Le Même et l’autre

Minuit, 1979

3. La sémiologie

 

La communication.

 

Quand on parle de structuralisme en terre française, on ne pense pas d'abord, sauf exception, à la méthode d'ana­lyse structurale en tant que telle, mais à l'application de /112/ cette méthode aux systèmes de signes. En principe, rien ne prédestine l'analyse structurale à porter de façon privilégiée sur les signes. Rien non plus n'impose à la science des signes d'être exclusivement structuraliste. Il y a pourtant une affi­nité entre cette méthode et ce champ de recherche : ce qui destine l'un à l'autre systèmes de signes et analyse en termes de structure est la notion de communication.

Les signes sont faits pour circuler, pour être échangés, c'est-à-dire communiqués. Mais, pour communiquer, il faut avoir résolu le problème de la transmission du message dans des conditions satisfaisantes. Les ingénieurs en communica­tion analysent le problème de la façon suivante

1. — à l'entrée du canal de communication : il faut un moyen de passer de la source des informations au message, c'est-à-dire à l'émission de certains signaux ;

2. — à la sortie : il faut pouvoir décoder le message, passer de la réception des signaux à leur interprétation. Par exemple, un voyant lumineux sur le tableau de bord d'une voiture s'allumera si le niveau d'huile dans le réservoir tombe au-dessous d'un seuil critique fixé d'avance. La communi­cation qui s'instaure chaque fois que le conducteur met en marche son moteur se fait ici par le moyen d'un code dont le vocabulaire se réduit à deux symboles (allumé/éteint) et qui permet d'émettre seulement deux messages. La valeur de chacun des signaux susceptibles d'être émis est, comme le voulait Saussure, « purement différentielle ». On pourrait imaginer en effet que le voyant en position « allumé » veuille dire « rien à signaler » au lieu de donner l'alerte.

Telle est la manière dont la théorie de la communication absorbe les systèmes de signes : on peut déjà prévoir les propriétés que possédera un code quel qu'il soit.

1. — Le code précède le message. Si émettre un message consiste toujours à « encoder » une information et à la « transmettre », le code ne peut jamais être produit par ses utilisateurs au cours du processus même de la communica­tion. Le code précède ses utilisations éventuelles, et il définit toutes les situations où il peut être utilisé. Ce qui reste possible, en revanche, c'est de transmettre un code par le moyen d'un autre code (par exemple, de s'entendre à l'aide du morse sur un code particulier de signaux visuels, etc.).

/113/ 2. — Le code est indépendant du message. Par définition, le plus rudimentaire des codes doit permettre l'émission d'au moins deux messages (« oui/non »). La valeur d'un message émis est mesurable : c'est le rapport de ce message à tous ceux qui étaient possibles dans le même code. Il en résulte qu'un message inattendu est impossible. Le message ne peut jamais être porteur d'inédit ou d'imprévu. Ceci est la conséquence du point de départ de la théorie de l'information : le phénomène de la communication est étudié du point de vue du destinataire ; ce qui est bien naturel, puisque ce qui importe en définitive à l'ingénieur en commu­nication n'est pas tant ce que l'on peut faire ou dire à l'entrée du canal que ce qui en résultera à la sortie. Il y a commu­nication dans l'exacte mesure où le message est reçu comme il est émis, ce qui revient à dire que la communication est en raison inverse des distorsions et altérations occasionnées par la transmission des signaux. Dire qu'une production quelconque de signaux est codée signifie donc ceci (quels que soient les signaux : bruits, grimaces, gesticulations, intona­tions vocales, etc.) : le récepteur, enregistrant une suite de signaux, est capable de comparer ce qu'il a reçu et ce qu'il aurait pu recevoir, ce qui a été dit et ce qui aurait pu être dit.

3. — Le code est indépendant de l'émetteur. Le récep­teur sait déjà, avant même que l'émission ne commence, tout ce qu'il est possible de dire. Il ignore seulement ce qui sera dit en fait. On doit en conclure que l'ensemble des messages possibles, quel que soit la richesse du code, est fini. Le code, en fixant ce qui peut être dit, définit et dé­coupe les situations susceptibles d'être signalées et par conséquent interdit d'en faire connaître d'autres aspects que le code n'aurait pas retenus. Pour l'émetteur, émettre un message revient à accepter les limites du code. Il serait inexact de dire que l'émetteur des signaux s'exprime, qu'il porte à la parole son expérience. Si nous appelons « expé­rience » la source des informations (par exemple, le repérage du niveau d'huile dans le réservoir) et « langage » le code, il saute aux yeux qu'un hiatus les sépare. Tandis que la source passe par tous les états possibles, le code retient d'avance certaines situations qu'il fixe comme signalisables. C'est ainsi que le code du tableau de bord retient la différence /114/ « vide/plein », mais non des états tels que « à moitié plein », « bientôt vide », etc.

