Monnaie,
séparation marchande et rapport salarial
André
Orléan
version
du 040206
Article1
pour l’ouvrage collectif
« Où
en est la régulation ? »
sous
la direction de Frédéric Lordon
Au fondement de la réflexion que cet article se propose de présenter,
on trouve l’hypothèse selon laquelle
il convient impérativement de distinguer entre rapport marchand et rapport salarial. On sait que cette conception
théorique issue du marxisme
s’oppose aux approches économiques usuelles qui a contrario ne voient dans le rapport salarial qu’une simple relation marchande,
celle qui se noue à l’occasion des
achats et ventes de la force de travail, de telle sorte qu’il suffirait d’invoquer la loi
commune des marchandises, la loi de l’offre et de la demande, pour en élucider toutes les déterminations. Le modèle d’équilibre général walrassien
illustre cette démarche à la perfection : le travail y apparaît comme une marchandise
si banale, si semblable aux autres, qu’à aucun moment, il n’est même nécessaire d’en
signaler la présence ♦. Rien ne la distingue de
la marchandise la plus commune. Si cette analyse construit un cadre de réflexion économe en concepts, elle trouve
cependant ses limites lorsqu’il s’agit
de penser la spécificité
du capitalisme ♦♦. En effet, stricto sensu, elle ne
connaît que des économies marchandes ♦♦♦ et, en
conséquence, elle fait du terme « capitalisme »
un usage le plus souvent abusif ou inapproprié. Il en va tout autrement pour le marxisme et, à sa suite, la
théorie de la régulation qui font jouer à la distinction entre rapport marchand et rapport salarial,
entre production marchande et
production capitaliste, le rôle d’un énoncé fondateur.
♦ Je vous
l’avais bien dit, Walras et la suite sont des trous du culs.
♦♦ La spécificité du capitalisme consiste
en ce que les marchands se chargent enfin eux-mêmes de l’exploitation des
esclaves. Comme par miracle (1789), à partir de ce moment les esclaves
deviennent des citoyens (chitoyens serait un terme plus approprié).
♦♦♦
|
Pour le dire simplement, au cœur de la conception marxiste du rapport
marchand, on trouve l’idée d’une
production décentralisée mise en œuvre par des centres de décision indépendants les uns des autres, conformément à
des choix et des perspectives
stratégiques autonomes, ce qui suppose un état déjà avancé de la division du travail. Dans une
telle structure sociale, les produits prennent la forme de marchandises s’affrontant sur le marché pour faire reconnaître leur valeur
d’échange ♦. En conséquence, la logique marchande exerce
une grande influence sur l’activité
productive puisque, sans cesse, elle la
travaille en profondeur ♦ aux fins de la mettre en conformité avec les
exigences du marché. Cependant,
aux yeux de Marx, son impact sur la production s’arrête à ce souci constant pour la valeur d’échange.
En particulier, et ce point est tout à fait fondamental, le rapport marchand ne dit rien quant au mode
spécifique de /3/ production ♦
des marchandises (esclavagisme,
féodalité, capitalisme, …). Pour cette
raison, on peut dire que ce concept est doublement abstrait : abstrait non
seulement parce que concept, mais
également en tant qu’il exprime une réalité elle-même intrinsèquement abstraite, à savoir une économie pour laquelle les rapports de production n’ont pas
été spécifiés. Ainsi, dans un
livre récent consacré à la
société romaine du second siècle de notre ère, Aldo Schiavone montre-t-il qu’elle possède une économie extrêmement
développée du point de vue marchand,
c’est-à-dire quant à la profusion des biens disponibles, à l’étendue des espaces de circulation et à
l’abondance des capitaux commerciaux, alors même qu’elle repose entièrement sur un mode de production
esclavagiste et y trouve ses
limites. Aussi, même si assurément c’est bien dans le cadre du capitalisme que la marchandise connaît son
plein épanouissement, cela
ne doit pas
nous faire oublier l’importance théorique de distinguer conceptuellement entre logique marchande et
logique capitaliste. En aucun
cas, l’avènement du capitalisme ne
peut se penser comme découlant naturellement de l’extension des rapports marchands. Il y a entre ces deux
réalités une solution de continuité. En tant qu’il est compatible avec une vaste gamme de modes de production,
le rapport marchand peut être
dit « vide de rapport de production ». Toute l’interrogation d’Aldo Schiavone porte
précisément sur le paradoxe d’une économie
romaine, extraordinairement évoluée du point de vue de la circulation des marchandises, mais pourtant incapable de
développer l’usage productif des machines,
en raison même de son fort appui sur les rapports de production esclavagistes, ce qui la conduisit à une
désolante stagnation technologique.
♦ Que
le rapport marchand soit compatible avec des modes de production très divers
(esclavage, féodalité, capitalisme,
…) se retrouve chez Marx à de nombreux endroits. À titre d’exemple :
« … circulation des marchandises
et production des marchandises sont des phénomènes qui appartiennent aux
modes de production les plus
différents, quoique dans une mesure et une portée qui ne sont pas les mêmes.
On ne sait donc encore rien de
la différence spécifique des modes de production, et on ne peut les juger, si
l’on ne connaît que les catégories abstraites de la circulation des marchandises qui leur sont
communes » (Le capital, Livre Premier, chapitre III, note 24, p. 374). Ou
encore : « Dans l’opposition entre acheteur et vendeur, la nature
antagonique de la production bourgeoise s’exprime … d’une façon si
superficielle et si formelle que cette opposition appartient aussi à des
formes de société pré-bourgeoises, sa seule exigence étant que les individus
se rapportent les uns aux autres comme détenteurs de marchandises » (Critique
de l’économie politique, p. 65). L’insistance de Marx sur le
caractère abstrait et général des contradictions marchandes constitue une
autre manière d’exprimer cette même idée, par exemple lorsqu’il écrit :
« l’opposition de la marchandise et de la monnaie est la forme abstraite
et générale de toutes les oppositions qu’implique le travail bourgeois »
(ibidem, p. 66). Il s’agit d’opposer cette « forme abstraite
et générale » aux formes caractéristiques de la contradiction
bourgeoise, à savoir celles qui touchent directement à l’opposition entre
salariés et capitalistes.
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Proposer un
schéma théorique qui modélise la structure marchande et explicite la manière dont s’y inscrit le
rapport salarial est le but du présent article. Son enjeu conceptuel est de première grandeur pour la théorie
de la régulation en raison de la
place centrale qu’y occupe la dualité marchand/salariat. La ligne d’exposition qui sera suivie se déduit
directement de /4/ ce qui
vient d’être dit : partir du plus abstrait, le rapport marchand, pour,
dans un second temps, introduire
le rapport salarial. Conformément à cette analyse, nous débuterons notre réflexion (sections
1 à 4) en considérant une économie saisie exclusivement du point de vue marchand,
c’est-à-dire laissant de côté tout ce qui appartient aux rapports de production. Nous montrerons que c’est là le
bon niveau d’abstraction pour
aborder la question monétaire. Notons qu’on trouve cette idée déjà défendue par Suzanne de
Brunhoff lorsqu’elle écrit :
« Pour comprendre la monnaie dans le mode de production
capitaliste, Marx juge nécessaire de commencer par l’étude de la “circulation
simple”, c’est-à-dire abstraite, qui seule permet de construire une théorie
générale de la monnaie » (La monnaie chez Marx,1973, p. 19).
Tel
est également notre point de vue : pour penser le rapport monétaire dans
toute sa généralité, il convient de
partir de l’abstraction d’une économie seulement marchande, c’est-à-dire constituée uniquement de
producteurs-échangistes en lutte
pour l’appropriation de la valeur, ce qui signifie exclure provisoirement de l’analyse les autres
différenciations sociales, en particulier celles liées aux rapports de production, du type salariés/capitalistes.
Notons que ce concept d’économie
marchande [de société marchande]
ne s’identifie nullement à ce que la tradition marxiste appelle « la petite production marchande ». Celle-ci
désigne le plus souvent une
économie marchande [une société
marchande] artisanale sans salariat. Ce que nous désignons par économie marchande [société marchande] est
différent. Il s’agit de considérer ce qui est commun à toutes les économies marchandes [les sociétés marchandes], à savoir pour l’essentiel
les lois de la circulation des
marchandises ♦. Notons que
cette conception de l’économie est
proche de celle considérée spontanément par les économistes. Ce n’est que
dans une cinquième et dernière section
que nous nous intéresserons au rapport salarial pour montrer qu’il peut être introduit sous une forme
théorique adéquate qui ne le
réduise pas à un simple rapport d’échange. Ce sera surtout l’occasion pour nous de montrer comment la
conceptualisation du rapport monétaire développée précédemment, dans le cadre d’une économie marchande [une société marchande]
abstraite, peut être adaptée aux
économies capitalistes.
