PARALOGISME DE L’IDÉALITÉ DU RAPPORT EXTÉRIEUR

[ Kant infesté de lockisme ]

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PUF / Quadrige. Trad. Tremesaygues et Pacaud

Table des matières schématique Þ

Texte allemand sans italiques Þ

Dans ce texte, Kant emploie toujours Erscheinung pour phénomène.

PARALOGISME DE L’IDÉALITÉ DU RAPPORT  297

4° PARALOGISME DE L’IDÉALITÉ DU RAPPORT EXTÉRIEUR

Ce dont l’existence ne peut être conclue que comme celle d’une cause de perceptions données n’a qu’une existence douteuse.

Or, tous les phénomènes extérieurs sont de telle nature que leur existence ne peut être immédiatement perçue, mais seulement conclue comme la cause de perceptions données.

Donc l’existence de tous les objets des sens extérieurs est douteuse. Je donne à cette incertitude le nom d’idéalité des phénomènes extérieurs ; la philosophie de cette idéalité porte celui d’idéalisme et, en opposition avec ce système, l’affirmation d’une certitude possible touchant les objets des sens extérieurs est appelée le dualisme.

298  RAISONNEMENTS DIALECTIQUES DE LA RAISON

CRITIQUE DU QUATRIÈME PARALOGISME DE LA PSYCHOLOGIE TRANSCENDANTALE

1. Commençons par soumettre à notre examen les prémisses. Nous avons le droit d’affirmer que seul peut être immédiatement perçu ce qui est en nous-mêmes , et que seule ma propre existence peut être l’objet d’une simple perception ♦♦ [Wahrnehmung]. Donc l’existence d’un objet réel hors de moi (si l’on prend ce mot dans son sens intellectuel) n’est jamais donnée directement dans la perception ; c’est, au contraire, seulement par rapport à cette perception, qui est une modification du sens interne ♦♦♦ [inneren Sinnes], qu’elle peut être conçue additionnellement, et, par suite, conclue en qualité de cause extérieure de cette modification. Aussi DESCARTES avait-il raison de limiter toute la perception dans le sens le plus strict à cette proposition : je suis (à titre de sujet pensant). Il est clair, en effet, que, comme l’extérieur n’est pas en moi, je ne peux pas le rencontrer dans mon aperception [Apperzeption], ni, par conséquent, dans aucune perception, celle-ci n’étant propre­ment que la détermination de l’aperception.

. Sartre a fait justice de la prétendue certitude de ce qui est perçu « en nous-même ». Ce qui est perçu ainsi est un objet comme un autre mais surtout, il est aussi douteux que n’importe quel objet. Wittgenstein a fait justice du « en nous-même ».

♦♦Heil myself : la perception n’est pas perceptible. Là est le problème. Husserl a voulu percevoir la perception avec le résultat que l’on connaît. Leibniz avait déjà fait justice de cette folie avec son expérience de pensée du moulin dans la Monadologie. Ni les figures, ni le mouvement, ne peuvent rendre compte de la perception. Le mot « dans » dans l’expression « dans la perception » est abusif.

♦♦♦Allo Locke : The operations of our minds, the other source of [ideas] : Secondly, the other fountain from which experience furnishe the understanding with ideas is, – the perception of the operations of our own mind within us, as it is employed about the ideas it has got () This source of ideas every man has wholly in himself ; and though it be not sense, as having nothing to do with external objects, yet it is very like it, and might properly enough be called internal sense.

2. Il m’est donc impossible de percevoir [wahrnehmen] à proprement parler les choses extérieures ; je ne puis, au contraire, que conclure de ma perception intérieure [inneren Wahrnehmung] à leur existence, en regardant cette perception comme l’effet dont quelque chose d’extérieur est la cause la plus prochaine. Or, l’inférence qui remonte d’un effet donné à une cause déterminée est toujours incertaine, parce que l’effet peut résulter de plus d’une cause. Dans le rapport de la perception à sa cause reste, par conséquent, toujours douteuse la question de savoir si cette cause est interne ou externe, si donc toutes les perceptions appelées extérieures [sogenannten äußeren Wahrnehmungen] ne sont pas un simple jeu de notre sens interne [inneren Sinnes], ou si elles se rapportent à des objets extérieurs réels comme à leurs causes. Tout au moins l’existence de ces objets n’est que conclue et elle court le risque de toutes les conclusions, tandis qu’au contraire l’objet du sens interne (moi-même avec toutes mes représentations [Vorstellungen]) est perçu immédiatement et que son existence ne souffre absolument pas de doute. /299/