On retiendra que l'analyse du processus matériel de la communication privilégie le destinataire (puisque la valeur de la communication se mesure du côté de la réception) et qu'elle souligne, en revanche, le rôle difficile de l'émetteur qui doit rendre compte d'une situation par définition nou­velle au moyen d'un code qui limite d'avance ses possibilités d'expression (et lui interdit, en fait, de s'exprimer, au sens où il exprimerait le « sens pur » de son expérience sin­gulière, « muette encore »). Supposons que nous considé­rions les phénomènes linguistiques comme des phénomènes de communication, et les langues dites « naturelles » comme des codes utilisés par les hommes pour se transmettre des messages : nous obtenons le structuralisme sémiologique (sens n° 2). Si, faisant un pas de plus, nous assimilons toute la vie sociale à un processus d'échange de signaux, nous trou­vons l'anthropologie structurale telle que la définit Lévi­-Strauss, c'est-à-dire la réduction de l'anthropologie à la sé­miologie [Lévi-Strauss, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France en 1960, revendique pour sa discipline la place que Saussure attribuait à une sémio­logie (cf. Antropologie structurale, Plon, tome II, 1973, p. 18)]. Et, de façon plus générale, la thèse structura­liste tient tout entière dans la célèbre formule de Jacques Lacan : l'inconscient est structuré comme un langage. Est structuré, c'est-à-dire objet possible d'une analyse structurale, ce qui est comme un langage. Si l'anthropologie sociale se veut structurale, c'est parce qu'elle repose sur l'hypothèse selon laquelle la vie sociale « est structurée comme un lan­gage ». A condition de préciser que « langage » veut dire ici code de communication.

La sémiologie soutient que le langage humain est analo­gue à un système de communication. Ce qui vaut pour les codes que les ingénieurs construisent serait vrai, mutatis mutandis, du langage humain. Les trois thèses canoniques du structuralisme (au sens n° 2) seront donc les suivantes.

1. — Le signifiant précède le signifié. Le langage n'est en aucune façon un medium, un moyen d'expression, une médiation entre l'intérieur et l'extérieur. Car le code pré­cède le message. Il n'y a donc pas d'abord une situation /115/ vécue et un besoin impérieux de l'exprimer, d'où invention d'une forme d'expression correspondant à ce « vécu ». Le message n'est pas l'expression d'une expérience, mais il exprime plutôt les possibilités et les limites du code utilisé au regard de l'expérience. D'où le problème : comment énoncer de l'imprévu ? Comment « encoder » ce qui dépasse les possibilités du code ? La réponse est dans la seconde thèse.

2. — Le sens surgit du non-sens. Le code est indépendant du message, le sens du message émis, quel qu'il soit, est déjà capitalisé dans la langue. Mais, s'il en est ainsi, la conver­sation ne va-t-elle pas se réduire à un échange de signaux déjà enregistrés et répertoriés dans un code des usages, des bonnes manières ? Jusqu'où la vie sera-t-elle opprimée par la convention : dans telle situation, il faut s'adresser ainsi à son interlocuteur, lui dire telle phrase, à quoi il répondra forcément telle autre phrase, quoi qu'il en soit des situations respectives des uns et des autres... C'est pourquoi la seule façon de faire sens est, pour le locuteur, de produire un message privé de sens, imprévu dans le code (message qu'on peut convenir de nommer « poétique »). Le non-sens est alors la réserve où l'on puise afin de produire le sens. Le sens est l'effet du non-sens : ce théorème de la « logique du sens », comme dit Deleuze, est le pont-aux-ânes du structuralisme. Il suffira de mentionner les cas illustres du « signifiant flottant » selon Lévi-Strauss et de la « métaphore signifiante » selon Lacan.

Lévi-Strauss a expliqué que toute langue humaine comportait des « signifiants flottants », c'est-à-dire des expressions reçues comme bien formées par la communauté linguistique, bien que dépourvues de toute signification déterminée. Ces signifiants sont employés chaque fois qu'il y a, dit Lévi-Strauss, inadéquation entre le signifiant et le signifié [Ce concept du « signifiant flottant », par lequel Lévi-Strauss rend compte des formes non scientifiques de la pensée humaine (art, poésie, mythe, magie, etc.), apparaît dans « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », texte que Lévi-Strauss a publié dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, P.U.F., 1950]. On peut comprendre cette « inadéquation » de la façon suivante : chaque fois que le locuteur est en présence de l'in­connu, il ne sait pas quoi dire, puisqu'à cette situation inédite /116/ ne correspond dans le code aucun message permettant de la communiquer à autrui. Et pourtant la situation incon­nue s'offre justement à ce locuteur comme inconnue, nouvelle, mystérieuse. Il ne la confond avec aucune des situations qu'il est capable d'énoncer sans ambiguïté dans le code de la communauté. Comment expliquer cette possibilité qu'a l'homme d'apercevoir l'inconnu comme inconnu (et par conséquent de chercher à le connaître et donc à le faire dispa­raître) ? L'explication est dans la nature du langage : une chose est d'avoir la parole, autre chose est d'avoir quelque chose à dire. Le premier homme, à l'instant même où il a pris la parole pour la première fois, a traversé une épreuve décisive : disposant du langage, il pouvait dire tout ce que le langage autorise à dire (rien dans ses capacités linguistiques ne lui interdisait de commencer la récitation de la Genèse ou l'énonciation des Principia de Newton) et n'avait pourtant rien à dire (faute de savoir quoi que ce soit, de disposer d'un signifié). L'inadéquation était alors complète entre le signifiant et le signifié : tout le signifiant flottait...

