L’ILLUSION DE L’ÉCONOMISME ♦
Notre génération est
confrontée au problème général de l’existence matérielle de l’homme ;
toute tentative qui se propose d’offrir une image plus réaliste de ce problème
rencontre dès l’origine un obstacle insurmontable : le mode de pensée
particulier qui nous vient de l’économie du XIXème siècle, et des conditions de vie qu’elle a créées
dans toutes les sociétés industrialisées. Cette mentalité est personnifiée dans
l’esprit marchand.
Dans ce chapitre, notre
propos sera dans un premier temps de repérer les mystifications répandues par
l’esprit marchand, pour ensuite exposer certaines des raisons pour lesquelles
elles ont à ce point influencé l’opinion publique.
Tout d’abord, nous définirons la nature de cet anachronisme conceptuel, ensuite nous décrirons les transformations institutionnelles qui ont permis son apparition, et enfin nous mesurerons son influence sur l’ensemble de nos attitudes morales et philosophiques. Nous suivrons les retombées de cette attitude intellectuelle sur les champs organisés de savoir qui constituent les sciences sociales, tels que la théorie économique, l’histoire économique, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, l’épistémologie.
Une telle étude ne devrait laisser subsister aucun doute sur l’impact de l’économisme sur à peu près tous les aspects des questions qui nous préoccupent, en particulier sur la nature des institutions, des politiques, et des principes économiques tels qu’ils apparaissent dans les formes d’organisation passées de l’existence matérielle de l’homme.
♦. “The Economistic Fallacy”, ler chapitre de The
Livelihood of Man édité par Harry W. Pearson, Academic Press. N-Y.,
San Francisco, Londres, 1977, que nous remercions ; traduit par Antoine
Deville. Bulletin du MAUSS, n° 18, juin 1986. {Je me suis permis de remplacer
« fallace », traduction
initiale de fallacy, par « illusion » car le
dictionnaire de l’Académie de 1696 indique que le mot fallace
« commence à vieillir ». Heil Myself !}
Il est rarement pertinent de
réduire l’illusion centrale d’une époque à une erreur de logique ;
pourtant, d’un point de vue conceptuel, on ne peut, de par la nature des
choses, décrire autrement /12/ l’illusion de l’économisme. L’erreur
logique a été de nature courante et anodine : un vaste phénomène générique
a été dans une certaine mesure identifié à une espèce qui nous est familière.
C’est ainsi que l’erreur a consisté à poser une équivalence entre l’économie
humaine en général et sa forme marchande (erreur qui a sans doute été facilitée
par l’ambiguité originelle du terme « économique », sur laquelle nous
reviendrons plus tard). L’illusion est alors évidente : la dimension
physique des besoins humains fait partie de la condition humaine ; une
société ne peut exister sàns une forme ou une autre d’économie substantive.
D’autre part, le mécanisme de l’offre et de la demande (que l’on appelle
couramment marché) est une institution relativement moderne, de structure
particulière, qui n’est facile ni à instituer ni à maintenir en état de
fonctionnement. Approcher l’économique en termes exclusivement marchands
revient à effacer du paysage la plus grande part de l’histoire humaine. D’un
autre côté, étendre démesurément la définition du concept de marché au point
qu’elle absorbe tous les phénomènes économiques revient à attribuer à ceux-ci
des caractéristiques qui n’appartiennent qu’aux phénomènes de marché.
Inévitablement, toute réflexion perd ici de sa clarté.
Certains penseurs plus
réalistes ont vainement insisté sur la nécessité d’une distinction entre
l’économie en général et ses formes marchandes ; de tous temps, cette
distinction a été effacée par un “Zeitgeist” [En allemand
dans le texte, ndT]
qui était à
l’économisme. Ces penseurs accentuaient le sens substantif de
1‘« économique ». Ils identifiaient l’économie avec l’industrie
plutôt qu’avec les affaires, avec la technologie plutôt qu’avec un cérémonial [“ceremonialism”, ndT] avec les moyens de production plutôt qu’avec les titres de propriété,
avec le capital productif plutôt qu’avec le capital financier, avec les biens
en capital plutôt qu’avec le capital lui-même, en bref, avec la substance
économique plutôt qu’avec ses formes et ses terminologies marchandes. Mais les
circonstances ont été plus puissantes que la logique, car des forces
irrésistibles étaient à l’oeuvre dans l’histoire, qui allaient fondre deux
concepts hétérogènes en un seul. /13/
Le concept d’économie naît avec les physiocrates français, en même
temps que s’institue le marché en tant que mécanisme de l’offre et de la
demande. Le
phénomène nouveau, qu’on n’avait jamais connu auparavant, révélait une
interdépendance entre des prix fluctuants qui affectait directement des
multitudes d’hommes. Cet
univers naissant des prix était le résultat d’une extension récente du commerce
— institution beaucoup
plus ancienne que les marchés, et indépendante de ces derniers — dans
les articulations de la vie quotidienne.
Les prix existaient bien sûr
auparavant, mais en aucun cas ils ne s’étaient constitués en système. De par la
nature des choses, leur sphère d’action était restreinte au commerce et à la
finance, dès lors que seuls les marchands et les banquiers utilisaient
régulièrement de la monnaie, la plus grande part de l’économie restant par
ailleurs essentiellement rurale et non commerciale — une goutte d’eau de
marchandises dans une vaste mer inerte de vie de voisinage, que ce fût celle du
château seigneurial ou de la maisonnée. Il est vrai que les marchés des villes
connaissaient monnaie et prix, mais l’objectif visé en contrôlant ces prix
était de les maintenir stables. Ce n’était pas tant leurs fluctuations
occasionnelles que leur prédominante stabilité, qui en faisaient un facteur de
plus en plus important dans la détermination des profits tirés du commerce, dès
lors que ces profits provenaient de différences de prix fixes entre deux points
distants plutôt que de fluctuations anormales de prix sur les marchés locaux.
