Lettre n° 1
(Correspondance, vol. 1, Éditions Champ Libre, Paris, 1978, p. 168)

 

Nouvelle édition annotée et illustrée par l’auteur
Réponse du berger à la bergère aux seins flasques
et à ses publications tardives

24 novembre 2005

 

 

On distingue nettement la différence entre le shaker et le verre à mélange


 

Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici

 

Paris, le 7 juin 1978

 

Cher Lebovici,

Je vous remercie pour votre pertinente critique de mon texte Le Tapin de Paris.

J’ai effectivement écrit en toutes lettres et entre autres choses que « la pensée de Marx n’a pas été critiquée ». Voilà une bien méchante découverte et une bien méchante insulte à l’égard de tous ceux qui ont poursuivi cette critique envers et contre tout(_0_), tant dans la théorie en particulier que dans le monde en général et si souvent au prix de leur vie.

Maintenant, à côté de ce point de votre critique dont la sévérité est, hélas, pleinement justifiée, vous semblez considérer comme vérité sur un point de détail le fait que Marx n’ait jamais critiqué l’économie(_1_).

Je ne pense pas que l’on puisse considérer comme un point de détail le fait que tant Marx que les situationnistes n’aient jamais critiqué l’économie(_2_).

Tant Marx que les situationnistes furent des critiques de la marchandise et ils critiquèrent la marchandise(_3_) d’un point de vue radicalement ennemi de l’économie, du point de vue de la communication totale, de la richesse absolue et ceci en prenant au mot la marchandise même et son spectacle. L’économie est au contraire le point de vue utilitariste et positiviste du monde destiné à tenter de dégoûter les pauvres des idées de richesse que pourraient leur donner la marchandise et son spectacle. Mais ni Marx ni les situationnistes ne furent, malgré leurs allégations à ce sujet, des critiques de la théorie dominante de la marchandise : l’économie(_2_). Ils furent des critiques de la chose dominante et non des critiques de la théorie dominante de la chose(_2_).

Il se passe donc ici le contraire de ce qui se passa pour la religion : le monde qui rend nécessaire — pour la classe dominante — une pensée comme l’économie a été directement critiqué avant même que ne soit critiquée l’émanation de ce monde, son arôme pestilentiel, la théorie dominante de ce monde : l’économie.

On doit à Marx précisément la découverte de la véritable substance pratique de ce monde — la marchandise — et aux situationnistes le développement — la critique(_4_) — de cette découverte. Mais la substance pratique de ce monde est justement — et là il faut en appeler à Marx et aux situationnistes contre Marx et les situationnistes — la marchandise(_3_) et non l’économie qui n’est que la théorie dominante de ce monde(_4a_), la théorie dominante qui a pour but de méconnaître la substance pratique de ce monde et cela parce que la connaissance de la substance pratique de ce monde est trop dangereuse pour la classe dominante elle-même. La marchandise est trop dangereuse pour les marchands eux-mêmes. Cette connaissance, de même que son objet, n’est rien d’autre que pure propagande en faveur de la richesse tandis que l’économie, de même que la religion, a pour but de combattre le goût immodéré de la richesse chez les pauvres.

Mais tant Marx que les situationnistes reprennent cependant comme une croyance totalement irrationnelle dans leur pensée critique de la marchandise la théorie dominante de la marchandise(_5_), en concurrence avec la pensée rationnelle qui doit finalement l’abattre. Et je ne pense pas que l’on puisse tenir pour un point de détail le maintien de l’économie(_6_) comme croyance irrationnelle dans la pensée rationnelle des contradicteurs de la marchandise. Si la marchandise est la chose à critiquer et l’économie seulement la théorie dominante de la chose, il n’empêche que cette théorie est un moment de la chose elle-même et que c’est donc la chose elle-même qui demeure non critiquée sur ce point et donc non critiquée sur sa totalité. Malgré les résultats remarquables obtenus dans la critique de la marchandise par Marx et par les situationnistes(_3_), il ne peut pas être sans conséquence pour le résultat total et central de cette critique que la théorie dominante de la marchandise(_6_) se maintienne dans la pensée qui critique la marchandise et que la théorie dominante de la marchandise ne soit pas critiquée pour ce qu’elle est : une pensée et seulement une pensée(_7_). Rien d’autre.

