3.
La sémiologie
La communication.
Quand on parle de structuralisme en terre
française, on ne pense pas d'abord, sauf exception, à la méthode d'analyse structurale
en tant que telle, mais à l'application de /112/ cette méthode aux
systèmes de signes. En principe, rien ne prédestine l'analyse structurale à
porter de façon privilégiée sur les signes. Rien non plus n'impose à la science
des signes d'être exclusivement structuraliste. Il y a pourtant une affinité
entre cette méthode et ce champ de recherche : ce qui destine l'un à
l'autre systèmes de signes et analyse en termes de structure est la notion de
communication.
Les signes sont faits pour circuler, pour
être échangés, c'est-à-dire communiqués.
Mais, pour communiquer, il faut
avoir résolu le problème de la transmission du message dans des conditions
satisfaisantes. Les ingénieurs en communication analysent le problème de la
façon suivante
1. — à l'entrée du canal de
communication : il faut un moyen de passer de la source des informations
au message, c'est-à-dire à l'émission de certains signaux ;
2. — à la sortie : il faut
pouvoir décoder le message, passer de la réception des signaux à leur interprétation.
Par exemple, un voyant lumineux sur le tableau de bord d'une voiture s'allumera
si le niveau d'huile dans le réservoir tombe au-dessous d'un seuil critique
fixé d'avance. La communication qui s'instaure chaque fois que le conducteur
met en marche son moteur se fait ici par le moyen d'un code dont le vocabulaire se réduit à deux symboles (allumé/éteint) et
qui permet d'émettre seulement deux messages. La valeur de chacun des signaux
susceptibles d'être émis est, comme le voulait Saussure, « purement différentielle ».
On pourrait imaginer en effet que le voyant en position « allumé »
veuille dire « rien à signaler » au lieu de donner l'alerte.
Telle est la manière dont la théorie de la
communication absorbe les systèmes de signes : on peut déjà prévoir les
propriétés que possédera un code quel qu'il soit.
1. — Le code précède le message. Si émettre un message consiste toujours à
« encoder » une information et à la « transmettre », le
code ne peut jamais être produit par ses utilisateurs au cours du processus
même de la communication. Le code précède ses utilisations éventuelles, et il
définit toutes les situations où il peut être utilisé. Ce qui reste possible,
en revanche, c'est de transmettre un code par le moyen d'un autre code (par
exemple, de s'entendre à l'aide du morse sur un code particulier de signaux
visuels, etc.).
/113/ 2. — Le code est indépendant du message. Par définition, le plus rudimentaire des codes doit permettre
l'émission d'au moins deux messages (« oui/non »). La valeur d'un
message émis est mesurable : c'est le rapport de ce message à tous ceux
qui étaient possibles dans le même code. Il en résulte qu'un message inattendu
est impossible. Le message ne peut jamais être porteur d'inédit ou d'imprévu.
Ceci est la conséquence du point de départ de la théorie de
l'information : le phénomène de la communication est étudié du point de vue du destinataire ; ce qui est bien naturel, puisque ce qui
importe en définitive à l'ingénieur en communication n'est pas tant ce que
l'on peut faire ou dire à l'entrée du canal que ce qui en résultera à la
sortie. Il y a communication dans l'exacte mesure où le message est reçu comme
il est émis, ce qui revient à dire que la communication est en raison inverse
des distorsions et altérations occasionnées par la transmission des signaux.
Dire qu'une production quelconque de signaux est codée signifie donc ceci
(quels que soient les signaux : bruits, grimaces, gesticulations, intonations
vocales, etc.) : le récepteur, enregistrant une suite de signaux, est capable
de comparer ce qu'il a reçu et ce qu'il aurait pu recevoir, ce qui a été dit et ce qui aurait pu être dit.
3. — Le code est indépendant de l'émetteur. Le récepteur sait déjà, avant même que
l'émission ne commence, tout ce qu'il est possible de dire. Il ignore seulement
ce qui sera dit en fait. On doit en conclure que l'ensemble des messages
possibles, quel que soit la richesse du code, est fini. Le code, en fixant ce
qui peut être dit, définit et découpe les situations susceptibles d'être
signalées et par conséquent interdit d'en faire connaître d'autres aspects que
le code n'aurait pas retenus. Pour l'émetteur, émettre un message revient à
accepter les limites du code. Il serait inexact de dire que l'émetteur des
signaux s'exprime, qu'il porte à la parole son expérience. Si nous appelons
« expérience » la source des informations (par exemple, le repérage
du niveau d'huile dans le réservoir) et « langage » le code, il saute
aux yeux qu'un hiatus les sépare. Tandis que la source passe par tous les états
possibles, le code retient d'avance certaines situations qu'il fixe comme
signalisables. C'est ainsi que le code du tableau de bord retient la différence
/114/ « vide/plein », mais non des états tels que « à
moitié plein », « bientôt vide », etc.