On a une autre version de cette « logique du sens » dans la notion lacanienne de la métaphore :

« La métaphore se place au point précis où le sens se pro­duit dans le non-sens ». [ Ecrits, Seuil, 1966, p. 508.]

Qu'est-ce que parler ? Si ce que parler veut dire est dire quelque chose qui vaille la peine d'être dite, qui acceptera de se contenter d'utiliser le code et de signaler ses obser­vations ou ses désirs en émettant l'un des messages que le code tient en réserve ? La solution est alors d'émettre un autre message que le message prévu par la convention, im­posant ainsi aux mots de dire tout autre chose que ce qu'ils signifient dans le « trésor de la langue ». Dans la métaphore, Lacan retrouve la condensation freudienne, la Verdichtung, source de toute Dichtung (poésie ou mythe). La formule en est : un mot pour un autre. Et c'est aussi, pour un psycha­nalyste — c'est-à-dire, fait observer Lacan, pour un desti­nataire à l'état pur —, la formule du lapsus calami ou du lapsus linguae (« mots latins dont on se sert dans le langage /117/ ordinaire, et qui, signifiant manquement de la langue, manquement de la plume, expriment qu'on a prononcé ou écrit un mot pour l'autre ». Littré). Dans les deux cas, on substitue à un signifiant de convention — qui ne sera pas autorisé à figurer dans l'énoncé et sera en ce sens refoulé — un autre signifiant inattendu, le signifiant manifeste. Ce quiproquo produit ce que Lacan appelle un « effet de sens » il veut dire par là que le signifié du signifiant manifeste figu­rant dans la phrase émise n'est pas du tout, contrairement à ce qu'enseigne la rhétorique traditionnelle, le signifiant occulté, mais que c'est un sens nouveau libéré à la faveur de l'échange d'un signifiant contre un autre. Ainsi le sujet de l'énonciation fait-il parfois entendre ce que la convention langagière n'autorise pas à dire, le sens de son désir.

« C'est dans la substitution du signifiant au signifiant que se produit un effet de signification qui est de poésie ou de création » [Ecrits, p. 515]

L'explication freudienne du lapsus, qui vaut aussi pour le mot d'esprit (Witz) et pour les symptômes, éclaire également, on le voit, ce qu'Edgar Poe appelle la « genèse du poème ».

3. — Le sujet se soumet à la loi du signifiant. La phénoménologie, lorsqu'elle traitait du langage, se plaçait du côté du sujet parlant et voyait dans la parole une forme parmi d'autres de l'expressivité corporelle : la parole était définie comme un geste, c'est-à-dire une manière d' « être-au-monde » par son corps propre. Le sujet parlant était, dans sa « gesticulation verbale », à l'origine du sens de ses énoncés.

« Le geste linguistique, comme tous les autres, dessine lui-même son sens » [Phénoménologie de la perception, p. 217]

Ensuite seulement se constituait la langue, qui n'était que l'ensemble des significations disponibles, la réserve des expressions déjà inventées en telle ou telle circonstances par /118/ les « subjectivités parlantes » et qui appartenait à la com­munauté « intersubjective ». Or la sémiologie se place du côté du destinataire. Le message que reçoit ce dernier est porteur d'une information s'il pouvait être différent. Déco­der le message, pour ce destinataire, c'est imputer au locu­teur le choix ou la série des choix binaires qui lui ont permis de sélectionner précisément ce message qu'il a émis parmi tous ceux qu'il aurait pu également construire à l'aide du code dont il disposait. Ces opérations de construction ne reflètent nullement ce qui se passe à la source de l'infor­mation. Rien ne dit que l'état de cette source se prête aux exigences du code. Bien entendu, les codes artificiels sont construits de façon à donner une connaissance suffisante de ce qui se passe à la source. Mais, puisque nous ignorons qui est l'auteur des langues « naturelles », rien ne nous autorise à préjuger une harmonie préétablie entre le langage et l'ex­périence. Le code, non l'émetteur, décide de ce qui est per­tinent et de ce qui ne l'est pas. Si la langue est un code, c'est elle qui parle chaque fois que le sujet parlant profère quoi que ce soit. La parole n'est pas un geste qui porterait à l'expression verbale le sens de l'expérience « muette en­core », car l'expérience muette n'a par elle-même aucun sens. Le sens apparaît avec le signifiant, c'est-à-dire avec la première opposition du « oui » et du « non », du « quelque chose » et du « rien ». Le sens du message n'est pas le sens de l'expérience, le sens qu'aurait l'expérience avant toute expression, si on pouvait l'exprimer... Il est le sens que l'expérience peut recevoir dans un discours qui l'articulera selon un certain code, c'est-à-dire dans un système d'opposi­tions signifiantes.