Autrement dit, il n’y a pas une réalité économique dont l’économie serait la connaissance plus ou moins vraie et plus ou moins intéressée et qu’il s’agirait de critiquer pour renverser la chose économique dont elle serait connaissance imparfaite et partiale(_8_). La réalité de ce triste monde est la marchandise et la marchandise n’est pas économique, mais antiéconomique(_9_), c’est elle qui rend toute économie impossible, toute administration de la maison impossible, qui rend donc nécessaires de gros et risibles traités d’économie le jour même où tout pouvoir économique, tout pouvoir d’administration souveraine de la maison, tout pouvoir d’État absolu a disparu à cause de la marchandise ! (Là encore l’étymologie est selon sa propre étymologie, le vrai sens des mots comme cela est si souvent, car l’histoire existe et son mouvement est plutôt une régression vers ce qui a servi de commencement. Hegel.) Et l’économie a pour seul but de tourner le dos à cette réalité purement marchande, purement pratique et nullement économique. Et elle a ce but afin que la totalité des hommes tourne le dos à la réalité véritablement marchande de ce monde. Et l’on peut considérer qu’elle a partiellement réussi quand on voit que des critiques de la marchandise aussi résolus que Marx et les situationnistes reprennent à leur compte dans leurs théories critiques les fables de la théorie dominante, à commencer par la fable qui porte sur la propre nature de cette théorie dominante(_7_) et qui prétend faire de son contenu, de son faux objet(_10_), la réalité de ce monde — « cette partie centrale de la société » (Debord) — et la révélation — certes imparfaite — de la réalité de ce monde.

Maintenant, quand bien même cela serait un point central, et sa preuve une tâche grandiose propre à satisfaire mes pires accès de vanité scientifique, cela n’excuse pas, évidemment, d’écrire des énormités(_11_) par ailleurs.

Cela explique quand même comment j’ai pu écrire une telle énormité, car ce à quoi je faisais allusion — et qui, s’il n’est pas le seul point critiquable et critiqué dans la pensée de Marx, n’est cependant toujours pas critiqué — est évidemment cette présence de la théorie dominante(_6_) de la marchandise dans la pensée de Marx, présence non remise en cause par les situationnistes.

Je dois dire qu’avant d’avoir à répondre à votre lettre je ne faisais même pas clairement la distinction entre critique de la marchandise et critique de la théorie dominante de la marchandise(_6a_) et que si j’avais fait cette distinction je n’aurais peut-être pas écrit une énormité(_11_).

Croyez bien que je serai toujours attentif à vos critiques et en particulier à celles que vous pourriez avoir à faire encore à l’affiche incriminée ou bien à la présente lettre.

Je suis votre obligé.

Voyer

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Les mots travaillent
A publications tardives
explications immédiates

Les situationnistes ont prétendu que les mots travaillaient et que, de ce fait, ils (les situationnistes) allaient établir un dictionnaire situationniste qui rétablirait le vrai sens des mots, dictionnaire dont on n’a jamais vu le début d’un commencement. Pour ma part, je n’aurais, ma vie durant (depuis 1962, exactement), traité que d’un seul mot de ce dictionnaire. Le mot économie travaille beaucoup, en effet, surtout depuis quarante ans. Ce mot, au sens de réalité économique, était d’ailleurs absent des dictionnaires populaires français avant 1960, et même du Larousse en six volumes de 1932. Je suis curieux de savoir quand the economy a fait son entrée dans les dictionnaires anglais.

Il faut appeler les choses par leur nom. L’économie désigne une classe de faits, le commerce désigne une institution qui repose elle-même sur d’autres institutions notamment l’argent et l’échange marchand. Dans la société marchande, l’échange prend la forme de la vente et de l’achat : pas d’achat sans vente et pas de vente sans achat. On ne peut acheter sans que quelqu’un vende et réciproquement. C’est bête, n’est-ce pas ? mais encore fallait-il y penser (Descombes). Dans les sociétés primitives l’échange prend la forme du don (de ce point de vue Lévi-Strauss a raison contre Mauss, mais il ignore pourquoi). Un ensemble de faits n’est pas une institution, ni rien d’autre d’ailleurs qu’un ensemble, une classe. Un ensemble d’institutions n’est pas une institution mais seulement un ensemble. Le monde n’est pas un ensemble d’institutions mais une institution lui-même.

