l’anti-dogmatisme de l’I.S. Donner une forme doctrinale à une idéologie qui existe d’abord sous une forme diffuse, (c’est-à-dire lui donner une forme critiquable) fut la victoire secrète mais effective comprise dans la défaite personnelle de Marx ou des situationnistes. Hegel l’a bien montré, la raison sacrifie les individus à ses ruses. La théorie est toujours victorieuse, seuls les théoriciens sont vaincus. En tant que pauvres, nous naissons vaincus et nous le resterons tant que nous n’aurons pas vaincu. La défaite n’est pas pour nous un risque à courir mais une condition à renverser. N’avons-nous pas « rien à perdre, que nos chaînes » ? Récemment, en présentant les théoriciens situationnistes vaincus personnellement comme les vainqueurs de leurs temps, l’orthodoxie marxo-situationniste Champ Libre contribua au spectacle de leur victoire que constitue le situationnisme. Or c’est seulement la faiblesse des situationnistes qui triomphe dans ce spectacle, à Champ Libre, à l’Élysée, à la C.F.D.T. Dissimuler la défaite personnelle des situationnistes, c’est dissimuler en quoi consiste leur réelle victoire théorique, victoire théorique qui n’appartient qu’à la théorie, à la critique, et qu’il appartient donc aux partisans effectifs de la critique de rendre manifeste. Défendre les situationnistes aujourd’hui, rendre manifeste leur victoire hier, c’est rendre manifeste leur faiblesse aujourd’hui. Attaquer l’ennemi aujourd’hui, c’est attaquer la faiblesse de l’I.S., faiblesse dont l’ennemi se repaît.

En tant que conservateur de l’incohérence de la théorie situationniste, le situationnisme est aussi, de par sa propre incohérence, un obstacle à toute critique de cette incohérence. Il est bien vrai que des pitres prolixes comme Glucksmann, Lévy ou Debray découragent toute critique. Mais c’est sans importance, il suffit de se référer aux sources, à l’I.S. elle-même. En tant qu’unique théorie critique d’une époque, la gloire de l’I.S. réside en ce que tout développement de la théorie critique passe nécessairement par la critique de l’I.S.

La seule manière de répondre à l’ennemi sur ses prétentions situistes, culturelles, « communicationnelles » n’est pas de se lamenter et de ressasser comme à Champ Libre, mais de montrer que la « communication » de l’ennemi n’est pas la communication puisque l’« économie » n’est pas l’économie mais communication aliénée. Si l’« économie » est déjà communication, il ne reste plus de place dans le monde pour la « communication » de l’ennemi, ni pour sa « qualité », sa « vie », sa « qualité de la vie quotidienne », son « temps libre », ses « fêtes » (et toute combinaison de ces termes qu’il voudra) sinon dans les discours et que ceux-ci sont, non de Lyon, mais comme d’habitude bla-bla creux pris ailleurs et qu’ils resservent là, rémoulade.

 

 

 

9. Formes du situationnisme.

 

Aujourd’hui comme en 1793, il s’agit de cacher encore que ce monde est, à titre de monde religieux, déjà un monde de l’esprit. Et il faut cacher cela parce que les pauvres que l’on avait réconciliés malgré eux avec un monde religieux s’avisent à nouveau de l’abattre. Mais aujourd’hui, ce n’est pas la religion, sauvée par transfert en 1793, qui est en danger, mais son sauveteur, le matérialisme. Aujourd’hui, c’est le matérialisme qu’il faut sauver. Mais le but de l’opération est toujours le même : calomnier ce monde, affirmer la matérialité de ce monde. Dans l’un et l’autre cas évidemment, qu’on loue ou qu’on dénigre le matérialisme, on ne fait qu’affirmer la matérialité du monde fût-ce à titre de part congrue, on calomnie l’esprit et son immanence. Dans l’un et l’autre cas il s’agit de faire accroire la prétendue partition du monde en matière et esprit en lieu et place de la seule partition du monde, de la seule véritable scission du monde, qui est entre richesse et pauvreté.

La religion doit revenir dans la visibilité et le matérialisme retourner dans la religion quand l’ennemi est obligé, par l’action des pauvres en général et de l’I.S. en théorie, de parler de communication. Les différentes formes du situationnisme dans le monde se ramènent à cette seule obligation : il faut sauver le matérialisme aujourd’hui comme le matérialisme sauva la religion autrefois. Il découle de cela que le situationnisme prend deux formes principales : 1°la situationnisation du matérialisme, la défense directe, sans vergogne, d’arrière-garde, du matérialisme. Pour ce faire, le matérialisme reprend en lui la religion et après que le millénarisme ait tenté de s’exprimer dans les termes du matérialisme (Marx, les situationnistes) celui-ci prétend éclairer l’obscurantisme millénariste par la rationalité matérialiste (Debord, Debray) ; 2° la matérialisation de la religion, la défense indirecte du matérialisme. Pour ce faire la religion reprend en elle le matérialisme (Ali Chariati) ou bien le matérialisme est apparemment dénigré par des formes parcellaires de communication, par le spiritualisme et la communication de pacotille (formes culturelles du situationnisme). Le mot d’ordre des premiers sera : résolvons ces difficiles questions économiques pour pouvoir enfin communiquer. Le mot d’ordre des seconds : communiquons pour résoudre ces difficiles questions économiques.

La situationnisation du matérialisme constitue une orthodoxie marxiste et situationniste avec deux divisions : 1° l’académique avec son organe stalino-situationniste Champ Libre. C’est la défense par qui de droit de la lettre marxiste par la lettre situationniste. Là le matérialisme le plus obtus lutte carrément contre la communication, à la stalinienne ; 2° la spectaculaire, reflet de l’académique chez les politiciens et militants marxeux dans leur effort de modernisation. Ceux-ci, plus intelligents que les académiciens champ libristes parce que plus au fait (quelques-uns sont des hommes d’État), ont su identifier ce qui les menace et prétendent le pacifier par les lumières matérialistes situationnisées d’État.

La matérialisation de la religion, sa laïcisation en quelque sorte (à l’époque de la bière pression en bouteille, il n’y a rien d’étonnant à ce que quelque iranien parle sans vergogne d’une laïcité islamique !), constitue le situationnisme officiel, c’est-à-dire celui qui est combattu par l’académie stalino-situationniste qui s’arroge, elle, le titre de « critique du situationnisme » (et par la même occasion, ça ne mange pas de pain, celui de « critique de Marx ») mais aussi par la branche spectaculaire. On peut voir ce situationnisme officiel pourfendu par, coude à coude, les orthodoxes marxo-situationnistes Debord, Debray, Janover, Byrrh, Heydrich. Ces deux derniers n’ont pas de mots assez durs pour le situationnisme de Rocard, Julliard, Attali, Vivemerde ou Rosanpute (cf. leur ouvrage La néo-social-démocratie ou le capitalisme autogéré, Le Sycomore, Paris, 1980) mais aussi pour le léninisme de leurs collègues et collaborateurs du C.E.R.E.S. Ils sont donc comme ces staliniens de Champ Libre qui flétrissent le stalinisme. Qui espèrent-ils abuser ? Le fait que Byrrh et Heydrich puissent constamment faire référence à l’I.S. dans leur croisade contre leurs rivaux rocardiens, montre seulement combien la vieillerie marxeuse a survécu à l’aise dans l’I.S., au point d’y séduire les cœurs purs et durs de nos professeurs. La référence à l’I.S. de même que la croisade anti-rocardienne ne sont là que pour permettre de réaffirmer à chaque page la puissance critique éternelle de la vieillerie marxiste, puissance qui échoue cependant aux pieds de Chevènement et Questiaux (et, dans le cas de Lefebvre, mentor de nos professeurs, aux pieds de G. Marchais !). Il s’agit donc en fait d’un règlement de compte entre deux menées obscurantistes de conservation des idées, entre deux services rivaux de la police des idées. La vieille police marxiste espère encore trouver là une occasion de se rajeunir en se faisant valoir aux frais de sa jeune rivale. La matérialisation de la religion comprend elle aussi deux formes : 1° une forme expressément religieuse, en Iran, en Pologne, au Nicaragua, au Salvador ; 2° une forme culturelle pseudo-laïque, quotidienniste, écologiste, convivialiste contre-cultureuse, « expérimentation sociale » etc.

