Lettre n° 5

(Correspondance, vol. 1, Éditions Champ Libre, Paris, 1978, p. 182.)

Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici



Paris, le 20 juin 1978

Cher Lebovici,

Je ne puis encore maintenir ce que je vous ai écrit dernièrement. Quel est donc ce découpage de Marx en Marx critique et Marx non critique sinon celui auquel se livre l'ennemi.

Qu'un général ne puisse percer un front en certains points, ou qu'il perce en certains points moins qu'en d'autres, ou même qu'il ne perce pas du tout, est-il pour cela un traître ? C'est une possibilité. Mais dans le cas de Marx: Marx est-il un apologiste ?

Or, dire qu'il y a un Marx non critique revient à dire qu'il y a un Marx apologiste, donc un Marx salaud: c'est exactement ce qu'aimeraient tant prouver les putes intellectuelles afin de minimiser leur propre saloperie.

Qu'un Lukacs à une époque déterminée soit devenu un vieux con, voire un vieux salaud et un apologiste, voilà un fait historique daté. Mais Marx a toujours vécu en critiquant, il est mort à la tâche, à son poste, en critiquant.

Toute la vie de Marx fut une vie de critique. Toute la pensée de Marx est critique: sa pression critique s'étend sur tout le front de la pensée dominante, c'est pour cela qu'elle est la pensée de l'époque, c'est pour cela qu'elle est d'avant-garde. Toute la pensée de Marx est animée par la critique y compris les concepts que je m'apprête à critiquer, ceux-là plus que d'autres peut-être parce que c'est là que Marx avait le plus de difficulté, c'est donc là qu'il s'est battu avec le plus d'acharnement.

Tout ce que je peux dire sans dire de saloperies, c'est que sa pensée a, sur certains points, moins pénétré l'ennemi que sur d'autres. Quand on connaît la valeur combative de Marx, cela signifie seulement que ces points étaient mieux défendus, mieux fortifiés que d'autres, et peut-être bien justement parce qu'ils étaient plus vitaux pour l'ennemi.

Je ne peux pas dire non plus qu'une partie de la pensée de Marx n'a pas été critiquée. Critiquer un point de cette pensée, c'est nécessairement, pour les raisons que j'ai déjà évoquées dans mes précédentes lettres, critiquer toute cette pensée.

De même que percer en un point du front de l'ennemi ce peut être pénétrer partout, ce peut être la déroute de l'ennemi — ce sera ainsi nécessairement un jour, on ne peut au contraire espérer pénétrer partout à la fois — avancer sur un point de la pensée de Marx c'est avancer sur tous, c'est préparer la critique de tous. Ainsi malgré la bonne centaine d'exemples dans La Société du spectacle où un point déterminé de la pensée de Marx sur l'économie est repris comme si cela allait de soi, ce livre est une critique de toute la pensée de Marx, ne serait-ce que parce que les concepts litigieux y sont encore plus visibles qu'ailleurs et plus facilement critiquables, bien entourés comme ils le sont.

Donc, toute la pensée de Marx est critique et toute la pensée de Marx a été critiquée.

Maintenant, si la pensée de Marx est cependant toujours critiquable, c'est parce qu'elle est une pensée d'avant-garde. Je dois renverser ma proposition, non pas: Marx est d'avant-garde parce que la pensée de Marx est toujours critiquable — tant de choses sont critiquables et ne sont pas d'avant-garde mais seulement l'arrière-garde de l'ennemi — mais bien plutôt: la pensée de Marx est toujours critiquable parce qu'elle est d'avant-garde.

Je ne vois même plus quelles sont les vérités habilement développées sur des points de détail (je pense que vous faites allusion au développement contre les putes intellectuelles) puisque même sur ces détails j'ai tourné le dos au fond: les putes intellectuelles ne dénient pas que Hegel et Marx soient critiquables, au contraire.

Quel est l'argument des putes intellectuelles: Hegel et Marx sont des salopes parce qu'ils sont critiquables.

Et c'est bien dans la droite ligne de ces valets pour qui Hegel et Marx ne furent des dieux que parce qu'ils étaient censés — c'était Staline qui le disait et le garantissait, Staline et sa police — être incritiquables. Et le but des putes intellectuelles, ce pour quoi elles étaient payées, était justement que Hegel et Marx paraissent incritiquables pour le monde entier et que ceux qui avaient l'audace de critiquer quand même ne soient pas entendus.

En quelque sorte, là aussi j'ai fait le jeu de l'ennemi.

Il fallait donc développer: Hegel et Marx sont critiquables non pas parce qu'ils sont des salopes comme le sont les putes intellectuelles, mais parce qu'ils sont toujours d'avant-garde. Et c'était le moment de développer le rôle que les putes intellectuelles ont joué pour que, en quelque sorte, Hegel et Marx demeurent d'avant-garde le plus longtemps possible.

Ce que je n'ai pas fait. Il ressort clairement de tout cela que je n'étais nullement qualifié — comme je l'ai cru en tant que critique de Hegel et de Marx — pour répondre aux putes intellectuelles, pour répondre aux insulteurs de Marx et Hegel. J'ai au moins découvert que, contrairement à ce que je pensais penser, je suis de la plus totale confusion sur ces points.

Enfin, j'aimerais connaître votre avis sur un autre point: pensez-vous qu'il faille que je publie un démenti du Tapin de Paris en supposant que personne d'autre ne le fasse ?

Cordialement.



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