0. La question qui se pose immédiatement est qui ? où ça ? La raison de cette étonnante méprise vient d’une erreur d’interprétation, de ma part, du terme critiquer comme on le verra plus bas(_4_). En effet, je donne une extension injustifiée au concept de critique en assimilant perfectionnement, amélioration et critique.

1Fâcheusement, le terme économie a deux sens en français, soit théorie économique, soit réalité économique, le contexte donnant le sens. J’entends ici, dans tout ce texte, le terme économie au sens de théorie dominante de la chose dominante, économie politique, théorie économique. La question est précisément de savoir quelle est la chose dominante. Je soutiens donc que tant Marx que les situationnistes ont fait seulement semblant de critiquer l’économie politique. Il fallait traiter l’économie politique comme les Américains ont traité les Indiens. On ne discute pas avec l’économie politique.

2. Soyons clairs. Je dénie donc qu’ils aient jamais effectivement critiqué l’économie politique. Je les accuse d’avoir fait semblant de la critiquer et, de ce fait, d’avoir accrédité cette idéologie. Comment ? Précisément en reprenant — non seulement en reprenant, en passant, sans insister, comme le faisaient Durkheim ou Weber, mais en insistant lourdement — comme allant de soi le pire de cette idéologie, c’est à dire la croyance en l’existence d’une réalité économique, la croyance en une nature économique de l’homme, la croyance en l’existence d’une institution qui serait l’économie ; ce que Hegel, beaucoup mieux inspiré et sans illusions nommait le système des besoins.

3A cette époque, je tenais encore pour chose dominante, la Marchandise, que personne n’a jamais vue et que personne ne verra jamais. Je créditais encore, à cette époque Marx et les situationnistes, d’une critique de la Marchandise. Aujourd’hui, je vous demande : laquelle ? Laquelle auraient-ils pu faire puisque le terme la Marchandise ne désigne rien de précis. On voit aujourd’hui des crétins parler de la marchandisation du monde (pur charabia) alors qu’il ne s’agit que de sa commercialisation, du devenir monde du commerce, de l’abolition de toutes les régulations, dont Marx, en 1840, disait qu’elle était inévitable, irrépressible et de ce fait souhaitable. Seul Staline a réussi à la retarder un peu.

4. On voit ici l’erreur que je commets (nobody’s perfect), par pure générosité interprétative : j’assimile développement, amélioration et critique. Aujourd’hui je vous demande, d’ailleurs, quelle amélioration ? quel développement ? Tout cela a été jugé. Tout cela a fait long feu. Où sont les miracles attendus, où sont les phénomènes que le prétendu concept de spectacle était censé expliquer. Je les ai cherchés vainement pendant vingt ans. Qui pourra me donner un seul exemple ? J’ai intitulé la publication de cette correspondance une Leçon de pensée pour cette raison : qui est capable dans ce monde d’envisager qu’il peut avoir tort, qui plus est quand il a raison ? Qui, dans ce monde est capable de penser contre soi-même ? Pour un homme comme Debord qui possédait la science prolétarienne infuse, reconnaître que l’on peut avoir tort est faire preuve de bassesse (lettre à Lebovici du 29 juin 1978), mais non le fait de lécher la main que l’on a mordue vingt ans plus tôt (typique du basset artésien). Le prince de Ligne a dit : Malheur à ceux qui n’ont jamais tort, ils n’ont jamais raison. C’est d’ailleurs la raison d’être de la générosité interprétative. Un idéologue anglais dirait que ce n’est finalement que de l’intérêt bien compris. Moralité : Debord a fait son propre malheur.

