Revue du MAUSS permanente

Paul Jorion

Le rapport entre la valeur et le prix

Lecture by Heil Myself !

 

1  L’économie ou les choses dans la perspective du prix

2  La valeur comme source du prix

3  Valeur « d’usage » et valeur « d’échange »

4  La valeur comme « idée platonicienne »

5  Usage propre et usage d’échange

6  La valeur comme « transformation du qualitatif en quantitatif »

7  La valeur d’échange comme fonction de la valeur d’usage

8  La valeur comme temps de travail

9  L’argent c’est du temps

10  Une théorie sociologique du prix

11  Valeur et prix

12  L’objectivation des faits économiques

13  Conclusion

 

      Bonus : Feynmann, De quoi sont les champs ?

 

Préambule basé sur une remarque de Jorion

Usage propre et usage général. J’attire votre attention sur ce point : Aristote, Hegel et Jorion règlent leur compte aux expressions stupides « valeur d’usage » et « valeur d’échange », triste héritage de Marx, Smith & Wesson.

Échanger, acheter, vendre une chose est un usage (une manière de l’utiliser) comme un autre. Je peux porter des chaussures, je peux aussi les vendre. Jorion le nomme usage d’échange par opposition à l’usage propre de la chose.

Aristote, pour sa part, parle de double usage : l’un particulier à la chose, l’autre non, ce qui laisse entendre que ce dernier est donc général par opposition à particulier, qu’il est commun à toutes les choses. Aristote donne l’exemple d’une chaussure : il y a son usage qui est de la porter comme chaussure et  son usage comme d’objet d’échange. Il n’est donc nullement question d’une « valeur » d’usage. Notons qu’en effet, même dans les mondes non marchands, toute chose peut être utilisée comme objet d’échange, même si l’échange est différé et affublé dans ce cas du nom de « don ». Polanyi donne comme définition d’une marchandise : « ce qui est produit en vue de la vente ». Ce qui caractérise le monde marchand c’est que tout y est produit en vue de la vente, même et surtout ce qui ne sert à rien. C’est dans ce monde que l’usage non particulier des objets mérite pleinement le nom d’« usage général » puisqu’il est devenu commun pour toutes les choses, non seulement commun mais obligatoire puisque tout ce qui est produit est produit pour la vente.

J’avais déjà signalé il y a longtemps que la prétendue valeur d’usage n’était autre que l’utilité. Mais je n’avais pas remarqué que l’échange, la vente, l’achat étaient aussi des usages fort utiles. Or il est une chose dont cet usage général est l’usage propre. Cette chose est l’argent. L’usage propre et l’usage général se confondent dans cette chose particulière (aujourd’hui totalement affranchie de l’or et de l’argent ce qui montre bien son caractère d’institution, de règle admise et suivie par tous). L’usage particulier (l’usage propre) de l’argent est son usage comme objet d’échange. Voilà qui révèle la stupidité de l’expression « équivalent général » appliquée à l’argent. On y retrouve la même stupidité que dans « valeur d’usage » et « valeur d’échange ». Ce qui caractérise l’argent est que son usage particulier (son usage propre) est, pour les autres choses, l’usage général. Ce qui donne lieu aux remarques bouvardo-pécuchétiennes que l’argent ne saurait désaltérer le voyageur égaré dans le désert. C’est la preuve que l’argent est une institution. Dans le désert, il est sans effet tandis que l’eau demeure de l’eau. L’argent est puissance mais il n’est de l’eau en puissance que dans une société, dans le désert sa puissance s’est évaporée. Dans une société, quand on a soif, il suffit de commander une bière.

Chaque marchandise (c’est à dire toutes) s’échange, sauf rares exceptions, avec de l’argent. C’est là l’usage général de toute marchandise. L’argent s’échange avec chaque marchandise (c’est à dire toutes indifféremment). C’est là l’usage propre de l’agent. Il s’ensuit donc que l’argent est l’objet d’usage général puisque son usage propre est l’usage général ; et non pas l’équivalent général, expression dénuée de sens, répétée à l’envie par les crétins d’économistes. L’argent n’est l’équivalent d’aucune marchandise, a) on ne peut ni le boire, ni le manger etc. ce qu’on peut faire avec certaines marchandises ; mais b) on peut l’échanger immédiatement avec n’importe quelle marchandise ce qu’est incapable de faire n’importe quelle marchandise, sauf rares exceptions. a) Aucune marchandise n’est l’équivalent de l’argent puisque l’on n’échange les marchandises qu’en vertu de leur usage propre (on échange de l’argent contre des chaussures parce que l’on a besoin de chaussures) d’une part et que, d’autre part, b) il est très difficile de troquer des chaussures contre un bifteck. Aucune marchandise ne peut s’échanger immédiatement contre une autre marchandise, ce que l’argent fait facilement. Enfin, dire de deux marchandises qu’elles sont équivalentes c’est dire soit a) que l’une peut remplacer l’autre dans leur usage propre (des espadrilles, des sabots, des sandales, des bottes et des chaussures), soit b) qu’elles ont le même prix. Or l’argent ne saurait avoir ni le même usage, ni le même prix que quoi que ce soit ; a) on ne peut pas chausser des billets de banque ; b) ce serait une sottise de dire qu’un kilo de pain et 30 francs ont le même prix, d’ailleurs, personne ne le dit. L’argent n’a de prix que sur le marché des devises où l’on cote le certain ou l’incertain ; c’est à dire, où c’est tantôt l’une des devises qui a un prix, tantôt l’autre.

Jorion pose la question pertinente : comment Marx peut-il lire valeur là où il est écrit usage ? À quoi sert de savoir lire le grec dans ce cas ?  Si un aussi brillant esprit que Marx peut commettre ce genre d’erreur, le cas des perroquets qui vont répétant tarababoum, tarababoum, semble désespéré.

Paul Jorion

6 mars 2011 à 08:52

Marx a utilisé une traduction allemande de Bekker de 1831 de la Politique d’Aristote – c’est là qu’a été interpolé « valeur » là où le grec dit « usage » ( I, iii, 11-12) et non dans l’Éthique à Nicomaque où se trouve sa théorie de la formation du prix. La traduction allemande de Bekker faisait autorité de son temps, les Français et les Anglais s’y réfèrent aussi. Marx n’est manifestement pas allé lire le grec sans quoi il aurait noté la substitution. C’est parce que j’utilisais moi-même la traduction anglaise de Rackham où la confusion n’est pas faite que j’ai eu l’attention attirée sur l’absence d’un équivalent de « valeur » dans le texte d’Aristote (voir Le prix : 46-47).

Définition de l’esprit : l’esprit est l’usage général, l’esprit est l’utilité générale.

Définition de la communication : la communication est l’usage général, la communication est l’utilité générale.

Les choses deviennent très claires : aux pauvres, l’usage propre (moyennant enculage, vous ne voudriez pas qu’ils soient nourris à ne rien faire, comme l’est le bétail stricto sensu et comme l’était la vile multitude à Rome) ; aux riches, l’usage général. Ainsi, les vaches sont bien gardées. Pour les pauvres, l’usage général n’est qu’un moyen de l’usage propre ; pour les riches, au contraire, c’est l’usage propre qui n’est qu’un moyen de l’usage général. Comparez avec cette imbécillité de Debord qui dit que la valeur d’usage s’est mise au service de la valeur d’échange. Pour les riches, seulement, crétin. L’utilitarisme n’est qu’une doctrine. Ce monde n’est donc pas utilitariste, il est utilitaire… pour les pauvres qui n’ont que l’usage propre. Les riches ont l’usage propre du monde. C’est beaucoup plus intéressant. Ce prétendu « homme, imaginé tout orienté vers lui-même, et pour qui le monde n’est qu’un instrument de la satisfaction de ses seuls intérêts particuliers » (Dzimira, Décroissance et anti-utilitarisme) c’est le pauvre ! Les riches, eux, ne traitent que de l’utilité générale. C’est d’ailleurs leur alibi : que feriez vous sans nous, bandes de nazes. Comme d’habitude, l’idéologie présente le monde renversé. Seuls les pauvres se soucient de leurs seuls intérêts particuliers, très particuliers, très misérablement particuliers. L’hilare Messier s’exhibait sur la muraille de Chine comme la pétasse Royale. Comme le dit si bien Fourquet, le commerce international est toujours politique. Les riches ont donc tout. Les pauvres n’ont rien. Bien fait !

Définition de la magie : les choses deviennent de plus en plus claires : chez les sauvages, l’usage propre et l’usage général sont confondus dans tout objet. Voici donc une définition de la magie. Le rôle et le but de la magie est de maintenir confondus l’usage propre et l’usage général dans tout objet. Lévy-Strauss remarque qu’un sauvage fabrique une pointe de flèche avec toutes les ressources de l’état de l’art et que pourtant il y adjoint de la magie comme si la technique ne suffisait pas. Et que non, la technique ne suffit pas, elle est vouée à l’usage propre. De même le jardinier des Trobriands qui a construit des haies d’épineux autour de son jardin jette par dessus un caillou pour éloigner les porcs, ce qui, par la même occasion, lui permet d’insulter ses voisins qui, ces cochons, laisseraient divaguer leurs porcs. Il n’y a pas de petits plaisirs. Déjà dans les religions, l’usage général s’est spécialisé et se cantonne à part du profane quoique les Grecs vécussent encore parmi les dieux. Ce n’était plus des trous de magie, mais des nymphes. Xénophon ne pouvait faire un pas sans sacrifier. Enfin dans notre merveilleux monde moderne, il n’est plus qu’un seul objet où l’usage propre et l’usage général demeurent confondus, c’est l’argent ; c’est ce qui explique sa magie dans ce monde prétendument désenchanté. En lui, la magie est intacte : l’usage propre et l’usage général demeurent étroitement confondus. Vous comprenez la magie de l’argent désormais.

Voilà un facteur quantifiable auquel n’avait pas pensé Durkheim et qui permet de classer les sociétés. 

Définition de l’humanité : ainsi donc, le premier fait historique (c’est à dire humain) n’est pas comme l’écrit scandaleusement Marx en 1846, la production des moyens d’existence mais l’usage général. Là où il y a usage général, il y a humanité, là où il n’y a pas usage général, il n’y a pas humanité. L’humanité naît avec l’usage général. L’invention de l’humanité est l’invention de l’usage général.

RÉSUMÉ

Le concept de “valeur” est apparu historiquement comme l’envers objectif du prix. La nature changeante de celui-ci étant alors envisagée comme l’expression phénoménale d’une essence plus permanente appelée “valeur”.

Un progrès conceptuel similaire est attesté ailleurs ; un parallèle s’impose entre la paire prix/valeur et celle chaleur/température, le concept de température offrant la contrepartie objective, car quantitative, de la qualité qu’est la chaleur. Le parallèle s’évanouit lorsqu’on observe que l’objectivité de la température lui vient de sa nature quantitative, alors que dans le cas du couple prix/valeur, c’est le prix — le donné phénoménal — qui est quantitatif, alors que la valeur est qualitative. C’est en réalité la variabilité du prix qui fait problème, et la valeur est invoquée comme fondement d’une certaine permanence. Le rapport entre l’usage — qualitatif — d’une chose et son échangeabilité pour un prix — quantitatif — demeure mystérieuse.

Pionnier de la réflexion sur la valeur, et représentatif des tentatives ultérieures pour la fonder, Adam Smith propose deux théories entre lesquelles il hésite. La première est l’interprétation dite additive qui lit dans la valeur l’addition de la rente perçue par le rentier, le profit prélevé par le marchand et le salaire obtenu par le travailleur. La seconde — qu’il dit préférer — est l’interprétation en termes de temps de travail incorporé. Cette dernière, reprise ensuite par Ricardo et Marx, suppose que la valeur reflète les temps de travail incorporés à la marchandise. Smith échoue dans sa tentative en raison de l’impossibilité de fixer des critères permettant de comparer la qualité de différents temps de travail.

Pour réussir, la théorie de la valeur d’Adam Smith doit être complétée par la théorie du prix d’Aristote. Pour le philosophe grec, la qualité d’un temps de travail reflète la qualité dans l’ordre social de celui qui l’effectue. Le prix pour Aristote exprime le statut réciproque de l’acheteur et du vendeur, dont le rapport du prix marchand de leur temps de travail fournit la mesure. Ainsi, et longtemps avant Marx, Aristote assimile l’ordre économique à l’ordre politique.

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L’économie ou les choses dans la perspective du prix

« Tout a un prix », affirme la sagesse populaire, et c’est de cette manière que quiconque n’est pourtant pas économiste de profession rencontre quotidiennement l’économie en raison du fait que la plupart des choses qui circulent ont effectivement un prix. Ce prix, c’est la somme mentionnée sur l’étiquette , montant d’argent réclamé par celui qui vend à celui qui achète, en échange du transfert de la propriété de la chose acquise. Les choses qui ont un prix sont à ce titre des marchandises. Il existe aussi un prix qui porte sur un usage provisoire d’une chose, sans transfert de propriété, le prix est alors un loyer versé par le locataire.

♦ Voire ! Le prix est-il  la somme mentionnée ou la mention de la somme ? That is the question. Qu’est ce qui agit le plus dans la circulation des marchandises, la somme mentionnée ou la mention de la somme. C’est la mention de la somme. C’est la publicité. C’est la connaissance de la situation. Pourquoi les « grandes surfaces » distribuent-elles des catalogues criards aux photos de couleurs constellés de mentions de la somme ? Quelque chose d’encore plus important est la lecture de l’étiquette : l’étiquette est faite pour être lue. Or, on n’entend jamais parler de cette lecture dans « l’économie ». Pour ma part, je dirais : la valeur est la mention de la somme, le prix est la somme mentionnée. Voilà, me semble-t-il de la bonne grammaire. La mention d’une énergie n’est pas une énergie. L’énergie mentionnée, si elle existe, n’est pas une mention. La mention de la somme et sa lecture est un fait social total qui ne peut se comprendre que dans la totalité.

Certains auteurs trouvent judicieux de s’interroger aujourd’hui sur la signification du mot « économie » : on ne saurait pas exactement de quoi parle la science économique, et l’on serait contraint de définir son objet comme « ce dont parlent des économistes ». Les auteurs plus anciens n’entretenaient pas de telles inquiétudes : l’économie parlait des richesses, de ce qui constitue la fortune. C’est là un point de départ qui demeure excellent : une chose n’est pas constitutive de la richesse seulement parce qu’elle est chère, parce que son prix est élevé, elle peut être bon marché mais elle fera richesse  du moment qu’elle est présente en grande quantité. Ce qui veut dire que les richesses sont composées de choses évaluées par rapport à leur prix. Et c’est de cela qu’il s’agit en effet quand on parle d’économie ♦♦ : il s’agit d’acteurs humains en tant qu’ils sont acheteurs ou vendeurs, en tant qu’ils louent ou qu’ils sont locataires. Autrement dit, l’économie c’est l’interaction humaine vue dans la perspective du prix : c’est une manière d’envisager l’activité des hommes en porta33.35nt sur elle un certain regard (Jorion 1994 a).