Dans l’un et l’autre cas il s’agit de maintenir la croyance en une prétendue opposition de l’économie et de la culture, en la prétendue opposition de ces deux fantômes. Selon les tenants de la défense directe du matérialisme, l’économie prime la culture dans le monde de l’aliénation. Il s’agirait donc de renverser cette prééminence de l’économie de sorte que la culture puisse primer l’économie. Selon les tenants de la défense indirecte, la culture prime l’économie de toute façon. Il s’agit donc de reconnaître ce primat, dans un premier temps pour ensuite imposer dans le monde la pratique d’une culture différente de la culture bourgeoise. Les savants sociaux anglo-saxons militent dans la pensée pour la reconnaissance du primat de la culture, sauvegardant ainsi du même coup la reconnaissance de l’existence d’une économie. Les socialeux militent dans le monde pour l’impo­sition de cette culture différente (Autrement) et les mollards islamiques fusillent massivement.

Le situationnisme orthodoxe tant académique que spectaculaire constitue un situationnisme politique, la branche politique du situationnisme, un néo-marxisme démocratique, l’effondrement du parti situationniste en gauchisme. C’est la révélation, le jugement de tout ce qu’il y avait encore de politique, de jacobin, de gauchiste, de militant et d’activiste dans l’I.S. Ce ne sont pas les militants qui deviennent pro-situs, ils existent en tant que moment particulier du situationnisme. L’orthodoxie marxo-situationniste, principalement sous sa forme académique, champ libriste, se prétend critique du situationnisme, elle représente donc l’anti-situationnisme officiel. Elle est donc par conséquent la fausse conscience du situationnisme, sa fausse critique et donc son meilleur garant. Elle reproche au situationnisme culturel son idéalisme pour mieux dissimuler les véritables limites matérialistes de ce situationnisme culturel. La simple existence de cette orthodoxie représente un obstacle tant pratique que théorique à la véritable critique du situationnisme. Tant que l’orthodoxie marxo-situationniste académique ne fut pas connue comme telle, le situationnisme ambiant pouvait bien être rituellement dénoncé par elle sans être caractérisé pour autant puisque sa caractéristique consiste justement dans l’identité profonde de cette académie et de ce qu’elle prétend combattre. Malgré son activisme le situationnisme orthodoxe n’est qu’une forme passive de résistance à la critique. Elle a principalement pour but et pour effet de décourager la critique. Dans le marxo-situationnisme orthodoxe, c’est le côté le plus archaïque, le marxisme et le matérialisme, qui voudrait apparaître comme le plus moderne. L’aveuglement total de l’académie marxo-situationniste explique son impuissance totale dans la critique de récupérateurs plus modernes et qu’elle doive se borner à les maudire. L’orthodoxie marxo-situationniste mène un combat d’arrière-garde et présente donc toute l’acrimonie des défenseurs d’une cause perdue d’avance. Cette première forme du situationnisme est un élément actif du récent spectacle de la chute de l’Empire romain qui a eu lieu au cours de ces dix dernières années.

Comme Debord en est malheureusement l’exemple le plus explicite, les néo-militants pro-situs pensent le monde en termes marxo-situationnistes mais pensent leur propre vie en « vaneigemistes » conséquents, en quotidiennistes. Ils voient l’économie à l’œuvre dans le monde et la communication, réduite à quelques jeux de société, dans leur vie. Ils sont en personne l’incohérence de la théorie situationniste dénoncée dans Révélations sur le principe du monde. Ils sont athées en théorie mais religieux en pratique. Ils sont contre toutes les idéologies et tous les dogmes en théorie mais absolument idéologues et dogmatiques en pratique, absolument bigots. Les néo-militants pro-situs sont la vérité des marxistes et des staliniens : absolument athées et moraux en théorie mais absolument religieux et corrompus en pratique.

Un exemple éhonté de situationnisation du matérialisme est fourni par le crétin d’État Debray. Selon celui-ci, il y a deux histoires : l’histoire des rapports des hommes avec les objets, l’histoire des rapports des hommes entre eux. La première est assez bien analysée, la seconde est une énigme. La première est évolutive, la seconde immobile. La première est de nature matérielle et donc rationnelle. La seconde est de nature religieuse et donc irrationnelle. L’économie est la science de la première, la politique la science de la seconde. Donc l’État mitterrandiste éclairé par la science politique est nécessaire pour mettre un peu de rationalité dans l’obscurantisme religieux des relations entre les hommes (Nouvel Observateur du 10 octobre 1981). Et Debray, ce phare de rationalité matérialiste, est justement dans cet État. Les Polonais, eux, ces invétérés bondieusards, ont la chance d’avoir Jaruzelski. On voit donc que le situ-conseiller prétend éclairer l’obscurantisme millénariste par la rationalité matérialiste d’État. On comprend que dans un de ses ouvrages il se scandalise de la concurrence du situationnisme culturel qui déferle parmi ses collègues putes intellectuelles et qu’il regrette le bon vieux temps des mandarins universitaires marxistes, parangons de rationalité matérialiste. Cet homme d’État déplore évidemment la libre entreprise en crapulerie intellectuelle.

En bon rationaliste de cœur, le crétin d’État Debray nous apprend qu’il déplore en raison le retour surprenant de la religion dans la visibilité. La raison qu’il donne à ce retour nous étonnerait de quelqu’un d’autre : c’est à cause du théorème de Gödel ! Ainsi Debord avait prévu l’échec de la gauche en 1974 et Gödel le retour de la religion. D’ailleurs, Debray nous apprend qu’il pense avec les pieds (ce dont nous nous doutions bien) et que ce qu’il pense dépend de l’endroit où sont ses pieds. Vu cet endroit, on peut aisément conclure que cette inquiétude devant le retour de la religion a des motifs plus réels que le théorème de Gödel et que Debray préfère attribuer ce retour au théorème de Gödel plutôt qu’à la révolte des pauvres contre ce que les Debray représentent. Toute pute intellectuelle qui parvient à obtenir un emploi doit remplir sa fonction de pute intellectuelle qui est de savoir de quoi il faut parler pour le calomnier et quand il faut en parler, alors qu’il est devenu encore plus dangereux de ne pas en parler. Ainsi il parle abondamment de l’effet sans jamais évoquer la cause. Il parvient donc à discréditer cette cause sans jamais avoir à en parler. Ce n’est évidemment pas le retour de la religion qui effraye réellement Debray et ses pairs mais bien ce qui motive ce retour, mais bien le retour des vraies questions qui nécessite à nouveau le recours aux « vrais » mensonges. L’impudente crevure passe d’ailleurs aux aveux : « Si la religion est une maladie, il nous faut vivre avec ; et la guérison serait notre mort » (Critique de la raison politique). Voilà bien le genre de guérison qu’on lui souhaite.

