Première réponse à M. Bueno


Posted by Jean-Pierre Voyer sur le Debord off on June 18, 1997


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Lettre en espagnol de Tomas Bueno à Raphël Pallais communiquée à Voyer par M. Bueno lui-même. Traduction corrigée d'après les remarques de l'auteur.

Raphaël :

Muy bien, sigamos : el mundo es dominado por el comercio, estamos de acuerdo, pués todo comienza con el cambio y la historia del mundo es la historia del cambio. Pero, ¨qué es lo que hace que el comercio pueda seguir dominando, qué es lo que hace que todos sigan aceptando la miseria dominante y que cada individuo defienda celosamente su derecho a ser un mero portador de mercancías ? La economía es una ideolog¡a, de nuevo estamos de acuerdo, pero, ¨de qué ? ¨Qué es lo que esa ideología refleja, cual momento de la realidad concreta se ha congelado en ella ? Nada de eso nos dice Voyer, a pesar de todas sus circunvoluciones dialécticas, sus inversiones de genitivo, sus argumentaciones circulares. Sostituir la palabra "economía" por la palabra "comercio" es un malabarismo te¢rico, no una solución. La impresión que tengo — y es de eso que se trata, de una impresión, pero a ellas estamos muchas veces reducidos — es que Voyer, después de haber comenzado tan bien en sus primeros libros, se enamoró de su propia argumentación y la desarrolló basada en si misma, tomando cada concepto anterior como premisa del siguiente y olvid ndose de fundamentarlos ad hominem.
La teoría del espect culo todavía no ha sido criticada, y la urgencia de la necesidad de esa crítica, esbozada (?) pero no terminada por Voyer, puede ser vista en la facilidad cada vez m s grande con que los recuperadores de todos los colores se apropían de ella. El mismo Debord, en los Comentarios a la Sociedad del Espect culo,(*) con la jalea de alcool que ten¡a por cerebro veinte años después, la reduce a poco más que una enorme (y ­oculta !) conspiración de los mass media y de sus mandantes (también "ocultos"). En Reponse a "Rideaux", a pesar de sus protestos en contrario, Voyer fundamenta su argumentación en ese concepto reducido, de cierto modo equiparando el Debord de La Société du spectacle al Debord de la polinevritis elegante y de la exposición en el centro Beaubourg, o a un vulgar periodista nouvelobsien cualquiera. Y ese tipo de maniobra (no me ocurre otra palabra) me deja muy nervioso, sobretodo cuando viene de alguien del porte de Voyer, de quién yo esperaba mucho más.

Até já

Tomàs

(*) Que acabo de leer hoy, 29 de abril, por la primera vez.


Raphaël,

Très bien, continuons : le monde est dominé par le commerce, nous sommes d'accord, car tout commence avec l'échange et l'histoire du monde est l'histoire de l'échange. Mais, qu'est-ce qui fait que le commerce puisse continuer à dominer, qu'est-ce qui fait que tous continuent d'accepter la misère dominante et que chaque individu défende avec zèle son droit à être un simple porteur de marchandises{1? L'économie est une idéologie{2}, de nouveau nous sommes d'accord, mais de quoi ? Qu'est-ce que cette idéologie reflète, quel moment de la réalité concrète s'y est congelé ? De tout ceci, Voyer ne nous dit rien, malgré ses circonvolutions dialectiques, ses inversions de génitif{6}, ses argumentations circulaires. Substituer au mot "économie" le mot "commerce" est une jonglerie théorique{5}, pas une solution. L'impression que j'ai - et c'est de ça qu'il s'agit, d'une impression, mais nous y sommes souvent forcés - est que Voyer, après avoir commencé si bien ses premiers livres, tomba amoureux de sa propre argumentation et la développa basée sur elle-même, prenant chaque concept antérieur comme prémisse du suivant et en oubliant de les baser ad hominem.