On retiendra que l'analyse du processus
matériel de la communication privilégie
le destinataire (puisque la
valeur de la communication se mesure du côté de la réception) et qu'elle
souligne, en revanche, le rôle
difficile de l'émetteur qui doit
rendre compte d'une situation par définition nouvelle au moyen d'un code qui
limite d'avance ses possibilités d'expression (et lui interdit, en fait, de
s'exprimer, au sens où il exprimerait le « sens pur » de son
expérience singulière, « muette encore »). Supposons que nous
considérions les phénomènes linguistiques comme des phénomènes de
communication, et les langues dites « naturelles » comme des codes
utilisés par les hommes pour se transmettre des messages : nous obtenons
le structuralisme sémiologique (sens n° 2). Si, faisant un pas de plus, nous
assimilons toute la vie sociale à un processus d'échange de signaux, nous trouvons
l'anthropologie structurale telle que la définit Lévi-Strauss, c'est-à-dire la
réduction de l'anthropologie à la sémiologie [Lévi-Strauss, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France en
1960, revendique pour sa discipline la place que Saussure attribuait à une
sémiologie (cf. Antropologie
structurale, Plon, tome II, 1973, p. 18)]. Et, de façon plus générale, la
thèse structuraliste tient tout entière dans la célèbre formule de Jacques
Lacan : l'inconscient est structuré comme un langage. Est structuré, c'est-à-dire objet possible d'une analyse structurale, ce qui est comme un langage. Si l'anthropologie sociale se veut
structurale, c'est parce qu'elle repose sur l'hypothèse selon laquelle la vie
sociale « est structurée comme un langage ». A condition de préciser
que « langage » veut dire ici code de communication.
La sémiologie soutient que le langage humain
est analogue à un système de communication. Ce qui vaut pour les codes que les
ingénieurs construisent serait vrai, mutatis mutandis, du
langage humain. Les trois thèses canoniques du structuralisme (au sens
n° 2) seront donc les suivantes.
1. — Le signifiant précède le signifié. Le langage n'est en aucune façon un medium, un moyen d'expression, une médiation entre l'intérieur et l'extérieur.
Car le code précède le message. Il n'y a donc pas d'abord une situation /115/
vécue et un besoin impérieux de l'exprimer, d'où invention d'une forme
d'expression correspondant à ce « vécu ». Le message n'est pas
l'expression d'une expérience, mais il exprime plutôt les possibilités et les
limites du code utilisé au regard de l'expérience. D'où le problème :
comment énoncer de l'imprévu ? Comment « encoder » ce qui
dépasse les possibilités du code ? La réponse est dans la seconde thèse.
2. — Le sens surgit du non-sens. Le code est indépendant du message, le sens
du message émis, quel qu'il soit, est déjà capitalisé dans la langue. Mais,
s'il en est ainsi, la conversation ne va-t-elle pas se réduire à un échange de
signaux déjà enregistrés et répertoriés dans un code des usages, des bonnes
manières ? Jusqu'où la vie sera-t-elle opprimée par la convention :
dans telle situation, il faut s'adresser ainsi à son interlocuteur, lui dire
telle phrase, à quoi il répondra forcément telle autre phrase, quoi qu'il en
soit des situations respectives des uns et des autres... C'est pourquoi la
seule façon de faire sens est, pour le locuteur, de produire un message privé
de sens, imprévu dans le code (message qu'on peut convenir de nommer
« poétique »). Le non-sens est alors la réserve où l'on puise afin de
produire le sens. Le sens est l'effet du non-sens : ce théorème de la
« logique du sens », comme dit Deleuze, est le pont-aux-ânes du structuralisme. Il suffira de mentionner les cas illustres du
« signifiant flottant » selon Lévi-Strauss et de la « métaphore
signifiante » selon Lacan.
Lévi-Strauss a expliqué que toute langue
humaine comportait des « signifiants flottants », c'est-à-dire des
expressions reçues comme bien formées par la communauté linguistique, bien que
dépourvues de toute signification déterminée. Ces signifiants sont employés
chaque fois qu'il y a, dit Lévi-Strauss, inadéquation entre le signifiant et le
signifié [Ce concept du
« signifiant flottant », par lequel Lévi-Strauss rend compte des
formes non scientifiques de la pensée humaine (art, poésie, mythe, magie,
etc.), apparaît dans « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss »,
texte que Lévi-Strauss a publié dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, P.U.F., 1950]. On
peut comprendre cette « inadéquation » de la façon suivante :
chaque fois que le locuteur est en présence de l'inconnu, il ne sait pas
quoi dire, puisqu'à cette situation inédite /116/ ne correspond dans le
code aucun message permettant de la communiquer à autrui. Et pourtant la
situation inconnue s'offre justement à ce locuteur comme inconnue, nouvelle,
mystérieuse. Il ne la confond avec aucune des situations qu'il est capable
d'énoncer sans ambiguïté dans le code de la communauté. Comment expliquer cette
possibilité qu'a l'homme d'apercevoir l'inconnu comme inconnu (et par conséquent de chercher à le connaître
et donc à le faire disparaître) ? L'explication est dans la nature du
langage : une chose est d'avoir la parole, autre chose est d'avoir quelque
chose à dire. Le premier homme, à l'instant même où il a pris la parole pour la
première fois, a traversé une épreuve décisive : disposant du langage, il
pouvait dire tout ce que le langage autorise à dire (rien dans ses capacités
linguistiques ne lui interdisait de commencer la récitation de la Genèse ou l'énonciation des Principia de
Newton) et n'avait pourtant rien à dire (faute de savoir quoi que ce soit, de
disposer d'un signifié). L'inadéquation était alors complète entre le
signifiant et le signifié : tout le signifiant flottait...