Mais la simple pénétration du commerce dans la vie quotidienne n’aurait
pu à elle seule créer une économie, au sens nouveau et spécifique du terme, si n’étaient survenus de
nombreux autres développements institutionnels. Parmi ces derniers, il faut
noter la pénétration du commerce étranger dans les marchés, qui va les
transformer de marchés locaux strictement contrôlés, en marchés créateurs de
prix sujets à de plus ou moins amples fluctuations. A quoi succéda l’invention
révolutionnaire de marchés à prix fluctuants pour les facteurs de production,
le travail et la terre. Cette dernière transformation fut la plus radicale de
toutes de par sa nature et ses conséquences. Cependant ce n’est qu’après un
certain temps que les différents prix, qui comprenaient dorénavant les
salaires, les prix de la nourriture et la rente, ont montré une interdépendance
notable, et ont ainsi produit les conditions qui ont conduit les hommes à
accepter la /14/ présence d’une réalité substantive qui n’avait pas été
perçue jusqu’ici. Ce champ
de pratiques naissant était l’économie, et sa découverte — une des expériences émotionnelles
et intellectuelles qui constitua notre modernité — apparut aux physiocrates
comme une illumination et les constitua en secte philosophique. Adam Smith retint
d’eux la leçon de la « main invisible », mais il ne suivit pas
Quesnay dans les voies du mysticisme. Alors que son maître français avait
simplement remarqué l’interdépendance de certains revenus, et leur dépendance
générale par rapport aux prix du blé, son disciple le plus célèbre, parce que
vivant dans une économie
anglaise moins féodale et plus monétarisée, fut capable d’intégrer les
salaires et la rente dans l’ensemble des « prix » et fut donc par là
le premier à entrevoir la richesse des nations comme un élément intégré aux
manifestations diverses d’un système sous-jacent de marchés. Adam Smith devint
le fondateur de l’économie politique parce qu’il reconnut, bien que de façon
grossière, dans l’interdépendance de ces différentes prix, une tendance à ce
que ces prix résultent de marchés concurrentiels.
Bien qu’à l’origine cette interprétation de l’économie en
termes de marché n’ait été qu’une façon raisonnable de lier de nouveaux
concepts à de nouveaux faits, il nous paraît difficile de comprendre pourquoi
il a fallu des générations entières pour que l’on réalise que ce que Quesnay et
Smith avaient réellement découvert, constituait un champ de phénomènes indépendant de l’institution de
marché, dans laquelle ils se manifestaient à cette époque. Mais, ni Quesnay
ni Smith n’avaient l’intention de faire de l’économie une sphère d’existence sociale qui transcenderait
le marché, la monnaie, ou les prix — et dans la mesure où ils le firent,
ils échouèrent. Ils ne dégagèrent pas tant l’universalité de l’économie que la
spécificité du marché. En effet, la représentation traditionnelle de l’unité
des affaires humaines [“traditional unity of all human affairs”, ndT] déformait encore leurs
pensées, et les rendait hostiles à une notion de sphère économique séparée de la société, bien
qu’elle ne les ait pas par ailleurs empêchés d’affubler l’économie de
caractéristiques propres au marché. Adam Smith introduisit les méthodes du
commerce dans la caverne de l’homme primitif, en projetant son fameux penchant
à trafiquer, troquer et échanger dans l’arrière cour du Paradis. L’approche de
l’économie par Quesnay n’était pas moins catalactique ♦. Son économie était une économie du « produit net », qui
représentait /15/ peut-être une notion réelle du point de vue de la
comptabilité seigneuriale, mais un simple fantôme en ce qui concerne le procès entre l’homme et la
nature dont l’économie est un aspect. Le prétendu « surplus »
dont il attribuait la création au sol et aux forces de la nature, n’était rien
d’autre qu’un transfert à 1’« Ordre Naturel » de l’habituelle supériorité du prix
de vente sur les coûts de production. L’agriculture en vint alors à
occuper le devant de la scène parce que les revenus de la classe féodale
dirigeante étaient en jeu, mais par la suite, la notion de surplus vint
définitivement hanter les écrits des économistes classiques. Le « produit
net » est l’ancêtre de la plus-value marxiste, et de tous ses dérivés.
C’est ainsi que l’économie fut imprégnée d’une notion étrangère au processus général dont elle
participe, ce processus ne connaissant ni coûts ni profits, et n’étant pas constitué par
une série d’actions productrices de surplus. Les forces physiques et
psychologiques ne sont pas non plus déterminées par l’urgence d’assurer un
surplus au-delà d’elles-mêmes. Ni les lis des champs, ni les oiseaux dans les
airs, ni les hommes dans les pâturages, les champs, les usines — gardant le
bétail, moissonnant, ou déclenchant les robots d’une chaîne de montage — ne
produisent de surplus au-delà de leur propre subsistance. Le travail, comme le
loisir et le repos, n’est qu’un moment dans la vie autosuffisante de l’homme.
La construction de la notion de surplus n’a été que la projection du modèle de
marché sur un aspect
fondamental de cette existence — l’économie [1].
♦ littéralement
« échangique ». « catalactique »
n’existe pas en français, seulement catalectique : vers latin ou
grec auquel il manque un pied au dernier mot. catallactic : a. pertaining to exchange. catallactics, n. study of commercial
exchange. From the Hutchinson Encyclopaedia. “Catallactics :
According to Mises (Human Action, page 3) it was Richard Whately
who coined the term ‘catallactics’. In effect, in Whately's book
Introductory Lectures on Political Economy, published in 1831, it can be
read: ‘It is with a view to put you on your guard against
prejudices thus created, (and you will meet probably with many instances of
persons influenced by them,) that I have stated my objections to the name of
Political-Economy. It is now, I conceive, too late to think of changing it.
A. Smith, indeed, has designated his work a treatise on the Wealth of
Nations but this supplies a name only for the subject-matter, not for the
science itself. The name I should have preferred as the most descriptive, and
on the whole least objectionable, is that of CATALLACTICS, or the Science of Exchanges.’ Friedrich
Hayek used the term Catallaxy to describe as ‘the order brought
about by the mutual adjustment of many individual economies in a market.’
He was unhappy with the usage of the word ‘economy’, feeling that the
Greek root of the word — which translates as ‘household management’ —
implied that economic agents in a market economy possessed shared goals.