♦ Se reporter à
de Vroey (« Marchandise, société marchande, société capitaliste. Un
réexamen de quelques définitions fondamentales », Cahiers d’Économie
Politique, n°9, 1984) : « La société marchande est une
construction de l’esprit… C’est un modèle dont l’irréalisme est clairement
énoncé et qui est conçu comme une abstraction préliminaire permettant une
introduction progressive et graduée des différents éléments constitutifs d’un
modèle complet, intégrant marchandise, rapport salarial, et ayant lui une
prétention de pertinence » (p. 124).
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S’il nous semble
que globalement notre présentation montre une grande fidélité aux idées de Marx, il est cependant
un point, il est vrai central, sur lequel nous ne suivrons pas cet auteur, à savoir l’hypothèse de la valeur
travail. Cette divergence
fondamentale justifie à elle seule la singularité de cette présentation,
fort éloignée de celle qu’on trouve
dans Le Capital. Ce que nous conservons /5/ du marxisme
est l’idée, à nos yeux fondamentale, selon laquelle il faut penser les relations économiques comme étant des
rapports sociaux contradictoires, c’est-à-dire
mettant en conflit des groupes sociaux selon des logiques spécifiques de lutte pour la puissance.
1. Considérations générales à propos du rapport monétaire
Avec Michel Aglietta, dans différents livres,
nous nous sommes appliqués à
démontrer que pour penser l’économie marchande [la société marchande], il faut partir de la monnaie, parce que la question monétaire est
la question théorique essentielle, celle
qui conditionne toutes les autres. C’est dans cet esprit que nous avons écrit :
« L’analyse
que ce livre cherche à développer part de l’hypothèse qu’il n’est d’économie marchande que
monétaire. Nous voulons dire par là
que tout rapport marchand, même dans sa forme la plus élémentaire, suppose l’existence préalable de monnaie. Ou
bien encore, d’une manière plus
concise et directe, le rapport marchand est toujours un rapport monétaire. C’est ce que nous appellerons
dorénavant “l’hypothèse monétaire” »
(La monnaie entre violence et confiance, 2002, p. 35).
C’est
là une hypothèse dont il est difficile d’exagérer l'audace dans la mesure où
toutes les approches concurrentes,
orthodoxes comme hétérodoxes, y compris marxistes, ont en commun de procéder à l’inverse pour penser la monnaie
à partir de la marchandise.
Cette dernière manière de penser est même si ancrée dans nos habitudes conceptuelles qu’il nous a
semblé utile, avant d’entrer dans la
rigueur de l’analyse formelle, de proposer au lecteur, dans le cadre de la
présente section, quelques remarques
qui lui permettront de donner un contenu intuitif à cette hypothèse énigmatique, mais pour nous centrale, de
« primauté de la
monnaie ».
Du
côté des producteurs, il s’agit simplement de rappeler que la production des marchandises est toujours une
production orientée vers la valeur abstraite,
une production dont le but est l’appropriation de cette valeur et rien d’autre. Sans cette idée de valeur abstraite
présente ex ante dans l’esprit des producteurs, il n’y aurait simplement pas d’offre de marchandises. Ou,
pour le dire autrement, le
concept d’une production de masse dans une économie /6/ structurée par le troc est une contradiction
dans les termes14. Elle dénoterait de la part des producteurs une profonde
incompréhension du monde réel qui les entoure, pour ne pas dire une totale irrationalité : en effet quel
sens y aurait-il à produire ce
qui ne peut être écoulé ? Du côté des consommateurs, il s’agit de souligner à quel point l’accès à la valeur
abstraite s’impose comme la plus urgente
des nécessités, celle qui prime toutes les autres parce qu’il y va de l’existence même des acteurs. On ne saurait
en trouver meilleur exemple que les situations de crise durant lesquelles, pour une raison ou une autre,
comme dans le cas du « coralito »
argentin en décembre 2001, les sujets économiques se trouvent privés de leurs moyens de paiement
habituels. La réaction à une telle situation
est immédiate et violente : on assiste à une ruée vers les substituts
monétaires, à savoir des signes
acceptés par le plus grand nombre, parce qu’il n’est pas d’autres moyens dans une économie marchande [une société marchande] pour
survivre. L’urgence du besoin
monétaire se donne ici à voir sous sa forme la plus extrême. Il se peut, dans certaines
configurations, que ces substituts soient euxmêmes des marchandises, mais c’est toujours en tant
qu’elles font l’objet d’une acceptation
généralisée qu’elles sont désirées, et non en tant que valeurs d’usage spécifiques.
Ce
qui affleure dans ces deux situations est la thèse selon laquelle, dans une économie où la production se trouve
distribuée dans les mains anonymes d’une
infinité de producteurs-échangistes souverains, la relation de chacun au
groupe dans son entier se construit par
la médiation de la valeur abstraite. Bien évidemment, cette thèse n’est nullement étrangère à la pensée de Marx.
Cependant, ce qui, à mes yeux, pose
problème chez cet auteur est sa manière de penser cette valeur abstraite. Il la voit comme une « substance
commune15 » aux marchandises, déjà objectivée, en l’occurrence le travail socialement
nécessaire pour les produire.
Cette stratégie théorique qui pense l’échange marchand comme résultant d’un principe de commensurabilité
définissable antérieurement à l’échange n’est
pas propre à Marx. Elle est commune à de nombreux courants économiques. C’est ce qu’on appelle une
« théorie de la valeur16. » Si ces /7/ théories peuvent différer dans la manière
dont chacune pense la valeur ♦, il est dans leur logique propre de construire un cadre théorique au sein
duquel la monnaie ne joue qu’un
rôle parfaitement accessoire. En effet, la seule mobilisation du principe de valeur ne suffit-elle pas à fournir une
réponse aux deux questions essentielles
que pose l’échange marchand ? À la question « Pourquoi les biens s’échangent-ils ? », cette théorie
répond : « Parce qu’ils contiennent
de la valeur » tandis qu’à la question : « Selon quel rapport
les biens s’échangent-ils ? »,
elle répond « Selon le rapport de leurs valeurs ». En conséquence, la monnaie ne s’y introduit
qu’après coup, c’est-à-dire après que toutes les questions essentielles ont trouvé leur réponse. On ne
saurait mieux dire son inutilité
conceptuelle. Ni l’échangeabilité en elle-même, ni la détermination des rapports quantitatifs à
travers lesquels celle-ci se manifeste ne dépend d’elle. Au mieux, dans ces approches, la monnaie n’a qu’une
utilité instrumentale :
rendre plus aisées des transactions dont la logique lui échappe totalement puisqu’elle relève entièrement du
principe de valeur. Dans la section de son Histoire de l’analyse économique qu’il consacre à
« La valeur », Schumpeter
est conduit à la même conclusion :
« Cela
implique que la monnaie est en fait un simple moyen technique qui peut être négligé chaque fois
que les problèmes fondamentaux
sont en cause, ou que la monnaie est un voile qui doit être enlevé pour découvrir les traits dissimulés
derrière elle. Ou, en d’autres termes
encore, cela implique qu’il n’y a pas de différence théorique essentielle entre une économie de troc et une
économie monétaire » (Schumpeter,
p. 288).
La
stratégie alternative que nous allons proposer trouve son fondement dans
l’idée que l’objectivation de la valeur
abstraite ne préexiste pas aux échanges marchands mais qu’elle en est l’enjeu le plus fondamental. Autrement
dit, s’il faut, en effet,
considérer la quête de la valeur abstraite comme ce qui caractérise les relations marchandes, comme ce qui motive
au plus profond les sujets économiques
parce qu’il y va de leur existence même, pour autant il est erroné de supposer que cette valeur abstraite se
présente aux acteurs sous une forme déjà objectivée, à la manière d’une substance naturelle. Il faut tout
au contraire penser qu’un des
enjeux les plus essentiels de la lutte marchande pour l’appropriation de la valeur abstraite
consiste précisément en la détermination de la forme socialement légitime que celle-ci doit revêtir, ce qu’on
appellera « monnaie ».
Dans cette perspective, la situation marchande « originelle » est
dominée par les conflits entre projets
monétaires concurrents. On est ici aux antipodes des situations « originelles » de troc considérées
par les théories de la valeur.