3. Il ne faut donc pas entendre par idéaliste celui qui nie l’existence des objets extérieurs des sens, mais celui seulement qui n’admet pas qu’elle puisse être connue par perception immédiate, et en conclut que jamais nous ne pouvons être pleinement certains de leur réalité par aucune expérience possible.

4. Mais avant d’exposer notre paralogisme dans sa trompeuse apparence, je dois tout d’abord remarquer qu’il faut nécessairement distinguer un double idéalisme : l’idéalisme transcendantal et l’idéa­lisme empirique. J’entends par idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la doctrine d’après laquelle nous les envisageons dans leur ensemble comme de simples représentations et non comme des choses en soi, théorie qui ne fait du temps et de l’espace que des formes sensibles de notre intuition [Anschauung] et non des déterminations données par elles-mêmes ou des conditions des objets considérés comme choses en soi. A cet idéalisme est opposé un réalisme transcendantal qui regarde le temps et l’espace comme quelque chose de donné en soi (indépendamment de notre sensibilité). Le réaliste transcendantal se représente donc les phénomènes extérieurs (si on admet la réalité) comme des choses en soi qui existent indépendamment de nous et de notre sensibilité et qui seraient donc hors de nous, suivant les concepts purs de l’entendement. A dire vrai (eigenllich), c’est ce réaliste transcendantal qui, dans la suite, joue le rôle de l’idéaliste empirique et qui, après avoir faussement supposé que, pour être extérieurs, les objets des sens devraient (müssten) avoir en eux-­mêmes leur existence, indépendamment des sens, trouve, à ce point de vue, toutes nos représentations des sens insuffisantes à en rendre certaine la réalité.

5. L’idéaliste transcendantal peut être, au contraire, un réaliste empirique, et, par suite, comme on l’appelle, un dualiste, c’est-à-dire accorder l’existence de la matière sans sortir de la simple conscience de soi-même [SelbstBewußtsein] et admettre quelque chose de plus que la certitude des représentations en moi [Vorstellungen in mir], c’est-à-dire que le cogito, ergo sum. En effet, comme il ne donne cette matière et même sa possibilité interne que pour un simple phénomène qui, séparé de notre sensibilité, /300/ n’est rien, elle n’est chez lui qu’une espèce de représentations (une intuition [Anschauung]) quon appelle extérieures, non parce qu’elles se réfèrent à des objets extérieurs en soi, mais parce qu’elles rapportent les perceptions à l’espace où toutes les choses existent les unes en dehors des autres, tandis que l’espace lui-même est en nous.

6. Nous nous sommes déjà déclarés dès le début pour cet idéalisme transcendantal. Avec notre théorie, il n’y a plus de difficulté à admettre l’existence de la matière sur le simple témoignage de la conscience de nous-mêmes et à la tenir pour tout aussi bien démontrée que l’existence de moi-même comme être pensant. Il est, en effet, vrai que j’ai conscience de mes représentations ; ces représentations existent donc et moi aussi qui ai ces représentations. Or, les objets extérieurs (les corps) sont simplement des phénomènes, par suite aussi ils ne sont rien qu’un mode de mes représentations dont les objets ne sont quelque chose que par ces représentations, mais ne sont rien en dehors d’elles. Les choses extérieures existent donc tout aussi bien que j’existe moi-même et ces deux existences reposent, il est vrai, sur le témoignage immédiat de notre conscience [Selbstbewußtseins], avec cette seule différence que la représentation de moi-même, comme sujet pensant, est simplement rapportée au sens interne, tandis que les représentations qui désignent des êtres étendus sont rapportées aussi au sens extérieur. Je n’ai pas plus besoin de raisonner /301/ par rapport à la réalité des objets extérieurs que par rapport à la réalité de l’objet de mon sens interne (de mes pensées), car ces objets ne sont, de part et d’autre, que des représentations dont la perception immédiate (la conscience [Bewußtsein]) est en même temps une preuve suffisante de la réalité.