4a. Cette phrase est malvenue (nobody’s perfect) par excès d’ellipse. Il peut sembler en effet que je suppose que d’aucuns auraient prétendu que la théorie économique, une doctrine donc, aurait pu être la substance du monde. Il est probable que personne n’a jamais prétendu une telle chose. L’adjonction d’un adverbe aurait éclairci la phrase, comme ceci : « et non l’économie qui est seulement la théorie dominante de ce monde…» au lieu de « et non l’économie qui n’est que la théorie dominante de ce monde…» Avec l’adverbe, on comprend parfaitement que je dis que, à proprement parler, seul le sens de doctrine est valable pour le mot économie et que le sens réalité ne l’est pas. La réalité n’est pas économique, elle ne l’a jamais été, elle ne le sera jamais. C’est le même problème qui se présenta avec le titre du quatrième chapitre de mon Rapport sur l’état des illusions : IV L’Economie n’est qu’une idéologie au sens de Marx. Pris au pied de la lettre, tout le monde sait que Marx ne m’a pas attendu pour proclamer et prouver que l’économie politique était une idéologie, c’est à dire une pensée liée à des intérêts, une pensée sous influence. Si j’avais écrit L’Économie est seulement une idéologie, c’eût été plus clair, mais la connotation péjorative associée au mot idéologie en contexte marxiste aurait pu laisser croire que j’entendais que l’économie n’était pas une doctrine indépendante. Mais si j’avais écrit : l’Économie est seulement une doctrine, les choses eussent été parfaitement claires et parfaitement indépendantes de la véracité de cette doctrine.  Elles l’eussent été encore plus si j’avais ajouté : le mot économie ne désigne aucune institution autre qu’une doctrine, ce qui n’est pas le cas du commerce, par exemple. L’Économie est seulement la doctrine du commerce, c’est à dire la doctrine des commerçants. Les traducteurs américains du chapitre IV de mon Rapport se sont bien tirés d’affaire en traduisant The Economy is Only an Ideology in Marx’s Sense puisqu’en anglais il n’y a pas d’ambiguïté possible sur le terme économie et que cette phrase est donc immédiatement scandaleuse puisque je dis — sans ambiguïté possible — que la réalité économique est seulement la réalité d’une doctrine. Or, la réalité des doctrines, quelles qu’elles soient, n’est pas économique. Les doctrines, quelles qu’elles soient, sont des institutions, elles sont donc réelles, mais elles ne sont pas économiques. Donc si la réalité économique est la seule réalité d’une doctrine, la réalité économique n’est pas économique, la réalité économique n’existe pas. Marx a prétendu expliquer les idéologies, les religions, toutes les institutions, par la prétendue réalité économique, mais il n’a jamais prétendu que les idéologies étaient elles-mêmes économiques. Comme toute doctrine, la pensée bourgeoise est une institution — elle est donc réelle — mais cette institution, comme toute institution, n’est pas économique. L’OCDE, l’OMC, le FMI, qui ne sont pas des doctrines, sont des institutions dites économiques parce qu’elles ont pour but d’administrer le commerce mondial, mais en tant qu’institutions, comme toutes institutions, elles ne sont pas économiques. De même, la science, en tant qu’institution n’est pas scientifique, les mathématiques en tant qu’institution ne sont pas mathématiques, la physique en tant qu’institution n’est pas physique, la littérature en tant qu’institution n’est pas littéraire, Brigitte Bardot en tant qu’institution n’est pas bardique. Economics is not economic. Funny, non ?

5. Expression malvenue (nobody’s perfect) : c’est seulement la croyance en l’existence d’une réalité économique qui est une croyance totalement irrationnelle (mais non dénuée d’intérêt pour la propagande) et non la théorie économique dans son ensemble. Par exemple, les croyances, les recettes, les gimmicks concernant le maniement des taux d’intérêts sont fondées et conduisent à des résultats constatables, pour le meilleur et pour le pire, etc. Cette cuisine est d’ailleurs la seule pratique économique connue de la bourgeoisie. Jusqu’à présent, cette pratique n’était pas une institution, le soin du mitonnage était laissé aux États qui faisaient non seulement la cuisine mais aussi le lit du commerce ; mais elle le devient sous le nom de gouvernance. La gouvernance n’est autre que l’institutionnalisation mondiale de la cuisine bourgeoise. Bon appétit, messieurs, ô ministres intègres. Le commerce — c’est-à-dire les commerçants, c’est à dire, aujourd’hui, les rentiers — entend faire son lit lui-même. La grande affaire de la bourgeoisie, c’est le commerce à outrance, évidemment. De la théorie dominante, Marx et les situationnistes ne reprennent donc que le pire, c’est à dire la croyance en l’existence d’une institution qui serait l’économie, croyance qui n’a aucun effet constatable sinon, comme pour toute propagande, une contribution dans l’abrutissement des masses, abrutissement que l’on a pu constater avec le cas de M. de Bord lui-même. Ils accréditent donc ainsi cette théorie et lui permettent d’afficher sans vergogne son véritable but… puisque c’est l’économie qui l’exige, pour les siècles des siècles. Fatalitas !