C’est l’acceptation unanime d’une même représentation monétaire de la /8/
valeur abstraite qui, dans notre cadre
théorique, constitue la condition de possibilité de l’économie marchande [la société marchande].
♦ Pour
certains, comme Marx et Ricardo, la valeur a pour fondement le travail ;
pour d’autres, comme les modernes, l’utilité.
|
Après l’énoncé de
ces considérations générales, il convient maintenant d’entrer dans le vif du sujet pour proposer
une présentation systématique de notre
pensée théorique en matière monétaire. Ce sera l’objet de la section qui
vient. Le modèle formel présenté suivra
étroitement l’analyse développée dans le chapitre deux de La monnaie entre violence et confiance.
Cette modélisation a pour signe
distinctif de chercher à saisir la réalité de la monnaie, non pas dans l’énumération de ses fonctions, comme il est
fait traditionnellement, mais dans sa
capacité à recueillir l’assentiment généralisé du groupe social et à l’exprimer
de manière objectivée, les fonctions
s’en déduisant. Il s’agit donc de penser la genèse de la monnaie. Pour ce faire, notre réflexion part d’une
économie marchande [une société
marchande] abstraite et démontre qu’en son sein s’engendrent
spontanément certaines forces
sociales conduisant à l’apparition de la monnaie. Toute notre analyse vise à caractériser ces forces ainsi
que les processus par lesquels elles produisent l’ordre monétaire. Cette démarche peut sembler paradoxale
par le fait qu’on commence par y
postuler l’existence de rapports marchand sans monnaie, alors même que tout notre effort théorique
vise à établir qu’une telle configuration
sociale ne peut pas exister. La contradiction n’est cependant qu’apparente dès lors qu’on comprend que
cette configuration n’est postulée que pour précisément démontrer qu’elle ne peut pas perdurer parce qu’elle
porte en elle la nécessité de la
monnaie et, par là même, son dépassement. Il est alors apparent qu’une telle étude est absolument
étrangère à la question de l’origine historique de la monnaie au sein de sociétés pré-marchandes qui en
seraient dépourvues. Le but de
l’analyse est tout autre : il s’agit d’expliquer en quoi les rapports marchands déjà constitués, du fait
des contradictions qui leur sont propres,
appellent nécessairement la monnaie pour accéder à une existence stabilisée. Pour cette raison, il faut parler
d’une genèse conceptuelle18 de la monnaie. Celle-ci permet de penser au plus près la monnaie marchande en
mettant au jour les puissantes énergies
sociales qui constamment oeuvrent à sa présence. Mais il est temps de passer à la présentation de cette genèse
conceptuelle.
2. Un modèle formel : séparation, incertitude, richesse et monnaie
Au point de départ de notre analyse est
postulée une économie marchande [une
société marchande], sans monnaie, constituée d’un ensemble de
producteurs-échangistes indépendants,
propriétaires de leurs productions et libres d’en disposer comme bon leur semble, « se reconnaissant
réciproquement comme propriétaires privés »
(Marx, p. 77). Dans une telle configuration sociale, comment penser les
/9/ stratégies
individuelles ? Selon quel principe ? Une première approche, la plus
usuellement retenue par les
économistes, consiste à supposer que les acteurs marchands ont pour but la maximisation de leur utilité en tant que
consommateurs, objectif qu’ils
réalisent grâce à des échanges appropriés. On trouve même cette idée chez Marx lorsqu’il écrit :
« Pour
[l’échangiste], la marchandise [qu’il possède] n’a aucune valeur utile immédiate ; s’il en était
autrement, il ne la mènerait pas au marché. La seule valeur utile qu’il lui trouve, c’est qu’elle est
portevaleur, utile à d’autres et
par conséquent un instrument d’échange. Il veut donc l’aliéner pour d’autres marchandises dont la valeur d’usage puisse
le satisfaire »
(p. 77-78).
Si
l’on poursuit cette idée jusqu’à son terme logique, on est conduit à une
économie de troc dans laquelle des
marchandises utiles s’échangent contre d’autres marchandises utiles. Bien qu’on la rencontre fréquemment sous
la plume des théoriciens de
l’économie19, cette conception ne nous semble pas pertinente. Elle passe totalement à côté de ce qu’est réellement une
économie marchande [une société
marchande], à savoir une économie tout entière orientée vers la valeur
d’échange et non vers l’utilité
des biens. Pour bien le comprendre, il importe de revenir à notre point de départ, l’étude conceptuelle
de la relation marchande, aux fins de construire une approche alternative plus conforme à sa réalité.
Pour
ce faire, commençons par remarquer à quel point le rapport marchand est une relation sociale paradoxale.
Est-il même justifié d’utiliser le terme
de « relation » pour désigner un face-à-face dominé par l’extrême
indépendance des protagonistes les uns
à l’égard des autres ? Il semble, tout au contraire, que c’est l’absence de liens qui caractérise le mieux cette
configuration sociale dans laquelle on
ne connaît ni dépendance personnelle, ni engagement collectif qui viendraient restreindre l’autonomie des choix
individuels. On peut d’ailleurs
constater qu’historiquement, le processus d’engendrement de la marchandise a toujours signifié la destruction
systématique des solidarités
traditionnelles. Pour toutes ces raisons, le terme de « séparation20 marchande »
nous semble le plus adéquat pour exprimer la situation d’extériorité extrême qui est celle des propriétaires de
biens en concurrence sur le
marché. À juste titre, beaucoup d’auteurs ont insisté sur le caractère superficiel d’une telle relation
qui exige pour être nouée que les protagonistes
en manifestent conjointement la volonté explicite, conformément à leurs intérêts immédiats. Je pense, tout
particulièrement, à Émile Durkheim qui écrit, dans De la division du travail social (1893) :
/10/
« Dans le fait de l’échange, les
divers agents restent en dehors les uns des autres, et l’opération terminée, chacun se retrouve et se
reprend tout entier. Les
consciences ne sont que superficiellement en contact ; ni elles ne se pénètrent, ni elles n’adhèrent
fortement les unes aux autres » (p. 181).
Notons
que le monde de la séparation sociale est un monde social très particulier, caractérisé par l’incertitude et
le risque à une échelle ignorée des autres sociétés. Il en est ainsi du fait même de la nature anarchique
de la production laissée au
libre choix d’un ensemble d’individus séparés, sans coordination ex ante. En conséquence,
chacun y dépend du groupe de manière totalement opaque et imprévisible. Les effets de cette incertitude sont
d’autant plus dévastateurs que
la société marchande fonctionne sur le strict mode du chacun pour soi. On n’y connaît pas ces
mécanismes d’assurance que sont les relations entre parents, proches ou voisins grâce auxquels dans les
sociétés traditionnelles, les individus
peuvent trouver du secours et de l’aide en cas de difficultés. Il s’ensuit une pression
constante sur l’existence de chacun et, corrélativement, le besoin impérieux d’une protection pour rendre
supportable l’incertitude et ses
effets. Soulignons que ce « besoin » qu’on trouve aux fondements de la société marchande ne doit
nullement s’interpréter comme l’expression
d’une angoisse existentielle première. Nulle psychologie ici mais la conséquence d’un rapport social particulier,
la séparation, conduisant à l’incertitude,
à l’isolement et à la crainte de l’exclusion. On comprendra que cette situation demande une réponse autrement
plus élaborée que la recherche d’utilité,
une réponse qui soit non seulement en proportion avec l’ampleur des défis qu’affronte le producteur-échangiste,
mais également en proportion des opportunités
que la société marchande offre à chacun. C’est ce qu’il convient maintenant de spécifier.
Caractériser
la relation marchande comme séparation, c’est proposer une analyse dans laquelle le sujet marchand est
essentiellement saisi comme individu en lutte pour la reconnaissance sociale face à un groupe marchand
incertain et opaque. Cette lutte
impose aux acteurs d’être en permanence attentifs aux transformations imprévues dont font l’objet
les techniques de production et les habitudes de consommation dans le but, au pire, de s’en préserver et,
au mieux, d’en tirer
profit ♦. La
possibilité d’une telle stratégie repose sur la capacité d’échanger à tout instant avec des
producteurs-échangistes inconnus, anonymes, dont on ignore les goûts spécifiques. Telle est la condition absolue de
la puissance marchande, à savoir
la capacité de s’adapter à l’incertitude d’où qu’elle vienne. À l’évidence, cette aptitude à échanger
avec n’importe qui au gré /11/
des mutations incertaines du monde
économique ne trouve pas dans les marchandises
ordinaires un moyen adapté, mais requiert un vecteur spécifique, en l’occurrence un « bien »
susceptible d’être accepté dans les transactions par le plus grand nombre ♦♦. On nommera « richesse », ces
biens hypothétiques qui font
l’objet d’un désir généralisé de la part des acteurs. En conséquence, leur
possession permet l’accès à un grand
nombre de productions, à proportion de leur degré d’acceptation au sein de la population. Notons qu’on trouve
une idée similaire sous la plume
d’Adam Smith au chapitre IV du livre 1 de La richesse des nations :
« tout
homme prudent, après le premier établissement de la division du travail, a dû naturellement s’efforcer de
gérer ses affaires de façon à avoir par devers lui, en plus du produit singulier de sa propre industrie, une
quantité d’une certaine denrée
ou d’une autre, susceptible d’après lui d’être acceptée par pratiquement tout le monde en échange du
produit de son industrie » (p. 25-26).