On a une autre version de cette
« logique du sens » dans la notion lacanienne de la métaphore :
« La métaphore se place au point précis
où le sens se produit dans le non-sens ». [ Ecrits, Seuil, 1966, p. 508.]
Qu'est-ce que parler ? Si ce que parler
veut dire est dire quelque chose qui vaille la peine d'être dite, qui acceptera
de se contenter d'utiliser le code et de signaler ses observations ou ses
désirs en émettant l'un des messages que le code tient en réserve ? La
solution est alors d'émettre un
autre message que le message
prévu par la convention, imposant ainsi aux mots de dire tout autre chose que
ce qu'ils signifient dans le « trésor de la langue ». Dans la
métaphore, Lacan retrouve la condensation freudienne, la Verdichtung, source de toute Dichtung (poésie ou mythe). La
formule en est : un mot
pour un autre. Et c'est aussi,
pour un psychanalyste — c'est-à-dire, fait observer Lacan, pour un destinataire
à l'état pur —, la formule du lapsus
calami ou du lapsus linguae
(« mots latins dont on se
sert dans le langage /117/ ordinaire, et qui, signifiant manquement de
la langue, manquement de la plume, expriment qu'on a prononcé ou écrit un mot
pour l'autre ». Littré). Dans les deux cas, on substitue à un signifiant
de convention — qui ne sera pas autorisé à figurer dans l'énoncé et sera en ce
sens refoulé — un autre signifiant inattendu, le signifiant manifeste. Ce quiproquo produit ce que Lacan appelle un « effet
de sens » il veut dire par là que le signifié du signifiant manifeste figurant
dans la phrase émise n'est pas du tout, contrairement à ce qu'enseigne la
rhétorique traditionnelle, le signifiant occulté, mais que c'est un sens nouveau libéré à la faveur de l'échange d'un signifiant contre un autre. Ainsi
le sujet de l'énonciation fait-il parfois entendre ce que la convention
langagière n'autorise pas à dire, le sens de son désir.
« C'est dans la substitution du
signifiant au signifiant que se produit un effet de signification qui est de poésie ou de création » [Ecrits, p. 515]
L'explication freudienne du lapsus, qui vaut aussi pour le mot d'esprit (Witz) et pour
les symptômes, éclaire également, on le voit, ce qu'Edgar Poe appelle la
« genèse du poème ».
3. — Le sujet se soumet à la loi du
signifiant. La phénoménologie,
lorsqu'elle traitait du langage, se plaçait du côté du sujet parlant et voyait
dans la parole une forme parmi d'autres de l'expressivité corporelle : la
parole était définie comme un geste, c'est-à-dire une manière d'
« être-au-monde » par son corps propre. Le sujet parlant était, dans
sa « gesticulation verbale », à l'origine du sens de ses énoncés.
« Le geste linguistique, comme tous les
autres, dessine lui-même son sens » [Phénoménologie de la perception, p. 217]
Ensuite seulement se constituait la langue,
qui n'était que l'ensemble des significations disponibles, la réserve des
expressions déjà inventées en telle ou telle circonstances par /118/ les
« subjectivités parlantes » et qui appartenait à la communauté
« intersubjective ». Or la sémiologie se place du côté du
destinataire. Le message que reçoit ce dernier est porteur d'une information
s'il pouvait être différent. Décoder le message, pour ce destinataire, c'est
imputer au locuteur le choix ou la série des choix binaires qui lui ont permis
de sélectionner précisément ce message qu'il a émis parmi tous ceux qu'il
aurait pu également construire à l'aide du code dont il disposait. Ces
opérations de construction ne reflètent nullement ce qui se passe à la source
de l'information. Rien ne dit que l'état de cette source se prête aux
exigences du code. Bien entendu, les codes artificiels sont construits de façon
à donner une connaissance suffisante de ce qui se passe à la source. Mais,
puisque nous ignorons qui est l'auteur des langues « naturelles »,
rien ne nous autorise à préjuger une harmonie préétablie entre le langage et
l'expérience. Le code, non l'émetteur, décide de ce qui est pertinent et de
ce qui ne l'est pas. Si la langue est un code, c'est elle qui parle chaque fois
que le sujet parlant profère quoi que ce soit. La parole n'est pas un geste qui
porterait à l'expression verbale le sens de l'expérience « muette encore »,
car l'expérience muette n'a par elle-même aucun sens. Le sens apparaît avec le
signifiant, c'est-à-dire avec la première opposition du « oui » et du
« non », du « quelque chose » et du « rien ». Le
sens du message n'est pas le sens de l'expérience, le sens qu'aurait
l'expérience avant toute expression, si on pouvait l'exprimer... Il est le sens
que l'expérience peut recevoir dans un discours qui l'articulera selon un
certain code, c'est-à-dire dans un système d'oppositions signifiantes.