Les tentatives de constitution d’un situationnisme politique de masse se sont multipliées dès 1969-1970 avec l’activisme situationnisé et la politisation des mœurs des maoïstes français reconvertis, dans V.L.R. par exemple. La décomposition activiste des mêmes militants, devenue massive, s’illustra en Italie dans l’étouffement du mouvement de 1977 avec ses mao-dadas et ses « autonomes », avec la tentative de syndicalisation de la « délinquance » par les manipulateurs autonomes qui essayèrent de faire passer dans la violence des « blousons noirs » l’impuissance de « leurs » idées et de renvoyer cette violence à elle-même au contraire exact de l’I.S. qui fit effectivement « passer dans les idées la violence des blousons noirs ». Dans ces tentatives, ce n’était pas tant les militants qui devenaient pro-situs que les limites de la critique situationniste du militantisme qui apparaissaient.

Alors que l’orthodoxie marxo-situationniste en est réduite à lancer des appels impuissants à la constitution d’un situationnisme de masse, la seconde forme du situationnisme, le situationnisme officiel, est une tentative effective et à grande échelle pour l’institution d’un situationnisme de masse. Cette forme constitue, par rapport à l’orthodoxie, un situationnisme généralisé. C’est le conseillisme effectif (ainsi on vit récemment des conseils de radioputes revendiquer une libre soumission à moins que ce ne soit la liberté de se soumettre) le corps de bataille du situationnisme, la grande masse de son néo-militantisme associatif. C’est le côté le plus moderne du situationnisme, promis à un bel avenir. Il contient la branche la plus moderne de la bourgeoisie, celle du défi mondial (communiquer pour résoudre les difficiles problèmes économiques) qui a pour laboratoire la Californie, croupion du monde et le Japon, Q.H.S. du monde. Ce côté le plus moderne et le plus actif du situationnisme passe, du fait de l’orthodoxie marxo-situationniste, pour le côté le plus décomposé, le plus inoffensif et le plus archaïque. Il est le faire-valoir critique de l’orthodoxie. C’est un mensonge direct sur la communication et sur le fond religieux de l’aliénation de la communication. Ce retour de la religion sous forme voilée, culturelle, ou sous forme explicite veut être la prévention de la critique de la religion et de l’aliénation de la communication, la prise en charge, la couverture positive du retour du millénarisme. Alors que l’orthodoxie se délecte du spectacle de la chute de l’Empire romain, le situationnisme généralisé offre le spectacle d’une Reconquista, d’une remoralisation. C’est aussi la réelle reconquête de sa visibilité par la religion dans tous les sens du terme. Les troupes de la fausse conscience campent sous les murs de la Grenade matérialiste. Cette tentative prend toute son ampleur en Iran, en Pologne, au Nicaragua où les curés s’enrôlent allègrement dans cette croisade. Les curés la ramènent encore, non seulement les curés stricto sensu mais les curés laïques du lobby des éducateurs comme on peut en juger en France avec l’immonde parti des maîtres d’école barbus.

D’aucuns s’étonnent que les Polonais révoltés n’expriment pas leur révolte dans les termes de « la théorie révolutionnaire moderne ». Hegel les en garde ! Ces idées, dont l’orthodoxie marxo-situationniste prétend que le monde doit s’en saisir pour les réaliser, sont déjà en action dans le monde aux mains des manipulateurs sociaux en tous genres. Les Polonais ont au contraire à régler cette question, à en finir avec la conception politique de la révolution, conception dont la base est la prétendue opposition entre les faux ennemis matérialisme et religion. Ils doivent critiquer les insuffisances de 1905 et de toutes les révolutions vaincues, y compris la révolution des anarchistes espagnols.

La conception politique de la révolution repose sur les présupposés informulés du matérialisme. S’il existe un monde positif, matériel, opposé à la culture, la communication, la subjectivité etc., il est bien clair que la révolution consiste à s’emparer de ce monde qui serait actuellement aux mains des classes dominantes. Si au contraire, il n’existe pas de monde positif mais seulement un monde de la communication aliénée, il est bien clair que la révolution ne peut consister à s’emparer de cette aliénation, de cette communication aliénée, mais consiste à établir la communication directe. Ce que font les Polonais en sachant refuser de livrer bataille sur le terrain de l’affrontement politique, en opposant leur communication à la communication de l’ennemi, c’est-à-dire leur monde au monde de l’ennemi. Le situisme des cultureux prétend, lui, laisser tomber le monde matériel, mal nécessaire, et faire la révolution dans le reste, la culture, les relations humaines (privées, donc, de tout contenu) etc.

La France, toujours à l’honneur dans les questions de putasserie intellectuelle voit le triomphe du situationnisme dont les deux formes apparemment ennemies accèdent au pouvoir d’État avec le dégoûtant parti socialeux. On peut voir ces deux formes s’affronter dans l’État avec les Debray, Chevènement, Byrrh, Heydrich, C.E.R.E.S, NON ! d’une part et les Attali, Vivemerde, Rosanpute, Rocard, Autrement d’autre part. Ainsi le situationnisme est-il la première chose qui ait été nationalisée par les socialeux. Ce situationnisme d’État est donc devenu la nouvelle idéologie française, garantie par l’État. Partout ailleurs qu’en France, ces deux points de vue peuvent encore s’opposer, ainsi en Iran, en Pologne, au Nicaragua. En France, ces deux tendances sont confinées dans l’État et c’est un malheur pour le situationnisme. Il est contraint de prendre forme et cette forme a la sale gueule des socialeux. « Le parti dit socialiste, à peine arrivé au pouvoir, doit s’y mettre à mentir encore plus que ses prédécesseurs, puisqu’il prétend posséder non seulement la raison d’État, mais du cœur. » (Tract anonyme, L’ordre ne régnera plus jamais à Varsovie.).

Le parti socialeux a pour base sociale cette armée de la fausse conscience que constitue le lobby des éducateurs : instituteurs, petits profs, universitaires, cultureux, éducateurs, sociologues, journaputes et radioputes officielles ou « libres ». Cette catégorie de la population, le peuple des degauches, nourrit, colporte et entretient toutes les illusions et tous les mensonges possibles de la société sur la société pour cette simple raison qu’elle est d’autant plus soumise qu’elle affecte d’avoir voulu sa soumission et de la tenir pour un privilège. Alors que les pauvres ordinaires se sont contentés de naître pour devenir pauvres, ceux-là ont fait des efforts pour le devenir. Bien entendu cette armée de la fausse conscience a une haute opinion d’elle-même. Soumise mais libre, telle est sa devise. Elle se dit détentrice du savoir (c’est ainsi qu’elle nomme le ramassis de ses illusions et de ses mensonges). Elle se doit donc à sa haute mission de faire partager ce savoir par le reste des pauvres. En vérité ces crevures sont payées pour imposer leurs illusions et mensonges au reste de la population. Tout ce qui se révolte contre ce monde a rencontré cette racaille sur son chemin dès les bancs de l’école. Ce lobby des éducateurs constitue l’encadrement social de la population. Aujourd’hui, évidemment, cette racaille est situationnisée puisque le mensonge au goût du jour est le situationnisme comme ce fut autrefois le stalinisme. Cependant, il ne faut pas voir dans cette modernisation une toute-puissance posthume de l’I.S. mais beaucoup plus simplement : ce qui a produit l’I.S. produit aussi, dix ans plus tard, la situationnisation des ennemis de l’I.S. car ce qui a produit l’I.S. est aussi ce que redoutent et combattent les maîtres de cette racaille.