Ainsi,
contrairement à une conception répandue qui tend à penser le rapport marchand essentiellement sous la
forme de l’échange bilatéral des valeurs
d’usage (le troc bilatéral), notre approche, tout au contraire, fait valoir
que la relation marchande doit
s’analyser d’abord comme confrontation au groupe dans son entier. C’est la notion de richesse qui exprime le
mieux cette réalité. Parce
qu’elle est le moyen qui permet à l’individu d’entrer en relation avec un grand nombre d’individus inconnus, sa
détention multiplie d’autant ses potentialités
d’action. Cette analyse se prête volontiers à l’interprétation spinoziste avancée par Frédéric Lordon. Car
si le conatus est « l’intérêt à effectuer ses puissances et à les augmenter » comme l’écrit cet
auteur, alors, dans l’ordre
marchand, il a précisément pour finalité l’appropriation de la richesse. Dans la richesse, c’est l’accès à
la généralité qui est recherché par les producteurs-échangistes aux fins d’accroître leur puissance d’être. Il
s’ensuit que la lutte des
conatus marchands est d’abord une lutte pour la richesse. Cette lutte porte tout particulièrement sur la
détermination des formes de la richesse, chacun cherchant à faire prévaloir une définition qui serve ses
intérêts. Analysons cette lutte
et ses effets.
♦ La puissance est ambivalente, orientée soit vers la conquête, soit
vers la protection (Aglietta et Orléan, La monnaie entre violence et confiance, 2002, note 66,
p. 344 ♦).
♦ Note 66 :
On trouvera cette
ambivalence théorisée dans le livre que Frédéric Lordon a consacré à la
lutte entre la BNP, la Société Générale et Paribas. Par exemple lorsqu’il
écrit : « Car faire de la politique, pour les entités du capital,
signifie uniment organiser l’expansion et pourvoir à la survie. » La
Politique du capital. Anatomie d’une OPE, à paraître.
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|
♦♦ Dans
Aglietta et Orléan (ibid, 2002), aux
pages 59-68, on trouvera une analyse approfondie du lien logique qui
relie incertitude et désir de richesse. Si le monde Arrow-Debreu ne connaît pas la nécessité de
la richesse, cela tient au fait que le futur peut y être parfaitement
spécifié de telle sorte que, face à n’importe quel événement, les individus
sont capables de déterminer le panier de biens qui leur permet de s’y adapter
optimalement. Dans notre propre modèle, le futur étant radicalement
indéterminé, il nécessite un bien multifonctionnel permettant une totale
flexibilité, ce qu’est très précisément la richesse telle que nous l’avons
définie.
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La richesse telle
que nous l’avons définie conceptuellement s’identifie à ce que l’on nomme également la liquidité
(Aglietta et Orléan, La monnaie entre violence et confiance, 2002). Il
s’agit d’un « bien »
qui a la propriété d’être accepté par le plus grand nombre dans les échanges. Ainsi présentée, la richesse n’est
dans l’ordre marchand que le nom
/12/ donné au désirable
absolu, cette « chose » contre laquelle chaque membre du groupe est toujours prêt à aliéner ce qu’il
possède. Comment émerge-t-elle ? Quelles en sont les déterminations ? En restant dans le cadre de
notre modèle, un premier
prétendant à représenter la richesse consiste en ces marchandises particulières qui ont la propriété d’être
désirées par un grand nombre d’individus en raison même de leur valeur d’usage spécifique. Il n’est pas
difficile de démontrer que cette
spécification doit être repoussée. L’utilité ne constitue pas à elle seule une base appropriée pour fonder la
richesse. Pour le comprendre, notons
en premier lieu que cette détermination conduit à une caractérisation qui
serait par trop dépendante des
changements imprévus pouvant affecter les habitudes de consommation. Or, la richesse pour être richesse suppose
d’être perçue par les acteurs
comme fixe, sinon immuable. En effet, le producteur-échangiste n’acceptera de la détenir que dans la mesure
où il se sent assuré de pouvoir
l’échanger aisément à n’importe quel moment futur. Or, la seule détermination par les valeurs d’usage
intrinsèques ne lui permet pas d’obtenir cette assurance. Elle n’offre pas une sûreté suffisante. Par ailleurs,
en raison de la diversité
naturelle des goûts, cette détermination ne permettrait pas de produire un bien unanimement accepté
par tous les membres du groupe, preuve supplémentaire d’une inadéquation conceptuelle entre la logique de
l’utilité et la notion de
richesse. Enfin remarquons qu’il ne suffit pas que la richesse soit acceptée par chacun, encore doit-elle être
acceptée en grande quantité et en quantité
variable. Or, en tant que valeur d’usage, la marchandise à une utilité décroissante en fonction de la quantité qui
fait que sa demande connaît une saturation
rapide. À l’évidence, toutes ces raisons se conjuguent pour faire valoir
que la définition de la richesse
suppose un fondement autrement plus solide que les goûts personnels. Le rapport subjectif à la valeur d’usage est trop
versatile, trop disparate, trop
personnel pour être ici adéquat.
« Mais
sur quoi d’autres, dans une économie marchande [une société marchande], fonder l’unanimité du groupe ? » Question
difficile pour une société où dominent la séparation et l’autonomie des centres de production et d’échange. Il
nous semble qu’à cette question,
il n’y a qu’une seule réponse possible : « Sur l’unanimité du désir de richesse. » Toute l’analyse qui
vient d’être proposée a eu précisément pour but de démontrer qu’il ne fallait pas voir dans le désir de
richesse l’expression d’un
penchant subjectif de la part des agents mais bien la conséquence directe des contraintes sociales
marchandes pesant sur eux. Non seulement
la possession de richesse confère à l’acteur un supplément considérable de puissance, mais c’est
également la seule réponse appropriée pour se protéger de l’incertitude. On est alors conduit à une
définition autoréférentielle de
la richesse : est richesse ce qui rencontre le désir unanime de richesse qui caractérise les acteurs
marchands. Ou encore le « bien » susceptible d’être accepté par le plus grand nombre est
le bien que ce plus grand nombre lui-même considère comme étant la richesse. La modélisation explicite de ce
/13/ processus autoréférentiel
dépasse largement le cadre de cet article. Indiquons-en simplement les grandes lignes d’une manière
volontairement succincte ♦.
♦ Pour une présentation systématique,
on peut se reporter à Aglietta et Orléan (La Violence de la monnaie,
1982 et La monnaie entre violence et confiance, 2002).
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Conformément à la définition qui vient d’être exposée, découvrir sous
quelle forme se cache la richesse
signifie, pour un individu donné, s’interroger sur ce que les autres considèrent être la richesse. Autrement dit,
rechercher la richesse ne
signifie pas tant rechercher ce qui fascine que rechercher ce qui est propre à fasciner les autres, qui tous se
comportent de la même manière. Aussi, l’imitation est-elle étroitement liée à l’autoréférentialité puisqu’il
s’agit toujours de découvrir
l’opinion moyenne pour s’y conformer. On démontre que, sous certaines conditions, ce processus
autoréférentiel converge vers une situation où les acteurs se retrouvent unanimes pour désigner un même signe comme
représentant la richesse. C’est ce
qu’on appelle la « polarisation mimétique » (Aglietta et Orléan, La monnaie
entre violence et confiance, 2002,
p. 85). On parle également
d’» élection » pour désigner
ce processus de convergence des croyances. L’objet élu est dit « monnaie », c’est-à-dire forme de
la richesse unanimement reconnue par tous les membres du groupe. Telle est, sous sa forme la plus simple, notre
théorie de la monnaie
marchande ♦. La monnaie
est le produit d’un processus collectif, de nature essentiellement autoréférentielle et mimétique, qui conduit à
l’élection par la société tout
entière d’un certain signe perçu unanimement comme représentant le désirable absolu,
c’est-à-dire accepté par tous parce que tous croient que les autres l’accepteront ♦♦. Par un effet de pur « bootstrap »,
l’adhésion généralisée à cette croyance
suffit à la réaliser. En effet dès lors qu’unanimement perçue comme expression de la richesse, la monnaie est,
par ce fait même, désirée par
tous de telle sorte qu’ex post elle est bien produite comme richesse.