La théorie du spectacle n'a toujours pas été critiquée{3}, et l'urgence de la nécessité de cette critique, esquissée ( ?) mais pas terminée par Voyer, peut être vue dans la facilité chaque fois plus grande qu'ont les récupérateurs de toutes couleurs pour se l'approprier. Debord, lui-même, dans les Commentaires à la Société du Spectacle(*) avec la gelée d'alcool qu'il avait pour cerveau vingt ans après, la réduit à pas plus qu'une énorme (et cachée!) conspiration des mass media et de ses commanditaires (aussi "cachés"). Dans Réponse à "Rideau", malgré ses protestations contre cela, Voyer fonde son argumentation sur ce concept réduit{4}, rapprochant d'une certaine manière le Debord de la Société du Spectacle du Debord de la polynévrite élégante et de l'exposition au centre Beaubourg, ou d'un vulgaire journaliste nouvelobsquien quelconque. Et ce type de manœuvre (je ne trouve pas d'autre mot) me laisse très nerveux, surtout quand elle vient de quelqu'un de la stature de Voyer, de qui j'attendais beaucoup plus.

Até já,


Tomàs

(*) Que j'ai terminé de lire aujourd'hui, 29 avril, pour la première fois.


Réponse

"Tout l'art de vivre c'est de nous servir des personnes qui nous font souffrir."
Marcel Proust
.

{4}. Comme chacun peut le constater, je ne fonde pas mon argumentation sur le concept réduit du spectacle. Je dis simplement que Debord n'a jamais pu, malgré ses prétentions et ses protestations, dépasser ce concept réduit. (télévision, pub, presse, média, information, abus des images et du monde des images, c'est à dire peu de chose). Puisque vous êtes si malin, faites le donc, vous, donnez donc une définition du spectacle qui ait un sens qui ne soit pas celui du concept restreint (et qui n'est pas restreint d'ailleurs, puisque, jusqu'à preuve du contraire, il n'y en a pas qui serait plus général.) ou bien contentez vous de me montrer le passage où Debord donne cette définition, le passage donc où il ne se contente pas de faire de la phrase à son habitude.

Je sais bien que Debord protestait contre ceux qui prétendent réduire son concept de spectacle à ce concept réduit. Je sais bien que pour Debord le concept de spectacle devait être celui de l'usage spectaculaire de la marchandise et non un abus des images et du monde des images. Là où il n'y aurait eu qu'accumulation de marchandises du temps de Marx, il y aurait aujourd'hui accumulation de spectacles du fait de l'usage spectaculaire de la marchandise. Les marchandises sont données à l'admiration des consommateurs. Les objet sont possédés pour pouvoir être montrés, etc., comme c'est vilain.

En faisant d'un prétendu spectacle une caractéristique de "notre" monde, Debord témoigne seulement de son épais utilitarisme, de son épais marxisme dans le pire sens du terme. Pour Debord le véritable usage est celui qui consiste à manger ce qui peut être mangé, à boire ce qui peut être bu, à habiter ce qui peut être habité, et puis, le reste du temps, on construit des situations; tandis que vouloir posséder un objet pour pouvoir le montrer ensuite, voilà le mal spectaculaire.

L'ethnographie montre au contraire que là ou ne sévit pas le mal marchand, c'est effectivement ce qui a lieu. Le véritable usage, c'est à dire l'usage humain, était de montrer pour être reconnu, puis évidemment de manger aussi. Les Grecs mangeaient les animaux qu'ils sacrifiaient, mais aucun animal n'était mangé sans avoir été sacrifié. L'utilitariste crie là à l'hypocrisie. Les utilitaristes sont des imbéciles. [ Et chez les jardiniers des Trobriand, du temps de Malinowski, observez la complication et le temps que nécessitent le transport et l'exposition de la récolte. Les ignames sont cultivées, avec force magie, d'abord pour être montrées et puis finalement consommées, évidemment. C'était donc déjà une société de consommation ! ]