La France fut la patrie du matérialisme laïque, ce farouche prétendu ennemi de la religion, qui fut la véritable idéologie française. Avant leur récente situationnisation, les degauches français en bon citoyens du pays de la contre-révolution française se sont toujours affirmés comme laïcs avec pour fer de lance de cette laïcité le célèbre corps stalino-radsoc des instituteurs. Mais on peut dire de ces laïcs si fiers de leur laïcité ce que Marx disait des communistes grossiers et partageux qui n’avaient même pas atteint la propriété privée : ces laïcs n’ont même pas atteint la religion. Et s’ils ne peuvent l’atteindre c’est évidemment parce qu’ils ne veulent pas l’atteindre. Et s’ils ne veulent pas l’atteindre c’est pour mieux la conserver incritiquée. Tant que dure la congélation de la religion, ils peuvent encore espérer que dure aussi la congélation de sa dangereuse critique. Cependant, si eux ne veulent pas atteindre la religion, le monde a bien voulu les atteindre. Le monde sait depuis 1968 que ces fiers laïcs sont en fait de vrais curés, que ces ennemis farouches de la religion étaient avant tout des conservateurs de la non-critique de la religion. C’est pourquoi on peut assister partout et assez comiquement à leur situationnisation accélérée. La patrie du matérialisme laïque est donc devenue la patrie du situationnisme. Le situationnisme est devenu la nouvelle idéologie française qui réunit dans un grand élan les petits professeurs auxiliaires des lycées de province et les grands commis de l’État. On mesure la supériorité des Iraniens pauvres et des Polonais pauvres sur ce genre de Français. Ces pauvres savent que l’économie n’existe pas et se conduisent en conséquence tandis que ces Français ne veulent pas savoir que la religion est la structure pratique du monde de l’aliénation. Pourtant ces Français sont contraints de se comporter ouvertement comme des mollards et des ayatollah. Ces vierges effarouchées du laïcisme s’abritent derrière le tchador du situationnisme.

Contrairement au mythe entretenu par la degaucherie, ce n’est pas la bonne volonté des gens qui a propulsé l’expression politique de cette degaucherie dans l’État mais bien plutôt leur mauvaise volonté, leur volonté de nuire. L’espoir suscité par l’arrivée au pouvoir d’État de cette racaille n’est pas celui que placent les immondes degauches et autres militeux « recentrés » (cf. la dénonciation de leur répugnante cohorte dans un tract d’Eric Burman) dans les réalisations du parti de la police sociale situationnisée, c’est celui de leur autodénonciation et de leur disparition possible. C’est l’espoir suscité par l’approche de l’affrontement décisif sur la question sociale elle-même et non sur ses représentations politiques. Ce ne sont pas nécessairement 15 millions d’imbéciles qui ont « élu » Mitterrand et ses associés (comme le prétend Burman). Il ne faut pas sous-estimer la profonde ironie de cette élection et le vide dans lequel elle laisse les manipulateurs sociaux étatisés. Les raisons de l’échec du projet politique du situationnisme d’État sont contenues dans les raisons de sa « victoire » passée : les gens n’ont pas « délégué leur pouvoir » aux socialeux, comme de vulgaires Bourdieu, ils ont rejeté, dans ses propres termes électoraux, un système anti-social. Ils ont exilé dans l’État le lobby des éducateurs, le condamnant à manifester toujours plus loin d’eux, dans le ciel du spectacle, sa vérité manipulatrice.

En 1981 la racaille socialeuse organise le spectacle de la réussite de 1968, c’est-à-dire le triomphe des illusions sur la communication encore présentes en 1968. Le rapport de cette racaille au mouvement social de 1968 fut le même alors et depuis que celui, aujourd’hui, des mollards islamiques à la grande révolution d’Iran. Ici comme en Iran l’encadrement social est renvoyé dans l’État qu’il aime tant. Aujourd’hui le degauche n’a plus de place que dans l’État. Partout ailleurs dans le monde il est nié et piétiné. Le degauche a besoin de l’État comme l’État a besoin du degauche. La police sociale laïco-religieuse est renvoyée à ses dieux et désormais, dans la guerre sociale, les deux partis sont nettement tranchés. Le triomphe étatique de la degaucherie a donc aussi bien le sens d’un hic Rhodus qui est précisément l’inverse de celui auquel prétend la degaucherie. Le triomphe en 1981 du situationnisme dans l’État français est aussi son auto-dénonciation et par conséquent le commencement de la fin du situationnisme de masse. Ce triomphe forcé est la manifestation, sous une forme bien française, du retour de la religion qui a eu lieu précédemment en Iran et en Pologne mais aussi, entre autres, aux U.S.A. avec le triomphe de Reagan. C’est donc un moment décisif de l’iranisation du monde.

Les tentatives d’un Reagan, d’un Mitterrand ou d’un Jean-Paul II de tout faire pour prévenir la menace mondiale de résolution du mal marchand par les pauvres est la réponse à l’appel lancé par leur collègue Khomeiny dans son discours du 20 novembre 1979 : désormais, les peuples sont éveillés, ils voient et ils entendent, c’est pourquoi « vous aussi, dirigeants des différentes nations, américains ou non, vous devez vous changer vous-mêmes ».

 

 

 

10. Dix ans après.

 

Puisque le coup de tonnerre mondial de 1968 a montré que de toute façon le monde serait révolutionné, la question qui a suivi au cours des dix dernières années est donc : qui des pauvres ou des riches, qui des pauvres ou de la marchandise va révolutionner ce monde. Au cours de ces dix années, les propriétaires du racket social auront montré, en organisant d’une manière aussi impudente leur coup du monde permanent, qu’ils étaient bien décidés à demeurer, et eux seuls, les propriétaires du négatif, qu’ils étaient bien ces modernes « artistes du chaos » que Pinot-Gallizio appelait de ses vœux (I.S. n° 3).

Puisque les pauvres ont entrepris de tout renverser, le spectacle entreprend de tout renverser à leur place, d’instituer, donc, un spectacle du renversement. Dans un premier temps l’ennemi organise donc, avec beaucoup de talent, le spectacle préventif de sa décomposition et de sa faillite (mieux vaut pour lui le spectacle de l’effondrement d’un monde que l’effondrement du monde du spectacle) véritable réédition spectaculaire de la chute de l’Empire romain. Un tel spectacle a l’avantage d’attribuer à la prétendue faillite de la société marchande les ravages antisociaux dus en vérité au développement de cette société, comme dans cette Italie « qui n’en finit pas de se décomposer », dont l’« économie » n’est plus qu’un fantôme (comme si l’économie avait jamais été autre chose qu’un fantôme, à trop vouloir prouver on ne prouve rien ou le contraire de ce qu’on veut prouver) mais qui est toujours la patrie des hommes d’affaire. Le règne des Borgia n’en finit pas de finir. Il faut simplement remarquer que c’est toujours par la décomposition de ce qui existe que la marchandise progresse, Marx dixit, et que la maladie de ce qui existe exprime en fait la santé de la marchandise. Où l’on voit la décomposition, on voit en fait l’expansion de la marchandise. Partout dans le monde la révolte porte sur la nature anti-sociale de la marchandise. Partout dans le monde la nature du monde est en question. L’ennemi tente donc de fixer cette révolte sur l’abcès de cette prétendue faillite de la marchandise quel que soit le danger de cette fixation. Mais il est dangereux de dominer et il serait encore plus dangereux que la révolte trouve ses vraies raisons. L’ennemi vit dangereusement et il le sait. Ceux qui ont bombardé volontairement le Laos pour le simple plaisir de faire croire qu’ils étaient fous seront bien capables, le cas échéant, de faire fuir volontairement à Seveso. Le but est de détourner coûte que coûte les gens du débat sur la nature du monde. On ne discute pas de la nature du monde quand l’économie est en danger.