♦ On verra par la suite que cette
modélisation doit être complétée. En effet, elle ne saisit qu’une dimension
du phénomène monétaire, ce
qu’on pourrait appeler sa nature conventionnelle. Reste ce qui sera appelé le
processus d’exclusion (voir infra).
♦♦ Dans Aglietta et Orléan (La monnaie entre violence et confiance, 2002, p. 91-96), on trouvera une analyse
des nombreux points communs existant entre notre modèle et le modèle
mengérien (Menger, “On the origin of money”, Economic Journal, 1892).
|
En tant qu’elle
cristallise l’accord de la communauté dans son entier, la monnaie exprime une réalité qui dorénavant
échappe au champ des décisions individuelles,
à savoir la réalité d’une communauté unanimement soudée pour reconnaître la qualité de richesse absolue à
un certain signe arbitraire. En cela, la monnaie peut être dite « expression de la totalité sociale ».
Par la grâce de la polarisation
mimétique, elle s’impose à chacun comme le médium de la reconnaissance sociale, comme ce qui permet
d’entrer en relation avec n’importe
qui, comme ce qui conjure momentanément les effets délétères de la séparation. Ainsi, à nos yeux, l’émergence de
la monnaie est-elle l’acte premier de
l’économie marchande [la société
marchande], ce grâce à quoi elle accède à l’existence sous une forme stabilisée. Antérieurement à la
monnaie, il n’y a rien. Ou plutôt une /14/ économie marchande [une société marchande] fractionnée dans laquelle
coexistent plusieurs expressions rivales
de la richesse sans principe pour les unifier. On peut parler à leur propos
d’une pluralité de « monnaies
privées partielles » en concurrence. Avant de revenir sur cette idée, restons dans le cadre
de la présentation succincte qui vient d’être faite pour en déduire quelques propriétés essentielles de la
monnaie et, tout
particulièrement, celles qui en font un équivalent général.
3. Propriétés essentielles de la monnaie
Commençons par le fait que la monnaie n’est
pas une marchandise. N’importe quelle « chose » ou
« signe » peut être monnaie dès lors qu’elle est acceptée unanimement en tant que richesse par
l’ensemble des sociétaires. Au niveau
d’abstraction où nous nous sommes situés jusqu’à présent, son contenu spécifique est totalement indifférent et largement
indéterminé, seul compte l’accord
unanime ♦, en
l’occurrence la polarisation mimétique. Il se peut que cette polarisation se porte sur une
marchandise mais cela nécessite au préalable que cette marchandise cesse d’être perçue par les échangistes comme
étant simplement une
marchandise, c’est-à-dire comme une valeur d’usage spécifique, pour être perçue comme richesse, comme
expression du désirable absolu. À mes yeux, ce qui saisit le mieux la manière dont les sociétaires se
représentent la richesse et la
liquidité, c’est l’idée de talisman déjà utilisée par Marcel Mauss dans sa « Note
de principe sur l’emploi de la notion de monnaie » (« Essai sur
le don » [1923-24], Sociologie et anthropologie, p. 178), à
savoir quelque chose de l’ordre d’une puissance magique bienfaitrice. Avec l’idée de talisman, on est
fort loin de la marchandise en tant que bien utile et proche de la conception durkheimienne du sacré comme
« société transfigurée et pensée
symboliquement » (Sociologie et philosophie, 1924 [1906],
p. 59). Cette remarque nous
conduit à notre deuxième propriété : au travers de la monnaie, c’est la société qui est rendue présente.
♦ Voir Lordon
(« La légitimité au regard du fait monétaire », Annales.
Histoire, Sciences Sociales, n°6, 2000)
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Cette idée joue,
dans notre approche, un rôle important : obtenir de la monnaie, c’est recevoir l’onction de la
société. Cela découle directement de notre modèle : la monnaie n’y est rien d’autre que l’expression de
l’unité du corps social. Dans la
monnaie, c’est la société comme puissance d’acquiescement qui se manifeste. De fait, l'acquisition de monnaie est
ce par quoi les activités
individuelles de production se trouvent validées socialement. C’est sous cette forme que se fait connaître
publiquement la reconnaissance du groupe.
Déjà, dans le désir de richesse, le producteur vise à l’obtention d’une valeur socialement reconnue, mais il ne
s’agit encore que d’une reconnaissance partielle et provisoire à proportion du domaine d’acceptation de la
richesse considérée. Par contre,
dans la monnaie, la valeur sociale trouve son expression adéquate, pleine et entière, englobant
l’ensemble des sociétaires sous une forme /15/ stabilisée. Aussi, notre conception a-t-elle
comme particularité de doter la société
d’un point de vue actif et visible. Il prend la forme explicite des mouvements monétaires.
En tant que
richesse absolue, la monnaie s’impose comme la mesure de toute chose et chaque producteur évalue sa
marchandise au prorata de la quantité de monnaie qu’elle est capable de capter dans l’échange. Soulignons
combien cette conception des
prix et de la valeur diffère radicalement de celle proposée par les « théories de la valeur ».
On ne saurait trop insister sur ce point. Pour celles-ci, la valeur est une substance qui précède l’échange monétaire
et qu’on trouve disséminée dans
toutes les marchandises. Notre approche propose une logique toute différente : la valeur y
est tout entière du côté de la monnaie en tant qu’elle cristallise l’accord unanime des sociétaires. Les
marchandises ne valent que pour
autant qu’elles permettent d’obtenir de la monnaie. En conséquence, c’est la dépendance universelle
de tous les acteurs marchands à l’égard
de la monnaie qui constitue le fait théoriquement essentiel. Pour cette raison, dans cette approche de la
marchandise, la monnaie est première.
Cette
primauté ♦ du
rapport à la monnaie comme médiation fondatrice de l’activité marchande trouve dans la fonction
d’unité de compte son expression la plus achevée. Au travers de cette fonction, la monnaie s’affirme comme
le langage commun grâce auquel
les producteurs-échangistes peuvent se reconnaître, dialoguer et échanger. S’y exprime le fait que, dans
l’économie marchande [la société
marchande], l’existence sociale de toute chose passe par son expression
monétaire. L’univers des prix est la
forme par laquelle le primat de la monnaie s’exerce. Derrière les prix, il n’y a pas de « valeur »
cachée, mais simplement le désir
unanime de monnaie. Cela apparaît nettement au moment des crises monétaires. Lorsque la monnaie éprouve des
difficultés, on ne constate pas un retour
des supposées « vraies valeurs » qui se feraient alors connaître,
mais bien, tout au contraire,
une perte généralisée des repères nominaux, rendant de plus en plus problématique l’activité marchande
jusqu’à y faire totalement obstacle. Des questions aussi basiques que « mon entreprise fait-elle des
profits ou des pertes ? »
n’y trouvent plus de réponses satisfaisantes. Ce qui débouche sur la recherche effrénée d’une nouvelle monnaie.
♦ Il
s’agit d’une primauté conceptuelle qui a priori n’implique pas une
primauté historique. On se souvient qu’à la question : « Mais ces
catégories simples n’ont-elles pas aussi une existence indépendante, de
caractère historique ou naturel, antérieure à celle des catégories plus
concrètes ? », Marx répondait, en français dans le texte :
« Ça dépend » (Marx, 166). Cependant, qu’il soit prouvé que la
monnaie précède le développement marchand en le rendant possible est un fait
qui « conforte incontestablement notre position théorique »
(Aglietta et Orléan, La Monnaie
entre violence et confiance,
2002, p. 124). La
monnaie qui est ainsi mise à disposition du développement marchand n’est
évidemment pas la monnaie marchande que nous avons étudiée, même si elle en
partage suffisamment d’éléments pour être nommée également
« monnaie » (Aglietta et Orléan, La Monnaie souveraine,
1998). L’hypothèse théorique de primauté du rapport monétaire reçoit
néanmoins une confirmation empirique dans le fait que, sans monnaie
stabilisée, il n’ait pas de développement marchand. La question monétaire est
bien la question marchande par excellence.