J’abonderai dans le sens primitif de richesse donné par Fourquet : richesse est puissance. L’argent est puissance. Abondance de pacotille nuit. Excédé par ce luxe insupportable, Diogène brisa son écuelle. Beaucoup de pommes de terres à cochon, qui manquèrent tant aux irlandais affamés il y a deux siècle, jamais ne seront de la richesse et encore moins des richesses.

♦♦ « Les choses qui ont un prix sont des marchandises. » Marx, se citant lui-même, commence le Capital par ces mots fameux : « La richesse des sociétés etc… s’annonce comme une “immense accumulation de marchandises” » Cela veut dire que la richesse est composée de marchandises. C’est de cela, en effet, qu’il s’agit quand on parle d’économie. Quand on parle de physique on parle de la chute des graves, par exemple ; quand on parle d’économie on parle de richesse, on parle de marchandises. Quand on parle de physique, c’est ne rien dire que l’on parle de physique. Quand on parle d’économie, c’est ne rien dire que l’on parle d’économie. Cependant depuis 1818, la science économique parle de l’« économie » et la question qui se pose quand la science économique parle de l’« économie » est tout autre. La physique, que je sache, ne parle pas de « la physique » quoique l’étymologie du mot soit phusis, nature en grec.

Le prix varie : la même marchandise se vend aujourd’hui pour tant et se vendra demain plus cher ou meilleur marché. Il peut même arriver que la même marchandise se vende à différents prix au même endroit et au même moment. Une question importante qui se pose alors est de savoir si le fait que le prix change constitue pour celui-ci une propriété essentielle ou accidentelle ? Autrement dit, est-il dans la nature du prix de varier, comme il est, par exemple, dans la nature de l’homme de vieillir ? Ou bien le prix varie-t-il à la manière dont un moteur vibre  : parce que ses parties sont agencées de telle manière qu’il est impossible pour l’ensemble de ne pas vibrer ? avec cette implication qu’il serait possible de remonter un moteur en sorte qu’il ne vibre plus, et qu’avec un certain talent en matière de mécanique — ou d’économie — il serait possible de « remonter » le mécanisme ♦♦ de la formation des prix de telle sorte que le prix ne varie plus. Ce qui prouverait a posteriori que le fait que le prix change ne constituait pour lui qu’une propriété accidentelle. A défaut de pouvoir dire a priori ce qu’il en est, on peut néanmoins avancer que s’il n’est pas dans la nature du prix de varier, alors il peut être étudié selon une démarche en trois étapes :

1.    définir une essence permanente qui sous-tend l’existence du prix et l’appeler, par exemple, la « valeur »,

2.    montrer comment l’essence permanente du prix, disons la valeur, se concrétise dans ses fluctuations accidentelles, qu’on désignera, par exemple, du terme de prix marchand,

3.    expliquer d’où vient le « bruit » qui interdit au prix d’une marchandise d’être à tout moment identique à sa valeur.

Un six cylindres moins qu’un quatre cylindres, un douze cylindre en V à 60°, encore moins.

♦♦ Le problème, c’est que ce n’est pas un mécanisme.

La théorie spontanée du prix conçu de cette manière est alors la suivante : dans des circonstances « ordinaires », le prix reflète la valeur, dans des circonstances « extraordinaires », il s’en écarte. En voici un exemple : une ville est assiégée, quelques paysans sont cependant parvenus à s’introduire dans l’enceinte et exigent des sommes exorbitantes pour des aliments de consommation courante. Le prix exigé est maintenant sans rapport avec la valeur du produit. Les situations de marché noir sont typiques à ce point de vue : le prix y diverge massivement de la valeur. En finance on parle alors de manque de liquidité. Imaginons une marchandise possédant une certaine « valeur » et qui, la plupart du temps, se vend à un prix qui reflète cette « valeur ». Il se fait alors que pour quelque raison contingente, il existe soit une rareté extrême des vendeurs soit des acheteurs. En conséquence, quiconque se propose de vendre ou d’acheter est obligé de passer par les conditions fixées par les rares vendeurs ou par les rares acheteurs qui profitent ainsi d’un rapport de force biaisé en leur faveur. Ainsi lorsque Richard III propose « Mon royaume pour un cheval ! », selon le regard que l’on pose sur son propos, c’est soit le cheval dont la valeur se trouve soudain considérablement surévaluée quant à son prix habituel, soit le royaume dont la valeur se voit sous-évaluée de manière drastique.

La conception selon laquelle il existe deux attributs distincts attachés à un objet dont la propriété se transfère, son prix et sa valeur, dispose donc d’une certaine plausibilité de bon sens. La valeur est conçue comme intrinsèque : liée à l’essence de l’objet ; tandis que le rapport du prix à la valeur est plus « élastique » : disposant de la liberté de s’écarter en plus ou en moins de la valeur.

Les approches classiques du prix sont essentiellement du type que je viens de caractériser. Elles se composent de deux éléments :

1.    une théorie de la valeur qui définit la « valeur » d’une chose,

2.    une théorie des prix qui rend compte de la relation entre la valeur et le prix.

Notons cependant que si l’on suppose au contraire qu’il est dans la nature du prix de varier, alors aucune notion intermédiaire du type de la valeur n’est requise pour rendre compte de la variation du prix : le prix varie tout simplement parce qu’il est dans sa nature de varier.

La valeur comme source du prix

Comme je l’ai dit en guise d’introduction, toute chose susceptible de voir sa propriété transférée par son échange contre une somme d’argent est une marchandise, la quantité de monnaie échangée contre la marchandise étant son prix . Le prix d’une marchandise fluctue ♦♦, ce qui veut dire qu’à des moments et à des endroits différents, le prix du même objet est susceptible d’être différent — il se peut même qu’il diffère au même moment au même endroit, comme cela arrive quelquefois sur le « parquet » des bourses (cf. Jorion 1994 b : 331-335). De plus, il est en général difficile d’assigner à ces fluctuations des causes évidentes.

et sa valeur était (il faut parler au passé) la mention de cette quantité de monnaie.

♦♦ ce n’est pas la quantité de monnaie qui fluctue mais la mention de la quantité de monnaie. Abus de langage. La valeur est seulement la mention d’une quantité d’argent et cette mention est associée à une chose. Comment ? Grâce à une étiquette sur laquelle est notée une expression. C’est la vente, si elle a lieu, qui décidera si cette expression dénote le faux ou le vrai. En attendant, le prix mentionné est un peu comme une fonction d’onde : il est seulement probable que la chose se vende ce prix là. La vente est à la marchandise ce que la mesure est à la fonction d’onde. Dès que la vente est effectuée, il y a effondrement de la valeur, comme il y a collapse de la fonction d’onde après la mesure.

Essayez donc de faire passer le poids d’un lingot d’or d’un kilogramme à un milligramme, voire à zéro gramme, en un dixième de seconde, voire moins, comme cela se passe tous les jours à la bourse. A la main, cela prend quelque secondes pour modifier la mention de la somme.

Si une marchandise ne trouve pas preneur, il faudra bien modifier la mention de la somme. La somme « mesurée » par la vente, si celle-ci a lieu, est pour l’instant indéterminée, car cette somme est encore cachée dans une somme plus grande, dans la poche de l’acheteur. Voilà de l’économie quantique.

L’argent circule par le truchement des prix en assurant trois fonctions distinctes, que les tenants de l’Économie Politique classique furent les premiers à reconnaître : d’être soit une rente, soit un profit, soit un salaire.

La rente revient à celui qui obtient de l’argent du fait qu’il dispose d’une ressource convoitée et généralement renouvelable (l’eau d’un puits, l’or d’une mine, des actions Microsoft, etc.), le profit est obtenu par celui qui revend une marchandise plus cher qu’il ne l’avait achetée, le salaire s’obtient par celui qui loue sa force de travail [ de ma vie, je n’ai jamais rencontré cette bête là ], de celui à qui il la loue (dans la mesure où la force de travail est une ressource renouvelable, le salaire est un loyer sur le temps de travail ; le prolétaire de Karl Marx est celui dont la seule rente [ Bigre ! en voilà une rente ! comme je le disais, il y fort longtemps, au Dr Latouche. Ricardo a fait une belle analyse de la rente agraire. ] s’assimile au fait qu’il vit un certain nombre d’années pendant lesquelles il est à même de travailler).

Ces trois fonctions s’exercent sur chacun de manière différente selon qu’il est producteur, distributeur, consommateur, ou cumule à l’occasion deux ou trois de ces statuts. Le hasard de la naissance joue un rôle essentiel dans l’accès à l’argent selon ces différentes fonctions, l’activité propre des individus pouvant contrevenir partiellement au donné de la naissance. Dans une société où existe une division du travail, l’argent permet, au premier titre, à ceux qui ne produisent pas eux-mêmes les marchandises qui sont des moyens de subsistance — tels que les aliments — de se les procurer contre de l’argent.

En l’absence d’un mécanisme plausible expliquant la constitution d’un prix initial et ses fluctuations ultérieures, l’approche traditionnelle de la formation du prix a été la suivante : dans un premier temps, on décrit un mécanisme [ Encore un mécanisme ] constitutif de la valeur, celle-ci représentant un élément stable (solution d’équilibre au sein d’un système économique) ; dans un deuxième temps, on décrit un mécanisme [ Encore un mécanisme ] de formation du prix à partir de la valeur, cette dernière jouant vis-à-vis du prix le rôle d’un attracteur.

Les éléments ayant été mentionnés comme constitutifs de la valeur par divers auteurs et à différentes époques sont :

1.    la rencontre de l’offre et de la demande de la marchandise,

2.    l’usage de la marchandise mesuré comme utilité subjective, en fonction du besoin ou du désir individuel,

3.    le temps de travail impliqué dans la production de la marchandise ou le coût de la reproduction de la force de travail impliquée,

4.    la somme des coûts de production, c’est-à-dire la somme des salaires des travailleurs, de la rente du propriétaire des matières premières (c’est-à-dire le coût de celles-ci) et du profit réalisé par l’« entrepreneur » ou propriétaire des moyens de production,

5.    le statut réciproque de l’acheteur et du vendeur.

Comme il a été noté précédemment, une théorie de la formation des prix qui rendrait compte de manière immédiate du prix initial ainsi que de ses variations ultérieures pourrait faire l’économie du concept intermédiaire de valeur .

♦ Vu le sac de nœuds en cinq points qui précède , ce serait préférable, en effet.

Valeur « d’usage » et valeur « d’échange »

On peut lire chez Aristote : « … pour chaque objet susceptible d’être possédé, il existe une double manière de l’utiliser ; ces deux usages sont liés à cet objet lui-même, mais ne lui sont pas liés de la même façon — l’un est particulier à la chose et l’autre ne lui est pas particulier [ il est donc général ]. Si l’on prend par exemple une chaussure — il y a le fait de la porter comme chaussure et il y a son usage comme objet d’échange ; car l’un et l’autre sont des manières d’utiliser une chaussure , dans la mesure où même celui qui troque une chaussure contre de l’argent ou de la nourriture avec un client qui veut une chaussure, l’utilise en tant que chaussure, bien que pas pour l’usage propre des chaussures, puisque celles-ci ne sont pas apparues dans l’intention qu’on les échange ♦♦. Et ceci est vrai aussi pour les autres objets susceptibles d’être possédés ; car tous disposent d’une utilisation dans l’échange, qui a son origine dans l’ordre naturel des choses, parce que les hommes avaient plus qu’assez de certaines choses et moins qu’assez de certaines autres » (Politique, I, iii, 8-12). [ Quel génie cet Aristote, que de régression depuis ; depuis la mainmise par les protestants anglo-saxons. Je t’en foutrais de la valeur d’usage et de la valeur d’échange ]

♦ Excellent : porter une chaussure ou échanger une chaussure sont deux usages possible de la chaussure, l’une particulière à la chaussure, l’autre générale, c’est à dire commune à toutes les choses. Voilà qui nous change des valeurs d’usage et des valeurs d’échange. L’esprit grec, c’est quelque chose.

♦♦ Polanyi, lui, définit empiriquement les marchandises par : ce qui a été produit expressément pour la vente. On conçoit, dans ces conditions (des conditions de besoin), qu’un fabricant de chaussures, même du temps d’Aristote, n’a rien de plus pressé que de les échanger, à peine sont-elles terminées, sinon il n’aurait plus qu’à les bouffer ses chaussures, ce qui s’est déjà vu.

Vingt-trois siècles plus tard on peut lire sous la plume de Karl Marx, « Toute marchandise se présente toutefois sous le double aspect de valeur d’usage et de valeur d’échange (cf. Aristote, De la République, 1. I, chap. IX, édit. Bekker, 1837) : “Car l’usage de chaque chose est de deux sortes : l’une est propre à la chose comme telle, l’autre non : une sandale par exemple, sert de chaussure et de moyen d’échange. Sous ces deux points de vue, la sandale est une valeur d’usage [ Le  texte d’Aristote donné par Jorion dit : « car l’un et l’autre [usages] sont des manières d’utiliser une chaussure ». Il n’est aucunement question de « valeur d’usage » mais d’usage ou d’utilisation ]. Car celui qui l’échange pour ce qui lui manque, la nourriture, je suppose, se sert aussi de la sandale comme sandale, mais non dans son genre d’usage naturel, car elle n’est pas là précisément pour l’échange. Il en va de même pour les autres marchandises.” » (Introduction générale à la critique de l’économie politique ; Marx 1965 [1859] : 277-278)

Aucun doute n’est possible pour le lecteur : le passage d’Aristote auquel Marx renvoie est bien celui que j’ai cité pour commencer, le deuxième texte entend reproduire le premier. Pourtant dans le texte du philosophe grec, il est question de deux utilisations possibles, et non de deux valeurs comme chez l’économiste allemand [ Bravo, bravo, bravo, plaudite cives ]. Aristote évoque deux usages possibles pour une chaussure, en user, c’est-à-dire l’utiliser personnellement jusqu’à l’user, ou bien l’échanger ; alors que dans le texte de Marx il est question de deux valeurs possibles pour une chaussure, sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. Que s’est-il donc passé au cours de ces vingt-trois siècles pour qu’un lecteur qui n’est pas parmi les moins avisés, en vienne à lire « valeur » là où il était écrit « usage » ? [ Bravo, bravo, bravo, plaudite cives. (las gentes que dicen bravo n’ont jamais pu être domestiqués par les Romains. Bravo signifie brave : mas sangre va a derramar que un bravo en su muerte – tientos (octosyllabes) : tres marias van por agua, que ninguna lleva soga, que con la trenza de sus pelo, sacan agua de la noria. Que pajaro sera aquel, que canta en la verde oliva. Corre y di le que se calle que su canta me lastima, etc. Influence arabe.) ]

Marx, comme bon nombre de ses contemporains, décèle une problématique de la valeur là où celle-ci n’avait pas été mentionnée par Aristote, et il va plus loin puisqu’il considère que cette problématique était présente chez son illustre prédécesseur, mais que celui-ci l’avait abordée de manière inappropriée [1]. Marx n’écrit-il pas dans la Première section du Capital consacrée à la marchandise, à propos de la théorie du prix exposée par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque (cf. Jorion 1992) : « … Aristote nous dit lui-même où son analyse vient échouer — contre l’insuffisance de son concept de valeur » (1965 [1867] : 590) ? L’insuffisance du concept de valeur chez Aristote, c’est en réalité que celui-ci a jugé son analyse suffisante bien qu’il se soit passé entièrement du concept de valeur. [ Bravo ]

La distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, se trouve parfaitement définie par Adam Smith dans les termes suivants : « Le mot VALEUR, il faut le noter, a deux significations, et exprime parfois l’utilité d’un objet particulier, et parfois le pouvoir d’acheter d’autres marchandises que la possession de cet objet implique. L’une peut être appelée “valeur d’usage” ; l’autre, “valeur d’échange” » (Smith 1976 [1776] : 44).