Lacan a insisté sur cette hétérogénéité du
langage et de l'expérience. L'homme est « l'être vivant qui
parle » : telle est la définition grecque. Mais la vie ne passe pas
intégralement dans la parole. La nécessité où est l'homme d'exprimer ses besoins dans une demande adressée à quelqu'un d'autre — et de rédiger
cette demande dans la langue que parle ce quelqu'un d'autre, à savoir la
« langue maternelle » — l'assujettit au signifiant. Soumission qui
produit chez lui un effet aberrant (au regard d'une norme que l'on trouverait
dans la robuste simplicité de la vie naturelle, animale) : le désir. L'homme désire en tant qu'il est sujet, ce qui ne veut
plus /119/ dire « origine absolue » du sens, mais bien
« assujetti au signifiant » (tout comme on est, dans une monarchie
absolue, le « sujet du roi »). En effet, lorsque l'autre (qui est,
par exemple, la mère) accède à la demande du sujet (par exemple, en lui
fournissant la nourriture ou les soins demandés), il fait plus que satisfaire
un besoin : il manifeste que cette demande lui agrée, et sa réponse, par
conséquent, trahit quelque chose de son « bon plaisir », de son
désir. La réponse à la demande est aussi un témoignage d'amour. D'où
l'inévitable apparition d'une dimension de manque et d'insuffisance dans le
rapport du sujet et de l'autre qui lui répond. L'objet particulier donné en
réponse à la demande peut bien calmer la faim ou la soif, mais aucun cadeau ne
suffit à prouver l'amour. Toute preuve d'amour est « symbolique » (au
sens où l'on parle du « franc symbolique » de dommages et intérêts,
qui suffit à effacer l'injure faite à l'honneur). Il n'y en aura donc jamais assez. La demande d'amour étant sans fond, démesurée de part et d'autre (par
exemple, chez la mère d'abord et l'enfant ensuite), surgit le mirage d'un objet absolu — l'objet du désir -, qui comblerait la « béance » ainsi créée
en l'homme par le langage.
« Le désir n'est ni l'appétit de
satisfaction, ni la demande d'amour, mais la différence qui résulte de la soustraction du
premier à la seconde » [Écrits, p. 691].
On peut résumer l'opposition de la
phénoménologie et de la sémiologie de la façon suivante. Pour la première
école, le problème fondamental est celui de la référence (ou dénotation) ;
pour la seconde, il est celui de l'énonciation.
La phénoménologie demande :
comment un énoncé tel que « La somme des angles d'un triangle est égale à
deux angles droits » peut-il être dit vrai, alors que nous savons qu'il
n'existe pas de triangle parfait dans le monde où nous vivons ? Puisque
le référent d'un tel énoncé n'existe pas non plus dans un autre monde (ciel des
objets idéaux), il convient de le retrouver malgré tout ici où nous sommes, et
donc de reconstituer la généalogie de la science en remontant jusqu'à /120/
sa première origine (le perçu).
La sémiologie déplace l'attention vers le rapport du locuteur au système
signifiant qui lui permet, en produisant ses énoncés, d'instituer certains
liens entre lui-même et d'autres hommes parlant la même langue ou le même
système. Entre le sujet percevant du phénoménologue et le théorème s'interpose
donc le signifiant, ce dernier ne pouvant en aucune façon être dérivé du corps
percevant (grâce aux notions de « geste » et d'
« expression »). Aucune gesticulation, aucune grimace, aucune
vocalisation ne peuvent à elles seules introduire l'opposition du oui et du
non, de la présence et de l'absence qui est à la racine de tout système
signifiant.
Les structures.
Mais en quoi tout ceci est-il du
« structuralisme » ? Le mot « code » est d'origine
juridique. Et, en effet, le code joue dans la communication le rôle d'une
loi : il est la règle à suivre pour produire ou recevoir les messages. Il
reste à voir en quoi ces règles sont des systèmes munis de structure.
Le donné, pour la sémiologie, est constitué
par des collections de « messages » : par exemple, des
enregistrements de récits recueillis par l'anthropologue « sur le
terrain », ou bien une série de contes folkloriques d'une certaine population.
Définir tous ces documents comme des messages, c'est se donner pour programme
de travail de découvrir le code qui a permis de les produire, eux et d'autres
perdus ou seulement possibles. Découpage du corpus en unités minimales,
repérage des classes paradigmatiques, découverte des règles présidant aux
assemblages syntagmatiques, tel est le pain quotidien du sémiologue. Démarche
comparable à celle du linguiste étudiant une langue encore mal connue. Où est,
dans cette façon de procéder, le parti pris structuraliste ? Eh bien, ce
linguiste qui étudie pour la première fois une langue aura terminé son travail
quand il en aura établi la Grammaire et le Vocabulaire. Or le problème structural,
ce qui veut dire comparatif, se pose dans l'un et l'autre cas. Le Vocabulaire
fait communiquer la langue étudiée et celle du linguiste : en donnant le
moyen de traduire la première /121/.dans la seconde, il en manifeste
l'isomorphisme. Quant à la Grammaire, elle pose un problème analogue : à
moins d'appliquer naïvement ses propres catégories grammaticales sur la langue
étudiée, le linguiste doit trouver le moyen de faire apparaître ses propres
catégories et celles de la langue étudiée comme des cas particuliers de
fonctions plus générales, comme des réponses différentes à un problème identique
que toute langue doit résoudre ; il lui faut, ici encore, donner les
règles du passage d'une syntaxe à l'autre et établir des correspondances entre
les règles morphologiques de l'une et celles de l'autre.