6. « le maintien de l’économie…dans la pensée rationnelle… », « la présence de la théorie dominante dans la pensée de Marx… » expressions malvenues (nobody’s perfect). Seul importe ici le maintien de la croyance en une réalité économique, que ce soit dans la pensée de Marx ou partout ailleurs ; partout ailleurs, de préférence. J’aurais donc dû écrire : « Et je ne pense pas que l’on puisse tenir pour un point de détail le maintien, dans la pensée rationnelle, de la croyance en l’existence d’une réalité économique…» Ce n’est pas le maintien de l’économie, c’est à dire de la théorie économique tout entière qui a lieu dans la « pensée » de M. de Bord (qu’en connaissait-il d’ailleurs ?), mais le maintien de la croyance en l’existence d’une réalité économique.

Un marxiste est un homme qui croit à l’existence d’une réalité économique, ce qui n’était peut-être pas le cas de Marx. Debord était marxiste, qui plus est borné. Aujourd’hui, depuis quarante ans exactement, tout le monde il est marxiste. Debord était un grand conformiste ; il devait donc plaire aux conformistes. C’est pourquoi il fait part à Lebovici (lettre du 14 décembre 1974) de son étonnement devant l’originalité de mon Introduction à la science de la publicité — et de l’aubaine : enfin « quelque chose de si peu courant » (il insiste) pour leur merdeuse maison qui se soucie avant tout de déplaire aux journalistes et à la police. Le mot étonnement n’est pas trop fort. On décèle déjà dans cette lettre une pointe de jalousie, de la part d’un tâcheron de l’originalité, pénible et appliqué, jalousie qui se transformera en haine mal contenue dans la lettre du 29 juin 1978 —. A propos, avez-vous jamais vu M. de Bord penser ? Penser, c’est argumenter. Avez-vous vu, ne serait-ce qu’une seule fois, M. de Bord argumenter ? « Rappelez-vous tout simplement qu’entre les hommes il n’existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. Si l’on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqués, et qu’on va vous faire obéir par tous les moyens. »* M’intimider pendant deux mois, c’est possible ; me faire obéir, ça, c’est une autre paire de manches. Debord se berçait d’illusions : « Il faut tout publier et tout oublier » conseille-il impérativement dans une lettre à Lebovici du 29 juin 1978. Plus facile à dire qu’à faire ! J’ai une passion pour la désobéissance. Il l’a appris à ses dépens. En effet, on peut lire, dans une lettre à Martos du 5 novembre 1986 : « Atlas va être un fou encore plus gênant que Voyer. » J’ai donc gêné Guy « Imminente Foudre » Debord ! Ce crétin espérait-il me faire disparaître comme il fit disparaître les situationnistes de 1970 ? Pensait-il que j’allais rentrer sous terre ? Admirez le conditionnel qui signifie que, sans l’intervention des deux compères, un quatrième, voire un cinquième livre aurait pu avoir lieu : « On peut dire que ses dernières lettres nous font assister à la genèse même de ce qui aurait aussi bien pu être son quatrième ou son cinquième livre ». Ce qui aurait pu être fut ; et bien au delà de ce que pouvait envisager l’homme à la petite quéquette.