Lacan a insisté sur cette hétérogénéité du langage et de l'expérience. L'homme est « l'être vivant qui parle » : telle est la définition grecque. Mais la vie ne passe pas intégrale­ment dans la parole. La nécessité où est l'homme d'exprimer ses besoins dans une demande adressée à quelqu'un d'autre — et de rédiger cette demande dans la langue que parle ce quelqu'un d'autre, à savoir la « langue maternelle » — l'assu­jettit au signifiant. Soumission qui produit chez lui un effet aberrant (au regard d'une norme que l'on trouverait dans la robuste simplicité de la vie naturelle, animale) : le désir. L'homme désire en tant qu'il est sujet, ce qui ne veut plus /119/ dire « origine absolue » du sens, mais bien « assujetti au signifiant » (tout comme on est, dans une monarchie abso­lue, le « sujet du roi »). En effet, lorsque l'autre (qui est, par exemple, la mère) accède à la demande du sujet (par exemple, en lui fournissant la nourriture ou les soins deman­dés), il fait plus que satisfaire un besoin : il manifeste que cette demande lui agrée, et sa réponse, par conséquent, trahit quelque chose de son « bon plaisir », de son désir. La réponse à la demande est aussi un témoignage d'amour. D'où l'inévitable apparition d'une dimension de manque et d'insuffisance dans le rapport du sujet et de l'autre qui lui répond. L'objet particulier donné en réponse à la de­mande peut bien calmer la faim ou la soif, mais aucun cadeau ne suffit à prouver l'amour. Toute preuve d'amour est « symbolique » (au sens où l'on parle du « franc sym­bolique » de dommages et intérêts, qui suffit à effacer l'injure faite à l'honneur). Il n'y en aura donc jamais assez. La demande d'amour étant sans fond, démesurée de part et d'autre (par exemple, chez la mère d'abord et l'enfant ensuite), surgit le mirage d'un objet absolu — l'objet du désir -, qui comblerait la « béance » ainsi créée en l'homme par le langage.

« Le désir n'est ni l'appétit de satisfaction, ni la demande d'amour, mais la différence qui résulte de la soustraction du premier à la seconde » [Écrits, p. 691].

On peut résumer l'opposition de la phénoménologie et de la sémiologie de la façon suivante. Pour la première école, le problème fondamental est celui de la référence (ou déno­tation) ; pour la seconde, il est celui de l'énonciation. La phénoménologie demande : comment un énoncé tel que « La somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits » peut-il être dit vrai, alors que nous savons qu'il n'existe pas de triangle parfait dans le monde où nous vi­vons ? Puisque le référent d'un tel énoncé n'existe pas non plus dans un autre monde (ciel des objets idéaux), il convient de le retrouver malgré tout ici où nous sommes, et donc de reconstituer la généalogie de la science en remontant jusqu'à /120/ sa première origine (le perçu). La sémiologie déplace l'atten­tion vers le rapport du locuteur au système signifiant qui lui permet, en produisant ses énoncés, d'instituer certains liens entre lui-même et d'autres hommes parlant la même langue ou le même système. Entre le sujet percevant du phénoméno­logue et le théorème s'interpose donc le signifiant, ce der­nier ne pouvant en aucune façon être dérivé du corps perce­vant (grâce aux notions de « geste » et d' « expression »). Aucune gesticulation, aucune grimace, aucune vocalisation ne peuvent à elles seules introduire l'opposition du oui et du non, de la présence et de l'absence qui est à la racine de tout système signifiant.

 

Les structures.

 

Mais en quoi tout ceci est-il du « structuralisme » ? Le mot « code » est d'origine juridique. Et, en effet, le code joue dans la communication le rôle d'une loi : il est la règle à suivre pour produire ou recevoir les messages. Il reste à voir en quoi ces règles sont des systèmes munis de structure.

Le donné, pour la sémiologie, est constitué par des collec­tions de « messages » : par exemple, des enregistrements de récits recueillis par l'anthropologue « sur le terrain », ou bien une série de contes folkloriques d'une certaine po­pulation. Définir tous ces documents comme des messages, c'est se donner pour programme de travail de découvrir le code qui a permis de les produire, eux et d'autres perdus ou seulement possibles. Découpage du corpus en unités mi­nimales, repérage des classes paradigmatiques, découverte des règles présidant aux assemblages syntagmatiques, tel est le pain quotidien du sémiologue. Démarche comparable à celle du linguiste étudiant une langue encore mal connue. Où est, dans cette façon de procéder, le parti pris structuraliste ? Eh bien, ce linguiste qui étudie pour la première fois une langue aura terminé son travail quand il en aura établi la Grammaire et le Vocabulaire. Or le problème struc­tural, ce qui veut dire comparatif, se pose dans l'un et l'autre cas. Le Vocabulaire fait communiquer la langue étudiée et celle du linguiste : en donnant le moyen de traduire la première /121/.dans la seconde, il en manifeste l'isomorphisme. Quant à la Grammaire, elle pose un problème analogue : à moins d'appliquer naïvement ses propres catégories grammaticales sur la langue étudiée, le linguiste doit trouver le moyen de faire apparaître ses propres catégories et celles de la langue étudiée comme des cas particuliers de fonctions plus géné­rales, comme des réponses différentes à un problème identi­que que toute langue doit résoudre ; il lui faut, ici encore, donner les règles du passage d'une syntaxe à l'autre et éta­blir des correspondances entre les règles morphologiques de l'une et celles de l'autre.

