(Hécatombe,
Éditions de la Nuit, Paris, 1991, p. 37.)
Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici
Cher Lebovici, Je
reviens sur ce que j’ai pu déclarer en ce qui concerne Le Tapin de Paris. Cent
ans après la mort de Marx, ce qu’il y a de plus grossièrement faux
dans la théorie de Marx n’est toujours pas critiqué. Maintenant,
si ce qu’il y a de plus grossièrement faux dans la théorie de Marx — et
qui n’est autre que la présence dans la théorie de Marx de la théorie
dominante du monde, cette théorie dominante a dominé jusque dans la pensée de
Marx — n’a jamais été critiqué, cela ne veut pas dire que la théorie
dominante n’a pas été attaqué par ailleurs. La
théorie dominante du monde n’a jamais cessé d’être attaquée et battue en
brèche, soit pratiquement par l’attaque du monde qui la rend nécessaire, soit
théoriquement par Dada, les surréalistes, les situationnistes par exemple. Mais
il est un endroit du monde où cette théorie dominante n’a pas été
attaquée et où elle a pu continuer à dominer paisiblement : cet endroit
est la théorie de Marx elle-même. Malgré
la critique incessante du monde et de la théorie dominante du monde depuis
cent ans, jamais la théorie dominante qui domine aussi dans la pensée de Marx
n’a été attaquée là. Il faut donc traiter la théorie de Marx comme
Marx traita jadis la théorie de Hegel et en mieux encore. Cela n’a jamais été
fait jusqu’à aujourd’hui. Dans
ces conditions, quand bien même ce qu’il y a de plus juste dans la théorie de
Marx aurait été critiqué — au sens amélioré, vérifié, rendu plus vrai [ Critiquer n’est pas améliorer. Dans le droit
français de la propriété industrielle figure l’adage suivant :
« Parfaire, c’est contrefaire ». Je suis vraiment bon bougre. Je me
mets en quatre pour donner un sens à l’objection du falsificateur ]
—, quand bien même des critiques de détail auraient été portées sur les
erreurs mineures de cette théorie, je suis pleinement fondé à écrire que, à
la grande honte de notre époque, cent ans après sa mort, la théorie de Marx n’est
toujours pas critiquée. Qu’est-ce qu’une critique qui laisserait subsister ce
qu’il y a de plus grossièrement faux et de plus fondamentalement faux dans
une théorie, sinon seulement une apparence de critique. Telle est la critique
de Hegel par les vieux et les jeunes hégéliens par exemple. De
même, il peut sembler que ce soit une sottise de dire que la pensée de Hegel
n’est toujours pas critiquée alors que, contrairement à ce qui s’est passé
pour Marx, ce qu’il y avait de plus grossièrement faux dans Hegel a été
immédiatement critiqué par Marx. Mais Marx n’a critiqué Hegel que pour s’empresser