Les mœurs situationnistes enfin dévoilées. Non, les situationnistes n’étaient pas seulement des ivrognes. On peut, dans le cinquième volume de la correspondance de Debord, découvrir de nombreuses illustrations de leurs mœurs sordides. Si ce n’était sinistre, ce serait burlesque. Avec force références à la désaliénation et à la générosité Debord consommait de la chair fraîche et je vous laisse le soin de constater en quels termes il en parlait à son pourvoyeur, le fait accompli, sous le prétexte que les jouvencelles n’avaient pas été à la hauteur de gens aussi intelligents qu’eux, ni su saisir la chance qui leur était offerte de les mériter, eux, personnes éminemment libérées de tous tabous ! Tel quel ! Quel gros con ! Je n’ai jamais rien dit dans ma vie que je ne puisse prouver, y compris l’inexistence de l’économie, notamment quand j’ai qualifié Debord de vieux pédé. Pédéraste ne signifie pas seulement, comme on le pense communément, qui se tape des petits garçons mais, selon le Socrate du Banquet de Platon, un devoir pédagogique. Et c’est ce devoir pédagogique qu’invoque Debord dans sa correspondance quand il évoque tous les avantages que les donzelles pourraient retirer  de la fréquentation de sa personne admirable. Mais de quelle manière ! Allez-y voir vous-mêmes puisque c’est désormais possible. Malgré les conseils de Socrate, il confond élargissement de l’esprit et élargissement du cercle des fillettes. D’ailleurs, avant, je n’avais que des preuves verbales, maintenant c’est public. A croire que ce sont ses pires ennemis qui publient cette correspondance ; plutôt des crétins pénétrés de la croyance en la supériorité de leur intelligence. Il ne nous font grâce d’aucune chaude pisse du grand homme, notamment de celle que lui refile « la lycéenne Isabelle C. » qu’il vient de recevoir dans un paquet cadeau.  Les lettres d’amour de Debord ressemblent à des notices  prophylactiques. Il écrivait aux donzelles disgraciées (en fait elles lui avaient peut-être simplement dit : « vieux con ») comme il écrivait aux situationnistes qu’il voulait « supprimer ». Comment peut-on être aussi goujat ? Lettres d’amour d’un garçon d’écurie ! en fait d’un petit bourgeois qui s’essaye péniblement à la débauche sous contrôle idéologique. Tout est dévoilé. Vieux cochon qui se prenait pour un libertin. La laideur et la noirceur de l’âme s’y peignent elles-mêmes dans un style sinistre de platitude. Bien que Buffon n’ait jamais écrit la célèbre phrase « Le style c’est l’homme », cette phrase est ici pleinement vérifiée dans le contresens habituel : tel style, tel homme. On n’est jamais assez goujat avec les goujats. Aujourd’hui encore, je me paye sur la bête. Un mystère est éclairci. Je me suis toujours demandé ce qu’avait bien pu être l’I. S. pour engendrer une telle ribambelle de goujats gauchistes unis dans une même haine des dictionnaires. C’est simple : c’est Debord qui les a créés à son image. Je suis comme le docteur Sigmund Freud qui recommandait chaudement à quiconque la Gestapo, je vous recommande chaudepissement la lecture du volume V de la correspondance de Guy « Imminente Foudre » Debord. Tout sur le personnage.

 

*. Paul Valéry cité par Marchal, l’homme qui prétend que la physique est une branche de l’arithmétique, c’est à dire une branche de l’informatique, ce qui expliquerait entre autre la déraisonnable efficacité des mathématiques — je n’ai pas d’opinion sur sa démonstration que je ne comprends pas. J’attends qu’on me l’explique —. « Vade retro, langage binaire de l’ordinateur » s’écrirait M. de Bord. Voilà le genre d’arguments utilisés par ce grand homme, des arguments de journaliste ou de politicien.

6a. Encore une fois, là n’est pas la question et cette expression est malvenue (nobody’s perfect). Je ne parvenais toujours pas à faire la distinction entre critique de la théorie dominante, sans intérêt, et critique de la croyance en l’existence d’une réalité économique, critique de la confusion entre une classe de faits et une institution, la seule chose qui comptât et qui compte toujours. Tant que cette confusion est le fait de spécialistes, elle n’a pas grand pouvoir. Elle n’acquiert de pouvoir que lorsqu’elle pénètre les masses où elle devient une force pratique, telle une pesanteur d’abêtissement, une inertie de la bêtise (identité des masses inertes et des masses pensantes. Ainsi, il n’est pas possible, localement, de distinguer une force créée par une accélération d’une force créée par un abrutissement). Debord, ce grand lecteur et critique de Marx ignorait que les idées, vraies ou fausses, deviennent des forces pratiques quand elle pénètrent les masses ! Loin de moi l’idée de critiquer les lois de la pesanteur des idées et la pesanteur elle-même contre laquelle je suis sans défense, comme tout un chacun. Mais rien ni personne ne m’empêchera de dénoncer une idée ou une croyance que je sais fausse, quand bien même cette croyance aurait acquis un pouvoir inertiel énorme proche de l’effondrement gravitationnel. Une croyance dénuée de fondement, qu’elle ait acquis du pouvoir inertiel ou non, n’en demeure pas moins sans fondement. Cette pénétration a commencé en 1960, dès la défaite du mouvement ouvrier consommée, et Debord y a joué son rôle avec ses collègues journalistes qui l’adulent aujourd’hui. (Un ami espagnol écrit : « Ah, vieille crapule de Sollers ! On ne le remerciera jamais assez ! » C’est vrai, je n’y avait pas pensé. Plutôt que de l’insulter, je devrais remercier Sollers pour tous les baisers baveux qu’il infligea au grand homme.) Debord n’a pas mêlé métaphysique et journalisme comme Anders, mais journalisme et politique.