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/16/ On
peut conclure cette analyse très incomplète ♦ des
propriétés générales de la
monnaie par la formule suivante : dans notre approche, la monnaie est une
médiation sociale. Par cette expression
quelque peu énigmatique pour les économistes
contemporains, il faut simplement entendre que la monnaie est, dans l’ordre marchand, ce par quoi la société
est rendue présente et s’impose à tous
les individus comme tiers médiateur organisant les échanges. La monnaie n’est pas un objet ou un instrument, mais un
lien institutionnel qui met en relation
les producteurs-échangistes les uns avec les autres selon des principes et
des normes qui lui sont propres. Telle
est notre perspective théorique. En ce sens, on peut dire que nous essayons de construire une théorie
institutionnaliste de la
monnaie. Cette idée consistant à voir dans la monnaie une institution médiatrice, dans laquelle se trouve
objectivée le corps social dans sa totalité, se trouve déjà chez Simmel qui l’a fort bien formulé de la manière suivante :
« Dans
l'achat monétaire, il intervient entre les deux parties une tierce instance : l'ensemble du corps
social qui pour cet argent met à disposition
une valeur réelle correspondante » (Philosophie de l’argent,
Simmel 1987, p. 195).
Cette
idée nous paraît tout à fait juste. Elle saisit parfaitement ce qu’est la
monnaie. Aussi n’avons-nous cherché
qu’à la compléter en rendant explicite le processus par lequel cette « tierce instance » émerge et
s’extériorise en une institution
légitime. C’est à nos yeux un point de passage obligé si l’on veut penser le rapport monétaire dans sa totalité.
Il s’agit de comprendre comment les désirs privés de richesse se rencontrent, s’affrontent et conduisent à
l’émergence d’un signe
unanimement reconnu. On ne peut imaginer conception plus résolument holiste. La monnaie y est
l’expression de la communauté marchande unie. L’analyse qui en a été faite, au travers des jeux
autoréférentiels, n’en constitue
cependant qu’une première ébauche dont l’intérêt réside en ceci qu’elle nous a permis de mettre en évidence
le rôle fondateur que joue l’accord mimétique dans la détermination de la monnaie. Il convient cependant de
l’approfondir. En effet, plusieurs
dimensions également essentielles de l’accord monétaire ne trouvent pas dans le modèle autoréférentiel une analyse
adéquate, au premier rang
desquelles la dimension politique.
♦ Une analyse
complète montrerait comment l’unanimité mimétique confère à la monnaie le
statut d’équivalent général, à savoir, outre la fonction d’unité de compte,
celles de moyen de circulation, de moyen de réserve et de moyen de paiement.
Toutes ces fonctions découlent de ce fait central que, dans l’unanimité
mimétique, la monnaie s’impose à la communauté marchande comme l’expression
adéquate de la valeur abstraite.
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4. Retour sur le processus d’extériorisation de la monnaie : le
rôle du politique
/17/
À l’aide du modèle autoréférentiel a pu
être explicité le processus de convergence
de toutes les croyances sur une même définition de la richesse, ce qu’on a appelé l’élection de la monnaie.
Cependant, à elle seule, cette convergence
ne suffit pas à construire une médiation institutionnelle. Pour ce faire, il faut plus que le simple fait
empirique de la convergence. Il faut que l’élection acquière la force d’une norme légitime. Cela suppose, non
seulement une voix qui puisse
publiquement prendre acte de l’élection, mais également et surtout une autorité à la légitimité
suffisante pour proclamer que l’élection d’aujourd’hui vaut désormais pour le futur. Pour désigner ce processus
qui redouble l’élection en lui
donnant sa force normative, on parlera d’exclusion de la monnaie. La monnaie s’y voit posée à
distance d’elle-même, reconnue publiquement
comme objet de la vénération de tous, c’est-à-dire comme autorité légitime. C’est toute la perception du
rapport aux autres qui s’en trouve d’un coup modifiée. Les échanges ne sont plus pensés sur le mode de la
contingence, mais comme
l’expression d’un destin collectif. Désormais domine la conscience d’une appartenance commune. Ce faisant, le
rapport monétaire construit un êtreensemble qui possède beaucoup des traits de la société politique : langage
commun, interdépendance objective des
existences, autorité commune. De ce point de vue, il faut, à juste titre, souligner les fortes similitudes
qui existent entre le modèle
hobbesien du Léviathan et notre propre modèle. Ces deux approches partagent une même question
centrale : « comment les désirs de puissance trouvent à s’accorder ? » et lui apporte une
réponse identique : « le souverain ».
Chez Hobbes comme dans notre modèle ♦, le souverain désigne le tiers
« dont la médiation vaut régulation pour les hommes qui échappent par là à
la violence naturelle » (Besnier, Histoire
de la philosophie moderne et contemporaine, p. 57).
♦ Sur fond de
cette communauté d’inspiration, les différences n’en sont pas moins
importantes. Premièrement, nos agents n’abdiquent pas leur droit à prendre la
vie d’autrui, mais leur droit à définir la richesse. Par ailleurs, alors que
cette abdication est absolue chez Hobbes, elle n’est chez nous que temporaire
et, en cas de difficulté, les individus auront tôt fait de nier l’autorité
monétaire pour s’en aller chercher une richesse plus en phase avec leurs
intérêts. Enfin, en troisième lieu, dans notre approche on ne trouve nul
contrat au fondement de l’élection monétaire, mais le mouvement mimétique
dont jaillit l’unanimité sans que personne n’en ait formé l’intention.
Dorénavant, nous situons notre analyse dans le cadre de sociétés à État.
|
Il ne faudrait pas déduire de cette analyse que la monnaie puisse à
elle seule constituer ou même
remplacer l’État. Il s’agit plus simplement de montrer que la monnaie ne saurait échapper à la
vigilance de l’État30, qu’elle est vouée à entrer dans son orbite. Ou encore, dit
autrement, que la monnaie ne peut rester purement économique. À cela, on peut donner deux raisons. D’une part,
en tant qu’objet
« protopolitique », expression de la souveraineté dans l’ordre des
marchandises, la monnaie ne peut
laisser indifférent l’État. Tous deux ne partagent-ils pas un même objectif, à savoir promouvoir l’unité du
corps social et la
légitimer ? Chacun dans son ordre de pratiques a besoin de l’autre et doit
pouvoir prendre appui sur lui. Tout
écart entre la définition de l’espace monétaire et l’espace politique conduirait à un dangereux conflit des
appartenances, débouchant sur des
tensions fortement déstabilisantes. Aussi /18/ importe-t-il, a minima, que la
détermination de l’espace monétaire ne contredise ni la cohérence politique de l’espace
politique, ni la manière dont s’y trouve organisé le vivre-ensemble et ses valeurs. D’autre part, que ce soit
via l’impôt ou via l’emprunt, on
retrouve toujours la monnaie au centre des préoccupations matérielles de l’État. Cela découle
naturellement de son statut d’expression de la richesse absolue. Aussi est-il absolument vital pour l’État de pouvoir
en organiser l’accès
conformément à ses intérêts. C’est le monnayage qui constitue l’enjeu décisif de cette organisation. Il
s’agit de déterminer qui peut, et à quelles conditions, voir sa dette admise à être transformée en monnaie. Il est
clair que celui dont les dettes
peuvent être ainsi monétisées possède un immense privilège puisqu’il peut accéder directement à la
valeur abstraite, sans passer par l’échange
marchand. En conséquence, il est impératif pour l’État de veiller à ce que les conditions du monnayage viennent
conforter les hiérarchies sociales dont il est le garant. En conclusion, ces deux ordres de raison, politique
et matériel, se conjuguent pour
faire de la monnaie un élément clef de la souveraineté étatique, ce qui explique que l’État ne puisse rester
passif dans le processus d’élection-exclusion de la monnaie. Dans nos sociétés, l’implication de l’État est ce par
quoi la nature éminemment politique de
la monnaie est rendue visible et explicite ♦. Il
faut à juste titre parler de « politique monétaire ». Il ne faudrait pas en conclure que la monnaie
serait devenue un instrument servile
aux mains de l’État ou même qu’il serait dans le pouvoir de l’État de faire valoir l’instrument monétaire de son
choix. Il n’en est rien. Notre analyse a bien souligné qu’aux fondements de la monnaie, se trouve la quête de
richesse des acteurs marchands,
c’est-à-dire la recherche d’un médium capable de stabiliser les relations de l’individu au groupe en lui offrant les
moyens d’une autonomie élargie.