7. L’idéaliste transcendantal est donc un réaliste empirique ; il accorde à la matière, considérée comme phénomène, une réalité qui n’a pas besoin d’être conclue, mais qui est immédiatement perçue. Le réalisme transcendantal au contraire tombe nécessairement dans un grand embarras, et se voit forcé d’accorder une place à l’idéalisme empirique, parce qu’il prend les objets des sens extérieurs [die Gegenstände äußerer Sinne] pour quelque chose de distinct des sens mêmes [den Sinnen selbst], et de simples phénomènes pour des êtres indépendants [selbständige Wesen] qui se trouvent hors de nous, quand il est évident que, pour excellente que soit la conscience que nous avons de notre représentation de ces choses, il s’en faut encore de beaucoup que, si la représentation existe, l’objet qui lui correspond existe aussi ; tandis que dans notre système, ces choses extérieures, à savoir la matière avec toutes ses formes et ses changements, ne sont que de simples phénomènes, c’est-à-dire que des représentations en nous, de la réalité desquelles nous avons conscience immédiatement.

8. Or, comme, à ma connaissance, tous les psychologues attachés /302/ à l’idéalisme empirique sont des réalistes transcendantaux, ils ont assurément procédé d’une façon tout à fait conséquente en accordant une grande importance à l’idéalisme empirique, comme à un des problèmes dont la raison humaine peut difficilement venir à bout ; car, dans le fait, si l’on regarde les phénomènes extérieurs comme des représentations qui sont produites en nous par leurs objets, à titre de choses qui se trouvent en soi hors de nous, on ne voit pas comment on pourrait connaître l’existence de ces choses autrement que par un raisonnement concluant de l’effet à la cause, en quoi reste toujours douteuse la question de savoir si la cause est en nous ou hors de nous. Or, on peut bien accorder que nos intuitions extérieures ont pour cause quelque chose qui, dans le sens transcendantal, peut bien être hors de nous, mais ce quelque chose n’est pas l’objet que nous entendons en parlant des représentations de la matière et des choses corporelles ; car celles-ci ne sont que des phénomènes, c’est-à-dire que de simples modes de représentation qui ne se trouvent jamais qu’en nous et dont la réalité repose sur la conscience immédiate tout aussi bien que la conscience de mes propres pensées. L’objet transcendantal est également inconnu, qu’il s’agisse aussi bien de lintuition interne [Ansehung der inneren] que de l’intuition extérieure [äußeren Anschauung]. Aussi n’est-il pas non plus question de cet objet, mais, au contraire, de l’objet empirique qui s’appelle un objet extérieur, quand il est représenté dans l’espace, et un objet intérieur, quand il est simplement représenté dans le rapport du temps ; mais l’espace et le temps ne peuvent être trouvés qu’en nous.

9. Cependant, comme l’expression hors de nous entraîne une équivoque inévitable, en signifiant tantôt quelque chose qui existe comme chose en soi distincte de nous, tantôt quelque chose qui appartient simplement au phénomène extérieur, pour mettre hors d’incertitude ce concept dans le dernier sens, qui est celui dans lequel on prend proprement la question psychologique concernant la réalité de notre intuition extérieure, nous distinguerons les objets empiriquement extérieurs de ceux qui peuvent être ainsi appelés dans le sens transcendantal, par cela même que nous les nommerons des choses qui se trouvent dans l’espace.