Si un code est structuré, c'est qu'un code
est toujours constitué par une convention initiale, en référence à un autre
code. La définition d'un code est d'être traduisible dans un autre code :
cette propriété qui le définit s'appelle « structure ».
L'anthropologie de Lévi-Strauss revendique
pour elle-même le titre et les attributions de la sémiologie dont Saussure
avait esquissé le programme (Saussure disait : « séméiologie »).
Elle se veut, d'autre part, structurale. En tant qu'elle est sémiologique,
cette anthropologie fait une hypothèse sur la nature de la vie sociale :
c'est la conception qu'on peut qualifier d'échangiste selon laquelle
« une société est faite d'individus et
de groupes qui communiquent entre eux » [Anthropologie structurale, Plon, tome I, 1958,
p. 326]
Ces groupes sont tout d'abord les lignées familiales, qui communiquent entre eux par l'échange des femmes, cet échange obéissant à des règles exogamiques dont l'ensemble forme un système de parenté. La règle de toutes ces règles est l'interdiction de l'inceste, c'est-à-dire l'interdiction de garder pour soi les femmes qu'on doit à l'autre groupe. En tant qu'elle est structurale, l'anthropologie de Lévi-Strauss se propose de mettre en rapport les différents systèmes de communication. Ce qui peut se faire de deux façons : un système de parenté peut être comparé à un système de parenté différent observé dans une autre culture, ou bien il peut être comparé à un système réglant un autre type de /122/ communication. Il y a en effet, explique Lévi-Strauss, trois niveaux de la communication sociale : celle des femmes, celle des richesses, et celle des messages proprement dits, dont le système est la langue.
L'ambition finale de cette anthropologie est
de trouver le moyen d'exprimer les systèmes les uns par les autres.
« Il faudra pousser l'analyse des
différents aspects de la vie sociale assez profondément pour atteindre un
niveau où le passage deviendra possible de l'un à
l'autre ; c'est-à-dire d'élaborer une sorte de code universel capable
d'exprimer les propriétés communes aux structures spécifiques relevant de
chaque aspect » [Ibid.,
p. 71].
Si on parvenait jusqu'à ce niveau, on aurait
trouvé, avec ce code universel, les invariants de toutes les structures. La
diversité des cultures, des langues et des mœurs aurait été intégralement
expliquée, c'est-à-dire réduite à l'unité de la nature humaine. Et, pour rendre
compte de cette unité de toutes les cultures qui serait acquise au terme de
l'analyse structurale, il faudrait postuler, nous dit Lévi-Strauss, une
« activité inconsciente de l'esprit humain », activité qui
consisterait à appliquer des structures aux contenus toujours divers fournis
par l'expérience humaine : la diversité des situations expliquerait la
variété des cultures, et l'identité de l'esprit humain ferait que ces cultures
peuvent communiquer entre elles.
La notion d'un « esprit humain »
qui élabore « inconsciemment » des structures est si vague qu'il vaut
mieux, sans doute, renoncer à en chercher le sens. Surtout que Lévi-Strauss n'en dit pas beaucoup plus. Si on
la développait, on obtiendrait
une variante du panthéisme : les structures sociales sont celles de
l'esprit, qui reflètent celles du cerveau, lequel est une partie de la matière
dans laquelle le tout du cosmos vient se refléter [La pensée sauvage, p. 329]. La signification de ce mystérieux esprit
inconscient importe peu : la question du sens de cette hypothèse que fait
Lévi-Strauss ne se posera que le jour où le « code universel » aura
été découvert ; il sera bien /123/ temps, alors, de chercher à en
rendre compte. Il serait d'ailleurs injuste d'accorder à ces formules
absconses plus d'importance que ne leur en donne leur auteur lui-même, lequel
semble bien identifier « question philosophique » et « question
provisoirement insoluble selon des procédures scientifiques ».
On vient de voir que le structuralisme, au
sens sémiologique du terme, reposait sur l'assimilation du langage humain à un
code de communication. Cette assimilation fait bon marché d'une différence
évidente : un code est construit, une langue ne l'est pas. Et il faut une
langue pour construire un code. D'une part, une langue « naturelle »,
par exemple la langue française, n'est en aucune façon un code sur lequel les
usagers francophones se seraient mis d'accord préalablement à toute
conversation et à seule fin d'échanger, comme on dit, des informations. Non
seulement cette convention primordiale n'a jamais eu lieu, mais une langue n'a
pas l'univocité d'un code, dans lequel la valeur sémantique de chacun des
symboles est fixée par la règle. C'est pourquoi Lacan renoncera à parler de
code et préférera parler du « signifiant » (entendant par là un
signifiant qui sera toujours plus ou moins « flottant ») [Voir Ecrits,
p. 806]. D'autre part, la construction du code se fera dans la
langue naturelle.