Si la monnaie choisie ou gérée par l’État ne répond pas à ce besoin, alors les acteurs marchands
chercheront à contourner cette « mauvaise » monnaie, pour proposer une monnaie adéquate à
leurs intérêts. Pour désigner ce rapport
complexe entre l’État et la monnaie, qui ne se réduit ni à la domination,
ni à l’indépendance, j’ai proposé le
terme de « rapport de captation ». En effet, au terme de notre analyse, il apparaît que le
besoin de monnaie est une donnée constitutive
de la structure marchande, donnée que l’État tente de « capter » à
son profit, conformément à ses intérêts
politiques et matériels, mais sans jamais pouvoir en faire un pur outil. L’idée de captation rend bien compte de
l’extériorité relative de l’État par
rapport au rapport monétaire. L’image ici mobilisée est celle d’une énergie sociale indépendante, à savoir le
désir de monnaie, que l’État
cherche à orienter au mieux de ses visées stratégiques, mais sans en dominer le principe, comme EDF dresse
des barrages pour exploiter l’énergie
hydraulique. Mais il n’y réussit pas nécessairement et, de temps en temps, le fleuve vient pulvériser tous les
barrages qui avaient été construits pour /19/ le dompter.
Pour conclure, mesurons jusqu’à quel point la prise en compte des enjeux politiques a modifié notre modèle
initial.
♦ Toutes
les tentatives visant à déprendre la monnaie de sa dimension politique sont
vouées à l’échec (Orléan, « L’utopie individualiste d’une économie sans
monnaie », Communications, n°78, 2005).
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Notre modèle originel traite la détermination de la monnaie à la
manière d’un jeu purement
conventionnel à la Lewis ♦. Dans un tel jeu, il n’existe aucun intérêt spécifique à faire prévaloir une
opinion plutôt qu’une autre. Cette simplification
n’a rien d’aberrant. Elle correspond à une dimension importante du rapport monétaire : lorsque celui-ci
est envisagé essentiellement comme convention
de mesure par des individus de poids trop faible pour pouvoir peser significativement sur le choix final. Dans de
telles circonstances, nos individus ne cherchent pas à faire prévaloir une forme de richesse spécifique,
car cela est totalement hors de
leur portée, mais à découvrir sous quelle forme elle se cache. Notons que l’existence d’intérêts personnels
peut être introduite sans modifier en
profondeur l’interaction pour autant que ces intérêts restent d’un faible poids
par rapport aux gains collectifs que
permet l’adoption d’une même définition de la richesse, ce qui est le plus souvent le cas lorsqu’on ne considère que
des individus isolés. Par
contre, la prise en compte du politique modifie radicalement cette situation parce qu’elle autorise une nouvelle forme
d’expression des intérêts, non plus
individualisés au travers des achats et ventes marchands, mais au travers de coalitions politiques venant directement
faire pression sur l’appareil
d’État. On quitte alors le terrain des marchés pour investir le terrain politique. Il s’ensuit une
transformation en profondeur de ce qu’on a appelé « la concurrence des monnaies privées » qui prend
désormais la forme de concurrence
entre projets politiques de réforme monétaire ♦. Dans ce
nouveau contexte, c’est au
travers de la loi que s’engendre la nouvelle monnaie et qu’est produite la nouvelle unanimité. L’analyse
historique de la monnaie montre l’importance
cruciale de ces luttes politiques qui ont pour objet la monnaie, et leur extrême violence. Cela n’interdit pas
que, dans le même temps, les acteurs économiques interviennent activement sur le marché pour y chercher les
formes de la richesse les plus
adaptées à conserver leur pouvoir d’achat, les deux processus s’articulant l’un à l’autre. Notons
que la concurrence marchande entre formes
privées de richesse se trouve elle-même transformée lorsqu’on introduit la dimension politique. En effet, en raison
de son poids spécifique, l’État s’impose
alors comme un élément central dans la manière dont chacun évalue les diverses formes d’investissement.
L’illustration la plus claire de cela nous est donnée par le marché des changes et par le rôle qu’y jouent les
informations politiques. On le
voit tout particulièrement en périodes de guerre : les nouvelles concernant qui est victorieux ou qui est
vaincu ont le plus grand impact sur la valeur relative des monnaies. En conclusion, notre modèle d’élection
monétaire se trouve notablement
transformée et approfondie dès lors que la dimension politique est introduite. Il n’en reste pas
moins que le message central reste /20/ inchangé : la concurrence entre les divers prétendants à exprimer
la richesse conduisant, sous une
forme (mimétique) ou une autre (politique), à l’élection-exclusion de la monnaie.
♦ Appelé encore « jeu de pure
coordination » (Orléan, Analyse économique des conventions,
2004).
♦♦ Ce que
montre parfaitement l’hyperinflation allemande (Orléan, « Crise de la
souveraineté et crise de la monnaie : l’hyperinflation allemande des
années 1920 » in Bruno Théret, La monnaie dévoilée par ses crises,
2006).
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Pour conclure
cette section, notons que, dans notre optique, il y a crise monétaire lorsque le désir de richesse ne
trouve plus dans la monnaie existante un médium satisfaisant. C’est le cas, par exemple, lorsque la politique
monétaire entre par trop en
contradiction avec les intérêts de telles ou telles catégories sociales, ce qui conduit celles-ci à réagir
en cherchant de nouvelles formes de richesse mieux adaptées à leurs stratégies. Il s’ensuit un retour de la
concurrence entre ce qu’on peut
appeler des « monnaies privées partielles » et la monnaie légitime. On parle alors d’un
« fractionnement monétaire ». C’est au travers de ce concept de fractionnement que notre
approche saisit la crise monétaire, à savoir la remise en cause de l’élection-exclusion. L’enjeu de cette
crise est la formation d’une
nouvelle unanimité et, ce faisant, d’un nouvel ordre monétaire. Le modèle adéquat pour analyser, et la
logique du fractionnement, et la manière dont elle débouche sur une nouvel ordre, est précisément notre modèle
de base. On peut dire que, dans
la crise, se rejoue le processus de formation de la monnaie. On y voit à nouveau se déchaîner les
luttes monétaires. Si l’analyse détaillée
du fractionnement dépasse largement les limites de cet article, il convient cependant de noter, pour éviter tout
malentendu, que le fractionnement ne
s’identifie pas avec le fait qu’une pluralité de monnaies soit présente. Les
systèmes monétaires hiérarchisés
contemporains connaissent, à côté de la monnaie fiduciaire centrale, des monnaies bancaires sans qu’on puisse
parler de fractionnement. Il y a
fractionnement lorsque les monnaies en présence sont en concurrence ouverte, chacune prétendant à
l’hégémonie. Cela se traduit, le plus souvent, par un taux de change flexible entre ces monnaies. Dans ces
conditions, il y a crise de la
représentation de la valeur abstraite au sens où plusieurs expressions en sont proposées aux agents
économiques.
Dans
le cadre d’une exposition qui se voudrait complète et logique, il conviendrait, après cette analyse du rapport
monétaire, d’en venir à la marchandise.
On trouvera dans Orléan (Analyse
économique des conventions,
2004) quelques éléments susceptibles d’être utiles à un tel projet. Dans cet article, nous ne nous suivrons
pas cette ligne d’exposition et
nous traiterons schématiquement du rapport salarial dans ses liens à la monnaie. Outre son importance
pratique, la prise en compte du rapport
salarial est intéressante pour notre propos en ce qu’elle permet de montrer avec force que l’organisation
monétaire, loin d’être neutre, participe activement à la reproduction des rapports de domination. Cette réalité
de l’ordre monétaire est restée
jusqu’à maintenant à l’arrière-plan dans la mesure où nous avons principalement considéré une économie
marchande [une société
marchande] abstraite constituée
de producteurs-échangistes interchangeables. Dès lors qu’on introduit des classes ou groupes sociaux aux intérêts
antagonistes, cette présentation
/21/ demande à être
amendée. Montrons-le à propos de cette forme spécifique d’économie marchande [de société marchande] qu’est l’économie
capitaliste.
