Lettre n° 6

(Hécatombe, Éditions de la Nuit, Paris, 1991, p. 37.)
Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici

L’existence de l’économie est un mythe
Marx n’a jamais mis en doute cette croyance, c’est le moins qu’on puisse dire.

Le 30 août 1978, mû par une inspiration subite, je consultai le Petit Larousse, puis le Petit Robert, puis le Larousse en six volumes de 1932, puis le Robert et le Quillet en n volumes qui consacrent plusieurs pages au terme critiquer. Aucun doute n’était possible. J’avais donné au concept critiquer une extension trop grande impliquant que améliorer ou perfectionner était critiquer. Or il apparaissait que critiquer signifie « faire ressortir les défauts » et en aucun cas « améliorer ». D’ailleurs une maxime du droit français de la propriété industrielle dit : « Parfaire, c’est contrefaire ». Donc, Lebovici avait tort : personne, jamais, n’avait critiqué Marx et Debord, quant à lui, en fait d’amélioration, n’avait fait qu’améliorer le mythe qui consiste à prétendre que l’économie est une institution en y  apportant des variantes de son crû. Debord n’a fait que parfaire un mensonge. (03-11-2005)


Paris, le 30 août 1978

 

Cher Lebovici,

Je reviens sur ce que j’ai pu déclarer en ce qui concerne Le Tapin de Paris.

Cent ans après la mort de Marx, ce qu’il y a de plus grossièrement faux dans la théorie de Marx n’est toujours pas critiqué.

Maintenant, si ce qu’il y a de plus grossièrement faux dans la théorie de Marx — et qui n’est autre que la présence dans la théorie de Marx de la théorie dominante du monde, cette théorie dominante a dominé jusque dans la pensée de Marx — n’a jamais été critiqué, cela ne veut pas dire que la théorie dominante n’a pas été attaqué par ailleurs.

La théorie dominante du monde n’a jamais cessé d’être attaquée et battue en brèche, soit pratiquement par l’attaque du monde qui la rend nécessaire, soit théoriquement par Dada, les surréalistes, les situationnistes par exemple.

Mais il est un endroit du monde où cette théorie dominante n’a pas été attaquée et où elle a pu continuer à dominer paisiblement : cet endroit est la théorie de Marx elle-même.

Malgré la critique incessante du monde et de la théorie dominante du monde depuis cent ans, jamais la théorie dominante qui domine aussi dans la pensée de Marx n’a été attaquée là. Il faut donc traiter la théorie de Marx comme Marx traita jadis la théorie de Hegel et en mieux encore. Cela n’a jamais été fait jusqu’à aujourd’hui.

Dans ces conditions, quand bien même ce qu’il y a de plus juste dans la théorie de Marx aurait été critiqué — au sens amélioré, vérifié, rendu plus vrai [ Critiquer n’est pas améliorer. Dans le droit français de la propriété industrielle figure l’adage suivant : « Parfaire, c’est contrefaire ». Je suis vraiment bon bougre. Je me mets en quatre pour donner un sens à l’objection du falsificateur ] —, quand bien même des critiques de détail auraient été portées sur les erreurs mineures de cette théorie, je suis pleinement fondé à écrire que, à la grande honte de notre époque, cent ans après sa mort, la théorie de Marx n’est toujours pas critiquée. Qu’est-ce qu’une critique qui laisserait subsister ce qu’il y a de plus grossièrement faux et de plus fondamentalement faux dans une théorie, sinon seulement une apparence de critique. Telle est la critique de Hegel par les vieux et les jeunes hégéliens par exemple.

De même, il peut sembler que ce soit une sottise de dire que la pensée de Hegel n’est toujours pas critiquée alors que, contrairement à ce qui s’est passé pour Marx, ce qu’il y avait de plus grossièrement faux dans Hegel a été immédiatement critiqué par Marx. Mais Marx n’a critiqué Hegel que pour s’empresser de faire pire, de faire une encore plus grossière erreur et de donner dans le plus grossier utilitarisme, utilitarisme unique ennemi de Hegel. Je soutiens que Hegel attend toujours son juge, qu’en jugeant Hegel Marx ne juge pas Hegel mais Marx et les insuffisances de l’époque de Marx.

Vous avez donc parfaitement raison de déduire que l’anonyme auteur du Tapin, auteur des découvertes susmentionnées — et de quelques autres — entend, sinon mener à bien, du moins entreprendre cette sinon grandiose du moins bien tardive et bien nécessaire tâche. Mission accomplie le 20 juillet 2004. La démonstration est extrêmement simple. Comme si souvent, il suffisait d’y penser. Les documents qui la confirment ont été écrits et publiés dans les vingt années qui ont suivi la mort de Marx. Que de temps perdu. ]

De même, en me jugeant vous vous jugez et vous apportez la preuve que vous n’êtes pas capable de faire la distinction entre "une affirmation à l’esbroufe et à l’épate gauchistes" et une découverte scientifique.