Le paradoxe du structuralisme est alors le
suivant : il annonce le projet de lutter contre « la philosophie de
la conscience » en montrant que le signifiant n'est pas au service du
sujet, ce dernier confiant à son serviteur ses « intentions
significatives » (comme disent les phénoménologues) ; il veut montrer
la soumission de l'homme aux systèmes signifiants (qui précèdent chacun
d'entre nous, individuellement) ; mais il fait cette démonstration en
puisant ses concepts dans la théorie de l'information, c'est-à-dire dans une
pensée d'ingénieurs dont le vœu est, comme l'indique le mot
« cybernétique » dont ils ont fait leur titre scientifique, de donner
à l'être humain le contrôle de toute chose grâce à une meilleure maîtrise de la
communication. Rien dans ce projet ne paraît devoir inquiéter sérieusement la
« philosophie du cogito », c'est-à-dire l'orientation cartésienne de
la /124/ philosophie, à moins de confondre ce cogito (qui est une position métaphysique, sur laquelle repose le projet d'une
« maîtrise et possession de la nature ») avec l'introspection
psychologique.
La querelle de
l'humanisme.
Il est impossible de s'expliquer l'intensité du débat autour du structuralisme, dans la classe intellectuelle, si l'on y voit une simple controverse sur la méthode dans les sciences sociales : des « questions de méthode », comme disait Sartre en 1961.
Et il faut même avouer qu'à première vue le
structuralisme semble bien peu fait pour le rôle qu'il va jouer pendant dix
ans : évangile bouleversant, vérité subversive, percée audacieuse,
première mise en échec du logos occidental et de son ethnocentrisme... Loin de
poser au cavalier de l'Apocalypse, le structuralisme s'est d'abord présenté
lui-même, plus modestement, comme un rationalisme élargi. Tel est le but que
se reconnaît Lévi-Strauss : « une sorte de super-rationalisme [Tristes tropiques, Plon, 1955,
p. 50.] » (expression
d'ailleurs ambiguë, puisqu'on ne sait pas s'il veut dire « rationalisme
plus puissant encore » ou bien « quelque chose comme un surréalisme
de la science »). C'est là ce qu'en retenait Merleau-Ponty en 1959, dans
un article où il commentait les travaux de Lévi-Strauss
« La tâche est donc d'élargir notre
raison pour la rendre capable de comprendre ce qui en nous et dans les
autres précède et excède la raison » [Signes, p. 154].
On l'a vu, c'est exactement ce que
Merleau-Ponty attendait, en 1946, d'une interprétation de Hegel.
La mission d'une raison élargie est de
comprendre l'irrationnel, lequel s'offre à nous principalement sous deux espèces :
parmi nous, le fou (qui « excède la raison ») et hors de chez nous le
sauvage (qui la « précède »). D'où l'attention privilégiée dont
bénéficient la psychanalyse (qui, avec /125/ son concept d'inconscient,
a installé la déraison chez ceux qui se croyaient sains d'esprit) et
l'anthropologie sociale (qui étudie les comportements archaïques des
« primitifs »). Si ces sciences peuvent nous faire comprendre
l'irrationnel du rêve, du délire, de la magie ou du tabou, la raison du mâle
adulte occidental subit une défaite, mais c'est au profit d'une raison plus
universelle. Rien de plus conforme à ce perpétuel dépassement de la raison par elle-même que le structuralisme, ce dernier étant finalement
la recherche d'invariants universels. Le structuraliste n'est pas autre chose
que le représentant, dans le domaine anthropologique, des exigences de la
science : de même que la science du mouvement (la physique) est la
connaissance de ce qui, dans un changement, ne change pas, à savoir les
rapports invariants entre les variations de la position du mobile dans
l'espace et de la date de ces positions dans le temps, de même la science de
l'homme est la connaissance de ce qui reste constant dans toute variation
possible, la variation correspondant ici au dépaysement, au voyage dans
l'exotique ou dans l'archaïque.
Où voit-on, en tout ceci, matière à
querelle ? C'est que, derrière ce qui semble être une controverse savante
sur les vertus de telle ou telle méthode, il y a un enjeu politique, non pas
certes pour le pays tout entier, mais pour la classe intellectuelle.
La sémiologie, comme on l'a vu, déplace
toutes les questions vers l'analyse des discours, et elle fait venir au
premier plan la relation de l'émetteur au code, ou, comme disent les lacaniens,
du sujet au signifiant. Il en résultait que l'origine du sens ne pouvait plus
être placée là où le phénoménologue croyait la trouver -. dans l'auteur du
discours, dans l'individu qui croit s'exprimer — mais qu'elle était dans le
langage lui-même. Soit un récit mythique : le sens de ce mythe n'est pas
à chercher dans le « vécu » du récitant, et il ne faut pas le lire
comme l'expression d'une « conscience mythique ». Le mythe est un
récit : la forme narrative de cette histoire n'est pas inventée par le
narrateur, mais elle préexiste à la narration et peut être considérée comme un
code permettant d'émettre des messages mythiques. Pour déterminer le sens du
mythe, il faut donc le comparer aux autres mythes circulant dans le même
ensemble culturel et en reconstituer le code. Le narrateur subit les
contraintes de ce /126/ code,
son récit ne doit pas grand-chose à sa fantaisie. C'est ainsi que le sens de
ses personnages et de leurs aventures est déterminé à l'avance par la grammaire
du récit dans sa province culturelle : et si, par exemple, des oppositions
telles que « géant »/» nain » ou
« princesse »/» bergère » sont reçues comme significatives
dans ce code, la taille et la profession des personnages ne sont plus libres.