7. Cette phrase est malvenue (nobody’s perfect). Tout le monde sait très bien que la théorie économique est une pensée — au sens de doctrine et non au sens d’idée, je vous demande pardon, mais il faut tout préciser, vu la stupéfiante sottise des mal comprenants — et ceux qui s’avisent de vouloir la critiquer la critiquent en tant que pensée évidemment. Or, le but n’est pas de critiquer la pensée économique, la théorie économique, ce à quoi Marx a perdu sa vie (il le reconnaissait lui-même et pestait contre cette satanée économie politique dont il espéra toute sa vie terminer la critique afin de passer enfin aux choses sérieuses ; de nombreuses lettres attestent de ce fait. Le feignant Debord n’a fait que répéter sottement, platement, scolairement. N’oublions pas que Debord est un ancien lauréat du concours de M. Champagne ; quant à moi, je suis un ancien pensionnaire de la Maison d’arrêt de Caen. D’ailleurs, où avez-vous jamais vu Debord attaquer la théorie économique ? Il n’a fait qu’ajouter de l’obscurité à l’obscurité avec son pseudo concept de spectacle, il n’a fait que peindre du gris sur du gris, plus il est devenu fameux, plus il est devenu obscur), mais d’anéantir ses présupposés. Le but est de dénoncer l’absence totale de fondement de la croyance en une réalité économique, de la croyance en l’existence d’une institution qui serait l’économie, de la croyance en la nature économique, c’est à dire utilitaire  — et non pas utilitariste —, de l’homme ne serait-ce que pour étudier enfin, sérieusement, ce qui est le cas, ce qui a lieu. Peu importe que la théorie économique soit une pensée et seulement une pensée, seul importe que la croyance en l’existence d’une réalité économique est une idée sans aucun fondement, une croyance sans aucun fondement, dans cette théorie notamment et, hélas, surtout hors de toute théorie, tous les quarts d’heure dans le poste. Ce qui m’oppose à Serge Latouche est ceci : ce n’est pas le capitalisme qui sépare ou tente de séparer un domaine réservé dans le monde ; c’est seulement une croyance sans fondement qui prétend à cette existence d’un domaine réservé. Aujourd’hui, le commerce démontre avec éclat qu’il est le genre humain et que le président Bush est son prophète. Aujourd’hui, ce n’est pas l’internationale qui est le genre humain mais le commerce. Et le commerce ne tolère aucun domaine réservé ; bien fait, salauds de civils innocents, citoyens en peau de lapin, réels esclaves, prostitués et mendiants.