Un examen historique du concept de valeur nous montre quelle est son origine : « Les classiques », écrit François Fourquet [ Ah ! voilà Fourquet ], « auraient pu se contenter, comme King ou Quesnay, du prix ; mais plusieurs ont cherché un étalon de mesure plus stable. En effet le prix des marchandises varie au gré des fluctuations de l’offre et de la demande ; et en plus la monnaie est elle-même une marchandise sujette aux mêmes fluctuations. Cependant, les anciens économistes ont observé que, sur longue période, à travers les fluctuations, se dégage une tendance qui, à la longue, finit par absorber les oscillations et qu’on figurerait aujourd’hui par une courbe statistique. Au départ, cette observation fut purement empirique. Puis l’idée a germé que cette tendance longue ne serait pas la simple moyenne statistique des prix d’une marchandise, mais représenterait une sorte de prix profond et stable qui, mieux que les prix de marché courants, correspondrait à la valeur réelle de la marchandise, comme si les prix de marché étaient des valeurs instables et, en quelque sorte, fictives » (Fourquet 1989 : 230).

Effectivement, Quesnay n’entrevoyait pas la nécessité d’un concept sous-jacent au prix, tel la valeur, puisqu’il écrivait : « En les considérant comme des richesses commerçables, le blé, le fer, le vitriol, le diamant sont également des richesses dont la valeur ne consiste que dans le prix » (cité par Foucault 1964 : 205) [2]. La synthèse faite par Fourquet est excellente et elle attire notre attention sur une démarche classique aux débuts de la science moderne et dont l’inspiration néo-platonicienne est ici, comme dans les autres cas, flagrante : le double renversement d’une réalité en fiction, et d’une fiction en réalité. En l’occurrence, un phénomène est observé, le prix, dont l’une des caractéristiques est la variabilité ; celle-ci conduit à supposer qu’il existe derrière le phénomène une réalité plus objective que lui-même et dont il n’est que la manifestation phénoménale, c’est-à-dire imparfaite ; cette Réalité-Objective étant la valeur. [ Bravo ]

La valeur comme « idée platonicienne »

Platon a supposé derrière l’apparence des choses, une réalité objective. Epistémologiquement parlant, cette Réalité-Objective n’est autre qu’un espace de modélisation qui permet d’examiner la réalité foisonnante du monde sensible comme la manifestation d’entités propres à la Réalité-Objective se perpétuant identiques à elles-mêmes et en moins grand nombre que les objets du monde empirique. Kojève écrit que « Les motifs qui ont poussé Démocrite et Platon à postuler une Réalité-objective, censée être en relation avec l’Existence-empirique tout en étant radicalement distincte, et qui ne détermine chez l’un et chez l’autre la structure qu’ils assignèrent tous les deux à cette Réalité, ont été, en fait et pour nous, les mêmes. A savoir, le désir de remplacer le discours fluctuant qui parle de phénomènes fluides, par un discours qui soit définitivement stabilisé ou valable tel quel partout et toujours, tout en se raccordant, ne serait-ce que pour le contre-dire, au discours contra-dictoire se référant à l’Existence-empirique dans toute la diversité de sa durée-étendue. » (Kojève 1972 : 76).

Platon, comme Aristote quelques années plus tard, est confronté à des adversaires théoriques redoutables : les Sophistes. Ceux-ci considèrent qu’il n’existe pas de critère permettant de faire la part des choses entre un discours qui dit le vrai et un discours qui dit le faux : « Le discours n’est ni les substances ni les êtres », affirme Gorgias (Traité du non-être) selon Sextus Empiricus (Dumont 1991 : 705). A cela Platon réplique, dans le dialogue précisément intitulé Le Sophiste, que « dire de ce qui est qu’il est et dire de ce qui n’est pas qu’il n’est pas, c’est dire le vrai » [3]. Mais comment peut-on savoir que quelque chose est ou n’est pas, rétorquent les Sophistes ? Parce qu’il y a de l’ Être et du Non-Être, et selon Platon : le vrai correspond à l’intervention de l’Être dans le discours, et le faux à celle du Non-Être. A quoi les Sophistes opposent alors qu’il est des choses qui semblent être et qui ne sont manifestement pas : les illusions, les phénomènes, c’est-à-dire les apparences ; en affirmant cela, ils annoncent le scepticisme sous sa forme parfaitement achevée dont Pyrrhon sera le représentant : telle chose apparaît telle à l’un et autrement à un autre, et elle apparaît différente au même selon qu’il est malade ou en bonne santé, entièrement jaune, par exemple, s’il a la jaunisse, etc. Platon sera alors forcé de définir une objectivité transcendante à la perception : il existe une apparence dans le monde sensible, et une réalité au sein de la Réalité-Objective que le monde sensible masque à notre perception. La réalité authentique est celle des Idées platoniciennes, l’apparence est celle des manifestations approximatives de ces Idées dans le monde sensible.

Aristote procède autrement : lui aussi considère qu’il y a une Réalité-Objective, mais sa démonstration est différente. Il existe pour lui, au-delà des singularités du monde sensible, qu’il appelle substances premières, des universels, qu’il appelle substances secondes. Celles-ci n’existent qu’en potentialité, en puissance, alors que les singularités n’existent qu’en acte. Les singularités observables sont les universels en acte. La science ne parle que du monde en puissance, elle décrit les universels, substances secondes ; c’est pourquoi pour Aristote, et dans un passage célèbre, « … les éléments ne seront pas mêmes objets de science, car ils ne sont pas des universels, et il n’y a de science que de l’universel… » (Métaphysique, M, 10, 32). La méthode expérimentale permettra de deviner la nature des universels en examinant le comportement des singularités lorsque les circonstances qui les entourent sont modifiées de manière contrôlée et systématique.

Dans la perspective où a émergé la catégorie de valeur, il existerait donc une Réalité Objective qui serait celle de la valeur, mais qui ne se manifesterait dans le monde sensible que sous la forme phénoménale du prix. La valeur n’apparaîtrait sous une forme parasitée, « bruitée », qu’en tant que prix. On se situe donc bien dans une perspective typiquement platonicienne où le prix est la manifestation approximée de l’Idée, forme pure, que constitue la valeur. On trouve une expression classique de cette conception chez Garcia (1583) : « … nous devons tout d’abord considérer en quoi consiste la valeur des choses, car leur valeur est la règle et la mesure par laquelle nous venons à savoir leur juste prix, pour autant que valeur et prix doivent correspondre » (cité par Lapidus 1986 : 45). Mais comme il n’est pas donné aux mortels d’approcher les Idées, nous devons nous contenter de supposer la forme à partir de ses manifestations et supputer la valeur à partir du prix observé, par exemple en tant que ces « courbes statistiques » dont parle Fourquet, où la variété est ramenée à la stabilité qui est censée la sous-tendre en réalité.

Le caractère fallacieux du raisonnement est, je le suppose, patent : la seule objectivité dont il soit clair qu’elle n’est pas fictive, c’est le prix ; ce que le monde nous fait voir, ce sont des prix, non des valeurs. Mais la variabilité du prix jette la suspicion sur sa réalité intrinsèque : il est phénomène, apparence, apparentia dit le latin, là où le grec dit phenomenon. Du coup, on lui suppose un doublet, qui ne serait pas variable lui, et qui serait donc — bien qu’invisible — plus vrai que le prix corrompu par sa variabilité. En conséquence, il existe une réalité, la valeur, et une fiction, le prix. Mais la démarche qui a eu lieu historiquement est exactement inverse : une réalité a été observée, le prix, et on lui a supposé une ombre, une pure fiction : la valeur. Dans la perspective platonicienne, le prix serait l’approximation de la valeur ; dans les faits, la valeur ne peut être déterminée que d’une seule manière, comme une idéalisation du prix, seul observable.

Notons pour en terminer sur cet aspect particulier, que si le prix et sa variabilité intrinsèque avaient attiré l’attention non pas, comme ce fut le cas, au XVIe siècle mais au XXe siècle, les scientifiques qui se seraient penchés sur son cas auraient pu procéder comme ils l’ont fait maintenant à de nombreuses reprises, en particulier en mécanique quantique, c’est-à-dire considérer que le prix dispose d’une réalité mais que sa réalité est intrinsèquement changeante et que seul un espace de probabilités peut représenter ses métamorphoses de manière adéquate. J’ai suggéré ailleurs (Jorion 1994 a) que ce sont au contraire les phénomènes mettant en jeu des particules subatomiques au niveau quantique qui bénéficieraient d’être envisagés en des termes analogues à ceux que j’utilise ici pour rendre compte de la formation du prix, à savoir en tant qu’effet de bord, en termes de tensions existant sur une frontière.

Je dirais que, contrairement aux phénomènes « naturels », la valeur n’est pas un phénomène naturel mais une institution. Les institutions sont des objets, réels, mais assez bizarres étant donné que tout réels qu’ils soient, il ne paraissent généralement pas mais se manifestent, notamment par la coercition. Je distingue valeur et prix de cette manière : la valeur en tant qu’institution est le fait de l’existence des prix, le fait lui-même que des objets réels, tous les objets réels aujourd’hui, ont un prix : « les choses valent » signifie : « les choses ont un prix ». Cela n’a pas toujours été le cas. Quant aux prix je les tiens pour ce qu’ils sont : le sens d’une expression écrite sur une étiquette, expression qui peut aussi bien dénoter le vrai que le faux tant que la vente n’est pas effectuée, la vente ? l’échange d’une marchandise contre une certaine quantité d’argent, réel ou virtuel. Ainsi, le prix est une vente effectuée mais seulement en pensée, l’idée d’une vente, la manifestation d’un possible, manifestation d’une intention pour le futur, le sens d’une expression. La question difficile est : qui a écrit l’étiquette (c’est à dire qui, ou quoi, a guidé la main qui écrivit l’étiquette) et pourquoi y est-il écrit ce qui y est écrit, précisément. Une question plus facile, parce qu’historique, est : qui a inventé cet usage qui consiste à associer une étiquette aux choses, quand  et dans quelles circonstances.

 

Usage propre et usage d’échange

Dans la perspective qui est la mienne, et qui est donc aristotélicienne davantage que platonicienne, et en l’absence d’une technique assurée d’élucidation de la valeur à partir du prix, le concept de valeur pourrait tout aussi bien être écarté : il n’apporterait rien de plus au prix que d’être sa contrepartie inconnaissable dans le Monde des Idées.

Ceci dit, on n’aurait pas écarté pour autant la préoccupation qui avait présidé, selon Fourquet, à l’invention du concept : tenter de rendre compte des fluctuations apparemment désordonnées du prix à partir d’un « centre de gravité » qui en constituerait la vérité cachée [4]. S’il pouvait cependant être montré qu’il est dans la nature du prix de varier de la manière qui est la sienne, toute considération relative à un centre de gravité deviendrait futile.

On peut envisager de nombreux usages à une paire de chaussures [ Botter le cul, notamment ]. Je me contenterai d’examiner les deux qui avaient retenu l’attention d’Aristote : les porter à ses pieds et les échanger pour autre chose. L’un et l’autre sont des usages possibles. Et comme l’indique encore le philosophe, le premier usage est propre aux chaussures, et le second est commun à un très grand nombre d’autres choses. Il y a donc aux paires de chaussures comme à de nombreux autres objets, un usage propre et un usage d’échange.

Hegel dit de ce que j’appelle l’« usage propre », « § 59 L’usage est cette réalisation de mon besoin par la transformation, la destruction, la consommation de la chose dont la nature dépendante se manifeste par là et qui remplit ainsi sa destination. (…) Lorsque la chose et moi, nous nous trouvons en présence l’un de l’autre, il faut, puisque nous devenons identiques, que l’un des deux perde sa qualité. Mais moi, je suis vivant, je suis l’être qui veut et peut s’affirmer véritablement ; la chose, par contre, est l’être naturel. Il s’ensuit qu’elle doit être détruite et que moi, je me maintiens en vie, ce qui constitue l’avantage et la raison de l’organique » (Hegel 1989 [1821] : 113).

L’usage propre d’un objet préexiste dans le temps à son usage d’échange, et peut à la limite s’en passer : on peut imaginer une époque « hobbesienne » où chacun ne confectionne que les souliers dont il a besoin personnellement. L’usage d’échange d’un objet n’existe, lui, que si cet objet a un usage propre.

Il existait, cependant aux Trobriands, des objets dont le seul usage propre était l’échange.

Si je dispose d’une deuxième paire de chaussures identiques à la première et si me fait défaut un autre objet dont je pourrais avoir l’usage, je vais m’efforcer d’entrer en contact avec quelqu’un à qui manque une paire de souliers et je vais lui proposer celles qui me font double emploi. Si cette personne dispose de l’objet qui me fait défaut, nous pourrons envisager un échange standard, sinon il me paiera l’objet dont je dispose et non lui, et avec l’argent qu’il m’aura offert, je pourrai acheter l’objet qui me manque personnellement.

Ce que j’appelle usage d’échange, c’est ce que Hegel appelle valeur : « § 63 Comme propriétaire de la chose dans sa totalité, je suis propriétaire de sa valeur aussi bien que de son usage. Rem. — Le possesseur d’un fief a, dans sa propriété, cette différence qu’il doit être seulement le propriétaire de l’usage et non le propriétaire de la valeur de la chose » (Hegel 1989 [1821] : 117).

Très intéressant : ce que Hegel appelle valeur est l’usage d’échange.

Ce que je pourrais réécrire dans un vocabulaire modifié selon les besoins de ma démonstration : « § 63 Comme propriétaire de la chose dans sa totalité, je suis propriétaire de son usage d’échange aussi bien que de son usage propre. Rem. — Le possesseur d’un fief a, dans sa propriété, cette différence qu’il doit être seulement le propriétaire de l’usage propre et non le propriétaire de l’usage d’échange de la chose » (Hegel 1989 [1821] : 117 ; modifié).

La valeur comme « transformation du qualitatif en quantitatif »

Pour Hegel, il y a cependant dans ce qu’il appelle valeur et que j’ai appelé usage d’échange, davantage que le simple parallélisme que j’ai souligné. Dans la valeur, il y a selon lui, quelque chose de l’ordre d’une transsubstantiation. Il écrivait dans la Philosophie de l’Esprit : « Une grande découverte — la chose du besoin [est [changée] en un quelque chose de purement et simplement représenté ; elle est devenue le ce dont on ne peut jouir. L’objet est donc ici un objet tel qu’il ne vaut que selon sa signification, et non plus en-soi, c’est-à-dire pour le besoin » (Hegel 1982 [1805] : 101). Et dans les Principes de la philosophie du Droit ou Droit Naturel et Science de l’Etat en abrégé : « L’élément qualitatif disparaît ici dans la forme du quantitatif » (Hegel 1989 [1821] : 117).