Par conséquent, le récitant du mythe ne fait qu'actualiser des possibilités
inhérentes au code, au système signifiant auquel il se soumet pour parler, et
c'est bien en fin de compte la structure qui décide de ce qui peut — et parfois
de ce qui doit — être dit en telle occasion.
Les structures décident et non l'homme !
L'homme n'est plus rien ! Telle
est la leçon que l'opinion a retenue des recherches de l'anthropologie
structurale : du moins, si on lisait les commentaires scandalisés des
ci-devant « humanistes ». L'essentiel, toutefois, est ailleurs.
On sait que dans son livre Psychologie des foules et analyse du moi, Freud consacre un chapitre à deux
institutions qu'il appelle « foules artificielles. »: l'Eglise
catholique et l'armée. Comment expliquer, se demande Freud, la cohésion de ces
associations qui résistent aux épreuves du temps (persécutions, défaites,
etc.) ? Chacun sait, bien entendu, où les organisations de masse puisent
leur force : comme le veut l'adage, « la discipline fait la force des
armées ». Mais ce qui étonne Freud est la docilité des individus qui se
soumettent à cette discipline, sacrifiant leur indépendance et parfois leur
vie. Il estime que l'amour est la seule puissance capable d'amener
l'individu à mépriser ainsi ses intérêts personnels : la cohésion des
« foules artificielles » serait donc libidinale. Les soldats et les
fidèles aiment leurs chefs et fraternisent dans cette passion qui leur est
commune.
Lacan, qui a plusieurs fois commenté ces
pages, a fait observer que ce lien d'amour entre les fidèles de l'Eglise ou les
camarades du champ de bataille était institué par le discours [Voir « Situation de la psychanalyse en
1956 », Ecrits, p. 475.]. Le lien est symbolique :
les institutions — Eglises,
armées — se maintiennent dans l'exacte mesure où elles maintiennent les
symboles qui les fondent, c'est-à-dire un système signifiant. Dans ces
communautés organisées, l'orthodoxie /127/ équivaut à l'observance
stricte des formes : on doit parler d'une certaine façon, employer les
mots « consacrés ». En toute orthodoxie, décisive est l'identité des
signifiants : après cela, chacun est bien libre de les entendre comme il
peut.
Ainsi, comme le pensait Mallarmé, toucher au
langage, aux formes signifiantes, ce serait subvertir la communauté[« On a touché au vers » (La
Musique et les Lettres).] Lacan dira, dans son séminaire de 1970, que le discours fonde le lien social. Cette formule est sans doute la
meilleure expression qui ait été donnée de ce qui se jouait dans les débats
structuralistes.
Car on remarquera ceci : en 1921, Freud citait en exemple l'armée allemande et l'Eglise romaine ;
ces exemples étaient à l'époque les plus naturels (bien que Freud y suggère que
les organisations politiques, telles le « parti socialiste »,
pourraient remplacer dans l'avenir les organisations religieuses) ; mais,
dans la France de 1960, les « foules artificielles »
auxquelles un intellectuel peut avoir affaire seraient plutôt le parti
communiste (ou encore les petits groupes d'extrême gauche qui rêvent de lui ravir
sa position de « direction révolutionnaire du prolétariat ») et les
différentes sociétés de psychanalyse.
La thèse principale des sémiologues acquiert,
dans ce contexte, une signification politique. Elle met en cause les pouvoirs
qu'exercent ces institutions sur leurs sujets. S'il est vrai que le signifiant
soit extérieur au sujet, alors les discours politiques de la société
industrielle sont analogues aux récits mythiques des prétendus, primitifs. Dans
les deux cas, un langage précède les individus et soutient la communauté, il
permet à chacun de raconter ce qui lui arrive, non pas sans doute tel que cela
est arrivé, mais tel que les autres peuvent l'entendre. La satisfaction que le
militant éprouve à entendre les allocutions de ses chefs ou à lire le quotidien
communiste l'Humanité est comparable au soulagement que ressent
l'Indien malade soigné par le shaman
de la tribu que cite
Lévi-Strauss dans son article sur « l'efficacité symbolique [Anthropologie structurale, I,
ch. X] ». Dans les
deux cas, il s'agit pour un individu d'être réintégré dans sa communauté par
les effets du symbole. Lévi-Strauss, /128/ qui de son côté compare le shaman indien au
psychanalyste des sociétés occidentales, conclut en ces termes :
« Le shaman fournit à sa malade un
langage, dans lequel peuvent s'exprimer immédiatement des états informulés, et
autrement informulables. Et c'est le passage à cette expression verbale (qui
permet, en même temps, de vivre sous une forme ordonnée et intelligible une
expérience actuelle, mais, sans cela, anarchique et ineffable) qui provoque le
déblocage du processus physiologique, c'est-à-dire la réorganisation, dans un
sens favorable, de la séquence dont la malade subit le déroulement » [Ibid., p. 218].