Hayek derived the word ‘Catallaxy’ (Hayek's suggested Greek
construction would be rendered καταλλάξια)
from the Greek verb katallasso (καταλλάσσω)
which meant not only ‘to exchange’ but also ‘to admit in the community’
and ‘to change from enemy into friend.’ ” (Wikipédia anglais) καταλλακτικός : propre
à concilier ; καταλλαγή :
échange (d’argent), règlement, réconciliation. (Bailly) |
Si, à l’origine,
l’identification logiquement fallacieuse des « phénomènes
économiques » aux « phénomènes de marché » était compréhensible,
elle devint par la suite une exigence pratique dans cette nouvelle société et
ce nouveau mode de vie qui apparurent dans les déchirures de la Révolution
Industrielle. Le mécanisme de l’offre et de la demande dont la première
apparition avait produit le concept prophétique de « loi
économique », crût rapidement en une des forces les plus puissantes qui
ait jamais pénétré la scène humaine. En l’espace d’une génération — disons de
1815 à 1845, les “Thirty Years’Peace” de Harriet Martineau — les marchés
créateurs de prix, qui n’existaient auparavant que comme enclaves dans certains
ports de commerce et bourses d’échange, montrèrent leur capacité résolue à
organiser les êtres humains comme s’ils étaient des débris de matière première
que les marchés combinaient à la surface de la terre-mère ; tout pouvait
désormais être librement mercantilisé [c’est à
dire, selon la définition même de Polanyi, en vue de la vente], et
organisé en unités industrielles aux ordres de personnes privées engagées
essentiellement /16/ dans un procès d’achat et de vente visant le
profit. En un temps extrêmement bref, la fiction de la marchandise, appliquée
au travail et à la terre, transforma la substance véritable des sociétés
humaines. Tel fut le résultat pratique de l’identification de l’économie au marché. La dépendance des hommes
vis-à-vis de la nature, en ce qui concerne leurs moyens de subsistance,
tomba sous le contrôle du marché, création institutionnelle toute nouvelle dotée d’un pouvoir
irrésistible et qui venait de surgir brusquement de la nuit obscure. Cette
nouveauté (ce gadget) institutionnelle, qui devint rapidement la force dominante de l’économie
— dès lors uniquement définie comme « économie de marché » —, impulsa
alors une autre transformation encore plus considérable : une société entièrement
encastrée dans sa propre économie — une « société de marché ».
Ce point de vue nous permet de discerner clairement pourquoi ce que nous avions appelé l’illusion de l’économisme était principalement une erreur de nature théorique. D’un point de vue pratique, l’économie désormais consistait effectivement en marchés, le marché englobait réellement la société.
A partir de ce dernier constat, il devrait paraître évident que ce qui est significatif dans l’économisme, c’est précisément cette capacité qu’il a de donner naissance à un ensemble unifié de causes et de valeurs, qui permet dans la pratique ce qu’il n’avait d’abord fait que pressentir idéalement, l’identité entre le marché et la société. En effet, ce n’est que lorsqu’un mode de vie est organisé dans tous ses aspects pertinents, ce qui comprend une certaine image de la nature de l’homme et de société — une philosophie de la vie quotidienne qui comporte des critères de ce que sont des comportements normaux, des risques raisonnables, et une morale applicable —, que devient disponible cette sorte d’« abrégé » de doctrines théoriques et pratiques qui, seul peut produire une société, ou, ce qui revient au même, transformer une forme donnée de société en une autre en l’espace d’une ou deux générations.
C’est une telle
transformation qui fut accomplie, pour le meilleur et pour le pire, par les
pionniers de l’économisme. C’est dire à quel point l’esprit marchand contenait en lui-même les
germes d’une culture
entière — avec toutes ses possibilités et ses limites ; on comprend
alors pourquoi la vie dans une économie de marché induisait une certaine image
de l’homme et de la société, et pourquoi elle se /17/ calquait
nécessairement sur la structure d’une communauté humaine organisée par le
marché.
L’avènement de cette
structure a représenté une rupture violente avec les conditions antérieures. Ce
qui n’avait été jusque là qu’une fine pellicule de marchés isolés fut désormais
transformé en un système de marchés autorégulés. L’étape décisive fut la
transformation du travail et de la terre en marchandises ; plus
précisément, ils furent traités comme s’ils avaient été produits pour être
vendus. Bien entendu, il ne s’agissait nullement de marchandises véritables
puisqu’ils n’avaient été soit pas produits du tout (comme la terre), soit
produits pour être vendus (comme le travail). Et pourtant, jamais fiction douée
d’une telle effectivité ne fut inventée. Parce que le travail et la terre
étaient librement achetés et vendus, le mécanisme du marché leur fut appliqué.
Il existait dorénavant une offre et une demande pour le travail ; une
offre et une demande pour la terre. En conséquence, il existait également un
prix de marché pour l’usage de la force de travail, appelé salaire, et un prix
de marché pour l’usage de la terre, appelé rente. Terre et travail furent dotés
de marchés spécifiques, similaires à ceux des marchandises véritables qui
étaient produites grâce à eux.
Pour évaluer la portée
profonde d’une telle mutation, il faut se rappeler que le « travail »
n’est qu’un autre nom pour l’homme, et la « terre » un autre nom pour
la nature. La fiction marchande remit le sort de l’homme et de la nature entre
les mains d’un automate mû par sa propre logique et dirigé par ses propres
lois. Cette machine à produire de la prospérité matérielle n’était animée que
par deux motivations, celle de la faim ou du gain — ou, plus précisément, par
la peur d’être privé des choses nécessaires à la vie, ou bien par l’attente
d’un profit. Aussi longtemps qu’aucun non propriétaire ne put satisfaire ses
besoins en nourriture sans, au préalable, vendre son travail sur un
marché ; aussi longtemps qu’aucun propriétaire ne put être empêché
d’acheter au prix le plus bas et de vendre au prix le plus élevé, le moulin
aveugle continua de moudre des quantités toujours croissantes de marchandises
au bénéfice de l’espèce humaine. La peur de mourir de faim, du côté des
travailleurs, et l’appât du gain, du côté des /18/ employeurs,
maintenaient le vaste mécanisme fonctionnement.