La mise en scène d’une crise mondiale de l’« économie », mondialisation de la forme classique du spectacle du sous-développement, a pour but précisément de faire prendre au sérieux, à nouveau, l’existence de l’économie qui en avait bien besoin. Ce n’est plus seulement dans un lointain tiers monde ou dans un lointain Moyen Âge que l’« économie », insuffisamment développée, s’avère incapable de résoudre la question de la rareté et de la pénurie à laquelle elle est censée répondre mais dans le monde entier et dans le futur. Il s’agit donc d’une véritable campagne de tiers-mondisation du monde. Au spectacle de l’abondance et de la satisfaction va succéder un spectacle de la rareté et de la pénurie escorté d’une menace de chaos tropical. Désormais, grâce à ce spectacle, la rareté n’est plus au commencement, dans un lointain Moyen Âge (d’où parallèlement réhabilitation du Moyen Âge par le putanat intellectuel) mais devant, comme menace mondiale. (Comme quoi encore, à vouloir trop prouver, on est contraint de prouver ce qu’on ne veut pas prouver, à savoir que la rareté est un résultat.) Ce qui implique l’urgence d’un nouveau départ de l’« économie » à l’échelle mondiale. À la menace du millénium, l’ennemi répond classiquement par la menace de l’apocalypse.

Selon J.-L. Paul (Essor et décadence de l’idéologie du sous-développement) l’idéologie du sous-développement est une calomnie destinée à discréditer tant, géographiquement, les révoltes actuelles dans les pays dits du tiers monde, qu’historiquement, les révoltes passées des paysans au cours du Moyen Âge. Le Moyen Âge est en quelque sorte le tiers monde temporel des révoltes calomniées comme les pays dits du tiers monde en sont le Moyen Âge géographique. Paul montre que Marx, par son ouvriérisme, souscrit à cette idéologie. Cependant, contrairement à ce que pense J.‑L. Paul, l’idéologie du sous-développement ne connaît pas une décadence mais un nouvel essor puisque la tiers-mondisation, en tant que spectacle du sous-développement, est étendue au monde entier. Il faut bien comprendre que, comme toujours dans le spectacle qui inverse la réalité, si l’ennemi concède soudain tant de modernité au tiers monde et au Moyen Âge, ce n’est pas pour réhabiliter les révoltes de ce prétendu tiers monde et de ce prétendu Moyen Âge mais bien pour y trouver les lettres de noblesse de son mensonge économique, cela afin de prouver que les vraies révolutions (économiques, commerciales, industrielles) qui eurent lieu au Moyen Âge sont pacifiques et sont le fait des riches. Et l’ennemi ne doit exporter ainsi son mensonge économique dans le passé que parce qu’il entend bien imposer partout dans le monde un spectacle de l’archaïsme pour faire face à la modernité des révoltes qui sont modernes précisément en ce qu’elles dédaignent totalement l’« économie », à l’image de 1968. Si donc la pénurie règne aujourd’hui dans le monde, comme au Moyen Âge, les recettes qui ont fait fortune au Moyen Âge feront fortune aujourd’hui encore, les révolutions pacifiques d’hier sont les révolutions pacifiques de demain. Pour nous, les choses sont beaucoup plus simples : le Moyen Âge et le tiers monde sont modernes parce que les révoltes du Moyen Âge et du tiers monde sont modernes. Tout le reste n’est que bavardage publicitaire.

On ne peut comprendre ce monde qu’en partant des pauvres, comme le font les riches d’ailleurs. C’est seulement dans leur propagande produite par les putes intellectuelles que les riches semblent ne tenir aucun compte des pauvres et invoquent toutes sortes de raisons pour la marche du monde. Mais il n’en est pas de même dans leurs conciliabules et leurs rapports de police. Si les riches pensaient réellement comme « pensent » leurs putes intellectuelles, ils ne se maintiendraient pas longtemps. Toute la compréhension que les riches ont de ce monde provient de ce que, contrairement à leurs putes intellectuelles, ils savent de quoi il retourne à ce sujet. Pour parler comme Oscar Wilde, il y a des gens qui pensent encore plus à la pauvreté que les pauvres, ce sont les riches. Inversement, dans leur propagande à destination des pauvres, les riches auront soin de ne jamais citer l’objet de leur souci et de leur crainte. C’est la moindre des choses ! Ils ont pour cela leurs putes intellectuelles qui justement n’ont d’autre but dans la vie que d’ignorer qu’elles sont pauvres, que, parties de rien, elles sont arrivées à la misère. Aussi, quand les diverses putes intellectuelles parlent du monde, c’est seulement pour nous entretenir des ennuis internes de la communication de leurs maîtres, de leurs histoires de boutique et d’arrière-boutique et jamais de la cause fondamentale de ces ennuis. Ah ! que le monde serait beau et facile pour la communication des riches s’il n’y avait pas les pauvres. Pour les professeurs et les sous-professeurs, les aventures du monde sont les aventures des hommes d’État et des États, ce qui est la moindre des choses puisque ceux-ci payent ceux-là. Les plus progressistes, les plus purs et durs de ces professeurs tentent même de prévenir les pauvres du danger qui les menace sans même que ces pauvres pauvres ne s’en doutent (cf. le professeur Byrrh et le sous-professeur Heydrich). Or, ce n’est pas le réajustement mondial de la société marchande qui occasionne de regrettables et malencontreuses révoltes, c’est la révolte omniprésente des pauvres qui contraint les patrons de la société à organiser le spectacle de sa crise et de son bouleversement afin de dissimuler tant que faire se peut, à défaut de pouvoir l’étouffer définitivement, le débat révolutionnaire des pauvres qui communiquent directement d’un bout à l’autre du monde, d’émeute à émeute, de révolution à révolution. Ceux qui ne nous entretiennent, pour s’en lamenter ou s’en réjouir, que du réaménagement de l’« économie », de l’État ou du commerce mondial ne nous entretiennent que des problèmes que pose à la classe dominante le maintien du sous-développement mondial de la communication. Ceci pour mieux ne pas nous entretenir de ce qui détermine négativement la société marchande. Toute l’activité des maîtres de ce monde se résume en cette difficile équation différentielle : comment communiquer les pauvres toujours plus sans que ceux-ci se révoltent, sans que ceux-ci s’avisent de communiquer directement ?