Le théorème sémiologique sur l'extériorité du
signifiant a donc un corollaire politique : les « idéologies
politiques », comme elles se désignent elles-mêmes, de nos sociétés sont
très exactement des mythes ; et leur efficacité symbolique (confiance des
fidèles, adhésion des masses) ne garantit nullement leur adéquation à la
réalité dont elles prétendent parler. Lévi-Strauss a explicitement tiré cette
conséquence : « Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que
l'idéologie politique [Ibid.,
p. 231] ». Un mythe est le récit d'un événement fondateur,
d'un épisode privilégié qui est à la fois dans un certain temps (les origines)
et de tout temps (car les jours de fête sont consacrés à les répéter). Telle
est justement, comme l'observe Lévi-Strauss, la place que tient en France un
événement tel que la révolution française : dans l'idéologie politique
générale, aussi bien que dans la pensée, par exemple, de Sartre telle qu'on la
trouve dans la Critique de la raison dialectique. Aussi cet ouvrage
est-il
« un document ethnographique de premier
ordre, dont l'étude est indispensable si l'on veut comprendre la mythologie de
notre temps » [La pensée
sauvage, p. 330.]
La notion même d'un « sens de
l'histoire » s'obscurcit avec la sémiologie. Merleau-Ponty avait parlé,
non sans nostalgie, de ces « points sublimes », de ces « moments
/129/ parfaits » où chaque individu est initialement accordé au
cours du monde, éprouve l'histoire universelle comme son histoire [Les Aventures de la dialectique,
p. 99 et 122].
L'ethnologue n'a pas de peine à reconnaître
dans ces instants privilégiés d'effervescence collective l'équivalent du temps
de fête pendant lequel les communautés archaïques ravivent leur unanimité dans
une répétition rituelle du mythe fondateur. Lévi-Strauss conclut que le sens
vécu de l'histoire est inévitablement son sens mythique [La pensée sauvage, p. 338].
Ainsi, mettant à jour l'hétérogénéité du
signifiant à l'expérience vécue, la sémiologie impliquait une leçon politique.
Elle montrait que l'emprise des institutions sur les individus se ramène à la domination
d'un langage. Elle anticipait, à sa façon, sur les émeutes de mai 68 en
montrant qu'un discours dominant n'impose pas tant certaines vérités (des
dogmes, des « signifiés ») qu'un langage commun (des formules, des
« signifiants ») par lequel l'opposant lui-même doit passer pour
faire état de son opposition. Un épisode tel que celui de la guérison d'un
malade par un sorcier, ou d'une hystérique par un psychanalyste, montre que
les questions essentielles se jouent aux frontières du langage dominant. D'une
part, le malade que soigne le sorcier croit aux mythes et aux traditions de sa
tribu. Mais, d'autre part, il éprouve dans son corps une souffrance intolérable
et incongrue. Le problème que le sorcier est chargé par la communauté de résoudre
est posé par ce désaccord entre le discours de la communauté (mythe) et
l'expérience de l'individu. La douleur est ici cet élément rebelle, insensé,
inacceptable, dont le malade ne sait que faire et par lequel il est exclu de la
vie commune, « mais que, par l'appel au mythe, le shaman va replacer, dans
un ensemble où tout se tient [Anthropologie
structurale, I, p. 218] ».
Apprivoiser l'élément brutal de l'existence,
assimiler l'hétérogène, donner sens à l'insensé, rationaliser l'incongru, bref,
traduire l'autre dans la langue du même, c'est donc là ce qu'opèrent les mythes
et les idéologies. La sémiologie ouvre ainsi la voie à une étude critique des
discours dominants en Occident pour y retrouver, sous les solutions apaisantes
et les allures rationnelles « où tout se tient », les /130/ conflits
indicibles. Le langage commun, les formes à prétention universalisante, les
communautés unanimes sont mensongères. La génération de 1960 renonce aux idéaux
d'un « nouveau classicisme » et d'une « civilisation
organique » que Merleau-Ponty défendait en 1946. Elle ne croit plus que la
tâche du siècle soit d'intégrer l'irrationnel à une raison élargie. La tâche
maintenant est la déconstruction de ce qui se montre au principe du langage
dominant l'Occident (la logique de l'identité) et la critique de l'histoire
considérée désormais comme un mythe, c'est-à-dire une solution efficace, mais
sans vérité, du conflit entre le même et l'autre. Il est commode de distinguer
ces deux aspects : la critique de l'histoire, la critique de l'identité.
Bien que les têtes politiques soient plus à l'aise dans le premier genre, et
les têtes métaphysiques dans le second, il va de soi que la plupart des écrits
notables de la période que je vais maintenant considérer contiennent en
proportion diverse des éléments appartenant à l'un et l'autre genre.