10. Sans doute, l’espace et le temps sont des représentations a priori qui résident en nous comme des formes de notre intuition /303/ sensible [sinnlichen Anschauung], avant même qu’un objet réel ait déterminé, par la sensation  [Empfindung], notre sens à le représenter sous ces rapports sensibles. Mais ce quelque chose de matériel ou de réel, ce quelque chose qui doit être intuitionné dans l’espace, suppose nécessairement la perception et, indépendamment de cette perception qui montre la réalité de quelque chose dans l’espace, ne peut être ni feint ni produit par aucune imagination. La sensation est donc ce qui désigne une réalité dans l’espace et dans le temps, suivant qu’elle est rapportée à l’une ou l’autre espèce d’intuition sensible. Une fois qu’est donnée la sensation (elle reçoit le nom de perception, quand elle est appliquée à un objet en général sans le déterminer), on peut, au moyen de sa diversité, se figurer dans l’imagination maint objet qui, en dehors de l’imagination, n’a aucune place empirique dans l’espace ou dans le temps. Cela est indubitablement certain : qu’on prenne les sensa­tions de plaisir ou de peine, ou même des choses extérieures telles que des couleurs, la chaleur, etc., la perception est ce par quoi la matière, qu’il faut pour concevoir des objets d’intuition sensible, doit tout d’abord être donnée. Cette perception représente donc (pour nous en tenir cette fois aux intuitions extérieures) quelque chose de réel dans l’espace. En effet, d’abord, la perception est la représentation d’une réalité, de même que l’espace est la représentation d’une simple possibilité de la coexistence. Ensuite, cette réalité est représentée au sens extérieur, c’est-à-dire dans l’espace. Enfin, l’espace n’est rien autre chose lui-même qu’une simple représentation et, par conséquent, il ne peut y avoir en lui de réel que ce qui est représenté , et réciproquement ce qui y est donné, c’est-à-dire représenté par la perception, y est aussi réel ; car, s’il n’y était pas réel, c’est-à-dire donné immédiatement par l’intuition empirique, il ne pourrait pas être non plus imaginé, puisqu’on ne saurait pas du tout se figurer a priori le réel de l’intuition.

Allo Locke : “The objects of sensation one source of ideas. First, our Senses, conversant about particular sensible objects, do convey into the mind several distinct perceptions of things, according to those various ways wherein those objects do affect them. And thus we come by those ideas we have of yellow, white, heat, cold, soft, hard, bitter, sweet, and all those which we call sensible qualities ; which when I say the senses convey into the mind, I mean, they from external objects convey into the mind what produces there those perceptions. This great source of most of the ideas we have, depending wholly upon our senses, and derived by them to the understanding, I call Sensation.”

Allo Durkheim : « De la sensation, Locke n’a que l’idée ». De sensations jamais. Moi non plus. De ma vie, je n’ai jamais rencontré cette sorte de bête.

 Il faut bien remarquer cette proposition paradoxale, mais exacte que dans l’espace il n’y a rien que ce qui y est représenté. En effet, l’espace n’est, lui-même, autre chose qu’une représentation et, par conséquent, ce qui est en lui doit être contenu dans la représentation et rien absolument n’est dans l’espace qu’autant qu’il y est réellement représenté. C’est là une proposition qui doit incontestablement paraître étrange qu’une chose ne puisse exister que dans sa représentation ; mais elle perd Ici ce qu’elle a de choquant, puisque les choses auxquelles nous avons affaire ne sont pas des choses en soi, mais seulement des phénomènes, c’est-à-dire des représentations.

11. Toute perception extérieure prouve donc immédiatement quelque /304/ chose de réel dans l’espace ; ou plutôt elle est le réel même, et, en ce sens, le réalisme empirique est hors de doute, c’est-à-dire que quelque chose de réel dans l’espace correspond à nos intuitions extérieures. Sans doute, l’espace lui-même, avec tous ses phénomènes, comme représentations, n’existe qu’en moi, mais dans cet espace, pourtant, le réel, ou la matière de tous les objets de l’intuition extérieure, est donné réellement et indépendamment de toute fiction ; et, du reste, il est impossible que dans cet espace doive être donné quelque chose d’extérieur à nous (dans le sens transcendantal), puisque l’espace n’est lui-même rien en dehors de notre sensibilité. L’idéaliste le plus rigoureux ne peut donc exiger qu’on prouve qu’à notre perception correspond l’objet hors de nous (dans le sens strict du mot) ; car, dans le cas où il n’y aurait des objets de cette nature, ils ne pourraient cependant pas être représentés et intui­tionnés comme extérieurs à nous, parce que cela suppose l’espace et que la réalité dans l’espace, qui est une simple représentation, n’est autre chose que la perception elle-même. Le réel (das Reale) des phénomènes extérieurs n’est donc réellement que dans la perception et il ne peut être réel (wirklich) d’aucune autre manière.