Vous avez des circonstances atténuantes. Une découverte scientifique vaut ce que valent ses preuves. Je détiens pour l’instant la plupart de ces preuves par-devers moi, quoique j’aie déjà fourni publiquement des indices. J’ai publié, grâce à vos soins, entre autres les quatre lignes que Marx tenta vainement d’écrire toute sa vie. Excusez du peu. Je dois constater que ces quatre lignes qui auraient dû déclencher une abondante littérature sont restées sans effet. Je dois donc à regret me résigner à écrire moi-même cette abondante littérature. Mais même en l’absence de la totalité des preuves, n’êtes-vous pas, par ailleurs, un très réputé « talent scout » ?

Je dois ajouter à ces circonstances celle-ci : vous étiez finalement fondé à douter du bien-fondé de ces découvertes puisque moi-même, leur inventeur, possesseur des preuves suffisantes à leur fondement, j’ai douté de ce bien-fondé à la première sommation, comme vous en avez les preuves entre les mains. La modestie des grands savants est extraordinaire : ce salaud de bigot de lord Kelvin a presque fait mourir de désespoir le pauvre Darwin avec ses faux calculs sur la vitesse de refroidissement de la Terre. Bien après la mort de Darwin, Rutherford découvreur de la radioactivité isotopique ruinait les calculs de Kelvin et réhabilitait la théorie de Darwin. Etc. Mais quand bien même vous doutiez, vous pouviez vous borner à douter et ne pas imiter le péremptoire Kelvin. Heureusement, je suis sauf. Tout va bien.

Maintenant, ne m’objectez pas que l’esbroufe génératrice de confusion consiste à affirmer quelque chose sans ses preuves. Expliquez-moi, sinon, comment ce qui est vrai peut, avec ou sans preuves, jeter la confusion ? [ Copernic avait-il des preuves de ce qu’il avançait ? ]

Enfin, j’espère que vous serez le dernier à vous plaindre de l’extrême lenteur que je mets à rassembler les preuves de ce que j’avance car je profite de l’occasion pour vous rappeler que vous n’avez pas pris une part tellement remarquable dans le financement de l’Institut scientifique dont je suis le secrétaire général et que les difficultés financières de cet institut ont une incidence non nulle sur les lenteurs de son fonctionnement.

Cordialement.



Voyer

P.-S. : je ne peux pas dire pour autant que Marx n’a jamais critiqué l’économie*. Hélas, il n’a fait que cela. D’abord il a attaqué en tant que révolutionnaire la pensée dominante en attaquant par ses positions révolutionnaires le monde qui rend nécessaire la pensée dominante. Ensuite, il a contribué à la réfutation de la théorie dominante — il a contribué au travail de votre serviteur donc — en développant cette théorie jusque dans ses dernières conséquences et en en démontrant ainsi le caractère absurde et non fondé — démonstration par l’absurde qui est hélas restée sans effet jusqu’à aujourd’hui, hormis la sinistre démonstration pratique par l’absurde stalinisme : voyez le stalinisme, c’était la réalisation de l’économie.

Le principal tort de Marx est justement d’avoir critiqué l’économie* comme si celle-ci était quelque chose de critiquable. Car l’économie est un pur mensonge**. On ne critique pas un mensonge. On le réfute. Marx n’a jamais réfuté l’économie. Au contraire il lui a apporté sa caution par sa critique incessante.

De même aujourd’hui, Debord peut dire que La Société du spectacle est une critique de l’économie***. Hélas oui, encore une. Et non une réfutation de l’économie. Il faut réfuter l’économie, c’est la tâche la plus urgente de la théorie critique. C’est cette tâche que je me propose, sinon de mener à bien, du moins d’entreprendre.

 



Les notes entre [ ] ont été rajoutées par M. Voyer en 1991.
(K. von N.)

 

Notes d’aujourd’hui 28/02/01 :
_______________________

*. Il s’agit ici de l’économie politique (economics en anglais) et non de l’économie (economy en anglais) telle que l’entend, par exemple, l’imbécile Debord. Le contexte, notamment la ligne suivante indique bien que je parle ici de l’attaque par Marx de la théorie dominante, de l’économie politique donc.

**. Ce mensonge consiste principalement à accréditer l’existence de l’économie (au sens de economy en anglais). Réfuter ce mensonge consiste donc à prouver que la croyance en l’existence de l’économie est un mythe, ce qui n’est pas facile de par la nature même des mythes. Voyez ce qui arriva à Alcibiade, l’impie. Par contre c’est très simple pour ceux qui prétendent que ma proposition « L’économie n’existe pas » est fausse : il suffit qu’ils prouvent que la négation de cette proposition, c’est à dire « L’économie existe », est vraie.