Autrement dit, chez Hegel, il existe, active au sein de ce que la plupart des auteurs récents — dont Marx — appellent valeur d’échange, Hegel lui-même, valeur, et moi-même usage d’échange, une fonction très spéciale qui « transforme le qualitatif en quantitatif ».

Qu’est-ce donc que « transformer le qualitatif en quantitatif » ? C’est une démarche qui a caractérisé de manière constante l’émergence de la science moderne. On envisage une dimension commune dans le monde de la perception, par exemple, la couleur, et l’on s’efforce de lui découvrir une caractéristique qui pourrait être mesurée. En envisageant la couleur comme l’un des composants de la lumière blanche, on va pouvoir mesurer pour chacune des lumières monochromes sa longueur d’onde électromagnétique, et l’on pourra désormais caractériser une couleur comme une longueur d’onde sur une échelle graduée des longueurs d’ondes électromagnétiques. On aura effectivement transformé une qualité en quantité.

On fait mieux, on associe à toute nuance de couleur un spectre, c’est à dire des nombres qui désignent les composantes et leurs amplitudes. Cependant, une nuance de jaune n’est pas un spectre et aucun spectre ni rayonnement n’est jaune.

Duhem a fort bien décrit cette manière de procéder, propre à la démarche scientifique : « … le caractère purement qualitatif d’une notion ne s’oppose pas à ce que les nombres servent à en figurer les divers états ; une même qualité peut se présenter avec une infinité d’intensités différentes ; ces intensités diverses, on peut, pour ainsi parler, les coter, les numéroter, marquant le même nombre en deux circonstances où la même qualité se retrouve avec la même intensité, signalant par un second nombre plus élevé que le premier un second cas où la qualité considérée est plus intense que dans un premier cas. […] Nous pourrions, dans nos raisonnements, parler de cette qualité, le chaud, et de ses diverses intensités ; mais, désireux d’employer autant que possible le langage de l’algèbre, nous allons substituer à la considération de cette qualité, le chaud, celle d’un symbole numérique, la température » (Duhem 1981 [1906] : 171-172).

Le chaud est peut-être une qualité, mais la chaleur est une énergie. La température n’est pas un symbole mais la mesure (une longueur) d’un effet de la chaleur : la dilatation d’un métal. Bien que n’étant pas une grandeur (j’apprends que la température est une fonction d’état), elle permet de calculer. Moyennant une constante qui assure la concordance numérique (en changeant judicieusement d’unités, on peut supprimer la constante), mais aussi la cohérence de l’équation aux dimensions, elle permet d’écrire PV = RT, la loi des gaz parfaits.

Donc la valeur, pour Hegel, ce sera une quantité , et cette quantité sera le transformé de la qualité qu’est l’usage. Je souscris à cette formulation, et c’est pourquoi, ce que j’appelle l’usage propre étant une qualité, je ne l’appellerai pas « valeur » d’usage. [ Bravo. Je l’ai dit aussi. Ça m’a assez énervé ces « valeur d’échange » et « valeur d’usage », locutions dénuées de sens ] Dans le vocabulaire que j’ai adopté, et dans la perspective de Hegel, à l’usage d’échange correspond une quantité, et à l’usage propre correspond une qualité. Or, ajoute Hegel, le nombre de l’usage d’échange résulte de la transformation de la qualité de l’usage propre en quantité. L’usage propre serait l’équivalent de la chaleur, l’usage d’échange celui de la température. Il n’y aurait plus qu’à préciser comment ce nombre associé à l’usage d’échange et que Hegel appelle valeur, engendrerait cet autre nombre qu’on appelle le prix.

La température n’est pas une quantité puisqu’elle n’est pas une grandeur. C’est un simple nombre qui résulte des choix arbitraires faits par Celsius. C’est pourquoi la constante de la formule précédente est dotée de dimensions (énergie/mole/Kkelvin), comme toutes les constantes de la physique. Plus exactement, reprenons l’exemple du boudin (comme je le faisais dans ma lecture préparatoire d’Aristote), c’est la longueur ou la masse du boudin qui permettent d’en vendre une quantité. C’est seulement parce qu’un corps est doté de grandeurs (c’est à dire parce qu’on peut associer des nombres à ce corps) que l’on peut en débiter des quantités. Pas de grandeurs, pas de quantités. Le quantum d’action de Planck s’exprime en erg.seconde. Que le boudin soit chaud ou froid,  n’intervient en rien (Some like it hot, some like it cold). Cependant, il est plus facile de vendre le boudin en phase solide qu’en phase liquide ou gazeuse (PV = RT n’est vraie que pour les températures basses). Et là, la température intervient. Mais elle n’intervient pas dans la quantité (Sauf si le boudin se dilatait beaucoup ce qui permettrait la tricherie. Ainsi les mariniers malhonnêtes chargent le blé sec et le déchargent humide, les camionneurs malhonnêtes chargent leur citerne de bonne heure le matin et livrent à trois heures de l’après midi. Ils ont recueilli dans un petit réservoir, pendant le voyage, le trop plein dû à la dilatation du liquide transporté, cela parce que le liquide qu’ils transportent a un coefficient de dilatation plus grand que le métal de la citerne mais surtout parce que la citerne qui est une surface se dilate comme le carré du diamètre tandis que le liquide qui est un volume se dilate comme le cube du diamètre. C’est pourquoi aussi, un instrument aussi simple qu’un thermomètre à mercure est doté d’un amplificateur : le mercure dans le petit réservoir sphérique se dilate comme le cube du diamètre avant de se ruer dans le capillaire dont le diamètre est petit et constant. Pour augmenter la précision du thermomètre, il suffit d’augmenter le diamètre du réservoir et d’allonger le capillaire.)

Le concept de valeur chez Hegel pourrait donc s’envisager dans la perspective que Duhem décrit : la valeur serait au prix ce que la chaleur est à la température . La seule difficulté alors, c’est que dans le cas de la « valeur » et du « prix », le problème se pose en termes exactement inverses. Dans le cas de la chaleur et de la température, ce que le monde sensible impose aux sens, c’est l’existence du phénomène qualitatif de la chaleur ♦♦. On a découvert à celle-ci un aspect mesurable ♦♦♦  que l’on a appelé la température, et qui reflète [ qui est lié et non pas qui reflète, et lié par une proportion ] l’agitation des molécules que l’on perçoit comme chaleur ♦♦♦♦ ; on a défini ensuite une « métrique » ainsi qu’une unité pour la mesure (ce qui peut d’ailleurs se faire de plusieurs manières, comme l’ont prouvé Celsius, Réaumur et Fahrenheit). Dans le cas du prix, c’est au contraire le phénomène, tel qu’il existe dans le monde sensible, qui est quantitatif en soi : le prix est quantité ♦♦♦♦♦. La seule chose que l’on puisse faire, c’est remonter alors vers la qualité dont le prix serait le transformé en quantité. Autrement dit, tout se passe dans le cas du prix et de la valeur, comme si le monde sensible nous avait fait connaître la « température », et que nous nous efforcions de déterminer quelle peut bien être la « chaleur » correspondant à une température donnée. [ Là, l’analogie est bonne : correspondre est le terme convenable. Il n’y a pas mesure de la chaleur, il y a correspondance ou relation — une proportion : si la longueur de la dilatation double, l’énergie double (pour les gaz parfaits) — avec la mesure de la longueur d’une dilatation. ]

Cette analogie ne me paraît pas heureuse pour les raisons que j’ai exposées ci dessus. Il me semble qu’il serait préférable de dire : l’or est au prix ce que me mercure est à la température. Les grandeurs (les nombres) sont attachées aux deux corps métallique et seulement aux deux corps métalliques, milligrammes et millimètres. L’incrément longueur de la colonne de mercure dans le capillaire, incrément qui est mesuré, n’intervient pas dans le nombre qu’est la température. La preuve : dans un thermomètre au dixième de degré, le mercure parcourra, pour un même incrément d’énergie indicé (et non mesuré), dix ou vingt fois plus de chemin que dans un thermomètre au degré près, et encore plus dans un thermomètre au vingtième.

♦♦ Le thermomètre n’indice pas le chaud, il indice la chaleur, il indice l’énergie. La chaleur n’est pas un phénomène qualitatif, le chaud, oui. De même qu’un spectre peut toujours être associé à une couleur mais aucun spectre n’est jaune ou bleu et le jaune ou le bleu ne sont pas des spectres.

♦♦♦ Pas tout à fait exact : la pression et le volume sont parfaitement mesurables et permettent de calculer l’énergie. La température n’est pas le seul aspect mesurable. On utilise une propriété du mercure et de la chaleur pour indicer des incréments de chaleur (plus ou moins chaud). Ce qu’on a découvert c’est la relation qui existe entre la chaleur et la dilatation du mercure. Quelle est cette relation ? C’est une proportion. Étant donné un certain thermomètre, on aura toujours entre l’incrément de la quantité de chaleur dQ et l’incrément de longueur dL du métal dans le capillaire la relation dQ = kdL  et, Dieu soit loué : k est une constante. On peut avoir confiance dans le thermomètre. D’ailleurs, je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’une proportion avec l’énergie, peut-être n’est-ce qu’une proportion avec le produit PV. Vérifions grâce à l’équation aux dimensions : PV est le produit d’une pression et d’un volume. Une pression est une force (dimension : MLT-2) qui s’exerce sur une surface (dimension L2). D’où MLT-2/ L2 = ML-1T-2. Donc du point de vue des dimensions nous avons pour le produit PV (V volume de dimension L3) : (ML-1T-2)*L3 soit= ML2T-2 soit, exactement, la dimension de l’énergie. Vérifions maintenant dans le dictionnaire la dimension de la constante R : elle est exprimée en joules par moles par degré Kelvin (K). Donc elle est de dimension x Énergie/mole/K (Comme ici pour simplifier j’ai écrit la formule PV=nRT pour une seule mole (n = 1) nous avons bien : pour le membre droit de l’équation : RTkelvin : (énergie/Kelvin)*Kelvin soit ÉNERGIE après simplification. La température est donc proportionnelle à l’énergie (aux basses températures… aux très très très très hautes (plusieurs milliards de degrés), selon le Dr Petit, au laboratoire de Livermore, il y a création d’antimatière suivie d’annihilation). Cependant, notez bien, la température n’est pas une mesure de l’énergie. Pour cela elle devrait être la mesure du volume et la mesure de la pression, ce qu’elle n’est pas. Elle est seulement proportionnelle à l’énergie. Donc, elle aussi, la température, comme le prix du boudin proportionnel à la longueur du boudin, semble respecter le théorème de Lebesgue, mais cependant ce n’est pas une grandeur (du moins pas une grandeur attachée à l’énergie, ni au volume, ni à la pression de même que le prix n’est pas une grandeur attachée au boudin. Le nombre température est une grandeur attachée à un cylindre capillaire de mercure : sa mesure est une longueur. D’où l’analogie que j’ai faite ailleurs : l’or est comme le mercure et le prix comme la température. Vous ne prendrez pas à main nue une barre de fer dont la température est de 100° Celsius ; vous n’achèterez pas un vison à cent mille francs si vous êtes fauché. Si vous saisissez la barre, vous vous brûlez, si vous payez le vison avec un chèque en bois, vous allez en prison. J’ajouterai : Walras, von Mises, Hayek et Milton Friedman sont des enculés.

 ♦♦♦♦ Là, il y a une ambiguïté sur l’emploi des mots : la chaleur (le chaud) de tous les jours n’est pas la chaleur des physiciens ; pas plus que le jaune n’est un rayonnement, le chaud de tous les jours n’est la chaleur des physiciens, chaleur qui est aussi un rayonnement : de l’énergie cinétique est dégradée, par choc, en rayonnement. Ensuite, ce n’est pas le mouvement mais les chocs des molécules qui produisent de l’énergie. Les molécules pourraient très bien s’agiter sans se rencontrer. Ainsi font les neutrons rapides et les neutrinos.

♦♦♦♦♦ Je regrette, mais il est impropre de dire que le prix est quantité (sinon une quantité d’argent). Le prix est le sens d’une expression et le sens de cette expression, condensée grâce à son contexte, est qu’il est possible d’échanger telle marchandise contre telle quantité d’argent. Le prix est idée d’une quantité d’argent et non pas quantité d’argent, hélas ! n’est-ce pas ? La preuve : prenez un lingot l’or d’un kilogramme puis, en un dixième de seconde, faites le varier de un kilogramme à deux milligrammes, voire zéro gramme, comme cela se produit tous les jours à la Bourse. Il n’y a que l’argent qui est quantité, là-dedans. Sur l’étiquette, il est écrit « un kilogramme d’or » et cette étiquette est légère, légère. Soudain le commerçant sort de sa boutique enlève l’étiquette et en met une autre sur laquelle est écrit : « dix centimes ». Il vient d’apprendre que le tableau qu’il voulait vendre est volé ou faux.

L’argent, stricto sensu a été choisi parce qu’une des grandeurs associée à cette « famille de corps » pour parler comme Lebesgue, était déjà très facile à mesurer dans les temps anciens : le poids. La balance est vieille comme le monde et très tôt très précise. Comment les Grecs ont-ils trouvé expérimentalement la valeur de pi ? En découpant dans de la tôle (de cuivre je suppose) ou par moulage de bronze, une rondelle et un carré de même épaisseur, la rondelle ayant pour diamètre la longueur du côté du carré. Puis ils pesèrent l’une et l’autre. Ensuite ils cherchèrent la bonne fraction puisqu’ils ne connaissaient pas encore les nombres décimaux qui sont, selon Lebesgue, ni plus ni moins que le compte rendu exact et complet d’une opération de mesure, menée grâce au théorème de Thalès qui permet des diviser un segment de droite quelconque en un nombre quelconque de segments égaux, et grâce à la méthode des graduations. Pour Lebesgue, le nombre, c’est ce qui est écrit sur la papier au fur et à mesure de la mesure. Le vernier et la vis micrométrique n’apparurent qu’au tout début du XIXe siècle ce qui permettait par la combinaison d’un vernier et d’un tambour gradué commandant une vis micrométrique de construire des sextants qui donnaient la demi seconde d’arc ! de beaux appareils en laiton. Pour le calcul de pi, les poids employés pouvaient être totalement arbitraires pourvu qu’ils fussent égaux et petits, comme du petit plomb de chasse par exemple. Ensuite, il suffisait de compter les grains de grenaille pour chaque pesée (les Grecs connaissaient-il la double pesée ?) et on obtenait directement une fraction que l’on réduisait.

L’invention de la monnaie, il y a quatre mille ans, fut une idée de génie : il s’agissait de petits bouts de métal pré-pesé.