12. La connaissance des objets peut être tirée des perceptions ou par un simple jeu de l’imagination, ou encore au moyen de l’expérience. Cela étant, il peut, sans contredit, en résulter des représentations trompeuses auxquelles les objets ne correspondent pas et où l’illusion peut être attribuée tantôt à un prestige de l’imagination (dans le rêve), tantôt à un vice du jugement (dans ce qu’on nomme les erreurs des sens). Pour échapper ici à la fausse apparence, /305/ on suit cette règle : ce qui s’accorde avec une perception, suivant des lois empiriques, est réel. Mais cette illusion, aussi bien que le moyen de s’en préserver, concerne tout autant l’idéalisme que le dualisme, puisqu’il ne s’agit que de la forme de l’expérience. Pour réfuter l’idéalisme empirique comme une fausse incertitude portant sur la réalité objective de nos perceptions extérieures, il suffit déjà que la perception extérieure prouve immédiatement une réalité dans l’espace, — et cet espace, bien qu’il ne soit en lui-même qu’une simple forme des représentations, a cependant de la réalité objective par rapport à tous les phénomènes extérieurs (qui ne sont d’ailleurs autre chose que de simples représentations), — et, pareillement, il suffit que, sans la perception, la fiction et le rêve mêmes ne soient pas possibles et que, par conséquent, nos sens externes, suivant les données d’où peut résulter l’expérience, aient dans l’espace leurs objets réels correspondants.

13. On pourrait appeler idéaliste dogmatique celui qui nie l’existence de la matière et idéaliste sceptique celui qui la révoque en doute parce qu’il la tient pour indémontrable. Le premier peut n’être idéaliste que parce qu’il croit trouver des contradictions dans la possibilité d’une matière en général, et nous n’avons pas encore affaire à lui pour le moment. La section qui va suivre sur les rai­sonnements dialectiques, section qui représente la raison dans la lutte intérieure par rapport aux concepts qu’elle se fait de la possibilité de ce qui appartient à l’enchaînement de l’expérience, lèvera aussi cette difficulté. Mais l’idéaliste sceptique, qui attaque simple­ment le principe de notre assertion et qui tient pour insuffisante /306/ notre persuasion de l’existence de la matière que nous croyons fonder sur la perception immédiate, cet idéaliste est un bienfaiteur de la raison humaine, en ce sens qu’il nous oblige à bien ouvrir les yeux jusque sur le plus petit pas de l’expérience commune et à ne pas accepter tout de suite, comme possession bien acquise, ce que nous n’avons obtenu peut-être que par surprise. L’utilité que nous procurent ici ces objections idéalistes saute maintenant aux yeux. Elles nous poussent avec force, si nous ne voulons pas nous égarer dans nos assertions les plus communes, à regarder toutes nos perceptions, qu’elles s’appellent intérieures ou extérieures, simplement comme une conscience de ce qui appartient à notre sensibilité, et les objets extérieurs de ces perceptions non comme des choses en soi, mais comme des représentations dont nous pouvons avoir immédiatement conscience,, comme de toute autre représentation, mais qui s’appellent extérieures parce qu’elles appartiennent au sens que nous nommons le sens externe, dont l’intuition est l’espace, lequel n’est lui-même autre chose qu’un mode intérieur de représentations où s’enchaînent les unes aux autres certaines perceptions.