C’est cet utilitarisme pratique, ainsi généralisé, qui a forgé, de manière décisive, la compréhension qu’a l’homme occidental de lui-même et de sa société. En ce qui concerne l’Homme, nous fûmes amenés à accepter l’idée que ses motivations sont soit « matérielles » soit « idéales » et que les forces qui contribuent à l’organisation de la vie quotidienne dérivent nécessairement des motivations matérielles. Il est clair que dans les conditions qui prévalaient alors, l’homme devait sembler déterminé de toute évidence par ces motivations matérielles. Choisissez, par exemple, une motivation quelconque, et organisez la production de manière qu’elle incite effectivement les individus à produire ; vous aurez, en même temps, créé une image de l’Homme telle qu’il semblera totalement réduit à cette seule motivation. Supposons que cette motivation soit religieuse, politique ou esthétique ; ou qu’il s’agisse de l’orgueil, du préjugé, de l’amour ou de l’envie ; l’Homme apparaîtra alors essentiellement religieux, politique ou esthète, orgueilleux ou bardé de préjugés, débordant d’amour ou d’envie. Par comparaison, les autres motivations sembleront lointaines et obscures — purement idéales — puisqu’il est impossible de faire fond sur elles pour mettre en branle le cycle vital de la production. La motivation choisie dessinera la figure de l’Homme « réel ».
En réalité les êtres humains
sont susceptibles de travailler pour tout un ensemble de raisons différentes,
pour autant qu’ils appartiennent à un groupe social déterminé. C’est pour des
raisons religieuses que les moines pratiquaient le commerce, ce qui n’empêcha
pas les monastères de devenir les plus grands établissements commerciaux
d’Europe. La kula des Trobriandais, une des modalités de troc les plus
complexes que l’on connaisse, visait principalement des finalités esthétiques.
L’économie féodale reposait essentiellement sur la coutume et la tradition.
Chez les Kwakiutl, l’objet de l’activité industrieuse semble être de satisfaire
un point d’honneur. A l’époque du despotisme mercantiliste, l’industrie fut
souvent organisée de manière à concourir à la puissance et à la gloire. En
conséquence de quoi nous avons tendance à imaginer que les moines étaient régis
par la religion, les Mélanésiens occidentaux par l’esthétique, les villains par
la coutume, les kwakiutl par l’honneur, et les hommes d’État du XVIIème siècle par la politique de
puissance. La société du XIXème
siècle a été organisée de telle manière que la faim ou l’appât du gain /19/
devinrent les seuls motifs qui amenaient les individus à participer à la vie
économique. L’image de l’Homme qui en résulta, celle selon laquelle il n’obéit
qu’à des incitations matérialistes était entièrement arbitraire.
En ce qui concerne la
société, une doctrine apparentée fut proposée, celle qui veut que ses
institutions soient « déterminées » par le système économique. Le
mécanisme de marché créait ainsi l’illusion d’un déterminisme économique qui
constituerait la loi commune à toutes les sociétés humaines. Dans le cadre
d’une économie de marché, bien sûr, cette loi tient bon. Dans ce cas de figure,
effectivement, le fonctionnement du système économique ne se borne pas à
« influencer » le reste de la société. Il la détermine bel et bien —
au même titre que, dans un triangle, les côtés font plus qu’influencer les
angles et les déterminent.
Du point de vue de la
stratification en classes, l’offre et la demande qui se manifestaient sur le
marché du travail, étaient identiques, respectivement, à la classe des
travailleurs et à celle des employeurs. Les classes sociales, celles des
capitalistes, des propriétaires fonciers, des fermiers, des agents de change,
des marchands etc. étaient délimitées par les marchés de la terre, de l’argent et
du capital, ainsi que ceux de leurs divers usages. Le revenu de ces classes
sociales était fixé par le marché. Leur rang et leur position dépendaient de
leur revenu.
Si les classes sociales
étaient ainsi déterminées directement par le marché, d’autres institutions
n’étaient affectées qu’indirectement par lui. L’État et le gouvernement, le
mariage et l’éducation des enfants, les arts, l’organisation de la science, de
l’éducation ou de la religion, le choix de la profession, les modes
d’habitation, la forme des propriétés, l’esthétique même de la vie privée, —
toutes ces choses durent composer avec le modèle utilitariste ou, au minimum,
ne pas obstruer le fonctionnement des mécanismes de marché. Mais comme il
n’existe que très peu d’activités humaines qui puissent s’exercer dans le vide
(même les stylites ont besoin d’une colonne), les effets indirects du système
de marché ne furent pas loin de déterminer l’ensemble de la société. Il devint
donc à peu près impossible d’échapper à la conclusion /20/ erronée que, de même que
l’homme « économique » est l’homme « réel », de même le
système économique constitue la société « réelle ».
*
* *
Toute tentative
d’appréciation de la place de l’économie dans une société devrait partir du
simple constat que le terme « économique », que l’on utilise
couramment pour désigner un certain type d’activité humaine, est un composé de
deux sens distincts. Chacun d’eux a des origines différentes, indépendantes
l’une de l’autre. Il n’est pas difficile de les identifier, même si on dispose
pour chacun d’eux d’un grand nombre de synonymes. Le premier sens, le sens
formel, provient du caractère logique de la relation des moyens aux fins, comme
dans les termes “economizing” ou “economical” ♦ la
définition de l’« économique » par la rareté provient de ce sens
formel. Le second sens, ou sens substantif, ne fait que souligner ce fait
élémentaire que les hommes, tout comme les autres êtres vivants, ne peuvent
vivre un certain temps sans un environnement naturel qui leur fournit leurs
moyens de subsistance ; on trouve ici l’origine de la définition
substantive de 1’« économique ». Ces deux sens, le sens formel et le
sens substantif, n’ont rien en commun.
♦. nous
avons gardé les termes anglais, l’équivalent français ne pouvant rendre aussi
parfaitement le sens précis de ces deux termes, ndT
Par conséquent, le concept
courant d’« économique » est un composé de deux sens. Bien que peu
nombreux seraient ceux qui contesteraient sérieusement ce fait élémentaire, ses
conséquences pour les sciences sociales (à l’exception de l’économie) sont
rarement évaluées dans toutes leurs dimensions. Quand la sociologie,
l’anthropologie, ou l’histoire traitent de l’existence matérielle des /21/
hommes, elles utilisent le terme « économique » comme si son sens
était évident une fois pour toutes. Il est utilisé de façon imprécise, se
référant ici à sa connotation de rareté, là, à sa connotation substantive,
balançant ainsi entre ces deux pôles de significations sans liens l’un avec
l’autre.