Si un code est structuré, c'est qu'un code est toujours constitué par une convention initiale, en référence à un autre code. La définition d'un code est d'être traduisible dans un autre code : cette propriété qui le définit s'appelle « structure ».

L'anthropologie de Lévi-Strauss revendique pour elle-même le titre et les attributions de la sémiologie dont Saussure avait esquissé le programme (Saussure disait : « séméiologie »). Elle se veut, d'autre part, structurale. En tant qu'elle est sémiologique, cette anthropologie fait une hypothèse sur la nature de la vie sociale : c'est la conception qu'on peut qualifier d'échangiste selon laquelle

« une société est faite d'individus et de groupes qui communiquent entre eux » [Anthropologie structurale, Plon, tome I, 1958, p. 326]

Ces groupes sont tout d'abord les lignées familiales, qui communiquent entre eux par l'échange des femmes, cet échange obéissant à des règles exogamiques dont l'ensemble forme un système de parenté. La règle de toutes ces règles est l'interdiction de l'inceste, c'est-à-dire l'interdiction de garder pour soi les femmes qu'on doit à l'autre groupe. En tant qu'elle est structurale, l'anthropologie de Lévi-Strauss se propose de mettre en rapport les différents systèmes de communication. Ce qui peut se faire de deux façons : un système de parenté peut être comparé à un système de pa­renté différent observé dans une autre culture, ou bien il peut être comparé à un système réglant un autre type de /122/ communication. Il y a en effet, explique Lévi-Strauss, trois niveaux de la communication sociale : celle des femmes, celle des richesses, et celle des messages proprement dits, dont le système est la langue.

L'ambition finale de cette anthropologie est de trouver le moyen d'exprimer les systèmes les uns par les autres.

« Il faudra pousser l'analyse des différents aspects de la vie sociale assez profondément pour atteindre un niveau le passage deviendra possible de l'un à l'autre ; c'est-à-dire d'élaborer une sorte de code universel capable d'exprimer les propriétés communes aux structures spécifiques relevant de chaque aspect » [Ibid., p. 71].

Si on parvenait jusqu'à ce niveau, on aurait trouvé, avec ce code universel, les invariants de toutes les structures. La diversité des cultures, des langues et des mœurs aurait été intégralement expliquée, c'est-à-dire réduite à l'unité de la nature humaine. Et, pour rendre compte de cette unité de toutes les cultures qui serait acquise au terme de l'analyse structurale, il faudrait postuler, nous dit Lévi-Strauss, une « activité inconsciente de l'esprit humain », activité qui consisterait à appliquer des structures aux contenus toujours divers fournis par l'expérience humaine : la diversité des situations expliquerait la variété des cultures, et l'identité de l'esprit humain ferait que ces cultures peuvent communi­quer entre elles.

La notion d'un « esprit humain » qui élabore « inconsciemment » des structures est si vague qu'il vaut mieux, sans doute, renoncer à en chercher le sens. Surtout que Lévi-Strauss n'en dit pas beaucoup plus. Si on la développait, on obtiendrait une variante du panthéisme : les structures sociales sont celles de l'esprit, qui reflètent celles du cerveau, lequel est une partie de la matière dans laquelle le tout du cosmos vient se refléter [La pensée sauvage, p. 329]. La signification de ce mystérieux esprit inconscient importe peu : la question du sens de cette hypothèse que fait Lévi-Strauss ne se posera que le jour où le « code universel » aura été découvert ; il sera bien /123/ temps, alors, de chercher à en rendre compte. Il serait d'ail­leurs injuste d'accorder à ces formules absconses plus d'importance que ne leur en donne leur auteur lui-même, lequel semble bien identifier « question philosophique » et « question provisoirement insoluble selon des procédures scienti­fiques ».

On vient de voir que le structuralisme, au sens sémiologi­que du terme, reposait sur l'assimilation du langage humain à un code de communication. Cette assimilation fait bon marché d'une différence évidente : un code est construit, une langue ne l'est pas. Et il faut une langue pour construire un code. D'une part, une langue « naturelle », par exemple la langue française, n'est en aucune façon un code sur lequel les usagers francophones se seraient mis d'accord préalable­ment à toute conversation et à seule fin d'échanger, comme on dit, des informations. Non seulement cette convention primordiale n'a jamais eu lieu, mais une langue n'a pas l'uni­vocité d'un code, dans lequel la valeur sémantique de cha­cun des symboles est fixée par la règle. C'est pourquoi Lacan renoncera à parler de code et préférera parler du « si­gnifiant » (entendant par là un signifiant qui sera toujours plus ou moins « flottant ») [Voir Ecrits, p. 806]. D'autre part, la construction du code se fera dans la langue naturelle.