Ainsi, ce prétendu usage spectaculaire de la marchandise est en fait une trace fossile de l'usage tel qu'on le pratiquait chez les vrais hommes (le rayonnement fossile très dilué de la création de l'humanité après des millénaires d'expansion). Il est parfaitement réjouissant que ce monde prétendument matérialiste, égoïste, hédoniste, calculateur, bla-bla-bla ne puisse se passer de ce type d'usage, sinon de cet usage lui-même (qui n'existe presque plus au pays des si-je-t'attrape-je-t'encule et des pousse-toi-de-là-que-je-m'y-mette), du moins de son évocation et de son incitation perpétuelles. Ainsi Jacques Rigaud retardait son suicide d'un quart d'heure chaque fois qu'il voyait une Rolls Royce. Un monde où existent des Rolls Royce ne peut être un monde tout à fait mauvais. Les marchandises sont une incitation perpétuelle à la communication du fait qu'elles sont pré-reconnues; mais elle en sont le démenti perpétuel du fait qu'elles sont pré-reconnues. La communication et la reconnaissance ont bien lieu, mais ailleurs. Elle ne sont le fait de personne. Ainsi, s'il y a un spectacle dans ce monde, c'est celui de la communication et de la reconnaissance généralisées. Mais ce spectacle n'est pas celui d'une illusion car cette communication et cette reconnaissance ne sont pas des illusions mais au contraire bien réelles. Elles sont tellement réelles que ce sont elles qui empêchent toute autre forme de reconnaissance et de communication. Ainsi je réponds en passant au point {1} de votre question et aux sottises qui se disent sur la prétendue servitude volontaire. Le mot spectacle peut avoir deux sens, soit au sens de spectacle d'un phénomène réel, de la nature, d'un paysage, soit spectacle d'un événement fictif, tel l'acteur gros et chauve qui joue Hamlet sur scène. Or ce n'est pas de chance pour Debord qui entendait spectacle au second sens. Le spectacle du monde est spectacle de quelque chose de réel et non d'un évènement illusoire, il est spectacle de la réelle communication réellement aliénée et de la réelle reconnaissance réellement aliénée et personne ne peut participer à cette communication et à cette reconnaissance, chacun y est obligatoirement spectateur hormis les commerçants évidemment (je réponds encore une fois au point {1} de votre question). Il n'y a rien de plus réel. Et c'est bien autre chose que la télévision, la pub, la presse et la canaille qui s'y agite pour gagner son pain. Mais comme je le disais déjà dans mon ébauche de réponse à Nabe, il n'est pas cause, il est seulement effet. S'il y a un spectacle du monde comme il y a un spectacle de la nature, (comment pourrait-il ne pas y en avoir d'ailleurs ?), cela ne signifie pas que le monde soit intrinsèquement un spectacle, ni que son principe est le spectacle.

Ce qui caractérise ce monde est justement que l'usage prétendument spectaculaire de la marchandise échoue dérisoirement et parodiquement sans pour autant constituer une illusion comme le prétend la pensée Canal plus. L'incitation à la reconnaissance est réelle même si la reconnaissance n'a jamais lieu là où on l'attend. Mais si la tentative de reconnaissance échoue, ce n'est pas parce qu'elle est spectaculaire comme le prétend le moraliste Debord, mais parce que les esclaves sont des esclaves et que les moyens de la reconnaissance leur sont déniés. Les bons docteur Kraft-Ebbing, Havelock-Ellis, Freud et Reich nous ont déjà suffisamment renseignés sur la véritable misère que toutes ces tentatives parodiques recouvrent. Les fameuses classes moyennes constituent la clientèle du Dr. Freud. Il est tout à fait encourageant que dans le pire esclavage, celui qui n'ose plus dire son nom, le besoin de reconnaissance subsiste et continue à se manifester fut-ce sous des formes burlesques et paradoxales. Plutôt que sur des illusions, ce monde repose sur l'exploitation du besoin irrépressible de reconnaissance. Jamais les hommes n'ont été si peu reconnus puisque même l'esclave n'est plus reconnu comme esclave. Il n'a de cesse d'être tenu pour un homme libre (comment un anti-lepeniste, un antiraciste ou un pédé militant pourraient-ils être des esclaves puisqu'ils sont déjà anti-lepéniste, antiraciste ou pédé militant voire les trois à la fois ? Quant au moindre journaliste post-pédé, c'est au moins un révolutionnaire debordiste.) Et si les hommes n'ont jamais été aussi peu reconnus, c'est parce que la reconnaissance a lieu ailleurs, et totalement ailleurs, ce qui n'a rien d'une illusion, hélas. Je réponds à nouveau en passant au point {1} de votre question.