de faire pire, de faire une encore plus grossière erreur et de donner
dans le plus grossier utilitarisme, utilitarisme unique ennemi de Hegel. Je
soutiens que Hegel attend toujours son juge, qu’en jugeant Hegel Marx ne juge
pas Hegel mais Marx et les insuffisances de l’époque de Marx. Vous
avez donc parfaitement raison de déduire que l’anonyme auteur du Tapin, auteur
des découvertes susmentionnées — et de quelques autres — entend,
sinon mener à bien, du moins entreprendre cette sinon grandiose du moins bien
tardive et bien nécessaire tâche. [ Mission accomplie le 20 juillet
2004. La démonstration est extrêmement simple.
Comme si souvent, il suffisait d’y penser. Les documents qui la confirment
ont été écrits et publiés dans les vingt années qui ont suivi la mort de
Marx. Que de temps perdu. ] De
même, en me jugeant vous vous jugez et vous apportez la preuve que vous n’êtes
pas capable de faire la distinction entre "une affirmation à l’esbroufe
et à l’épate gauchistes" et une découverte scientifique. Vous
avez des circonstances atténuantes. Une découverte scientifique vaut ce que
valent ses preuves. Je détiens pour l’instant la plupart de ces preuves
par-devers moi, quoique j’aie déjà fourni publiquement des indices. J’ai
publié, grâce à vos soins, entre autres les quatre lignes que Marx tenta
vainement d’écrire toute sa vie. Excusez du peu. Je dois constater que ces
quatre lignes qui auraient dû déclencher une abondante littérature sont
restées sans effet. Je dois donc à regret me résigner à écrire moi-même cette
abondante littérature. Mais même en l’absence de la totalité des preuves, n’êtes-vous
pas, par ailleurs, un très réputé « talent scout » ? Je
dois ajouter à ces circonstances celle-ci : vous étiez finalement fondé
à douter du bien-fondé de ces découvertes puisque moi-même, leur inventeur,
possesseur des preuves suffisantes à leur fondement, j’ai douté de ce
bien-fondé à la première sommation, comme vous en avez les preuves entre les
mains. La modestie des grands savants est extraordinaire : ce salaud de
bigot de lord Kelvin a presque fait mourir de désespoir le pauvre Darwin avec
ses faux calculs sur la vitesse de refroidissement de la Terre. Bien après la
mort de Darwin, Rutherford découvreur de la radioactivité isotopique ruinait
les calculs de Kelvin et réhabilitait la théorie de Darwin. Etc. Mais quand
bien même vous doutiez, vous pouviez vous borner à douter et ne pas imiter le
péremptoire Kelvin. Heureusement, je suis sauf. Tout va bien. Maintenant,
ne m’objectez pas que l’esbroufe génératrice de confusion consiste à affirmer
quelque chose sans ses preuves. Expliquez-moi, sinon, comment ce qui est
vrai peut, avec ou sans preuves, jeter la confusion ? [ Copernic avait-il des preuves de ce qu’il avançait ? ] Enfin,
j’espère que vous serez le dernier à vous plaindre de l’extrême lenteur que
je mets à rassembler les preuves de ce que j’avance car je profite de l’occasion
pour vous rappeler que vous n’avez pas pris une part tellement remarquable
dans le financement de l’Institut scientifique dont je suis le secrétaire
général et que les difficultés financières de cet institut ont une incidence
non nulle sur les lenteurs de son fonctionnement. Cordialement.
P.-S. : je ne peux pas dire pour
autant que Marx n’a jamais critiqué l’économie*.
Hélas, il n’a fait que cela. D’abord il a attaqué en tant que
révolutionnaire la pensée dominante en attaquant par ses positions
révolutionnaires le monde qui rend nécessaire la pensée dominante. Ensuite,
il a contribué à la réfutation de la théorie dominante — il a contribué au
travail de votre serviteur donc — en développant cette théorie jusque dans
ses dernières conséquences et en en démontrant ainsi le caractère absurde et
non fondé — démonstration par l’absurde qui est hélas restée sans effet jusqu’à
aujourd’hui, hormis la sinistre démonstration pratique par l’absurde
stalinisme : voyez le stalinisme, c’était la réalisation de l’économie. Le principal tort de Marx est justement d’avoir
critiqué l’économie* comme si celle-ci était
quelque chose de critiquable. Car l’économie est un pur mensonge**. On ne critique pas un mensonge. On le
réfute. Marx n’a jamais réfuté l’économie. Au contraire il lui a
apporté sa caution par sa critique incessante. De même aujourd’hui, Debord peut dire que La Société du spectacle est une critique de l’économie***. Hélas oui, encore une. Et non une réfutation de l’économie. Il faut réfuter l’économie, c’est la tâche la plus urgente de la théorie critique. C’est cette tâche que je me propose, sinon de mener à bien, du moins d’entreprendre. |
Les notes entre [ ] ont été rajoutées par M. Voyer en 1991. (K. von N.)
Notes d’aujourd’hui 28/02/01 :
_______________________
*. Il s’agit ici de l’économie politique (economics
en anglais) et non de l’économie (economy en anglais) telle que l’entend,
par exemple, l’imbécile Debord. Le contexte, notamment la ligne suivante
indique bien que je parle ici de l’attaque par Marx de la théorie dominante,
de l’économie politique donc.
**. Ce mensonge consiste principalement à accréditer
l’existence de l’économie (au sens de economy en anglais). Réfuter ce
mensonge consiste donc à prouver que la croyance en l’existence de l’économie
est un mythe, ce qui n’est pas facile de par la nature même des mythes.
Voyez ce qui arriva à Alcibiade, l’impie. Par contre c’est très simple pour
ceux qui prétendent que ma proposition « L’économie n’existe pas »
est fausse : il suffit qu’ils prouvent que la négation de cette
proposition, c’est à dire « L’économie existe », est vraie.
***. Debord entend économie au sens d’economy, de
même que don Quichotte entend géant au sens de moulin à vent. Le prétentieux
imbécile Debord entendait critiquer des moulins à vent. Autant critiquer la
peste et le choléra. Don Quichotte était modeste, au moins. Il ne s’agit pas de
critiquer des moulins à vent, il s’agit d’anéantir un verbiage, dirait
Wittgenstein. Tâche modeste et possible. Comme le dit très bien Wittgenstein à
un autre propos, il s’agit en fait de montrer que ceux qui disent
« economy », « production », « consommation » n’ont
rien dit, que leurs paroles n’ont aucune signification.