Le paradoxe du structuralisme est alors le suivant : il annonce le projet de lutter contre « la philosophie de la conscience » en montrant que le signifiant n'est pas au ser­vice du sujet, ce dernier confiant à son serviteur ses « inten­tions significatives » (comme disent les phénoménologues) ; il veut montrer la soumission de l'homme aux systèmes si­gnifiants (qui précèdent chacun d'entre nous, individuellement) ; mais il fait cette démonstration en puisant ses concepts dans la théorie de l'information, c'est-à-dire dans une pensée d'ingénieurs dont le vœu est, comme l'indique le mot « cybernétique » dont ils ont fait leur titre scientifique, de donner à l'être humain le contrôle de toute chose grâce à une meilleure maîtrise de la communication. Rien dans ce projet ne paraît devoir inquiéter sérieusement la « philoso­phie du cogito », c'est-à-dire l'orientation cartésienne de la /124/ philosophie, à moins de confondre ce cogito (qui est une position métaphysique, sur laquelle repose le projet d'une « maîtrise et possession de la nature ») avec l'introspection psychologique.

 

La querelle de l'humanisme.

Il est impossible de s'expliquer l'intensité du débat autour du structuralisme, dans la classe intellectuelle, si l'on y voit une simple controverse sur la méthode dans les sciences so­ciales : des « questions de méthode », comme disait Sartre en 1961.

Et il faut même avouer qu'à première vue le structuralisme semble bien peu fait pour le rôle qu'il va jouer pendant dix ans : évangile bouleversant, vérité subversive, percée auda­cieuse, première mise en échec du logos occidental et de son ethnocentrisme... Loin de poser au cavalier de l'Apocalypse, le structuralisme s'est d'abord présenté lui-même, plus mo­destement, comme un rationalisme élargi. Tel est le but que se reconnaît Lévi-Strauss : « une sorte de super-rationalisme [Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 50.] » (expression d'ailleurs ambiguë, puisqu'on ne sait pas s'il veut dire « rationalisme plus puissant encore » ou bien « quelque chose comme un surréalisme de la science »). C'est là ce qu'en retenait Merleau-Ponty en 1959, dans un article où il commentait les travaux de Lévi-Strauss

« La tâche est donc d'élargir notre raison pour la rendre capable de comprendre ce qui en nous et dans les autres précède et excède la raison » [Signes, p. 154].

On l'a vu, c'est exactement ce que Merleau-Ponty attendait, en 1946, d'une interprétation de Hegel.

La mission d'une raison élargie est de comprendre l'irra­tionnel, lequel s'offre à nous principalement sous deux espè­ces : parmi nous, le fou (qui « excède la raison ») et hors de chez nous le sauvage (qui la « précède »). D'où l'atten­tion privilégiée dont bénéficient la psychanalyse (qui, avec /125/ son concept d'inconscient, a installé la déraison chez ceux qui se croyaient sains d'esprit) et l'anthropologie sociale (qui étudie les comportements archaïques des « primitifs »). Si ces sciences peuvent nous faire comprendre l'irrationnel du rêve, du délire, de la magie ou du tabou, la raison du mâle adulte occidental subit une défaite, mais c'est au profit d'une raison plus universelle. Rien de plus conforme à ce perpétuel dépassement de la raison par elle-même que le structuralisme, ce dernier étant finalement la recherche d'invariants univer­sels. Le structuraliste n'est pas autre chose que le représen­tant, dans le domaine anthropologique, des exigences de la science : de même que la science du mouvement (la physi­que) est la connaissance de ce qui, dans un changement, ne change pas, à savoir les rapports invariants entre les varia­tions de la position du mobile dans l'espace et de la date de ces positions dans le temps, de même la science de l'homme est la connaissance de ce qui reste constant dans toute variation possible, la variation correspondant ici au dépaysement, au voyage dans l'exotique ou dans l'archaïque.

Où voit-on, en tout ceci, matière à querelle ? C'est que, derrière ce qui semble être une controverse savante sur les vertus de telle ou telle méthode, il y a un enjeu politique, non pas certes pour le pays tout entier, mais pour la classe intellectuelle.