5. Le rapport salarial et la monnaie
Le rapport salarial est ce rapport de
production particulier dans lequel l’appropriation
du travail par les détenteurs des moyens de production, appelés capitalistes, s’opère via l’achat de la force
de travail sur le marché. Comme l’écrit
Marx, le capitaliste « trouve sur le marché la force de travail à titre de
marchandise » (p. 130). Il
s’agit d’un rapport de subordination dans la mesure où l’existence du salarié s’y révèle
entièrement dépendante de l’initiative de ceux qui sont les propriétaires des moyens de production. Michel de
Vroey écrit :
« le
salarié est donc un agent passif, soumis et dépendant. Il est passif parce qu’il ne décide pas. Il est soumis
parce que le contrat qu’il noue
avec une firme donnée implique que, sur les lieux du travail et durant les horaires convenus, il se plie à la
discipline collective et obéisse aux
ordres de l’autorité. Il est dépendant parce que son intégration sociale,
c’est-à-dire sa participation à la
production sociale et l’accès à la consommation
qui en découle, est l’effet de décisions qui lui sont extérieures, sur lesquelles il n’a pas
prise » (op. cit., p. 127-8).
Ce
dernier aspect est essentiel : sans moyen de production, le travailleur se
trouve contraint de vendre sa force de
travail au détenteur du capital. Cette analyse est fortement contestée par la pensée libérale qui a
contrario voit dans le rapport
salarial une relation équilibrée même si, comme tout contrat privé, elle
connaît des variations au gré des
forces relatives de l’offre et de la demande. L’analyse marxiste trouve dans l’oeuvre de Keynes un puissant soutien.
En effet, dans la Théorie
Générale, Keynes introduit explicitement
l’idée d’une asymétrie entre entrepreneurs et salariés,
dont le chômage involontaire est l’expression
la plus significative ♦. Pour le dire schématiquement, il s’agit
d’abandonner l’hypothèse d’une offre de
travail de la part des salariés pour considérer que le niveau d’emploi est déterminé par les seuls
entrepreneurs, via leur demande
de travail. C’est ainsi que Jean Cartelier peut écrire :
« Dans
l’économie de Keynes, les salariés sont dépendants des entrepreneurs dans un sens technique très
précis : ce sont ces derniers qui déterminent la contrainte budgétaire des salariés alors que dans /22/ l’économie néo-classique, la contrainte budgétaire des salariés est
liée à leur offre de
travail » (L’Économie de Keynes, 1995, p. 53).
Il s’ensuit que le volume de l’emploi dépend de
l’ampleur globale des initiatives marchandes
décidées par les entrepreneurs en fonction de leurs anticipations de profit, ce qui rend possible un chômage
involontaire.
♦ On
sait qu’un tel chômage ne saurait exister aux yeux d’un libéral.
|
Cette capacité
d’initiative économique qui fonde la position dominante des capitalistes trouve dans l’organisation
monétaire sa juste traduction. En l’occurrence,
il s’agit de faire en sorte que les entrepreneurs aient, antérieurement à tout échange, les moyens de
réaliser leurs anticipations, ce qui implique un accès privilégié à la monnaie au travers du système de
crédit. On retrouve ici cette
idée importante selon laquelle les règles monétaires, loin d’être arbitraires ou neutres, sont l’expression de
hiérarchies sociales qu’elles s’efforcent
de conforter. Leur enjeu central est l’accès au monnayage qui permet d’obtenir des moyens de paiement hors marché.
L’ordre monétaire capitaliste nous
en fournit une illustration exemplaire : le monnayage s’y fait contre la
garantie du capital, ce qui en exclut
les salariés. Par le fait qu’ils ont accès au monnayage, les entrepreneurs-capitalistes ont l’initiative de la
dépense :
« Pour
entreprendre un projet marchand, la disposition d’argent au départ est nécessaire… Le prolétaire est
quelqu’un qui n’a pas accès au monnayage.
Il est donc dans l’incapacité de devenir un producteur indépendant et, a fortiori un
capitaliste. La cession de la force de travail est la seule alternative qui lui est ouverte » (de Vroey, op. cit.,
p. 130).
Pour
toutes ces raisons, l’échange salarial n’est pas une relation marchande mais
bien un rapport de soumission qui passe
par la monnaie. Alors que les banques commerciales avancent à court terme aux entrepreneurs des moyens de
paiement, les salariés ne peuvent
entrer sur le marché qu’une fois qu’ils ont perçu leur revenu, en l’occurrence les salaires. Il s’ensuit une
asymétrie dans l’accès à la
monnaie par laquelle la domination du capital se voit fortement étayée. Cette proposition très générale ne
constitue cependant que la première étape d’une analyse qui, pour être convaincante, suppose une
explicitation précise des
diverses règles du monnayage et des différents régimes monétaires auxquelles elles conduisent. On retrouve ici
les fondamentaux de la démarche régulationniste.
Mais c’est là une analyse qui dépasse largement le cadre du présent article.
CONCLUSION
Dans notre perspective, la monnaie est
l’institution économique primordiale,
condition d’existence et de développement des rapports marchands. /23/ C’est par elle que se définit l’espace économique. Ou dit encore
autrement, c’est la vénération
collective de la monnaie perçue comme la forme socialement reconnue et légitimée de la richesse qui est
l’acte premier de la société marchande.
Il s’agit, en conséquence, de penser le lien monétaire comme étant le lien essentiel, celui à partir duquel les
échanges marchands peuvent se développer.
Pour
autant, cette idée d’essentialité du fait monétaire ne doit pas prêter à
malentendu. Il ne s’agit nullement de
défendre la thèse selon laquelle les déterminations monétaires auraient une quelconque supériorité, par
exemple, sur les déterminations
politiques ou salariales. Pourtant Jacques Sapir (Les Trous noirs de la
science économique, 2000) va même
jusqu’à nous prêter l’idée que la monnaie serait « le pivot unique des
économies et des sociétés
modernes » (p. 195). Nous espérons que l’analyse des relations entre monnaie et État comme celle
des relations entre monnaie et salariat
auront complètement dissipé cette incompréhension. En effet, tout au long de ces analyses, il est apparu avec
force que chaque ordre de phénomènes, monétaire, politique ou capitaliste, était considéré comme possédant sa
propre logique et devant
composer avec les autres sans qu’a priori l’un soit supposé l’emporter sur les autres. C’est ainsi que
nous avons insisté sur le fait que le capitalisme ne pouvait en rien être pensé comme une extension de l’ordre
monétaire. L’idée de captation va même
plus loin puisque, sur fond d’autonomie des logiques politique et monétaire, elle accorde au politique une
certaine capacité à contrôler le
monétaire. En résumé, notre conception de l’architecture institutionnelle du capitalisme ne s’écarte
pas radicalement de celle proposée par la théorie de la régulation, à savoir l’articulation de cinq formes
institutionnelles fondamentales.
Pour bien comprendre l’idée d’essentialisme, il convient de la resituer dans son vrai contexte, à savoir
l’analyse des économies marchandes et l’opposition aux théories de la valeur. Elle se résume alors à la thèse
selon laquelle, dans l’ordre
marchand, la monnaie est première.
Cette
proposition peut sembler évidente, mais il faut rappeler à quel point elle ne l’est pas, à quel point elle s’oppose
à tout ce qui est dit sur la monnaie par presque toutes les autres théories, depuis Marx lui-même jusqu’à
l’économie orthodoxe
contemporaine. Tout notre effort théorique a précisément tenu en cela de construire une théorie de l’économie
marchande [la société marchande]
qui place en son centre le rapport
monétaire. A contrario, les autres économistes partent toujours du
rapport aux marchandises pour ne penser
la monnaie que dans un second temps, par exemple, comme une technique de transaction plus efficace que le
troc. Pour désigner cette
dernière perspective d’analyse, celle qui voit dans la monnaie un instrument permettant de faciliter les
échanges, je parlerai d’une approche instrumentale de la monnaie. Dans cette perspective instrumentale,
ultramajoritaire en économie, la
monnaie est seconde et inessentielle puisqu’elle n’est pas nécessaire à ce qu’existe une économie marchande [une société marchande] qui
peut parfaitement fonctionner
grâce uniquement au troc, même si c’est de manière moins efficace. La monnaie permet simplement
à l’économie marchande [la
société marchande] d’être /24/ plus efficace. Cette inessentialité de la monnaie ne trouve pas de
meilleure illustration que
l’idée même de neutralité monétaire qui signifie que les rapports d’échange dans une économie monétaire sont
les mêmes que ceux qui prévaudraient
dans une économie de troc. Patinkin écrit : « Au sens strict, la
neutralité de la monnaie n’existe que
si la transformation pure et simple d’une économie de troc en une économie monétaire n’affecte pas les prix
relatifs et l’intérêt
d’équilibre » (La monnaie, l’intérêt et les prix, 1972 [1954],
p. 96). On ne saurait mieux dire que la monnaie ne compte pas.
M. Ripley s’amuse