En bref, le sens substantif provient de ce
que l’homme est manifestement dépendant de la nature et des autres hommes pour
son existence matérielle ♦. Il subsiste en vertu d’une
interaction institutionnalisée entre lui-même et son environnement
naturel ♦♦. Ce procès est l’économie ♦♦♦ ; elle lui offre les moyens de satisfaire ses
besoins matériels. Ce dernier énoncé ne doit pas être interprété comme
signifiant que les besoins qu’il s’agit de satisfaire sont exclusivement des
besoins physiques (bodily), tels que la nourriture ou l’habitat, aussi
essentiels soient-ils pour la survie, car ceci restreindrait de façon absurde
le champ de l’économie. Ce sont les moyens, non les fins, qui sont matériels.
Peu importe que les objets utiles soient nécessaires à prévenir la faim, ou
nécessaires à des objectifs d’éducation, militaires ou religieux. Tant que les
besoins dépendent pour leur satisfaction d’objets matériels, la référence est
économique. « Économique » ne signifie ici rien d’autre que
« contenant une référence au procès de satisfaction de besoins
matériels » ♦♦♦♦. Étudier l’existence
matérielle de l’homme c’est étudier l’économie dans son sens substantif, c’est
ce sens que nous attribuerons au terme « économique » tout au long de
ce livre.
♦ Les animaux aussi ont un livelihood.
Ce qui distingue l’homme des animaux, c’est que les animaux font cela seuls,
tandis que l’homme fait cela collectivement. La nature de l’homme est la
collectivité. Les sociétés ne sont pas des collections d’individus, mais des
collectivités. Il serait impropre de dire « des collectivités
d’individus ». Les fameux « moyens » ne sont pas matériels,
ils sont collectifs. Ce qui est collectif ne saurait être matériel puisque l’esprit
y tient le plus grand rôle. Les moyens ne sont pas de production, ils sont
collectifs. C’est collectivement que l’homme est tombé dans le besoin, c’est
en 1840 que l’homme est tombé dans le besoin perpétuel. Il y est toujours. Les
arbres d’une forêt ne sont pas doués de collectivité. Les chevreuils, par
exemple, vivent en couple, ils vivent ensemble, comme les hommes, mais ils ne
se nourrissent pas collectivement, ce qui ne signifie pas prendre ses repas
ensemble, mais dépendre de la collectivité comme moyen, pour son
alimentation. Les chevreuils prennent leurs repas ensemble, cependant, ils
n’assurent pas leur subsistance collectivement, au moyen de la
collectivité. Le véritable objet de l’homme, son seul souci, son esprit,
c’est la collectivité. Le livelihood de l’homme, c’est la
collectivité. L’homme est dépendant du livelihood et non de la nature.
C’est collectivement que les hommes dépendent de la nature et non isolément
comme les animaux. C’est pourquoi cette race maudite va peut-être crever dans
ses pets, même ceux qui n’ont jamais pété. C’est d’ailleurs ce que dit
Polanyi : chez les sauvages, personne ne risque de mourir de faim ;
ou bien personne ne meurt, ou bien tous meurent. C’est collectivement que ces
hommes dépendent de la nature. Notez, au passage, que la nature est une vue
de l’esprit, une simple classe de faits. Il
n’y a rien de plus collectif qu’un repas pris seul dans un restaurant,
sur une table richement dressée (mon cœur tressaille de bonheur à la simple
vue d’une telle table. J’ai passé dix-huit ans de ma vie dans les meilleurs
restaurants de Paris). Robuchon (il me semble) a dit : le restaurant,
c’est un tiers pour le cadre, un tiers pour le service et un tiers pour la
cuisine. Thuillier a dit : la cuisine, c’est facile (ça ne se dirait pas
vu ce que l’on sert en France), la restauration c’est difficile. Je viens
d’apprendre dernièrement que Diderot aimait dîner seul au restaurant et
s’émerveillait de cette invention récente qui lui permettait de penser en mangeant
(par opposition aux tables d’hôtes et aux auberges bruyantes, malpropres,
pressées, à heure fixe mais à prix indéterminé et chère infâme). Le
restaurant, summum d’une civilisation surpeuplée, fut inventé afin de pouvoir
manger seul. Une page de l’Esthétique de Hegel décrit la table du vigneron de
la vallée du Rhin et la table du bourgeois de Coblence. Sur la table du
vigneron, une vallée est présente. Sur la table du bourgeois, un monde est
présent. Toute table est sainte, toute table est un autel. Les Amerloques
dînent debout, devant le frigo où chacun va se servir. Les Amerloques sont
des mecs foutus. J’utiliserai
le tarababoum de Lebesgue,
beaucoup plus facile à comprendre que sa fameuse intégrale [« Si la limite
des pK, avait été dénommée le tarababoum
du cercle on ne se serait certes pas permis d’en déduire la valeur des tarababoums
du secteur et du segment ; on se le permet parce qu’au lieu du mot tarababoum
on a utilisé le mot aire ! » qui n’est pas encore défini mais est
réputé l’être, exactement comme le terme économie], pour
caractériser ce procédé de dénomination arbitraire : si la subsistance de l’homme avait été
dénommée le tarababoum, Polanyi ne se serait pas permis de dire que
« [l’homme]
subsiste en vertu d’une interaction institutionnalisée entre lui-même et son
environnement naturel. Ce
procès est le tarababoum. Il lui offre les moyens de satisfaire
ses besoins matériels. » Il a préféré écrire le mot
« économie » car il s’épargnait ainsi des questions gênantes et,
dirait Lebesgue, « libre à chacun de choisir entre cynisme et
hypocrisie. ». S’il avait écrit : « Le tarababoum offre à
l’homme les moyens de satisfaire ses besoins matériels », cela aurait
permis à chacun de lui demander : « Qu’entendez vous par
tarababoum ? » et Polanyi aurait dû répondre : « Je n’en
sais rien, pas plus que vous même ; mais reconnaissez qu’ainsi nous
savons l’un et l’autre que nous n’en savons rien. » Il est criminel
d’employer, je ne dirais même pas un concept, mais un mot manchestérien à
propos d’époques dont on ne sait rien, alors que même dans le monde
manchestérien, le mot « économie » est employé pour faire savant,
puisque les prétendus savants qui l’emploient ne savent rien de leur propre
monde. Dire « économie » au lieu de « tarababoum » c’est
pure impertinence et ça a marché pendant deux siècles. Page 33 d’Homo
aequalis, Dumont dit : « Il devrait être évident qu’il n’y a
rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure, jusqu’au moment
où nous construisons un tel objet. » ce qui revient à dire que cet objet
n’est pas réel, de même que ne sont pas réels les nombres ainsi nommés pour
les distinguer des nombres imaginaires. Les constructions de Dedekind ou de
Cantor sont le fait de penseurs et non de maçons. Mais cela, Dumont ne le