***. Debord entend économie au sens d’economy, de même que don Quichotte entend géant au sens de moulin à vent. Le prétentieux imbécile Debord entendait critiquer des moulins à vent. Autant critiquer la peste et le choléra. Don Quichotte était modeste, au moins. Il ne s’agit pas de critiquer des moulins à vent, il s’agit d’anéantir un verbiage, dirait Wittgenstein. Tâche modeste et possible. Comme le dit très bien Wittgenstein à un autre propos, il s’agit en fait de montrer que ceux qui disent « economy », « production », « consommation » n’ont rien dit, que leurs paroles n’ont aucune signification.

 

Marx a-t-il lui-même employé le terme "économie"
au sens funeste d’"economy« ?

Généralement, Marx et Engels emploient le terme "économie" au sens d’économie politique. Il me semble que l’emploi au sens d’economy est très rare dans leurs textes. Les textes de Weber, mais aussi ceux de Durkheim, montrent qu’après 1900 l’usage d’employer "économie" au sens anglais d’economy est bien établi. Il atteint le burlesque avec Debord, plus de deux cents fois en moins de deux cents pages.

Page 155 du volume 3 du livre I du Capital aux éditions socialiniennes : "L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre." On constate que si Marx n’avait pas employé le terme économique, le sens de la phrase n’aurait pas changé : "L’ordre capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre." Le terme économique n’ajoute absolument rien au sens de la phrase sinon l’illusion de savoir quelque chose alors que l’on ne sait rien.

Page 107 du volume 1 du livre II, Les trois figures du procès cyclique : "On s’est fondé là dessus pour opposer l’économie naturelle, l’économie monétaire et l’économie de crédit comme étant les trois formes caractéristiques dans le mouvement économique de la production sociale.

       En premier lieu, ces trois formes ne représentent pas des phases équivalentes de l’évolution. L’économie dite de crédit n’est elle-même qu’une forme de l’économie monétaire : les deux termes expriment des fonctions d’échange, ou modes d’échange, entre les producteurs eux-mêmes. Dans la production capitaliste développée, l’économie monétaire n’apparaît plus que comme base de l’économie de crédit. L’économie monétaire et l’économie de crédit correspondent donc simplement à des stades différents dans le développement de la production capitaliste ; mais elles ne sont nullement, en face de l’économie naturelle, des formes d’échange distinctes et indépendantes l’une de l’autre. Il serait tout aussi juste de mettre en face de ces deux types les formes très diverses de l’économie naturelle en les tenant pour équivalentes.

       En deuxième lieu, dans les catégories économie monétaire et économie de crédit, ce n’est pas l’économie, c’est à dire le procès de production lui-même, que l’on souligne, que l’on détache comme trait distinctif : c’est le mode d’échange établi en fonction de l’économie entre les divers agents de la production, les divers producteurs ; il faudrait donc agir de même pour la première catégorie. Parler d’économie de troc au lieu d’économie naturelle. Une économie naturelle complètement fermée, par exemple l’Etat des Incas au Pérou, n’entrerait dans aucune de ces catégories.

      En troisième lieu, l’économie monétaire est commune à toutes les productions marchandes et le produit apparaît comme marchandise dans les organismes les plus divers de la production sociale. Ce qui caractériserait donc la production capitaliste, ce serait seulement la mesure où le produit est créé en tant qu’article de commerce, de marchandise ; par suite, la mesure où les propres élément constitutifs du produit doivent rentrer en tant qu’articles de commerce, que marchandises, dans l’économie d’où il provient."

Page 203 du volume 1 du livre II : "La production capitaliste développé suppose en fait que l’ouvrier est payé en argent, de même qu’elle suppose d’une façon générale procès de production appuyé sur le procès de circulation, donc l’économie monétaire."

Page 126 du volume 2 du livre II : "Dans la mesure où le système esclavagiste, dans l’agriculture, dans les manufactures, la navigation, etc., est la forme dominante du travail productif (comme c’était le cas dans les Etats développés de la Grèce et à Rome), il conserve un élément de l’économie naturelle."

Page 168 du volume 3 du livre III : "Dans l’économie naturelle proprement dite, les produits agricoles n’entrent pas (...) dans le procès de circulation...".

"...dans n’importe quelle économie basée sur l’argent..."

"Une conception erronée de la nature de la rente se fonde sur le fait qu’à partir de l’économie naturelle médiévale (...) la rente en nature s’est maintenue jusqu’aux temps modernes..."

Page 174 : "La possibilité d’un certain développement économique..."

Page 175 : "Bien que des vestiges de cette rente-produit pure puissent subsister dans des modes et des rapports de production plus développés, elle est toujours fondée sur l’économie naturelle."

Voilà, c’est tout pour deux mille deux cents pages. Cela permet de savoir ce que Marx entendait par "économie" tout court : c’est son cher procès de production lui-même.

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