8Ici, j’affirme en toute clarté ma thèse, qui a tant déplu au tandem Debord-Lebovici. Il ne sert a rien d’attaquer la théorie économique, si l’on ne met pas en doute le prétendu objet de cette théorie : la prétendue réalité économique. (Durkheim pour sa part dit qu’une science doit déterminer son objet et que la prétendue science économique en est bien incapable.) La seule question qui vaille est celle de l’existence ou de l’inexistence d’une réalité économique. En fait tout le monde sait — tout le monde, c’est à dire tous ceux qui ne causent pas dans le poste — que le véritable objet de la théorie économique est comment faire le plus de pognon le plus vite possible. Cette théorie est en fait un recueil de recettes pour faire du pognon. Durkheim dit à ce sujet que : « Les lois proprement dites y sont peu nombreuses ; même celles qu’on a l’habitude d’appeler ainsi ne méritent généralement pas cette qualification, mais ne sont que des maximes d’action, des préceptes pratiques déguisés. » Les économistes, de quelque école qu’ils soient, se soucient assez peu d’ailleurs de ce prétendu objet de réalité économique, et, depuis l’effondrement du colossal mensonge stalinien, ils ne se gênent plus du tout pour affirmer leur véritable objet quoiqu’en agitant encore « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » des idéologues anglais et les mots abstraits (déjà Tocqueville notait, en 1840, le goût des peuples démocratiques pour les mots abstraits et le confort) de Liberté et de Démocratie. De ce fait, Marx, et Debord (je demande pardon à Marx de ce rapprochement) sont les grands coupables des calembredaines sur l’existence d’une réalité économique qui serait la chose dominante dont la théorie économique serait la science. Smith et Ricardo n’y avaient même pas songé. Notons que si les théoriciens économistes enfin libérés de la concurrence du mensonge stalinien ne se soucient guère de l’existence d’une réalité économique, la valetaille radiophonique, télévisuelle, journalistique et essayiste est là pour marteler la réalité de l’existence d’une réalité économique, tous les quarts d’heure dans le poste, tous les jours en première page des journaux, depuis quarante ans seulement comme me l’a appris Ian Hacking (Debord a trop lu les journaux et surtout cru ce qu’il y lisait. Dans sa lettre à Lebovici du 29 juin 1978, ce bourgeois de Café du commerce s’exclame, pensant faire un mot d’esprit : « Pourquoi et comment donc l’économie peut-elle passer pour être "la partie centrale de la société" ? » En croyant ce qui est écrit dans les journaux, crétin, imbécile). Avant, tout cela était question de spécialistes, tels Durkheim ou Weber, mais aujourd’hui, les spécialistes sont libérés de la nécessité d’affirmer ce mensonge. Toute une basse-cour leur permet de veiller à des choses plus utiles pour ceux qui les paient. Il faut appeler les choses par leur nom. L’économie désigne une classe de faits, elle est la classe des faits étudiés par la science économique. Le commerce désigne une institution. Le commerce est l’activité des commerçants. Une classe de faits ne fait rien. Une institution fait que les hommes obéissent. Le commerce est la pratique constante, millénaire, des commerçants. La pratique historique de la bourgeoisie, depuis plus de deux siècles, est le commerce, et, ce qui est nouveau, le commerce à outrance, le commerce sans entraves et sans temps mort (ce qui est la moindre des choses pour un négociant), comme on peut le constater aujourd’hui. Les hommes ne vivent pas dans des classes de faits, ils vivent dans des institutions et, parfois, dans des îles.

9Je dirais aujourd’hui, contre ces professeurs douillettement planqués qui proclament le désenchantement du monde, que l’institution dominante, l’argent, est enchantée ; enchantée comme aucune chose magique ne le fut jamais. A croire que ces gens n’ont jamais entendu parler du fétichisme de la marchandise qui a fait tant couler d’encre. (Je vais en faire couler encore un peu tandis que les fanatiques, ici et là, se chargent de faire couler le sang.) N’est-ce pas un enchantement maléfique que ces hommes totalement solidaires et cependant totalement séparés, ces Pompidous des sous qui sont aussi des con-sommateurs et qui donc s’enculent les uns les autres. Enculons-nous, c’est le plaisir des Dieux, dit une chanson de carabin. Les Pompidous des sous ont accepté en 1968 les camions de poireaux du camarade Leclerc qui s’en vante aujourd’hui sur son blog, et où sont-ils donc aujourd’hui ces poireaux ? Et ce n’est rien, viendront la carotte chinoise, le navet batave, le gros radis noir et la courgette hippie d’un mètre de long, puis le pal turc. Seul un héros peut briser cet enchantement.

10Je réaffirme ici, que, s’agissant d’une croyance non fondée, ce n’est rien critiquer si l’on ne met pas en doute le prétendu objet de la croyance critiquée. Durkheim va jusqu’à mettre en doute l’existence de faits économiques. Il est donc plus radical que moi ; ce qui ne l’empêche pas d’employer, sans sourciller, le terme économie au sens de réalité économique. Comment dans ce cas peut-il prétendre que la prétendue science économique ne parvient pas à définir son objet, alors que lui-même en parle comme s’il le connaissait parfaitement ?

11. Comme le prouvent ma lettre du 30 août 1978 et les suivantes, je n’avais écrit aucune énormité. J’avais seulement fait une erreur d’interprétation sur le terme critiquer par une extension indue du concept. J’étais pleinement fondé à prétendre que Marx n’avait jamais été critiqué. Il fut adulé puis traité en chien crevé. Je n’ai fait ni l’un, ni l’autre à son égard, ce qui est une prouesse quand on considère l’époque ; je me suis contenté de le lire.

Conclusion : Debord a fait long feu et Lebovici a fait long rifle.

 

 

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