comprend pas. À peine a-t-il énoncé cette vérité anti-évidente qu’il
biaise, et commence à chercher de l’économique dans le monde, et déclare
qu’il n’y trouve que du « quasi économique ». Autant chercher des
nombres réels dans le monde. C’est ce qui
explique aussi pourquoi je n’avais jamais ouvert un dictionnaire, jusqu’à
récemment, pour y lire la définition du mot « économie », parce
que, à chaque fois que je lisais « économie », j’entendais
« tarababoum », et je pensais donc qu’un tel mot ne pouvait pas
être défini dans le dictionnaire. Quand je l’ouvris enfin, je pus y lire la
définition, mais je constatai alors que ce n’était pas la définition d’une
chose mais la définition d’une classe, et une classe, ça ne nourrit pas son
homme. Production, consommation et distribution sont des classes et non des
institutions. Or seules les institutions nourrissent leur homme (ou
l’affament, comme le font le FMI et la Banque mondiale), les classes en sont
incapables. La classe chien ne mord pas et la classe production ne nourrit
pas. C’est mon puissant instinct de la grammaire qui me permit d’entendre
« tarababoum » là où les autres entendent « économie »,
et cela dès que je lus les premières lignes du Capital, en 1963. Je
sus tout de suite qu’il y avait fallace, c’est à dire tromperie sur la
marchandise. ♦♦ Illusion individualiste. L’interaction
a lieu dans la collectivité et non entre l’« homme » et la nature.
La collectivité est pour l’homme ce que l’eau est pour le poisson. ♦♦♦ Cette réalité, et non pas ce procès,
est la collectivité. Il n’y a pas de place pour l’économie. L’existence de
l’économie est une illusion individualiste. Les Fidjiens ne vivent pas dans
une économie de chasse et de cueillette (les ours aussi, dans ce cas), ils
vivent dans des îles et, collectivement, dans une certaine collectivité.
Comme les ours, ils chassent et ils cueillent, ils mangent (ils chient et ils
pissent aussi, comme les ours toujours) mais de cela ils ont fait qu’ils sont
des Fidjiens et non des ours. Leur but, leur seul but, est d’être des
Fidjiens ; c’est pourquoi, notamment, certains peuples ont des totems
(car ils ignoraient encore les classifications des instituts géographiques
nationaux). ♦♦♦♦ Polanyi lui-même est victime
de l’illusion de l’existence de l’économie. Ce qui fait que l’homme est
l’homme, c’est que ces fameux besoins matériels sont, comme le reste, traités
collectivement. Économique ne signifie rien. Notons au passage que Polanyi ne
fait pas de distinction entre l’adjectif et le substantif. Comme adjectif,
économique signifie que des faits sont classés « économiques »,
sont de classe économique (les sauvages vivent en première classe), ce qui
est une pure convention qui sévit chez certains gus, tandis que le substantif
« économie » ne signifie rien du tout, sinon une classe. La
collectivité, dont la logique est encore totalement inconnue, et qui se passe
bien d’être connue pour avoir lieu, est la seule réalité. [zCollectif] |
Le sens formel a une origine
entièrement différente. Provenant de la relation des moyens aux fins, il est un
universel dont les référents ne sont restreints à aucun champ particulier
d’intérêts humains. Les logiques ou mathématiques de ce type sont appelées
« formelles » pour contraster avec les champs particuliers auxquelles
elles sont appliquées. Un tel sens sous-entend le verbe
« maximiser », ou encore dans son acception populaire
« économiser », ou encore — moins techniquement, encore que le plus
précisément possible — « faire du mieux avec ses propres moyens ».
Une fusion de ces deux sens
en un seul est bien sûr incritiquable tant que l’on garde à l’esprit les
limites inhérentes à un concept ainsi construit. Lier la satisfaction des
besoins matériels à la rareté et à l’expression « économiser », pour ensuite
les fondre en un concept unique peut être justifié et raisonnable dans un
système de marché, en un lieu et un temps où il est système dominant.
Cependant, accepter le concept composé de « moyens matériels rares et
économiser » /22/ comme concept valable en général conduit à accroître la difficulté à
déloger de nos têtes l’illusion de l’économisme qui y occupe encore une
position stratégique.
Les raisons en sont
évidentes. L’illusion de l’économisme, telle que nous l’avons appelée, consiste
en une tendance à poser une équivalence entre l’économie humaine et sa forme
marchande. Par conséquent, pour éviter ce glissement de sens il devient
indispensable de procéder à une clarification radicale du terme
« économique ». Soulignons une fois de plus que ceci ne peut être
accompli tant que toute ambiguïté n’est pas levée, et que sens formel et sens
substantif ne sont pas distingués et établis séparément. Les télescoper en un
terme d’usage courant, comme l’est le concept composé, hypostasie cette double
acception et aboutit à rendre presque indémêlable l’illusion.
On peut mesurer combien les
deux sens ont été solidement fondus en un seul en rappelant le destin comique
de cette figure mythologique moderne et hautement controversée qu’est l’homme économique.
Les postulats qui sous-tendent la création de cette fable scientifique ont été
contestés sur tous les terrains — psychologique, moral, méthodologique, alors
que le sens de l’épithète « économique » n’a jamais été sérieusement
mis en doute. Les discussions s’arrêtaient au concept d’« homme », et
non au terme « économique ». Aucune question ne fut posée quant à la
nature de l’entité à laquelle était rapportée l’épithète
« économique » — était-ce cette entité de la nature qui, pour son
existence, dépend du bon-vouloir des conditions environnantes, de la même façon
que les plantes ou les animaux, ou, était-ce cette entité de l’esprit, soumise
à la norme du maximum de résultats pour un effort minimum, comme le sont les
anges ou les diablotins, les enfants ou les philosophes, autant qu’on les dote
de raison. On considérait plutôt comme une évidence première que cette
authentique représentation du rationalisme du XIXème siècle, l’homme économique, habitait un monde de
discours où se combinaient magiquement l’existence la plus animale et le
principe de maximisation. Notre héros était à la fois attaqué et défendu comme
symbole de l’unité idée-matière, et c’était sur ce terrain qu’il était soutenu
ou rejeté selon les cas. A aucun moment de ce débat séculaire, on n’évoque même
de façon succincte la question de savoir à quel sens de l’économique, le sens
formel ou le sens substantif, se rapportait l’homme économique. /23/
La reconnaissance de la
double origine du terme « économique » n’est en aucun cas nouvelle.