Il est possible que dans l’usage courant le prix désigne indifféremment « ce qui est écrit sur l’étiquette » et la quantité d’agent proprement dite, non plus décrite sur l’étiquette mais telle qu’elle sera remise au vendeur si la vente a lieu. Mais c’est une figure de rhétorique et surtout un tort. Vous ne buvez pas vraiment un verre, vous ne portez pas un vison ou un castor encore heureux quand ce n’est pas du veau — allusion à un numéro de Hara Kiri ou figurait, nue (elle ne portait pas le moindre voile, celle-là), la sculpturale miss Éva Vovor, ancienne danseuse du Crazy Horse, avec une demi carcasse de veau sur l’épaule : elle portait du veau  —, du moins je l’espère pour vous. Cela explique, entre autre, pourquoi la question n’a pas avancé d’un pouce depuis deux mille cinq cents ans, de même que l’on dit tous les jours dans le poste « la technologie » qui est l’étude des techniques pour la technique ou les techniques. Pourquoi se gêner, n’est-ce pas ?

La question doit alors être posée de l’intérêt qu’il y a ou non à postuler ici une variable cachée — qui mieux est, qualitative — alors que le phénomène se présente dans les meilleurs termes pour être appréhendé tel quel en vue de sa modélisation et du calcul à partir de lui, étant d’emblée en-soi quantitatif. La raison qui pousse à supposer cette variable cachée c’est, on s’en souvient, que le prix varie de manière apparemment désordonnée, et en tout cas injustifiée : si la qualité « valeur » fluctuait elle en tant que qualité et que l’on puisse faire correspondre à ces variations qualitatives des variations quantitatives, alors on aurait en effet expliqué la fluctuation du prix.

Le fait même qu’ait pu s’introduire la pratique d’utiliser les expressions jumelles de valeur d’usage et de valeur d’échange, indique où l’on est allé chercher la qualité qui fonderait la valeur correspondant au prix : du côté de ce que j’ai appelé l’usage propre. Le prix serait une évaluation quantitative de l’usage propre de la chose échangée.

La valeur d’échange comme fonction de la valeur d’usage

La voie qui a été empruntée par les théories modernes de la valeur a été d’établir un lien entre l’usage propre et l’usage d’échange, sous la forme d’un rapport entre l’usage d’échange pour celui qui vend et l’usage propre pour celui qui dispose de la chose, c’est-à-dire en réalité, pour le même, à savoir, pour celui qui vend. Cette qualité qui réside dans l’usage propre pour celui qui est propriétaire de la chose, on l’a appelée, bien entendu, l’utilité.

L’utilité d’une chose susceptible d’être échangée est comparative, c’est un ordre de préséance qu’elle possède par rapport aux autres choses échangeables, et cet ordre est à la fois ordinal, c’est-à-dire qu’il désigne simplement un rang : telle chose est préférable à telle autre, mais aussi cardinal, c’est-à-dire, à proprement parler quantitatif : pour une somme X je peux me procurer une quantité a de la marchandise P, une quantité b de la marchandise Q, etc. Et ce qui est comparé par l’utilité, c’est le caractère prioritaire pour un individu quelconque d’obtenir soit une quantité a de la marchandise P, soit une quantité b de la marchandise Q, etc . Ce qui est classé par lui, c’est l’usage « alternatif » de a P et de Q, etc. L’expression de l’utilité en tant qu’utilité marginale, ne constitue de ce point de vue qu’un raffinement rendu possible par le recours au calcul différentiel, raffinement abusif en l’occurrence puisque le calcul différentiel n’a de signification que pour des variables continues, ce qui n’est bien entendu le cas ni du prix ni des volumes de marchandises, l’un et l’autre étant discrets (ils ont une unité de la variation la plus petite possible ; par exemple le centime et le gramme). Comme l’écrit très justement Clarke, « D’un point de vue technique, la révolution marginaliste peut se définir comme une nouvelle méthode d’analyse économique appliquant le calcul différentiel au problème de la détermination du prix » (Clarke 1982 : 146).

Les marchandises appartiennent à différentes familles de corps, à ce titre leurs sont associées une ou plusieurs grandeurs. Quelles qu’elles soient, elles sont d’une « certaine » quantité à laquelle sont associées une ou plusieurs grandeurs : un kilogramme de boudin, un mètre de boudin etc… Il en est de même pour l’or et l’argent. Une tonne d’or, un mètre cube d’or etc… Mais il n’y aucun rapport entre la quantité des marchandises et la quantité de monnaie, aucun rapport autre que l’échange : le rapport entre une quantité de marchandise et une quantité d’argent n’est pas une mesure, le seul rapport c’est l’échange. Une quantité d’une marchandise et une quantité d’argent ne sont pas liées par une mesure mais par une institution. La valeur est la mention d’une quantité d’argent. La valeur est la mention d’un échange possible. C’est l’échange lui-même qui décidera, s’il a lieu, si la proposition « un mètre de boudin s’échange contre trois francs » dénote le vrai ou dénote le faux.

L’explication de la valeur comme fonction de l’utilité rencontre immédiatement une difficulté : pour qu’un individu puisse procéder au classement sous-jacent, il faut que les prix lui soient déjà connus. L’utilité permet de définir les priorités des individus isolés, et l’agrégation des utilités sur des collections d’individus déterminera un ensemble de priorités collectives. C’est là qu’un nouveau mécanisme intervient : les priorités collectives déterminent une demande à laquelle des entrepreneurs à la recherche d’un profit pourront répondre par une production débouchant sur une offre. Et pour chaque bien, le prix s’établira alors à la rencontre de l’offre et de la demande. Ces prix pourront être pris en compte par les individus dans le calcul de leur utilité individuelle et le mécanisme se stabilisera finalement autour d’un ensemble de prix d’équilibre.

Le raisonnement est a priori circulaire, puisque le calcul de l’utilité suppose l’existence de prix qu’il est censé déterminer. Il est toutefois possible d’échapper à la circularité dans la mesure où des situations d’« équilibre » vont se créer. De nouvelles difficultés apparaissent cependant. Premièrement, ce que la rencontre de l’offre et de la demande détermine, c’est un prix et non une valeur , comme l’écrit Alain Samuelson (reproduisant le raisonnement d’Adam Smith) : « … c’est le jeu de la concurrence qui fait graviter le prix autour du prix naturel, mais la loi de l’offre et de la demande gouverne uniquement le prix du marché (…), le prix naturel ne dépend pas du tout du marché, mais de la valeur des services des facteurs de production » (Samuelson 1985 : 55), et l’on ne comprend plus dans ces conditions quel rôle jouerait encore la valeur. Deuxièmement, de la manière dont le mécanisme est décrit, rien n’oblige le prix à s’établir à un niveau plutôt qu’à un autre ; en particulier, pourquoi ne s’établirait-il pas à des niveaux trop élevés pour que les acheteurs puissent acheter, ou à des niveaux trop faibles pour que les vendeurs trouvent profit à vendre ? [5]

♦ Les deux mon capitaine : la modification du prix est nécessairement la modification de la mention du prix. Autrement dit, le prix consiste dans sa mention et surtout dans la lecture de la mention, jamais nommée dans la science économique qui, voulant singer les sciences de la nature, prétend aussi supprimer l’observateur. Comment cela serait-il possible ici étant donné que l’établissement du prix suppose l’intervention d’une masse d’observateurs.

Pour résoudre cette dernière difficulté, des facteurs explicatifs supplémentaires doivent être introduits. Partons du vendeur : pour qu’il ait intérêt à produire, il faut qu’il puisse vendre ensuite avec profit, ce qui veut dire qu’il faut que le prix de vente soit plus élevé que les coûts de production . Ceux-ci comprennent outre les salaires, les éventuels coûts de production et profits d’autres entrepreneurs si les produits qu’il transforme sont déjà eux-mêmes manufacturés, et les rentes obtenues par les propriétaires des matières premières. Si l’on considère maintenant l’acheteur, pour qu’il puisse acheter il faut qu’il dispose du minimum nécessaire pour le faire, c’est-à-dire, s’il est salarié que son salaire soit au moins l’équivalent d’un salaire de subsistance. Pour cela, il faut bien entendu que les entrepreneurs paient à leurs salariés, des salaires qui atteignent au moins le niveau de la subsistance (cf. sur cette question Jorion 1990 : 79-86).

Il faut avant tout pour cela que le fabricant puisse établir un prix de revient par addition des coûts de production. J’ai exercé dans le commerce pendant dix-huit ans et je puis vous garantir que c’est comme ça que le fabricant procède. Cela est possible aujourd’hui parce que, précisément, toutes choses ont un prix (y compris la terre, le travail et l’argent comme le souligne Polanyi qui en fait la cause de tous les maux) et que le calcul du prix de revient consiste dans une simple addition assortie de quelques règles de trois. En tout point du monde, à tout instant, aujourd’hui et aujourd’hui seulement, un fabricant peut calculer facilement un prix de revient et cela « sans autre référence à la façon dont ces » prix « ont été créés ». « Si nous connaissons » ces prix, « nous pouvons déterminer complètement le » prix de revient d’un produit. Richard Feynman dirait : un champ c’est des nombres qui peuvent varier dans l’espace et dans le temps, donc le monde est un champ car le monde marchand dans lequel nous vivons est plein de nombres qui varient ; ce qui n’a rien à voir avec les champs du professeur Bourdieu. Les prix des éléments de production en un lieu et en un temps sont comme les composantes des vecteurs E et B en un point au temps t. La différence avec le champ électromagnétique, c’est que le champ des prix n’est pas une fonction mathématique.

1-2    Champs électrique et magnétique

Nous devrons tout d’abord étendre quelque peu nos idées sur les vecteurs électrique et magnétique E et B. Nous les avons définis en fonction des forces subies par une charge. Nous voulons maintenant parler de champs électrique et magnétique en un point, même s’il n’y a pas de charge en ce point. Nous disons en effet que, puisqu’il y a des forces « agissant » sur la charge, il y a encore « quelque chose » là où la charge a été retirée. Si une charge située au point (x, y, z) à l’instant t subit la force F donnée par l’Eq. (1. 1), nous associons les vecteurs E et B à ce point de l’espace (x, y, z). Nous pouvons considérer E (x, y, z, t) et B (x, y, z, t) comme responsables des forces que subirait à l’instant t, une charge située en (x, y, z), avec la condition qu’en y plaçant la charge, cela ne modifierait pas les positions et les mouvements de toutes les autres charges responsables des champs.

Suivant cette idée, nous associons à tout point (x, y, z) de l’espace, deux vecteurs E et B, qui peuvent varier avec le temps. Les champs électrique et magnétique sont alors consi­dérés comme des fonctions vectorielles de x, y, z, et t. Puisqu’un vecteur est caractérisé par ses composantes, chacun des champs (x, y, z, t) et B (x, y, z, t) représente trois fonctions mathématiques de x, y, z et t.

C’est précisément parce que E (ou B) peut être défini en tout point de l’espace qu’on l’appelle un « champ ». Un « champ » est toute grandeur physique qui prend une valeur différente en tout point de l’espace. La température, par exemple, est un champ — dans ce cas, un champ scalaire — que nous écrivons T (x, y, z). La température pourrait aussi varier avec le temps et nous dirions que le champ de température est fonction du temps, et nous écririons (x, y, z, t). Un autre exemple est le « champ des vitesses » d’un liquide en écoulement. Nous écrivons v (x, y, z, t) pour la vitesse du liquide en chaque point de l’espace à l’instant t. C’est un champ vectoriel.

Revenons aux champs électromagnétiques — bien qu’ils soient produits par des charges selon des formules compliquées —, ils ont la propriété caractéristique importante suivante : les relations entre les champs en un point et leurs valeurs en un point voisin sont très simples. Avec seulement quelques relations de ce genre écrites sous forme d’équations différentielles nous pouvons décrire complètement les champs. C’est sous la forme de telles équations que les lois de l’électrodynamique sont le plus simplement écrites.

 

 

1-5    Que sont les champs ?

Nous allons maintenant faire quelques remarques sur notre façon d’envisager ce sujet. Vous pouvez penser : « toutes ces histoires de flux et de circulations sont bien abstraites. Il y a des champs électriques en tout point de l’espace, et puis, il y a ces « lois ». Mais que se passe-t-il réellement ? Pourquoi ne pouvez-vous l’expliquer, par exemple, par ce qui se passe réellement entre les charges » Et bien, cela dépend de vos préjugés. Beaucoup de physiciens disaient que l’action à distance, sans intermédiaire, était inconcevable. (Comment pouvaient-ils trouver une idée inconcevable, alors qu’elle avait déjà été conçue ?) Ils disaient : « voyez, les seules forces que nous connaissons sont celles de l’action directe d’un morceau de matière sur un autre. Il est impossible qu’il puisse y avoir une force sans quelque chose qui la transmette ! » Mais que se passe-t-il vraiment quand nous étudions « l’action directe » d’un morceau de matière en contact avec un autre ? Nous découvrons que ce n’est pas un morceau en contact avec un autre : ils sont légèrement séparés, et il y a des forces électriques agissant à une échelle minuscule. Ainsi nous trouvons que nous allons expliquer la soi-disant action directe de contact en faisant appel aux forces électriques. Ce n’est certainement pas raisonnable d’insister sur le fait qu’une force électrique doit ressembler à la vieille notion familière de force musculaire qui pousse ou qui tire, puisqu’il se trouve que les forces musculaires vont être interprétées comme des forces électriques ! La seule question raisonnable est de se deman­der quel est le moyen le plus commode pour décrire les effets électriques. Certains préfèrent les représenter comme une interaction à distance entre charges, et utiliser une loi compliquée. D’autres se passionnent pour les lignes de champ. Ils ne font que tracer des lignes de champ et pensent qu’écrire des E et des B est trop abstrait. Les lignes de champ, cependant, sont seulement une manière grossière de décrire un champ, et il est très difficile de donner les lois quantitatives correctes directement en termes de lignes de champ. De plus, les idées sur les lignes de champ ne contiennent pas le principe fondamen­tal de l’électrodynamique, à savoir le principe de superposition. Même si nous connais­sons l’allure des lignes de champ pour un ensemble de charges, et l’allure pour un autre ensemble, nous n’avons aucune idée sur l’allure des lignes de champ obtenues quand les deux ensembles de charges sont présents simultanément. Du point de vue mathématique par contre, la superposition est facile — nous additionnons simplement les deux vecteurs. Les lignes de champ ont l’avantage de donner une image vivante, mais elles ont aussi des inconvénients. L’interaction directe est une façon de voir qui a de grands avantages quand il s’agit de charges électriques au repos, mais a de grands inconvénients quand il s’agit de charges en mouvement rapide.