L’imbécillité prétendue de l’ennemi n’est pas ce qu’en disent ses propagandistes Debord et Sanguinetti. On doit reconnaître au contraire l’habileté que l’ennemi doit déployer pour parvenir à se maintenir sur cette poudrière, même si tel ou tel de ses représentants peut être parfaitement imbécile, ce qui peut d’ailleurs servir parfaitement le spectacle de la faillite de sa classe. La division de cette classe, sa capacité de s’affronter « le couteau dans la manche », loin de faire sa faiblesse constitue en fait sa force, son intelligence. Voilà une saine et vigoureuse mafia. Chez elle, le débat existe fût-ce par terroristes interposés. Chez elle on sait régler les comptes, on sait rajeunir. Il est assez comique de voir un Debord faire le dégoûté et s’étonner de ce que des truands aient des mœurs de truands. Ah ! où sont les belles manières d’antan ? Mais cela ne signifie pas que la classe dominante soit en décadence, cela signifie au contraire que les pauvres ne lui laissent plus aucun répit ce qui l’oblige à être encore plus dynamique et inventive, car maintenant c’est marche ou crève. Où le commerce est-il plus florissant qu’aujourd’hui au Liban ? Faut-il rappeler, après Hegel, que l’activité de division est la force de l’Esprit. La force de la classe dominante aujourd’hui réside dans sa division sur la question essentielle : comment mater les pauvres aujourd’hui et non pas comment les tromper demain comme voudraient nous le faire croire d’obligeants professeurs. Cette division, ce brain-storming à l’échelle mondiale, cette tempête de l’esprit qui n’a pas peur de se salir les mains, est le garant de la vitalité de cette classe. Enfin, faut-il donc rappeler que ce monde est toujours le monde de nos ennemis et qu’en cas d’indécision ce monde tourne toujours à leur avantage. Ainsi, par exemple, l’imbécillité manifeste des menteurs appointés putes intellectuelles ne les empêche pas de mentir intelligemment. C’est le monde de l’ennemi qui parle par leur bouche. On ne les paye pas pour penser mais seulement pour chanter. Or si un chanteur très imbécile peut chanter bien, qui paierait un chanteur très intelligent mais chantant faux ?

Le spectacle de la chute de l’Empire romain doit dissimuler que l’unique contradiction, l’unique crise que connaît le monde réside dans l’insoumission sociale mondiale qui le menace de l’intérieur et nulle mystérieuse contradiction « économique » insoluble. Les solutions techniques à la prétendue crise de l’« économie » sont simples, connues mais non applicables. Si ces solutions sont inapplicables, ce n’est pas en vertu d’une mystérieuse loi « économique » mais tout simplement parce que la racaille dirigeante, à l’image de nos socialeux d’aujourd’hui, danse sur une poudrière. Les remèdes sont inapplicables pour cette simple raison qu’ils entraîneraient immédiatement des émeutes, comme en Égypte, en Angleterre, en Pologne, en Corée. Seule la menace de communication directe des pauvres tient en respect les recettes de l’ennemi pour la division du travail par l’argent et par l’État. En ce sens, le plus puissant de tous les lobbies qui paralysent les États aujourd’hui est le lobby des pauvres. Ce qui a augmenté vertigineusement depuis Marx, c’est l’explosivité du monde, c’est-à-dire l’explosivité des pauvres qui se soulèvent maintenant pour un oui ou un non. À cette explosivité réelle répond le spectacle de l’explosivité nucléaire et économique. D’où aussi le spectacle de l’inexistence ou de l’inapplicabilité intrinsèque des remèdes « économiques ».

La classe dominante répond à sa condamnation en 1968 par une gigantesque campagne de solidarisation avec le monde marchand dans laquelle celui-ci met en scène sa propre nécessité. Il s’agit pour l’ennemi de terroriser les gens en faisant apparaître comme menace pour eux la menace qu’ils font peser sur la société existante, de les dissuader par conséquent de poursuivre en connaissance de cause leur critique interne de la société marchande, de les provoquer à la défense de ce que précisément ils combattent et de les diviser ainsi dans les termes imposés par la manipulation sociale et sa pensée spectaculaire avec le concours empressé, bien entendu, de tout le putanat intellectuel, notamment journalistique.

À cette phase du spectacle de la chute de l’Empire romain correspond, dans l’armée de la fausse conscience et dans le putanat intellectuel, un spectacle de l’insatisfaction, de la révolte et de la bêtise. C’est à qui, après 1968, dans cette armée de la fausse conscience, se montrera le plus insatisfait, peu importe à propos de quoi, l’essentiel est d’être insatisfait. C’est à qui dans les zoos intellectuels de Vincennes, de Bologne, etc. sera le plus imbécile, le plus gâteux, le plus baveux, le plus bredouillant. Cet étalage de la bêtise a sa presse spécialisée avec Actuel et Libération. L’agitation de toute cette racaille a pour fonction d’enterrer la révolte des pauvres sous l’abondance de sa caricature imbécile et geignarde. Le spectacle de la chute de l’Empire trouve un appui inattendu avec l’écologiste et consumériste Debord et ses supporters qui gémissent sur la mauvaise qualité des tomates (en Hongrie elles sont excellentes !).

Si cette organisation spectaculaire de l’immobilisation et du retardement de toute critique mobilise à son service le ban et l’arrière-ban des troupes de la fausse conscience, l’ensemble des enculés intellectuels, et parvient à réduire certains de ses adversaires à la défensive et aux lamentations, elle ne parvient pas à enrayer le développement ravageur de l’insoumission sociale des pauvres. Avec l’Iran et la Pologne cette insoumission et son contenu éclatent au grand jour.

Le spectacle de la chute de l’Empire et du triomphe de la bêtise va connaître un brutal coup d’arrêt avec la révolution d’Iran. Devant cette brusque irruption de l’intelligence sociale et historique, le spectacle de la bêtise et de la chute de l’Empire doit faire place à celui de la Reconquista et de l’intelligence. Au défi mondial du millénarisme social, à ce retour élargi de 1968, au débat parmi les pauvres sur la nature et les modalités du monde, l’ennemi répond par son propre défi mondial : le spectacle préventif de la reconquête du territoire de l’aliénation. Puisque, malgré la mise en scène alarmiste le débat sur la nature du monde a repris haut et fort parmi les pauvres, les riches sont bien obligés eux aussi d’entamer une parodie de ce débat. Même si l’économie demeure en danger il faut bien faire semblant de discuter de la nature du monde puisque ces salauds de pauvres ne font pas seulement semblant. Et les Rosanputes sont là pour ça.

Le racket marchand ne peut plus se contenter de faire mine de s’effondrer pour mieux poursuivre sa contre-offensive. Il doit attaquer, spectaculairement, afin de surenchérir à l’offensive de l’intelligence (de Reagan aux socialeux français en passant par Jaruzelski et le racket khomeiniste). Il révèle ainsi la vérité offensive du précédent spectacle de sa faillite tout en dissimulant de son mieux la vérité défensive de son spectacle de la reconquête actuellement réduit à peu de chose par les Polonais, véritable avant-garde du monde. La faillite était donc une contre-offensive et la reconquête une défensive. Rien de plus normal avec le spectacle qui inverse la réalité. Il faut en finir, c’est déjà fait à vrai dire sauf à Champ Libre, avec les jérémiades des militants gauchistes qui appelaient le bon peuple à se défendre, comme feu la ridicule Gauche Prolétarienne, alors que partout dans le monde il attaque et que tous les agissements de l’ennemi sont dictés par les impératifs de la réponse à cette attaque. Partout dans le monde le syndicat multinational des racketteurs sociaux désespère de reprendre l’initiative (réellement s’entend, et non plus seulement spectaculairement). Il est contraint de poursuivre les pauvres, indifférents ou hostiles, de sa répugnante sollicitude afin d’obtenir, sinon leur adhésion positive, du moins leur passivité, allant jusqu’à déclencher des affrontements préventifs, comme au Portugal, au Nicaragua et en Italie (le modèle de ces affrontements préventifs est le coup de Lénine en octobre 1917 en Russie. Ces salauds de paysans refusaient toute délégation de pouvoir et les gens boycottaient les Soviets à cause de leur noyautage par l’ordure bolcho (cf. Marc Ferro, « Pourquoi février, pourquoi octobre ? » dans La Révolution d’octobre et le mouvement ouvrier européen, E.D.I., Paris, 1967.)