On peut même affirmer que, dans les années 1870, la théorie néo-classique s’est
construite à partir de cette distinction entre la définition de
1’« économique » par la rareté et la définition substantive.
L’économie néo-classique s’est construite sur cette prémisse de Carl Menger (Grundsätze/Principles
1871) que l’économie devait étudier l’allocation de moyens rares permettant
l’existence matérielle de l’homme. Ceci fut le premier énoncé du postulat de rareté
ou de maximisation. En tant que formulation succincte de la logique de l’action
rationnelle dans le champ de l’économie, cet énoncé constitue un des
accomplissements les plus remarquables de l’esprit humain. Son importance fut
mise en valeur par sa pertinence toute particulière par rapport aux mécanismes
contemporains des institutions de marché : de par leur nature profonde,
ces dernières pouvaient être approchées de cette façon, en raison de leurs
effets maximisateurs dans la vie quotidienne.
Plus tard, Menger désira
compléter ses « Principes » pour ne pas paraître ignorer les sociétés
primitives, archaïques, ou autres sociétés anciennes qui commençaient à être
étudiées par les sciences sociales. L’anthropologie culturelle avait révélé qu’un
grand nombre de raisons non motivées par la poursuite du gain pouvaient être à
l’origine d’une décision de participation à un processus de production ;
la sociologie avait réfuté l’universalité du penchant utilitariste ;
l’histoire antique avait révélé l’existence de hautes civilisations
florissantes ne connaissant pas de système de marché. Menger, lui-même, semble
avoir soutenu que les « comportements d’économie » étaient restreints
à l’échelle de valeur utilitariste, en un sens que nous considérerions
aujourd’hui comme une restriction injustifiée par rapport à la logique de la
relation moyens-fins. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles il
hésitait à théoriser sur d’autres sociétés que les sociétés
« avancées » où seules de telles échelles de valeurs pouvaient être
supposées.
Menger redoutait de limiter
l’application de ses « Principes » aux seules économies d’échange
modernes (“Verkehrswirtschaft”). Il se
refusa à autoriser une réimpression ou une traduction de sa première /23/
édition, estimant nécessaire de la compléter. Il quitta sa chaire à
l’Université de Vienne, pour pouvoir se consacrer entièrement à ce problème.
Après un travail d’une cinquantaine d’années, pendant lesquelles il semble être
revenu sans cesse au problème initial, il laissa derrière lui un manuscrit qui
fut publié à Vienne en 1923, après sa mort. Cette seconde édition abonde en
références à la distinction entre l’économie d’échange ou économie de marché,
pour laquelle les « Principes » avaient été écrits, et les économies
non-marchandes ou « retardées » [“backward”
ndT]. Menger y utilise plusieurs
expressions pour désigner ces économies « retardées » :
« arriérées, non-civilisées, non-développées ». [“zurückgeblieben, unzivilisiert,
unentwickelt”, ndT]
L’édition posthume des Grundsätze
contenait quatre chapitres complètement remaniés. Au moins l’un d’eux est d’une
importance théorique de tout premier ordre pour les problèmes de définition et
de méthodes qui préoccupaient ses contemporains dans ce domaine. Ainsi que
l’expliquait Menger, l’économie comportait deux « directions
élémentaires » [“elemental
directions”, ndT],
dont une était la « direction économisante » [“economizing
directions”, ndT],
provenant de l’insuffisance des moyens, tandis que l’autre, celle qu’il
appelait la « direction techno-économique » [“technoeconomic
directions”]
provenait des
exigences physiques de la production sans égard à l’abondance ou l’insuffisance
des moyens
« J’appellerai
élémentaires, les deux directions que peut suivre l’économie humaine —
directions technique et économisante — , pour la raison suivante : bien
que, dans l’économie actuelle, ces deux directions, telles qu’elles ont été
présentées dans les deux sections précédentes, apparaissent régulièrement
ensemble (spP), et on ne les trouve en effet presque (spP) jamais séparément,
elles proviennent néanmoins de sources essentiellement différentes et
mutuellement indépendantes (sp Menger). Dans certains champs de l’activité
économique, les deux directions apparaissent effectivement de façon séparée, et
dans d’autres types d’économie qui ne sont pas inconcevables, l’une d’elles
peut apparaître régulièrement sans l’autre, dans la pratique ... Les deux
directions vers lesquelles peut tendre l’économie humaine ne sont pas /25/ mutuellement
dépendantes ; toutes deux sont primaires et élémentaires. L’existence de
ce lien permanent dans l’économie actuelle provient de cette simple
circonstance que les facteurs explicatifs qui ont permis l’apparition de
chacune des deux directions se sont trouvées coïncider presque (sp Polanyi)
sans exception. » [2] [en allemand
dans le texte ndT]
Cette discussion par Menger
de ces faits élémentaires a été de toute façon complètement oubliée. L’édition
posthume où on trouvait cette distinction entre les deux directions de
l’économie, n’a jamais été traduite en anglais. Aucune présentation de
l’économie néo-classique (y compris celle de L. Robbins, dans son Essai
de 1935) [3] ne reprend cette distinction entre les deux
directions. L’édition des Principes par la London School of Economics
dans sa série de livres rares (1933), reprend la première édition (1871).
F.A. Hayek aida par sa préface à cette édition en fac-similé, à chasser
des consciences le Menger posthume, en passant outre ce manuscrit qu’il
estimait « fragmentaire et désordonné ». Le professeur Hayek
concluait de cette façon : « A l’heure actuelle, à quelque niveau que
ce soit, les travaux tardifs de Menger doivent être considérés comme sans
consistance ». Quelques dix-sept ans plus tard, quand les Principes
furent traduits en anglais, augmentés d’une préface de F.H.Knight, la première
édition — moitié moins épaisse que la seconde — fut une fois de plus choisie.