La sémiologie, comme on l'a vu, déplace toutes les ques­tions vers l'analyse des discours, et elle fait venir au premier plan la relation de l'émetteur au code, ou, comme disent les lacaniens, du sujet au signifiant. Il en résultait que l'origine du sens ne pouvait plus être placée là où le phénoménologue croyait la trouver -. dans l'auteur du discours, dans l'indi­vidu qui croit s'exprimer — mais qu'elle était dans le lan­gage lui-même. Soit un récit mythique : le sens de ce mythe n'est pas à chercher dans le « vécu » du récitant, et il ne faut pas le lire comme l'expression d'une « conscience mythique ». Le mythe est un récit : la forme narrative de cette histoire n'est pas inventée par le narrateur, mais elle préexiste à la narration et peut être considérée comme un code permettant d'émettre des messages mythiques. Pour déterminer le sens du mythe, il faut donc le comparer aux autres mythes circulant dans le même ensemble culturel et en reconstituer le code. Le narrateur subit les contraintes de ce /126/ code, son récit ne doit pas grand-chose à sa fantaisie. C'est ainsi que le sens de ses personnages et de leurs aventures est déterminé à l'avance par la grammaire du récit dans sa province culturelle : et si, par exemple, des oppositions telles que « géant »/» nain » ou « princesse »/» bergère » sont reçues comme significatives dans ce code, la taille et la pro­fession des personnages ne sont plus libres. Par conséquent, le récitant du mythe ne fait qu'actualiser des possibilités inhérentes au code, au système signifiant auquel il se soumet pour parler, et c'est bien en fin de compte la structure qui décide de ce qui peut — et parfois de ce qui doit — être dit en telle occasion.

Les structures décident et non l'homme ! L'homme n'est plus rien ! Telle est la leçon que l'opinion a retenue des recherches de l'anthropologie structurale : du moins, si on lisait les commentaires scandalisés des ci-devant « humanistes ». L'essentiel, toutefois, est ailleurs.

On sait que dans son livre Psychologie des foules et analyse du moi, Freud consacre un chapitre à deux institutions qu'il appelle « foules artificielles. »: l'Eglise catholique et l'armée. Comment expliquer, se demande Freud, la cohésion de ces associations qui résistent aux épreuves du temps (persécutions, défaites, etc.) ? Chacun sait, bien entendu, où les organisations de masse puisent leur force : comme le veut l'adage, « la discipline fait la force des armées ». Mais ce qui étonne Freud est la docilité des individus qui se soumettent à cette discipline, sacrifiant leur indépendance et parfois leur vie. Il estime que l'amour est la seule puissance capable d'amener l'individu à mépriser ainsi ses intérêts per­sonnels : la cohésion des « foules artificielles » serait donc libidinale. Les soldats et les fidèles aiment leurs chefs et fraternisent dans cette passion qui leur est commune.

Lacan, qui a plusieurs fois commenté ces pages, a fait observer que ce lien d'amour entre les fidèles de l'Eglise ou les camarades du champ de bataille était institué par le discours [Voir « Situation de la psychanalyse en 1956 », Ecrits, p. 475.]. Le lien est symbolique : les institutions — Eglises, armées — se maintiennent dans l'exacte mesure où elles maintiennent les symboles qui les fondent, c'est-à-dire un système signifiant. Dans ces communautés organisées, l'orthodoxie /127/ équivaut à l'observance stricte des formes : on doit parler d'une certaine façon, employer les mots « consacrés ». En toute orthodoxie, décisive est l'identité des signifiants : après cela, chacun est bien libre de les entendre comme il peut.

Ainsi, comme le pensait Mallarmé, toucher au langage, aux formes signifiantes, ce serait subvertir la communauté[« On a touché au vers » (La Musique et les Lettres).]  Lacan dira, dans son séminaire de 1970, que le discours fonde le lien social. Cette formule est sans doute la meilleure expression qui ait été donnée de ce qui se jouait dans les débats structuralistes.

Car on remarquera ceci : en 1921, Freud citait en exemple l'armée allemande et l'Eglise romaine ; ces exemples étaient à l'époque les plus naturels (bien que Freud y suggère que les organisations politiques, telles le « parti socialiste », pourraient remplacer dans l'avenir les organisations religieuses) ; mais, dans la France de 1960, les « foules artificielles » auxquelles un intellectuel peut avoir affaire seraient plutôt le parti communiste (ou encore les petits groupes d'extrême gauche qui rêvent de lui ravir sa position de « direction révolutionnaire du prolétariat ») et les différentes sociétés de psychanalyse.

La thèse principale des sémiologues acquiert, dans ce contexte, une signification politique. Elle met en cause les pouvoirs qu'exercent ces institutions sur leurs sujets. S'il est vrai que le signifiant soit extérieur au sujet, alors les discours politiques de la société industrielle sont analogues aux récits mythiques des prétendus, primitifs. Dans les deux cas, un langage précède les individus et soutient la communauté, il permet à chacun de raconter ce qui lui arrive, non pas sans doute tel que cela est arrivé, mais tel que les autres peuvent l'entendre. La satisfaction que le militant éprouve à entendre les allocutions de ses chefs ou à lire le quotidien communiste l'Humanité est comparable au soulagement que ressent l'In­dien malade soigné par le shaman de la tribu que cite Lévi-Strauss dans son article sur « l'efficacité symbolique [Anthropologie structurale, I, ch. X] ». Dans les deux cas, il s'agit pour un individu d'être réintégré dans sa communauté par les effets du symbole. Lévi-Strauss, /128/ qui de son côté compare le shaman indien au psychanalyste des sociétés occidentales, conclut en ces termes :

« Le shaman fournit à sa malade un langage, dans lequel peuvent s'exprimer immédiatement des états informulés, et autrement informulables. Et c'est le passage à cette expres­sion verbale (qui permet, en même temps, de vivre sous une forme ordonnée et intelligible une expérience actuelle, mais, sans cela, anarchique et ineffable) qui provoque le déblocage du processus physiologique, c'est-à-dire la réor­ganisation, dans un sens favorable, de la séquence dont la malade subit le déroulement » [Ibid., p. 218].