Alors qu’au cours de la prétendue chute de l’Empire, le spectacle de l’insatisfaction et de la révolte se posait en négateur de l’ancien spectacle de la satisfaction condamné en 1968, dans la Reconquista cet ancien spectacle fait son retour mais élevé dans un élément supérieur : il est situationnisé. La soumission satisfaite y reprend l’insolence des situationnistes. Les mêmes qui faisaient étalage il y a peu de leur « révolte » portent aujourd’hui leur soumission à la boutonnière comme en témoignent le magazine Actuel et ses 400 000 lecteurs. Son confrère Libération s’est aussi actuelisé mais péniblement car ces fiers vétérans maoïstes sont arrivés à pied par la Chine.

Ce spectacle de la Reconquista ne remplace pas celui de la chute de l’Empire qui au contraire continue de plus belle (cf. la réactivation de la guerre froide avec son cortège de vietnamisation et d’équilibre de la terreur). La Reconquête se donne comme la solution, à plébisciter et à mettre en œuvre, de la menace mise en scène avec la chute de l’Empire. Ainsi cette réponse spectaculaire à une menace réelle accomplit-elle le prodige de paraître une réponse réelle à une menace spectaculaire. « Ce sont les images liées à la société de consommation et à l’utopie d’effacement de la rareté qu’elles véhiculent qui s’effondrent » écrit Rosanpute dans Libération du 3 mars 1982. Évidemment, il y avait du spectacle, il n’y en a plus. Des images ne s’effondrent pas pour faire place à d’autres images, à une autre propagande mais à la dure réalité de la rareté et de l’austérité que Rosanpute se propose justement de gérer. Comme c’est gentil. « La question de l’austérité devient directement celle des rapports de la société à elle-même, entre son moment de production et son moment de consommation, entre ses agriculteurs et ses ouvriers, ses smicards et ses cadres, ses techniciens et ses employés. » « L’austérité appelle ainsi une expérience démocratique nouvelle dans la société française (...) sorte de nouveau compromis démocratique entre individus, classes, groupes, catégories. »

Alors qu’il devient manifeste que la seule « économie mondiale » qui corresponde effectivement à une activité dans le monde est l’économie mondiale de toute communication directe opérée par le racket social, le spectacle prétend introduire la « communication » au cœur de l’« économie ». Le spectacle du sous-développement est modernisé. Désormais, la cause officielle du sous-développement mondial de l’« économie » est le sous-développement mondial de la « communication ». Il faut donc développer la « communication » pour sauver l’« économie » (cf. Le défi mondial de J.-J. Servan-Schreiber). Le spectacle fait de l’informatisation du monde la matérialisation omniprésente et omnipotente de la réconciliation œcuménique de l’Esprit et de la matière, le situationnisme matérialisé.

« La société de communication commence. La société de production, c’était hier. La société de consommation, c’est aujourd’hui. Mais pour combien de temps ? Demain verra l’apogée de la société de communication, une société où les relations entre les hommes, par l’accumulation des techniques et l’approfondissement des connaissances, deviendront de plus en plus complexes. » (Insertion publicitaire de l’agence Eleuthera dans l’Immonde, en juin 1978.) Mais hier c’était déjà, comme toute société, une société de communication, aujourd’hui ce l’est encore, demain ne chantera pas comme le veut cette racaille.

Mais cette modernisation a bien du mal à dissimuler ces vérités d’évidence : quand les membres du syndicat mondial des manipulateurs et leurs enculés intellectuels parlent de sous-développement de la « communication », il faut entendre sous-développement de la police sociale. Pour les tenants du racket et leurs malheureux adversaires intoxiqués par la conception politique du monde (comme ces militants, toujours déçus, qui attendent du monde qu’il réalise une quelconque théorie préexistante), « communication » veut toujours dire manipulation. Mais surtout, elle dissimule et manipule de moins en moins facilement la contradiction dans laquelle l’insoumission généralisée des pauvres a enfermé mondialement le racket marchand : l’immobilisant là où il doit aller de l’avant (Iran, Pologne, Amérique du Sud) et l’obligeant à la fuite en avant là où il doit se stabiliser (Italie, France, U.S.A.).

De Lip au Portugal jusqu’au défi mondial des Iraniens et des Polonais, les pauvres ont pris au mot le spectacle de la crise de l’« économie ». Ils ont répondu à l’ironie menaçante par l’ironie menaçante : « Qu’à cela ne tienne, nous allons nous en occuper nous-mêmes. » Et cette expérience, reprise et approfondie sans cesse, a montré à tous que lorsque les pauvres rencontrent par eux-mêmes et prennent en main en lieu et place des patrons du spectacle et de leur encadrement social ce que ceux-ci appellent les problèmes de l’« économie », ils ne rencontrent et ne prennent en main que des questions de communication. Alors même que le spectacle dissuasif de la décomposition et de la crise était contraint de faire rage d’une manière toujours plus catastrophique, l’expérience mondiale des pauvres montrait toujours plus manifestement que la véritable question du monde était la question de la communication. Cette question a surgi définitivement au premier plan avec les insurrections d’Iran et de Pologne. Les modalités mêmes du coup d’État polonais ont, en voulant l’étouffer, confirmé quelques-uns des traits déterminants de la révolution polonaise. Ce sont les troupes d’occupation qui, en fermant de nombreuses usines (prétendant ainsi avoir à nouveau le pouvoir de décider de leur fonctionnement), ont confirmé, qu’en leur échappant, les usines polonaises étaient devenues visiblement ce que sont essentiellement toutes les usines du monde : non pas des moyens de production mais des moyens de communication. Dans la Pologne en insurrection sociale, les églises ont dû répondre effectivement à leur vocation affirmée et les usines apparaître manifestement pour ce quelles sont : des églises, des assemblées exécutives. Pour interdire la généralisation de la grève active, ce sont les corps armés du racket social eux-mêmes qui ont dû imposer à la population la grève générale passive (en France, les syndicats avaient suffi à cela en 1968). Pour interdire toute communication à la population ces mêmes corps armés ont dû achever de rendre impossible toute activité dite économique, confirmant ainsi que la prétendue « question économique » est la question de la communication.

Depuis plus de dix ans la conception politique de la société empoisonne à sa racine l’expression théorique du parti qui s’est défini lui-même comme le parti de la communication. Le situationnisme est la vengeance de la conception politique de la révolution, selon laquelle il faut apporter les idées au monde. Comme chacun aura pu le constater, nous avons entrepris de nettoyer le point de vue théorique de la communication du cancer politique qui le ronge, modeste contribution à l’œuvre de salubrité publique entreprise par les pauvres qui, universellement, se mettent en mesure de nettoyer les politiciens de tout acabit. Les néo-militants prétendent qu’il est nécessaire de provoquer le monde à la guerre sociale, que la guerre sociale doit exister en plus de la réalité présente de ce monde et leur ridicule prétention va jusqu’à soutenir qu’elle a besoin d’eux pour exister, que la guerre sociale peut être le résultat de leur activisme lamentable. La guerre sociale n’a pas besoin des néo-militants pour exister, elle est la vérité de ce monde, sa réalité permanente.