De plus, à travers tout le livre, la traduction rendait le terme
“wirtschaftend” (littéralement : engagé dans une activité économique)
comme “economizing” [4]. Pourtant, selon Menger lui-même, “economizing”
n’était pas l’équivalent de “wirtschaftend”, mais de “sparend” [en allemand dans le texte, du verbe
“sparen” = épargner, ndT] , terme
qu’il introduisit précisément dans l’édition posthume pour distinguer
l’allocation des moyens rares d’une autre direction de l’économie qui ne supposait
justement pas cette rareté.
Parce que la théorie des
prix lancée par Menger avait donné des résultats brillants et formidables, le
nouveau sens d’« économique » comme “economizing” ou sens formel
devint le sens, et le sens plus traditionnel, apparemment plus terre-à-terre,
le sens « matériel », qui n’était pas nécessairement lié à la rareté
perdit tout statut académique, et fut même parfois oublié. L’économie
néo-classique se construisit sur cette nouvelle acception alors que la vieille
acception, matérielle ou /25/ substantive, s’effaça des consciences, et perdit
toute identité pour la pensée économique.
(1) Voir
H.W. Pearson, « L’économie n’a pas de surplus : critique d’une
théorie du développement » in Systèmes
économiques, éd. K. Polanyi, C. Arensburg
et H. Pearson, trad. fr. 1975, Larousse, Paris.
(2) Carl Menger, Grundsätze der
Volkswirtschafslehre, éd. Karl Menger (Vienna, 1923), p. 77.
(3) Lionel Robbins, An Essay on the Nature and
Significance of Economic Science, 2ème éd. (London : Mac Millan
and Co., 1935).
(4) Carl
Menger, Principles of Economics, trad. et édité James Dingwall et
Bert F. Hoselitz, avec une introduction de Frank H. Knight (Glencoe,
Ill. The free Press, 1950). Cf. K. Polanyi, “Carl Menger’s
Two meanings of ‘Economic”, in Studies in Economic Antropology, éd.
G. Dalton (Washington, D.C. American Anthropological Association, 1971).
Lettre de Mike Singleton à Alain CailléSans date ≈ mai 2007 « Mike »
Singleton Dear Alain, J’ai terminé la lecture (intégrale) du n° 29 hier soir… du moins des textes imprimés… les autres n’étant plus de mon âge ! Si la pensée de Karl Polanyi (« unique » ? à part distinguer deux sens au mot « économie » et inventer l’image d’embeddedness qu’a-t-il légué de mémorable ♦ ?) a occasionné de belles pensées à « tes » économistes, entre nous, je préfère les pensées autrement plus « philosophiques » de son frère Michael — que j’ai connu dans sa retraite oxonienne (à l’époque où j’étais le dernier assistant de Sir Edward Evans-Pritchard. Dans le même collège logeait un ami, un aumônier de l’armée USA (sic !) qui dieu sait comment était devenu le secrétaire de Polanyi). Je dois à son « Personal Knowledge » — en écho à l’« Insight » de Bernard Lonergan — « ma » propre onto-épistémologie (dommage que tous les deux soient si peu (re)connus dans l’hexagone). Mon impression globale c’est qu’il en va de l’économie comme de la religion (comme n’importe quoi d’ailleurs !) : si « ça » n’existe pas (à supposer que « ça » soit une essence transculturellement et transhistoriquement identique… « pour l’essentiel ») alors pourquoi (sinon par léthargie ethnocentrique) faire supporter par le même mot des processus foncièrement irréductibles ? Si l’économie à proprement parler est synonyme de Marché, pourquoi nommer le simple fait de « devoir se débrouiller pour en sortir vivant » d’«économie », même (dis)qualifiée de « substantive » ♦♦ ? D’autre part si omnis exemplificatio claudicat, si toute métaphore est boîteuse, certaines sont plus « mortelles » que d’autres. Je me suis amusé une fois (dans un Festschrift en hommage à un économiste africanisant) à écrire qu’il fallait non pas ré-enchasser l’économie mais le chasser tout court ♦♦♦ : un bijou qui tombe d’une couronne, réinserti, reste toujours un bijou — qui « disembeds », tombe du lit, était et reste, un en soi substantiel. Il faut éviter comme la peste tout relent d’une économie essentiellement trans ou supraculturelle. Les Pygmées (du moins ceux du Turnbull, (« grand » inspirateur — il avait presque deux mètres !) — de notre amie Mary Douglas [1]) ne connaissaient même pas une économie embryonnaire, élémentaire… et nous pourrions imaginer un avenir sans économie du tout (comme nous pourrions souhaiter un futur post-chrétien ou post-scientifique). C’est pourquoi tout en appréciant le cadeau de Sahlins (peu présent dans ce numéro) je n’ai jamais aimé son emballage en termes de "Stone Age Economics". Le numéro va être d’une grande utilité à une des mes dernières doctorantes qui travaille sur le brevetage des « médecines traditionnelles » de la Colombie… (…) Bon week-end — et surtout bon courage pour la (pour)suite de toutes tes opérations « subversives ». Mike
|
Conclusion : la
distinction entre économie substantive et économie économizante est
fallacieuse. Il n’y a pas plus l’une que l’autre. Il y a collectivité, il n’y
a pas économie. Polanyi ne songe même pas à faire la distinction entre le
substantif « l’économie » et l’adjectif « économique ». Ce n’est pas
les individus qui doivent être reproduits, c’est la collectivité. La
reproduction des individus est garantie par la collectivité. Comme le dit
très bien Polanyi — mais aussi les trois mousquetaires qui étaient quatre et
les dix-mille hoplites qui étaient quatorze mille — nul ne risque de mourir
de faim : ou tous vivent ou tous meurent. Ce n’est donc pas la
nature qu’affrontent les individus (ni, et la nature, et la collectivité,
comme dit Polanyi) mais la collectivité et la collectivité affronte la nature
pour eux (La collectivité des dix mille hoplites mit en déroute les soixante
mille soldats perses sans qu’un des hoplites n’eût à lever le petit doigt.
Voilà un bel exemple d’individu collectif). |