14. Si nous prenons les objets extérieurs pour des choses en soi, il est alors tout à fait impossible de comprendre comment nous pourrions arriver à la connaissance de leur réalité hors de nous en nous appuyant simplement sur la représentation qui est en nous. En effet, il est évident qu’on ne peut pas sentir hors de soi, mais simplement en soi-même et que toute conscience de nous-mêmes ne nous fournit, par suite, uniquement que nos propres détermina­tions. L’idéalisme sceptique nous oblige donc à recourir au seul refuge qui nous reste, c’est-à-dire à l’idéalité de tous les phénomènes, que nous avons démontrée, dans l’Esthétique transcendantale, indépendamment de ces conséquences que nous ne pouvions pas prévoir alors. Me demande-t-on maintenant si, d’après cela, le dualisme n’a lieu que dans la psychologie, je répondrai : incontes­tablement ; mais seulement dans le sens empirique, c’est-à-dire que, dans l’enchaînement de l’expérience, la matière est réellement donnée au sens extérieur comme substance /307/ dans le phénomène, de même que le moi pensant est donné également comme substance dans le phénomène devant le sens intérieur et que, de part et d’autre, les phénomènes doivent aussi être liés entre eux suivant les règles que cette catégorie introduit dans l’enchaînement de nos perceptions aussi bien externes qu’internes. Mais si l’on voulait étendre, comme il arrive ordinairement, le concept du dualisme et le prendre dans le sens transcendantal, alors ni ce concept, ni le pneumatisme qui lui est opposé d’une part, ni le matérialisme qui lui est opposé de l’autre, n’auraient plus le moindre fondement ; puisque l’on fausserait alors la détermination de ses concepts et que l’on prendrait pour une différence de ces choses mêmes la différence du mode de représentation des objets, qui nous demeurent inconnus dans ce qu’ils sont en soi. Le moi, représenté dans le temps par le sens intérieur, et les objets représentés dans l’espace hors de moi, sont, à la vérité, des phénomènes spécifiquement tout à fait distincts, mais ils ne sont pas conçus pour cela comme des choses différentes. L’objet transcendantal, qui sert de fondement aux phénomènes extérieurs, tout comme celui qui sert de fondement à l’intuition interne, n’est en soi ni matière ni être pensant, mais un principe à nous inconnu des phénomènes qui nous fournissent le concept empirique de la première aussi bien que de la seconde espèce.

15. Si donc, comme la présente Critique nous y oblige évidemment, nous restons fidèles à la règle précédemment établie de ne pas pousser nos questions au-delà des limites où l’expérience possible nous en peut fournir l’objet (das Objekt), nous ne nous laisserons jamais entraîner à nous demander ce que les objets de nos sens peuvent être en soi, c’est-à-dire indépendamment de tout rapport aux sens. Mais si le psychologue prend des phénomènes [Erscheinung] pour des choses en soi, qu’il admette dans sa théorie, comme choses existantes en elles-mêmes ; soit, ainsi que le fait le matérialiste, la matière seule et unique ; soit, s’il est spiritualiste, simplement l’être pensant (nämlich nach der Form unseres inneren Sinnes) cette parenthèse figure dans l’édition dont je dispose ] ; soit, comme dualiste, tous les deux ; il est arrêté constamment par un malentendu concernant la manière de prouver subtilement comment peut exister en soi ce qui pourtant n’est pas une chose en soi, mais seulement la manifestation [Erscheinung] (le phénomène Cette parenthèse ne figure pas dans le texte allemand dont je dispose, serait-elle des traducteurs ? quoique ceux-ci distinguent leurs propres parenthèses en utilisant  l’italique (das objekt). De toute façon, pourquoi les traducteurs recourent-t-ils soudain à « la manifestation » ? qui est une généralisation d’apparition, ce qui se comprendrait parfaitement si la parenthèse était de Kant. ]) d’une chose en général. /308/

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15. Wenn wir also, wie uns denn die gegenwärtige Kritik augenscheinlich dazu nötigt, der oben festgesetzten Regel treu bleiben, unsere Fragen nicht weiterzutreiben, als nur soweit mögliche Erfahrung uns das Objekt derselben an die Hand geben kann : so werden wir es uns nicht einmal einfallen lassen, über die Gegenstände unserer Sinne nach demjenigen, was sie an sich selbst, d. i. ohne alle Beziehung auf die Sinne sein mögen, Erkundigung anzustellen Wenn aber der Psycholog Erscheinungen für Dinge an sich selbst nimmt, so mag er als Materialist einzig und allein Materie, oder als Spiritualist bloß denkende Wesen (nämlich nach der Form unseres inneren Sinnes) oder als Dualist beide, als für sich existierende Dinge, in seinen Lehrbegriff aufnehmen, so ist er doch immer durch Mißverstand hingehalten über die Art zu vernünfteln, wie dasjenige an sich selbst existieren möge, was doch kein Ding an sich, sondern nur die Erscheinung eines Dinges überhaupt ist.

 

 

 

 

 

M. Ripley s’amuse