Le théorème sémiologique sur l'extériorité du signifiant a donc un corollaire politique : les « idéologies politiques », comme elles se désignent elles-mêmes, de nos sociétés sont très exactement des mythes ; et leur efficacité symbolique (confiance des fidèles, adhésion des masses) ne garantit nul­lement leur adéquation à la réalité dont elles prétendent parler. Lévi-Strauss a explicitement tiré cette conséquence : « Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l'idéolo­gie politique [Ibid., p. 231] ». Un mythe est le récit d'un événement fondateur, d'un épisode privilégié qui est à la fois dans un certain temps (les origines) et de tout temps (car les jours de fête sont consacrés à les répéter). Telle est justement, comme l'observe Lévi-Strauss, la place que tient en France un événement tel que la révolution française : dans l'idéologie politique générale, aussi bien que dans la pensée, par exem­ple, de Sartre telle qu'on la trouve dans la Critique de la raison dialectique. Aussi cet ouvrage est-il

« un document ethnographique de premier ordre, dont l'étude est indispensable si l'on veut comprendre la mythologie de notre temps » [La pensée sauvage, p. 330.]

La notion même d'un « sens de l'histoire » s'obscurcit avec la sémiologie. Merleau-Ponty avait parlé, non sans nostalgie, de ces « points sublimes », de ces « moments /129/ parfaits » où chaque individu est initialement accordé au cours du monde, éprouve l'histoire universelle comme son histoire [Les Aventures de la dialectique, p. 99 et 122].

L'ethnologue n'a pas de peine à reconnaître dans ces instants privilégiés d'effervescence collective l'équivalent du temps de fête pendant lequel les communautés archaïques ravivent leur unanimité dans une répétition rituelle du mythe fondateur. Lévi-Strauss conclut que le sens vécu de l'histoire est inévitablement son sens mythique [La pensée sauvage, p. 338].

Ainsi, mettant à jour l'hétérogénéité du signifiant à l'ex­périence vécue, la sémiologie impliquait une leçon politique. Elle montrait que l'emprise des institutions sur les individus se ramène à la domination d'un langage. Elle anticipait, à sa façon, sur les émeutes de mai 68 en montrant qu'un discours dominant n'impose pas tant certaines vérités (des dogmes, des « signifiés ») qu'un langage commun (des formules, des « signifiants ») par lequel l'opposant lui-même doit passer pour faire état de son opposition. Un épisode tel que celui de la guérison d'un malade par un sorcier, ou d'une hysté­rique par un psychanalyste, montre que les questions essentielles se jouent aux frontières du langage dominant. D'une part, le malade que soigne le sorcier croit aux mythes et aux traditions de sa tribu. Mais, d'autre part, il éprouve dans son corps une souffrance intolérable et incongrue. Le problème que le sorcier est chargé par la communauté de ré­soudre est posé par ce désaccord entre le discours de la communauté (mythe) et l'expérience de l'individu. La dou­leur est ici cet élément rebelle, insensé, inacceptable, dont le malade ne sait que faire et par lequel il est exclu de la vie commune, « mais que, par l'appel au mythe, le shaman va replacer, dans un ensemble où tout se tient [Anthropologie structurale, I, p. 218] ».

Apprivoiser l'élément brutal de l'existence, assimiler l'hétérogène, donner sens à l'insensé, rationaliser l'incongru, bref, traduire l'autre dans la langue du même, c'est donc là ce qu'opèrent les mythes et les idéologies. La sémiologie ouvre ainsi la voie à une étude critique des discours domi­nants en Occident pour y retrouver, sous les solutions apai­santes et les allures rationnelles « où tout se tient », les /130/ conflits indicibles. Le langage commun, les formes à préten­tion universalisante, les communautés unanimes sont mensongères. La génération de 1960 renonce aux idéaux d'un « nouveau classicisme » et d'une « civilisation organique » que Merleau-Ponty défendait en 1946. Elle ne croit plus que la tâche du siècle soit d'intégrer l'irrationnel à une raison élargie. La tâche maintenant est la déconstruction de ce qui se montre au principe du langage dominant l'Occident (la logique de l'identité) et la critique de l'histoire considérée désormais comme un mythe, c'est-à-dire une solution efficace, mais sans vérité, du conflit entre le même et l'autre. Il est commode de distinguer ces deux aspects : la critique de l'histoire, la critique de l'identité. Bien que les têtes poli­tiques soient plus à l'aise dans le premier genre, et les têtes métaphysiques dans le second, il va de soi que la plupart des écrits notables de la période que je vais maintenant considérer contiennent en proportion diverse des éléments appartenant à l'un et l'autre genre.

 

M. Ripley s'amuse