La meilleure façon est d’utiliser l’idée abstraite de champ. Que ce soit abstrait est bien malheureux mais nécessaire. Les tentatives pour essayer de représenter le champ élec­trique comme le mouvement des roues d’un engrenage, ou par des lignes de champ, ou comme des tensions dans une certaine substance, ont coûté plus d’efforts aux physiciens qu’il n’en aurait fallu simplement pour donner les réponses exactes au problème de l’électrodynamique. Il est intéressant de noter que les équations correctes du comportement de la lumière dans les cristaux avaient été trouvées par McCullough en 1843. Mais on lui a dit : « oui, mais il n’existe pas de substance réelle dont les propriétés mécaniques puissent satisfaire ces équations, et puisque la lumière est une oscillation qui doit vibrer dans quelque chose, nous ne pouvons pas croire à cette histoire d’équations abstraites. » Si les gens avaient eu l’esprit plus ouvert, ils auraient pu croire aux équations exactes du comportement de la lumière bien plus tôt qu’ils ne le firent.

 Pourquoi ne pouvez-vous pas l’expliquer par ce qui se passe réellement entre les individus ? Analogie intéressante, n’est-ce pas ? Pourquoi l’individualisme méthodologique ne peut-il rien expliquer ?

 

 15-4    B contre A

Dans ce paragraphe nous allons discuter des problèmes suivants : le potentiel-vecteur est-il simplement un moyen utile pour faire des calculs — comme le potentiel scalaire est utile en électrostatique — ou bien, le potentiel-vecteur est-il un champ « réel » ? Est-ce que ce n’est pas le champ magnétique qui est le champ « réel », parce qu’il est responsable de la force agissant sur une particule en mouvement ? Disons tout d’abord que l’expression « un champ réel » n’a pas beaucoup de sens. Pour une raison : vous ne sentez sans doute pas que le champ magnétique soit très « réel » de toute façon, car la notion même de champ est plutôt abstraite. Vous ne pouvez pas avancer la main et sentir le champ magnétique. De plus, la valeur du champ magnétique n’est pas très bien définie ; en choisissant un système de coordonnées mobile convenable, par exemple, vous pouvez faire disparaître le champ magnétique qui existait en un certain point.

Ce que nous entendons ici par un champ « réel » est ceci : un champ réel est une fonction mathématique que nous utilisons pour éviter la notion d’action à distance. Si nous avons une particule chargée au point P, elle est affectée par les autres charges localisées à une certaine distance de P. Un moyen de décrire l’interaction est de dire que les autres charges créent certaines conditions — quoi que cela puisse être — au voisinage de P. Si nous connaissons ces conditions, que nous décrivons par la donnée des champs électriques et magnétiques, nous pouvons déterminer complètement le comportement de la particule — sans autre référence à la façon dont ces conditions ont été créées.

En d’autres termes, si ces autres charges ont été modifiées d’une certaine façon, mais si les conditions en P décrites par les champs électriques [E] et magnétiques [B] en P demeurent les mêmes, alors le mouvement de la charge sera aussi le même. Un champ « réel » est un ensemble de nombres que nous caractérisons de telle sorte que ce qui se passe en un point dépend seulement des nombres en ce point. Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus sur ce qui se passe ailleurs. C’est dans ce sens que nous discuterons si le potentiel-vecteur est un champ « réel ».

Vous pouvez vous étonner du fait que le potentiel-vecteur n’est pas unique — qu’il peut être modifié par addition du gradient d’un scalaire quelconque, sans que les forces agissant sur des particules en soient modifiées. Cependant ceci n’a rien à voir avec le problème de la réalité dans le sens dont nous parlons. Par exemple, le champ magnétique est, en un certain sens, modifié par une variation relativiste (comme le sont aussi E et A). Mais nous ne nous préoccupons pas de ce qui se passe si on peut faire varier le champ de cette façon. En réalité, cela ne change absolument rien ; cela n’a rien à voir avec la question de savoir si le potentiel-vecteur est vraiment un champ « réel » pour décrire les effets magnétiques, ou s’il est juste un outil mathématique utile.

(Cours de Feynman, « 2. Électromagnétisme »)

Mais de quelle manière ces différents facteurs sont-ils alors articulés ? Les opinions varient selon les auteurs. Ainsi chez Jevons :

Les coûts de production déterminent l’offre,
L’offre détermine le degré ultime d’utilité,
Le degré ultime d’utilité détermine la valeur.

Alors que chez Marshall :

L’utilité détermine le volume de l’offre,
Le volume de l’offre détermine les coûts de production,
Les coûts de production déterminent la valeur (Dobb 1973 : 184-185).

Quoi qu’il en soit, les déterminations réciproques de ces divers facteurs contribuent à restreindre considérablement les fluctuations possibles du prix au point de rencontre de l’offre et de la demande : celui-ci est en effet contraint de manière telle que globalement, il assure au salarié au moins un salaire de subsistance, au propriétaire une rente et à l’entrepreneur un profit. Parvenu à ce point, plus rien ne s’oppose alors à ce que l’on développe une théorie additive du prix qui voit en celui-ci la somme de la rente, des salaires (de subsistance) et du profit. C’est très exactement d’ailleurs la conclusion à laquelle parvint, comme nous allons le voir, Adam Smith.

Dans la conception classique de l’« économie politique », à la rente, au salaire et au profit correspondent trois conditions, ou trois états selon l’expression d’ancien régime. Les propriétaires obtiennent la rente, les industriels obtiennent le profit, et les salariés obtiennent le salaire. Comme il n’est de l’intérêt ni des propriétaires, ni des industriels que les salariés obtiennent davantage que le salaire de subsistance puisqu’ils se partagent entre eux la différence entre les prix et les salaires de subsistance, les travailleurs n’obtiendront de salaires plus élevés que par la revendication uniquement. Quant à la répartition de ce qui dans le prix dépasse le coût des salaires, seul le rapport de force entre propriétaires et industriels décide de ce qui revient aux premiers comme rente et aux seconds comme profit. Comme l’écrit Ricardo dans une lettre à McCulloch (13 juin 1820) : « les grandes questions concernant la rente, les salaires et les profits doivent être résolues à partir des proportions dans lesquelles le produit total est réparti entre les propriétaires fonciers, les capitalistes et les travailleurs » (Works, VIII : 194, in Lapidus 1983 : 72).

La valeur comme temps de travail

Ce qui apparaît là est en réalité le coeur du problème, et il n’est pas étonnant que la tentation ait existé, dès l’instant où l’on s’est mis à parler de la valeur, de l’estimer en termes de temps de travail. Les exégètes d’Adam Smith sont partagés sur la question de savoir si sa théorie de la valeur est fondée sur le principe additif : salaires + rentes + profits, ou sur le temps de travail. La raison en est simple, Smith lui-même hésite sur le sujet. Il affirme d’une part : « C’est pourquoi, le travail seul, ne variant jamais dans sa propre valeur, est le seul et l’ultime étalon grâce auquel la valeur de toutes les marchandises peut en tout temps et en tout lieu être estimée et comparée. C’est leur prix réel : l’argent n’est que leur prix nominal » (Smith 1976 [1776] : 51). Et encore, « C’est pourquoi, le travail, cela apparaît de manière évidente, est la seule mesure universelle, de même que la seule mesure exacte de la valeur, ou le seul étalon grâce auquel nous pouvons comparer les valeurs des différentes marchandises en tout temps et en tout lieu » (ibid. 54).

On ne pourrait être plus clair. Ceci n’empêche toutefois pas Smith de proposer une explication additive de la valeur un peu plus loin dans le même ouvrage : « Lorsque le prix d’une marchandise n’est ni plus ni moins que ce qui suffit à payer la rente de la terre, les salaires de la force de travail et les profits du capital utilisés à la produire, la préparer et la conduire au marché, selon leurs taux naturels, la marchandise est alors vendue pour ce que l’on peut appeler son prix naturel » (ibid. 72). (On notera que le mot « valeur » est absent de ce passage : seul le mot « prix » y figure).

La raison de l’hésitation de Smith, c’est qu’il est très difficile de comparer des temps de travail en raison des différences qualitatives qu’ils peuvent présenter : « Mais bien que le travail soit la mesure réelle de la valeur d’échange de toutes les marchandises, ce n’est pas par lui que leur valeur est communément estimée. Il est souvent difficile de déterminer de manière certaine la proportion entre deux quantités de travail différentes. Le temps passé à deux sortes différentes de travail ne déterminera pas toujours seul cette proportion. Les différents degrés de pénibilité rencontrés, et de l’ingéniosité exercée, doivent être également pris en compte. Il se peut qu’il y ait davantage de labeur dans une heure de travail pénible que dans deux heures d’une occupation aisée ; ou dans une heure d’application à un métier dont il coûte dix ans de travail pour l’apprendre, que dans un mois d’activité dans un emploi ordinaire et allant de soi » (ibid. 48).

La conclusion est évidente : le noeud de la question de la valeur se trouve pour Adam Smith dans les qualités différentes de quantités de travail équivalentes. Il ne voit cependant pas sur quelle base on pourrait les comparer. Il invoque la pénibilité, l’ingéniosité, l’éducation, comme autant de facteurs qui rendent la comparaison malaisée. Ce qu’il écrit par ailleurs prouve cependant qu’il n’ignore nullement que le travail pénible n’est pas rémunéré davantage que ce qu’il appelle « une occupation aisée », et qu’en réalité c’est l’inverse qui est vrai. Les considérations ne manquent pas cependant chez lui qui soulignent l’influence sur les prix du statut réciproque des parties en présence. Par exemple, « La rente de la terre, donc, considérée comme le prix payé pour l’usage de la terre, est naturellement un prix de monopole. Elle n’est pas du tout proportionnelle à ce que le propriétaire peut avoir investi dans l’amendement des terres ni à ce qu’il peut se permettre d’exiger, mais à ce que le fermier est à même de donner » (ibid. 161). Et aussi : « Ce qu’est le salaire commun du travail dépend partout du contrat habituellement conclu entre les parties, dont les intérêts ne sont en aucune manière les mêmes. Les travailleurs désirent recevoir autant que possible, et les maîtres donner aussi peu que possible. Les premiers sont disposés à s’associer pour qu’augmente le salaire du travail, les seconds pour qu’il baisse. Il n’est pas difficile cependant de prédire laquelle de ces deux parties l’emportera ordinairement dans la contestation, et forcera l’autre à se soumettre aux termes qu’elle veut imposer. Les maîtres, étant moins nombreux, peuvent s’entendre plus facilement ; et la loi, d’ailleurs, autorise, ou du moins n’interdit pas leur association, alors qu’elle interdit celle des ouvriers. Il n’existe pas d’actes du parlement contre l’entente en vue de diminuer le prix du travail ; mais plusieurs contre l’association en vue de le faire croître » (ibid. 83-84).

Si Smith avait rapproché cette réflexion sur le rapport des qualités différentes d’une unité de temps de travail pour les différents conditions, de ce qu’on appellera plus tard « classes », il aurait retrouvé les termes de la théorie aristotélicienne du prix comme « proportion diagonale » des statuts réciproques (cf. Jorion 1992) qui, dans son extension à l’économie contemporaine débouche sur l’équation suivante : l’abondance ou la rareté des personnes au sein de leur condition contribue à définir le risque de crédit qu’elles constituent pour autrui, à quoi s’ajoute la dangerosité des activités exercées et l’irrégularité de celles-ci, le risque global des personnes déterminant alors leur statut, le statut réciproque des personnes s’ajoute aux conditions générales de l’allocation de la rente, du profit et des salaires pour definir le prix des biens qu’elles échangent (l’argument est entièrement développé dans Jorion 1995).

L’argent c’est du temps

Revenons à Hegel. Qu’il s’agisse de l’écrit de jeunesse qu’est la dissertation sur L’orbite des planètes (1801) ou de la Science de la Logique, le philosophe soulignera à plusieurs reprises l’incapacité des mathématiques à fonder à elles seules une physique en raison de leur incapacité à traiter du devenir, c’est-à-dire de la modification dans le temps d’une chose située dans l’espace [6] . Dans la Science de la Logique, les exemples qu’il fournit à ce propos sont ceux du cheminement et de la dette : « Une heure de chemin faite vers l’Est, et autant de retour vers l’Ouest supprime le chemin qui fut fait d’abord ; tant de dettes, autant de bien en moins, et autant de bien il y a, autant se supprime dans les dettes. L’heure de chemin vers l’Est n’est pas en même temps le chemin positif en soi, ni celui vers l’Ouest le chemin négatif ; mais ces directions sont indépendantes en regard de cette déterminité de l’opposition ; c’est seulement une troisième perspective tombant en-dehors d’elles qui fait de l’une la positive et de l’autre la négative » (Hegel 1976 [1812] : 65). Et il ajoute, « … le chemin parcouru vers l’Est et vers l’Ouest est la somme d’un double effort ou la somme de deux périodes temporelles » (ibid. 66).

Ni le retour au point de départ, ni l’effacement de la dette ne font disparaître dans l’espace humain leur existence passée. On sait pourquoi le contre-don n’efface pas le don : c’est parce que doit s’écouler entre eux, un certain temps. Vouloir nier l’existence de ce temps nécessaire à la réalité du don, en retournant aussitôt un présent équivalent, c’est refuser le pouvoir qui est inscrit dans le temps : c’est pour l’obligé, imposer le fait de son égalité au donataire, donc l’offenser, puisque le don a été opéré en raison de sa capacité à modifier le rapport de force entre les parties (voir Jorion 1995). On peut penser aussi, en rapport avec une actualité relativement récente, à l’hypothèse de Jacques Benveniste relative à la « mémoire de l’eau ». Rappelons que la présence passée de molécules d’une certaine substance laisserait son empreinte dans l’eau qui les contint autrefois, alors même que cette substance est aujourd’hui entièrement absente du liquide. Indépendamment de la réalité ou non du phénomène, on voit bien comment il serait possible de le conceptualiser dans la perspective ouverte par Hegel, comme « trace », c’est-à-dire comme absence positive : comme une absence qui n’est pas simple manque mais l’absence qui a succédé dans le temps à une présence effective.

Il y a quatorze ans, dans Logique hégélienne et systèmes économiques (1984), Henri Denis a repris la réflexion hégélienne contenue dans la théorie de la mesure. Cette dernière étant en réalité un développement — tenant compte des enseignements intervenus entre-temps en chimie — de la théorie de la proportion, telle qu’on la trouve chez Aristote, qui l’avait lui-même empruntée à son contemporain Eudoxe (voir Jorion 1992). Denis écrit ceci : « Il existe […] une relation, exprimable par un nombre que Hegel nomme, suivant l’usage du temps, « exposant du rapport », entre deux choses ayant des qualités différentes, celle qui communique la chaleur et celle qui la reçoit. Chacune des deux choses possède une « chaleur spécifique » et le résultat de leur contact dépend de ces « chaleurs spécifiques ». On est ici en présence d’une mesure qui est « un rapport de deux qualités qui sont elles-mêmes des mesures » ; cette nouvelle mesure est donnée par le quotient des deux chaleurs spécifiques » (Denis 1984 : 63).