Depuis 1968, il s’est trouvé beaucoup de monde pour s’étonner et se désoler, comme Vaneigem, du fait indéniable du peu de pénétration de la théorie situationniste en milieu ouvrier, il s’en est trouvé beaucoup aussi pour colporter le propos léniniste selon lequel la question était de communiquer la théorie aux ouvriers, au besoin en la simplifiant, pour ménager leur petite tête, il s’en est trouvé beaucoup encore pour tenter le coup par un savant mélange de propagande par le fait et de catéchisme théorique. Bien peu ont reconnu la vérité qui est beaucoup plus simple : la théorie situationniste quand elle était vivante, c’est-à-dire quand les situationnistes la formulaient, n’était pas la pénétration positive de la pensée d’un groupe d’intellectuels en milieu ouvrier mais la pénétration négative en milieu intellectuel de quelque chose qui était proche de la querelle des ouvriers.

Contrairement aux illusion politiques et publicitaires des néo-militants pro-situs qui voudraient que la théorie soit populaire, que les pauvres apprennent autre chose de la théorie qu’à critiquer la théorie, celle-ci se communique négativement. Elle ne cherche donc pas à donner des leçons aux pauvres pour leur action. Elle ne se propose pas aux pauvres avec un air de fausse modestie comme l’expression de ce qu’ils doivent mettre en pratique. Elle ne cherche pas à obtenir leur adhésion. Tout au contraire elle s’y oppose, assez mal jusque-là, et elle est condamnée à rencontrer, passé un certain temps, le temps précisément que les pauvres dans leur ensemble passent à d’autres occupations, l’adhésion de ses pires ennemis. La critique théorique emmerde ceux qui veulent appliquer la théorie. Elle est leur ennemie. Si la théorie peut être de quelque usage aux pauvres, c’est seulement pour prendre congé d’un monde. La théorie est révoltante pour tout le monde.

La force de la pensée réside dans la pensée et non dans les moyens de sa communication. Il suffit que la pensée existe, le monde fait le reste. C’est d’ailleurs déjà lui qui fait la plus grande part dans la pensée elle-même, ce qui explique la force intrinsèque de la pensée : c’est la force du monde même. La tâche de la pensée est donc simple et peut se résumer à un seul mot : penser, avec cette simple restriction : ne pense pas qui veut, pense qui peut. Que la pensée éprouve le besoin de sa « communication » indique au contraire qu’elle est déjà morte. L’exemple de l’I.S. est clair à ce sujet. On ne peut s’occuper de la « communication » d’une pensée que lorsqu’on n’a plus rien d’autre à faire. « Croyez-vous que je me soucie des cordes de votre petit violon quand l’Esprit me parle ? » C’est la pensée morte qui a besoin de mise en scène, de télécommunication, de satellites, de police, d’armée de la fausse conscience, de chambre à gaz, etc. Et c’est précisément la tâche et la seule tâche de la pensée que de combattre les porteurs de cette pensée-là. La pensée n’a pas pour but de haranguer des foules mais de combattre les porteurs salariés de la pensée morte, la police sociale de la pensée, la merde intellectuelle, ce que l’I.S. nommait pudiquement « la culture ». Le débat parmi les pauvres, en Iran, en Pologne et ailleurs, sur la nature du monde n’est autre que la réalisation de la philosophie, chère à Marx, la réalisation dans le monde de ce débat sur la nature du monde qui avait lieu jusque-là dans la philosophie. Pour étouffer ce débat, pour le calomnier et l’empêcher de se reconnaître, l’ennemi déverse sur le monde des tonnes de merde intellectuelle. Si donc la pensée peut aider au débat entrepris par les pauvres, c’est d’abord en combattant directement dans la pensée le centre de production de cette merde : le putanat intellectuel et son point d’appui, l’armée de la fausse conscience. Et cela, non en prétendant apporter aux foules la pensée juste, mais beaucoup plus simplement en faisant triompher dans la pensée, contre la merde intellectuelle, l’action entreprise par ces foules dans le monde. Et comme nous disions, le monde fera le reste. C’est déjà bien assez de travail comme cela sans qu’il soit besoin d’aller encore haranguer les foules. Oui, hélas, il semble bien que la théorie, c’est travailler beaucoup. La pensée dominante, la pensée claironnée par le putanat intellectuel et colportée par l’armée de la fausse conscience, est une véritable opération de police destinée à intimider les pauvres dans leur action. Donc, faire triompher cette action dans la pensée, c’est anéantir cette opération de police, c’est ruiner cette opération d’intimidation. Et comme nous le disions plus haut, il faut pour cela peu de moyens, il suffit de penser en demeurant absent où sont absents les ennemis de ce monde. La puissance d’une telle pensée provient justement du fait que les pauvres reconnaissent et comprennent au moindre signe le triomphe de leur action dans la pensée. Aussi, la seule connaissance vague de l’existence d’une condamnation théorique de l’ordre des choses suffit là où l’ennemi est contraint d’employer les grosses batteries de son tintamarre publicitaire. La guérilla existe aussi dans la pensée. L’I.S. a magnifiquement réussi à désorganiser la police sociale du putanat intellectuel et de l’armée de la fausse conscience qui s’en remettent tout juste. Aujourd’hui la racaille pensante se cramponne à la pensée de l’I.S. comme à une bouée de sauvetage tant l’action des pauvres a progressé dans le monde. L’époque troublée de 1968 paraît à cette racaille et surtout à ses maîtres comme un bon vieux temps et un havre de grâce qu’il faut essayer de prolonger par la magie des mots. Aussi la théorie de la redoutable révolte de mai leur paraît-elle comme un baume sur leurs nouvelles plaies. En son temps, l’I.S. a magnifiquement réussi à désorganiser dans la pensée ce que le monde désorganisait dans le monde. Aujourd’hui notre tâche est la même, mais les conditions ont changé puisqu’il existe parmi les pauvres un débat qui n’existait pas du temps de l’I.S. Nul doute que notre tâche ne s’en trouve facilitée. Comment un débat qui existe dans le monde pourrait-il ne pas exister dans la pensée quand bien même tous les falsificateurs du monde se ligueraient contre lui ?

En demeurant pauvres, les pauvres ne font de tort qu’à eux-mêmes. Donc personne ne viendra à leur secours, personne ne les fera riches à leur place. Donc, si les pauvres deviennent riches, ils ne le devront qu’à eux-mêmes. Des générations de putes intellectuelles ont voulu et veulent encore faire de cette simple vérité mise en évidence par Marx, un prétendu messianisme d’une prétendue classe élue. Imbéciles. Si les pauvres se révoltent, c’est seulement parce qu’ils sont pauvres. Rien ne prouve d’ailleurs que les pauvres puissent devenir riches un jour. Mais en revanche il est certain, puisque les pauvres se révoltent depuis plusieurs millénaires, qu’ils se révolteront tant qu’ils seront pauvres. L’histoire récente prouve également que tout adoucissement apparent de leur pauvreté les incite à la révolte car les hommes sont séparés par la communication et tout accroissement de la communication telle qu’elle existe constitue un accroissement de leur séparation. Aujourd’hui les pauvres sont pauvres au milieu d’un océan de richesse, le spectateur est toujours seul mais au milieu d’un océan de communication. La richesse et elle seule est donc messianique. Or la bourgeoisie a pour but la richesse infinie. Voilà un malheur de la pensée bourgeoise. En attendant, les pauvres sont punis exactement par où ils pèchent, par leur pauvreté. Il y a donc une justice dans ce monde.

M. Ripley s'amuse