Marx
a-t-il lui-même employé le terme "économie"
au sens funeste d’"economy« ?
Généralement, Marx et Engels
emploient le terme "économie" au sens d’économie politique. Il me
semble que l’emploi au sens d’economy est très rare dans leurs textes.
Les textes de Weber, mais aussi ceux de Durkheim, montrent qu’après 1900 l’usage
d’employer "économie" au sens anglais d’economy est bien
établi. Il atteint le burlesque avec Debord, plus de deux cents fois en moins de deux cents pages.
Page 155
du volume 3 du livre I du Capital aux éditions socialiniennes : "L’ordre
économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre
économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments
constitutifs de l’autre." On constate que si Marx n’avait pas employé
le terme économique, le sens de la phrase n’aurait pas changé : "L’ordre
capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre féodal. La dissolution de l’un
a dégagé les éléments constitutifs de l’autre." Le terme économique n’ajoute
absolument rien au sens de la phrase sinon l’illusion de savoir quelque chose
alors que l’on ne sait rien.
Page 107
du volume 1 du livre II, Les trois figures du procès cyclique : "On s’est
fondé là dessus pour opposer l’économie naturelle, l’économie
monétaire et l’économie de crédit comme étant les trois formes
caractéristiques dans le mouvement économique de la production sociale.
En
premier lieu, ces trois formes ne représentent pas des phases équivalentes de l’évolution.
L’économie dite de crédit n’est elle-même qu’une forme de l’économie
monétaire : les deux termes expriment des fonctions d’échange, ou
modes d’échange, entre les producteurs eux-mêmes. Dans la production
capitaliste développée, l’économie monétaire n’apparaît plus que comme
base de l’économie de crédit. L’économie monétaire et l’économie
de crédit correspondent donc simplement à des stades différents dans le
développement de la production capitaliste ; mais elles ne sont nullement,
en face de l’économie naturelle, des formes d’échange distinctes et
indépendantes l’une de l’autre. Il serait tout aussi juste de mettre en face de
ces deux types les formes très diverses de l’économie naturelle en les
tenant pour équivalentes.
En
deuxième lieu, dans les catégories économie monétaire et économie de
crédit, ce n’est pas l’économie, c’est à dire le procès de production lui-même, que l’on
souligne, que l’on détache comme trait distinctif : c’est le mode d’échange
établi en fonction de l’économie entre les divers agents de la
production, les divers producteurs ; il faudrait donc agir de même pour la
première catégorie. Parler d’économie de troc au lieu d’économie
naturelle. Une économie naturelle complètement fermée, par exemple l’Etat
des Incas au Pérou, n’entrerait dans aucune de ces catégories.
En
troisième lieu, l’économie monétaire est commune à toutes les
productions marchandes et le produit apparaît comme marchandise dans les
organismes les plus divers de la production sociale. Ce qui caractériserait
donc la production capitaliste, ce serait seulement la mesure où le produit est
créé en tant qu’article de commerce, de marchandise ; par suite, la mesure
où les propres élément constitutifs du produit doivent rentrer en tant qu’articles
de commerce, que marchandises, dans l’économie d’où il provient."
Page 203
du volume 1 du livre II : "La production capitaliste développé suppose en
fait que l’ouvrier est payé en argent, de même qu’elle suppose d’une façon
générale procès de production appuyé sur le procès de circulation, donc l’économie
monétaire."
Page 126
du volume 2 du livre II : "Dans la mesure où le système esclavagiste, dans l’agriculture,
dans les manufactures, la navigation, etc., est la forme dominante du travail
productif (comme c’était le cas dans les Etats développés de la Grèce et à
Rome), il conserve un élément de l’économie naturelle."
Page 168
du volume 3 du livre III : "Dans l’économie naturelle proprement dite, les
produits agricoles n’entrent pas (...) dans le procès de circulation...".
"...dans n’importe
quelle économie basée sur l’argent..."
"Une conception erronée
de la nature de la rente se fonde sur le fait qu’à partir de l’économie
naturelle médiévale (...) la rente en nature s’est maintenue jusqu’aux
temps modernes..."
Page 174 : "La
possibilité d’un certain développement économique..."
Page 175 : "Bien que
des vestiges de cette rente-produit pure puissent subsister dans des modes et
des rapports de production plus développés, elle est toujours fondée sur l’économie
naturelle."
Voilà, c’est tout pour deux
mille deux cents pages. Cela permet de savoir ce que Marx entendait par
"économie" tout court : c’est son cher procès de production
lui-même.