Élaborant à partir de là, Denis développe une théorie de la valeur qui lui semble dans la ligne de ce que Hegel avance dans sa théorie de la mesure : « Dire que la valeur d’échange est l’essence de toutes les marchandises, c’est donc simplement dire que, dans l’échange, leurs valeurs d’usage sont niées. (…) si, en un sens, il est bien vrai qu’il n’y a rien dans la valeur d’échange, on ne peut pas dire qu’elle « ne désigne rien ». Elle désigne le fait que l’utilité de la marchandise est niée ; cela n’est pas « rien » car en parlant de la valeur d’échange du bien, on dit que celle-ci relève d’un domaine autre que celui des appréciations portées sur les objets par les individus en raison de leur utilité ; on dit donc que la marchandise appartient au domaine des choses sociales, puisque sa valeur d’échange s’impose à tous les individus. En face du côté particulier du bien, qui est sa valeur d’usage, on pose donc son côté universel ou général » (ibid. 77).

Et Denis reproche à Marx de n’avoir pas aperçu ce que serait une théorie de la valeur proprement hégélienne : « Si Marx, se débarrassant de l’héritage ricardien [7], parvenait à y voir clair dans sa propre pensée, et s’il n’était pas hanté par la crainte (…) de passer pour un disciple pur et simple de Hegel, il dirait que la valeur d’échange est une essence universelle dont la manifestation phénoménale, le prix, est rendue possible par l’utilisation d’une représentation symbolique, la monnaie » (ibid. 85).

En fait ce que Denis retrouve là, ce n’est pas une conception hégélienne de la valeur, c’est sa conception au titre d’idée platonicienne telle que je l’ai examinée pour commencer, et que l’on pourrait aussi bien considérer comme une conception de la valeur a priori tant elle s’inscrit dans la perspective classique des débuts de la science moderne, à savoir,

1.    le prix est l’expression phénoménale de la valeur d’échange,

2.    la valeur d’échange est une fonction de la valeur d’usage — même si c’est, comme il est dit ici, sous la forme triviale de sa négation.

En réalité, ce qu’il faudrait envisager comme « « exposant du rapport », entre deux choses ayant des qualités différentes », c’est le rapport qui existe entre les différentes conditions qui constituent l’édifice social et la qualité propre du temps de travail pour chacun d’elles. Comme la lecture de Smith nous l’a fait comprendre, chacun de ces temps a une qualité qui lui est particulière à l’intérieur de la structure sociale, un quantum spécifique, et c’est leur rapport qui correspond en réalité à l’exposant du rapport de Hegel. Le prix du temps (et pas seulement du temps de travail, mais du temps tout court) exprime le statut, c’est-à-dire le pouvoir — pouvoir de commandement dans les termes d’Adam Smith — dans la structure sociale. Il convient de citer ce dernier à ce propos : « Chaque homme est riche ou pauvre selon le degré dans lequel il peut se permettre de profiter des nécessités, des conforts et des amusements de la vie humaine. Mais une fois que la division du travail s’est complètement opérée, il n’est qu’une très petite partie de ceux-ci auxquels il peut accéder par son propre travail. Il doit obtenir la majeure partie de ceux-ci du travail d’autres hommes et il sera riche ou pauvre selon la quantité de ce travail qu’il peut commander, ou qu’il peut se permettre d’acheter. C’est pourquoi pour la personne qui la possède, la valeur de toute marchandise qu’il n’entend pas utiliser ou consommer lui-même mais échanger pour d’autres marchandises, est égale à la quantité de travail qu’elle l’autorise à acheter ou à commander. […] Ce que chaque chose vaut réellement pour l’homme qui l’a acquise, et qui veut s’en défaire ou l’échanger pour quelque chose d’autre, sont la peine et l’embarras qu’il peut s’épargner, et qu’il peut imposer à d’autres. […] « La richesse », a dit Mr. Hobbes, « est pouvoir ». Mais la personne qui, soit acquiert, soit hérite d’une grande fortune, n’acquiert pas nécessairement ou n’hérite pas nécessairement d’un pouvoir politique, qu’il soit civil ou militaire. Sa fortune lui fournira peut-être les moyens de les acquérir tous deux, mais la simple possession de la fortune ne lui procurera nécessairement ni l’un ni l’autre. Le pouvoir que cette possession lui procure immédiatement et directement, c’est le pouvoir d’acheter : un certain commandement sur toute la force de travail, sur tous les produits du travail qui se trouvent alors sur le marché. Sa fortune est élevée ou médiocre dans la proportion même de l’étendue de ce pouvoir ; ou de la quantité, soit du travail d’autres hommes, soit — ce qui est la même chose — du produit du travail d’autres hommes, qu’elle lui permet d’acheter ou de commander. La valeur d’échange de chaque chose doit toujours être exactement égale à l’étendue de ce pouvoir qu’elle procure à son propriétaire » (Smith 1976 [1776] : 47-48).

Adam Smith met en évidence l’équivalence sur le plan économique du double sens du verbe « commander » : commander au sens du commandement et commander au sens de la commande. Précisément ce que Bourdieu a exprimé plus récemment comme la dialectique du « capital symbolique » et du « capital économique », mettant en évidence à cette occasion les principes qui règlent la conversion toujours possible de l’un dans l’autre (Bourdieu 1980, chapitre 7). Soit ce que la sagesse populaire exprime à sa façon quand elle affirme qu’« On ne prête qu’aux riches », et qui en termes d’inaliénabilité signifie que la richesse fait toujours retour et sous une forme augmentée par ce pouvoir de commandement évoqué par Smith : l’accroissement étant ce qui s’appelle l’intérêt. L’intérêt qui s’obtient sur un capital prêté ne révèle-t-il pas précisément que la richesse possède un droit de suite [8], non seulement sur le principal mais aussi sur la richesse induite dont une part reviendra comme intérêt ; le pouvoir de commandement ayant permis que l’inaliénabilité « contamine » tout ce qui a pu être commandé par la richesse dont on a pu disposer [9] ?

On doit s’étonner que l’analyse de la richesse en termes de commandement ne fasse pas partie des éléments pourtant nombreux que Marx retint du système de l’économiste écossais. La remarque d’Alain Caillé que « Marx (…) radicalisera l’image de l’indépendance absolue de l’ordre économique par rapport à son contexte social » (Caillé 1986 : 244), semble à ce propos tout à fait judicieuse. L’absence du commandement en tant que pouvoir d’inaliénabilité de la richesse est sans doute le regrettable tribut payé par Marx à la méconnaissance, pour bâtir l’utopie d’une « société sans classes ».

La seule chose qui soit authentiquement rare pour des êtres mortels, c’est en effet le temps, dont chacun dispose de manière égalitaire et pour une durée imprévisible. Ceci dit, la possibilité existe pour chacun d’améliorer la qualité du temps dont il dispose en accédant au temps des autres et en le subordonnant ainsi au sien propre. Il est possible de reprendre le concept d’aliénation dans cette perspective, en le redéfinissant à partir de la notion de commandement chez Smith : l’aliénation d’une personne est la mesure du commandement qu’elle subit de la part d’autres personnes, autrement dit, c’est la mesure dans laquelle l’emploi de son temps est subordonné à l’emploi du temps de ces autres personnes.

Celui qui peut imposer à autrui qu’il lui donne de son temps, celui-là le domine dans les relations sociales. La richesse est le moyen qui permet d’obtenir cela.

Une théorie sociologique du prix

Il a dû exister une époque, il y a bien longtemps, où le prix était stable, où le prix restait constant bien que rien n’exigeât qu’il en fût ainsi. La raison devait être qu’à cette époque les structures sociales étaient rigides et ne se modifiaient qu’à peine à l’échelle de temps que représente une vie humaine (il en était ainsi dans les colonies grecques où les prix étaient fixés par accord diplomatique entre colonisateur et représentants des populations locales ; cf. Polanyi 1968 [1957] : 105) A des époques plus récentes, le prix a concrétisé sa disposition à varier quand les structures sociales devinrent plus fluides.

Dès lors, un niveau de prix reflète le rapport de force actuel des vendeurs et des acheteurs. S’il s’agit, par exemple, de pêcheurs et de mareyeurs, les prix varieront à peine (l’argument est développé dans Jorion 1990) mais s’il s’agit des marchés de futurs financiers où, en quelques secondes, les vendeurs peuvent se transformer en acheteurs, et les acheteurs en vendeurs, les prix seront soumis à des mouvements rapides et souvent de grande amplitude en fonction d’un mécanisme simple : la rétroaction dans les comportements des êtres humains les uns vis-à-vis des autres (Jorion 1994 a, 1994 b). Or, bien que le prix émerge comme le produit de l’interaction de volontés humaines ♦, il n’a jamais été étudié de manière cohérente et systématique dans cette perspective. Le prix est un phénomène de bord qui apparaît à la frontière où les acheteurs et les vendeurs se rencontrent. L’« offre » et la « demande » ne se rencontrent pas, car elles sont inanimées : elles ne sont que des constructions conceptuelles, lesquelles, au contraire d’acheteurs et de vendeurs réels, ne peuvent se rencontrer effectivement.

Il existe une analogie quasi parfaite de la formation des prix, celle du « tir à la corde » : le prix se déplace comme le milieu de la corde par rapport à la ligne tracée au sol pour séparer les équipes. Le degré selon lequel le prix varie sur un marché particulier dépend du renfort et des remplacements autorisés dans les deux camps que sont les acheteurs et les vendeurs. Ce qui est remarquable, c’est que si la formation du prix est analysée comme l’analogue d’un tir à la corde, alors, par une alchimie inattendue, la théorie économique se reconstruit d’une manière entièrement différente de ce qu’elle est aujourd’hui, se libérant du même coup des impasses de la science économique contemporaine. La théorie qui apparaît à la place est à ce point différente de la science économique qu’il serait tentant, pour être plus explicite, de l’appeler d’un nouveau nom, la « physique du prix », par exemple, ou la « physique sociale du prix ». Son principe est celui-ci : le fait que les marchandises ont des prix différents et qui varient dans le temps, est le moyen permettant que la richesse sous forme d’argent soit constamment redistribuée dans une société de manière à ce que se reproduise — à peu de choses près — le rapport de force relatif entre les conditions ou classes sociales au sein desquelles se répartissent les personnes.

Valeur et prix

En fait, ce que Lapidus appelle « le détour de valeur » (1986), n’est rien de plus en effet qu’un très long détour, puisque quelle que soit la voie que l’on suive, l’on en revient au bout du compte au prix déterminé par le statut réciproque des acheteurs et des vendeurs, c’est-à-dire à la théorie du prix comme proportion chez Aristote (objet de Jorion 1992 et de Jorion 1995).

Revenons brièvement sur ce qui pourrait apparaître cependant comme une objection majeure à ma thèse : le cas, après tout convaincant, présentés plus haut qui faisait apparaître un écart « évident » entre valeur et prix, celui de la ville assiégée où se développe un marché noir. En réalité, le phénomène rapporté n’était pas réellement celui d’un écart se creusant entre valeur et prix : ce qui s’est modifié de manière dramatique, c’est le statut social relatif du vendeur et de l’acheteur potentiel. Le statut social du citadin, prisonnier d’une ville assiégée, s’est considérablement amoindri, alors que celui du trafiquant s’est considérablement renforcé, et ceci quelqu’ait été sa condition sociale dans la période qui précéda la guerre. Le fait que dans son village d’origine il lui faille continuer de vendre ses oeufs ou son pain au même prix modeste qu’avant, souligne que le concept de valeur demeure d’un piètre secours dans la détermination du prix. Ce n’est pas en effet, que son retour au village rapproche par quelqu’enchantement le prix des marchandises du niveau que définit leur valeur, c’est plus simplement que le rapport de force entre le trafiquant et ses co-villageois demeure dans le contexte du village exactement ce qu’il était ante bellum. Ce n’est pas donc que les oeufs étant rares, leur prix se voie multiplier d’un coefficient astronomique [10], c’est que le paysan est devenu, dans le contexte de l’économie de guerre et en ville, un personnage beaucoup plus considérable que le bourgeois. Ce n’est pas que le paysan ait soudain acquis le prestige de l’oeuf, c’est que le prix de l’oeuf reflète désormais le statut nouvellement acquis du paysan par rapport au citadin. La question du manque de liquidité peut être abordée dans une perspective similaire : s’il ne reste, par exemple, qu’un seul vendeur, il fera sentir aux acheteurs potentiels dans quelle mesure précise le rapport de force entre eux s’est modifié du fait de circonstances nouvellement apparues, en fixant son offre aussi haut qu’il lui semblera possible.

Que reste-t-il alors de la valeur ? En fait l’hypothèse de Hegel relative à la valeur comme transformation du qualitatif en quantitatif n’a jamais été prise au sérieux : ce que les économistes sont allés débusquer derrière le prix, c’est une multitude d’autres dimensions quantitatives. La notion de calcul de l’utilité découle du raisonnement régressif suivant : la nature indiscutablement quantitative du prix est la conséquence d’une série d’enchaînements causaux articulant un ensemble de mécanismes eux-mêmes quantitatifs. Le prix résulte de la rencontre des quantités que sont l’offre et la demande. Ces quantités sont elles-mêmes la conséquence de la mise en présence d’autres quantités que sont l’utilité pour le vendeur et pour l’acheteur. Ceux-ci éprouvent des besoins divers entre lesquels ils peuvent établir des priorités en fonction d’un calcul de l’utilité purement quantitatif.

C’est là ignorer que le prix pourrait être quantitatif sans pour autant que la chaîne causale de sa détermination soit elle-même quantitative : il pourrait, par exemple, être un effet de frontière entre des éléments qualitatifs en conflit, et représenter ainsi l’émergence de la quantité au sein de phénomènes sinon purement qualitatifs. Mais il se peut aussi que sa détermination immédiate soit elle aussi quantitative mais sans impliquer la régression que suppose le calcul de l’utilité : par exemple, parce qu’il exprimerait le rapport de force existant ponctuellement entre un groupe de vendeurs et un groupe d’acheteurs. Le rapport de force immédiat, instantané, entre ceux-ci, viendrait alors s’inscrire au sein d’un rapport de force global qui déterminerait les limites de variation du prix que les transactions qu’ils contractent entre eux pourraient entraîner. Imaginons des acheteurs et des vendeurs de florins néérlandais et de dollars australiens sur le marché interbancaire des devises : le défaut de vendeurs ou d’acheteurs va déterminer un rapport de force local et momentané qui va jouer en faveur des uns ou en faveur des autres, mais seulement à l’intérieur d’un rapport de force global que l’on peut définir comme celui du rapport actuel de la puissance économique des Pays-Bas par rapport à la puissance économique de l’Australie et que la courbe des taux d’intérêt domestique reflète et sanctionne.

Ce à quoi renvoie donc toute utilisation du mot valeur, c’est à une théorie implicite du prix bien spécifique : comme le prix varie, il faut lui découvrir une objectivité, et l’on situe celle-ci dans le rapport qui existerait entre l’usage et l’échange. Cette objectivité a une double composante, une dé-subjectivation qui s’opère par l’occultation des sujets humains qui créent les prix à l’occasion de leurs transactions, et une transcendance du monde sensible en Réalité-Objective :

1.  dans la conception objective du prix, le nombre des vendeurs par rapport aux acheteurs, constitutif du prix, est objectivé (donc « dé-subjectivé ») en quantités de biens offerts et de biens demandés. L’objectivation a lieu par l’occultation des sujets humains.

2.  le prix est la réalisation dans le monde sensible de la valeur telle que celle-ci existe dans la Réalité-Objective. Cette fois, le prix n’est plus conçu comme synthèse phénoménale de deux phénomènes (l’offre, d’une part et la demande, d’autre part), mais comme manifestation imparfaite dans le monde phénoménal d’une catégorie objective de la Réalité-Objective : la valeur. Dans cette optique, le prix tend vers la valeur comme une chose imparfaite tend vers son idéal.

La double composante de l’objectivité conduit donc à ce qu’il y ait surdétermination (duplication) de l’explication dans la mesure où le prix est censé être à la fois,

1.  prix objectif : confluence (phénoménale) de l’offre (phénoménale) et de la demande (phénoménale), elles-mêmes objectivations des volumes traités par des vendeurs et des acheteurs, et

2.  approximation de la valeur : manifestation phénoménale, c’est-à-dire dans le monde sensible, de la Réalité-Objective qu’est la valeur.

L’objectivation des faits économiques

Pourquoi la science économique s’est elle d’abord éloignée de l’homme pour devoir — comme nous venons de le voir — s’en rapprocher aujourd’hui ? Parce qu’elle s’est constituée par un processus classique dans l’histoire de toute science : l’objectivation, qui a conduit à négliger certains facteurs cruciaux dans la genèse des processus économiques, facteurs qui reviennent aujourd’hui au centre de l’attention, tout comme le refoulé dans la vie individuelle, dont Freud a montré qu’il faisait toujours retour, le plus souvent de manière très inconfortable.

L’objectivation, c’est la mise entre parenthèses progressive de l’ensemble de ces éléments qui font qu’il est toujours difficile de produire une science dont l’homme est l’objet, ou est lié à cet objet de manière intime. Parce que la science a ses règles quand il s’agit de décrire des comportements et qu’il existe des règles plus anciennes et d’une autre nature quand il s’agit de parler du comportement des hommes, et que ces deux types de règles sont apparemment contradictoires. La Science, par exemple, (quand elle copie — comme souvent — ses manières sur celles de la mécanique classique) explique le changement par l’action d’une cause sur une chose où elle produit un effet : l’eau qui choit fait tourner la roue du moulin — ce qu’Aristote appelait la cause efficiente -, alors que les hommes expliquent le changement qu’ils provoquent par la raison qu’ils se sont donnée au préalable, par la fin qu’ils visent, par le but qu’ils poursuivent, par l’objectif qu’ils veulent atteindre : ainsi, la maison finit par être construite parce que tout au long de sa construction, le maçon conservait l’intention, le projet, de la construire — autrement dit, ce qu’Aristote appelait la cause finale. « A cause de » dit la Science pour rendre compte des choses qui changent. « Pour », « afin de », disent les hommes quand ils évoquent leurs actes.

Un autre difficulté est liée à l’habitude d’envisager l’action des hommes telle qu’elle est conçue par eux-mêmes dans la perspective de la liberté qu’ils se reconnaissent de poser tel acte ou de ne pas le poser, alors que la science a pris l’habitude d’envisager les choses dans la perspective du déterminisme : la possibilité décrite par Laplace de déduire entièrement et exactement l’état du monde à un moment futur par la connaissance que l’on a du présent. La liberté humaine semble ruiner cet espoir.

L’objectivation vise donc à éliminer ces aspects subjectifs (qui font intervenir des sujets humains, en contradiction avec les habitudes de la science) que sont les raisons que les hommes se donnent, et le libre-arbitre qu’ils conçoivent comme étant le leur.

La solution de la difficulté méthodologique liée au libre-arbitre fut découverte par Durkheim lorsqu’il étudia le suicide : la liberté humaine peut être appréhendée dans la régularité qui apparaît lorsqu’elle est envisagée sous son aspect collectif, dans la quasi-constance que révèlent les statistiques. Quelle que soit l’étendue de la liberté qui intervient dans la décision de s’ôter la vie, une proportion de la population à peu près constante prend chaque année une telle décision. Rien ne s’oppose donc à ce que l’explication concilie l’inéluctabilité du monde physique et la liberté des hommes.

Il existe cependant un autre aspect de l’objectivation sur lequel l’approche sociologique et l’approche économique se sont engagées différemment, il s’agit de ce qu’on pourrait appeler l’espace de modélisation qu’elles se sont données. La sociologie se contente souvent de décrire le monde empirique, le monde « sensible » de tous les jours, là où la science économique voudra parler de la Réalité-Objective, censée se cacher derrière ce monde quotidien. La sociologie se contentera aussi de constater le désir humain, là où la science économique voudra mesurer de l’Utilité, la sociologie observera des prix, la science économique voudra estimer des Valeurs.

Or, le moment est peut-être venu de l’affirmer et de tirer toutes les conséquences de cette affirmation : nul n’a jamais vu la Réalité-Objective, et l’Utilité ou la Valeur n’ont jamais été rencontrées par quiconque. Et pour cause : toutes trois sont des conceptions de l’esprit humain, autrement dit, des fictions. Ce sont des outils intellectuels qui ne valent que ce que valent les utilisations qu’ils permettent. Ils ont rendu des services sans doute, ils ont entre autres permis d’abstraire pour examen hors du tissu complexe du monde sensible où ils sont enchâssés, des « faits sociaux ». Mais le moment est venu de se demander si ces fictions ne constituent pas désormais plutôt des obstacles à une meilleure intelligence des faits.

Car le problème qui se pose une fois inventées les catégories de « Réalité-Objective », d’« Utilité » ou de « Valeur », c’est que l’on oublie au cours des siècles qui suivent qu’il s’agissait d’outils d’analyse, et l’on en vient à croire qu’il s’agit au contraire des mots qui renvoient à une réalité plus authentique que celle du monde empirique — qui n’en constituerait lui-même qu’une version approximative. C’est ce qu’on peut appeler « l’illusion platonicienne », puisque c’est exactement l’erreur que fit Platon lorsqu’il conçut le monde des idées. Pour lui, les triangles du monde où nous vivons n’étaient que des versions approchées de l’idée (parfaite) du triangle, alors qu’au contraire, ce sont les hommes qui ont conçu l’idée du triangle à partir des formes triangulaires qu’ils pouvaient observer.

Le désir humain serait l’expression imparfaite de l’Utilité, le prix, une version approximative de la Valeur, et le monde sensible, un à-peu-près de la Réalité-Objective. Or c’est le contraire qui est vrai : l’Utilité est une fiction idéalisée du désir — qui seul existe, la Valeur, une fiction idéalisée du prix — qui seul existe, et la Réalité-Objective, une représentation idéalisée du monde empirique — qui seul existe. Travailler avec les fictions, c’est espérer en fait secrètement que les choses retrouveront un jour leur perfection perdue : le prix (réel) devrait tendre vers la Valeur (fictive) comme le désir humain vers le calcul de l’Utilité. Autrement dit, c’est pousser les hommes à reconstruire le réel sous sa forme idéalisée (ce qui ne veut pas dire idéale !), recréer les choses selon leur abstraction fictive. Pour établir un parallèle : reconstruire la vie sous la forme que lui attribue le roman. Ce qui, bien entendu, n’a jamais été le cas et, on peut le parier, ne le sera jamais à l’avenir.

Bien sûr le mécanisme réel de la formation des prix pourra toujours être modélisé (plus ou moins adéquatement), mais il s’agit avant tout d’un mécanisme humain dont des sujets déterminés à la fois par leur psychologie et par les groupes sociaux dont ils font partie constituent le fondement, la réalité profonde. Si des règles peuvent être abstraites de cette réalité, elles doivent tenir compte de ces sujets et non se contenter, par exemple, de faire se croiser les courbes abstraites de l’Offre et de la Demande. Parce que ces courbes sont des fictions, des inventions, alors que ces hommes et ces femmes qui créent des prix sont eux, bien réels.

Conclusion

Comme je tente de le démontrer depuis plusieurs années en empruntant mes illustrations empiriques aussi bien au domaine de la pêche (Jorion 1990) qu’à celui de la finance (Jorion 1994 b), le prix est en réalité un « phénomène de bord » qui apparaît à la frontière des rapports qu’entretiennent les diverses « conditions » auxquelles appartiennent les personnes, et qui font que les unes tirent une rente de l’accès qu’elles ont à certaines ressources, d’autres réalisent un profit en revendant des marchandises plus chères que ce qu’elles leur ont coûté, et que d’autres enfin, louent contre un salaire le temps qu’elles peuvent consacrer à travailler. A ce titre, le prix reflète sur un mode immédiatement quantitatif le rapport de force qu’entretiennent vendeurs et acheteurs en tant que membres (ou simples représentants) des conditions qui constituent l’ordre social. Le concept de valeur est en conséquence, parfaitement inutile dans l’explication.

La formation des prix en permettant au plus riche de payer moins cher et en forçant le plus pauvre à payer davantage pour les mêmes marchandises (cf Jorion 1995) contribue à reproduire l’ordre social tel quel et le renforce ainsi davantage dans son état présent. Toute théorie de la formation du prix qui parvient à éviter les écueils de l’objectivisme est donc à la fois et automatiquement une théorie de l’ordre économique et de l’ordre social [11] .

 

Une illustration de cette théorie : « Le prix et la “valeur” d’une action boursière »


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Jorion, P. 1992. « Le prix comme proportion chez Aristote ». La Revue du MAUSS, n.s., 15-16, pp. 100-110 [ J’aimerais bien pouvoir lire ce texte : c’est fait ]

Jorion, P. 1994a. « L’économique comme science de l’interaction humaine vue sous l’angle du prix. Vers une physique sociale ». In Pour une autre économie, Revue semestrielle du MAUSS, pp. 61-181

Jorion, P. 1994b. « La queue qui remue le chien. Métamorphose de la finance due à son informatisation ». Techniques et Culture, n° 23-24, pp. 307-349

Jorion, P. 1995. « Statut, rareté et risque », Recherches Sociologiques, vol XXVI, 3, pp. 61-76

Kojève, A. 1972. Esquisse d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne. Tome 2, Platon — Aristote. Paris, Gallimard

Lapidus, A. 1986. Le détour de valeur. Paris, Economica

Marx, K. 1965 [1859]. Introduction générale à la critique de l’économie politique. In Œuvres, Economie, I. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard

Marx, K. 1965 [1867]. Le Capital, Livre Premier. In Œuvres, Economie, I. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard

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Polanyi, K. 1968 [1957] « Aristotle Discovers the Economy ». In G. Dalton (sous la dir.) Primitive, Archaic and Modern Economies. Essays of Karl Polanyi. Boston, Beacon Press, pp. 78-115

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Smith, A. 1976 [1776]. An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations. 2 vol., Oxford, Oxford University Press


Texte publié le 11 avril 2007

 

NOTES

[1] Dostaler a consacré un ouvrage très complet, Valeur et prix. Histoire d’un débat (1978), à la manière dont Marx conçoit le rapport entre la valeur et le prix. La théorie de la valeur de Marx est très proche de celle de Ricardo, elle-même quasi-identique à ce que j’appelle la théorie additive de la valeur d’Adam Smith (voir plus bas, huitième partie, La valeur comme temps de travail et neuvième partie, L’argent, c’est du temps).

[2] Himmelweit & Mohun font observer que « sans être toujours cohérent, Ricardo traite généralement le prix et la valeur (en termes monétaires) comme des synonymes » (Himmelweit & Mohun 1985 [1981] : 65).

[3] « … celui des deux discours qui est vrai dit (…) ce qui est, comme il est et (…) celui qui est faux dit ce qui est, autrement qu’il n’est ». (Platon, Le Sophiste, 262 c — 263 b, traduction Robin modifiée).

[4] Voici la définition du prix naturel d’une marchandise chez Smith : « Le prix naturel (…) c’est, si l’on veut, le prix central, vers lequel les prix de toutes les marchandises gravitent continuellement. Différents accidents peuvent parfois les tenir suspendus considérablement au-dessus de lui, et parfois les forcer quelque peu en-dessous de lui. Mais quelque soient les obstacles qui les empêchent de s’établir en ce centre de repos et de perpétuation, ils tendent constamment vers lui » (Smith 1976 [1776] : 75).

[5] Himmelweit & Mohun : « Les incohérences internes du concept de valeur se manifestent lorsque les méthodes établies pour calculer les valeurs produisent un résultat indéterminé ou négatif » (Himmelweit & Mohun 1985 [1981] : 61).

[6] Notons que Hegel avait constaté la chose bien avant les physiciens eux-mêmes. C’est en effet récemment seulement que s’est exprimée leur dissatisfaction quant aux limitations de la modélisation à l’aide d’un système d’équations différentielles lorsqu’il s’agit de décrire les contraintes auxquelles est soumis un système près de l’équilibre. Un tel système d’équations est incapable en effet de rendre compte de la transition d’un tel état vers un état qualitativement différent. Le passage implique un état critique durant lequel « la matière est une “poussière fractale” » (Berry 1988 : 112). Ou dans les termes de Francis Bailly : « Ainsi doit-on avoir recours aux fonctions non-analytiques et aux fonctions discontinues pour représenter et analyser globalement des phénomènes critiques alors que les interactions qui les engendernt peuvent être analytiques et continues » (Bailly 1992 : 340-341).

[7] Dostaler fait remarquer que, selon Pareto, « la théorie de la valeur de Marx, c’est la théorie des coûts de production de Ricardo, à cette différence près que Ricardo tient compte aussi bien du travail passé que du travail présent dans son évaluation de la valeur alors que Marx « n’a en vue que le travail présent » » (Dostaler 1978 : 15).

[8] On appelle dans le monde des salles des ventes, « droit de suite », « une sorte de « cotisation sociale », reversée à l’artiste ou ses ayant droit » (Noce 1995).

[9] C’est bien sûr à tort que l’on envisage l’intérêt comme une simple évaluation du désagrément encouru par celui qui fournit les avances et dont la quantité de désagrément serait directement proportionnelle à la durée du temps qui passe. Le temps n’est en fait qu’un moyen pratique — puisque quantifiable — d’évaluer grossièrement le surplus qui a pu être dégagé par celui à qui des avances ont été faites. Je veux dire que s’il existait un moyen plus commode d’évaluer « les petits » que fait le capital prêté (comme dans le cas du contrat de métayage où c’est une proportion constante du surplus qui fait retour au propriétaire comme rente), c’est celui-ci qui serait préféré au calcul opéré à partir du temps écoulé. Dans les « économies primitives », le montant de l’« intérêt » est en général établi par l’emprunteur lui-même qui, entretenant une relation très personnalisée avec le bailleur de fonds au sein d’une hiérarchie sociale aux principes assez simples, a à coeur de remercier par un « cadeau » dont le montant est directement proportionnel au bénéfice qu’il a pu réaliser lui-même grâce au capital emprunté.

[10] Aristote quant à lui écarte complètement la rareté du produit comme un facteur déterminant de son prix (cf. Polanyi 1968 [1957] : 98).

[11] Octave Hamelin : « Aristote a cru pouvoir réunir dans un même ouvrage la politique et l’économique » (Hamelin 1985 [1904-1905] : 850.

 




M. Ripley s’amuse