Ceci dit il existe des illusions, ou plutôt des superstitions dans ce monde, ainsi la superstition de la démocratie (ce qui ne veut pas dire que la démocratie n'existe pas dans ce monde ; mais pas celle qu'on croit), la superstition de la liberté (idem), la superstition de l'économie, la superstition de la production et de la consommation. Wittgenstein est encore plus négationniste que moi. Selon lui la causalité est une superstition. Comment peut-il oser soutenir une telle énormité parmi tant de bon sens si généreusement réparti. Pourtant, après deux secondes de réflexion et la première surprise passée, c'est évident.

En fait, jamais le monde n'a été aussi peu spectaculaire qu'aujourd'hui puisque le spectacle, au sens d'événement illusoire, y est réduit à la télévision et à la pub. La pub et la télévision montrent communication et reconnaissance là où il n'y a aucune communication ni aucune reconnaissance, ou bien ils la montrent telle qu'elle n'est pas. Ce qui n'empêche pas communication et reconnaissance d'avoir lieu mais autrement et ailleurs. C'est bien parce que communication et reconnaissance existent en dépit de tout que pub et télévision peuvent prétendre les montrer ou du moins s'y référer et que la pub peut avoir quelque effet et pouvoir. (Chaque Rolls Royce que je vois prolonge ma vie d'un quart d'heure. Ça, c'est une belle pub que jamais un pubart n'aurait pu concevoir. Ou bien : quand je roule au volant de ma n HP, écarte toi poète sinon je ferais de toi un fait divers.) Le mal marchand consiste justement en ce que l'on puisse montrer si peu, exactement le contraire de ce que prétend Debord, car ce que l'on peut montrer, tout le monde peut le montrer. Qu'a donc de spectaculaire un monde ou tout spectacle se réduit à quelques images sur des affiches ou sur des tubes cathodiques. Merde alors. Ça n'a rien de pharaonique et quand quelque chose de pharaonique se produit, par exemple la bataille (comme disent les américains) du Golfe, on ne voit rien (sauf quand on est bougnoule irakien).

Même les anti-utilitaristes déclarés ne comprennent pas ça. Quand j'expliquais à Alain Caillé du Mauss la similitude des pyramides de marchandises exposées dans Play boy et reproduites dans IS n°10 avec les pyramides d'ignames exposées à Kirivina, il me disait ne pas comprendre ce à quoi je faisais référence.

La raison d'être s'éloigne mais en s'éloignant elle se diversifie et elle s'enrichit. Ce n'est pas parce qu'elle s'éloigne qu'elle se diversifie, c'est sa diversification qui entraîne son éloignement. Sa diversification nécessite son éloignement. C'est l'aliénation selon Hegel. Au commencement, la raison d'être est proche mais fruste (voir citation de Weber). Quand elle se diversifie, elle s'éloigne. Le problème est : comment faire pour qu'elle revienne chez elle. Cela fait deux siècles que le commerce règne sans partage. Le voilà donc le Reich millénaire. Il n'y a plus que 800 ans à patienter.

Toute la reconnaissance s'est éloignée, non pas dans une représentation comme dit le monsieur, mais dans l'argent qui n'a rien d'une représentation.

{1} Je vais répondre encore plus explicitement à votre question "Qu'est-ce qui fait que le commerce continue à dominer ?" Mais c'est le commerce, mon cher Monsieur, qui fait que le commerce continue à dominer, parce que justement le commerce n'est pas une chose neutre parmi d'autres et qui aurait pour but de donner à manger, mais parce que le commerce est la communication et la reconnaissance, toute la communication et toute la reconnaissance et que pour les Belges y'en a plus. Ce sont des mecs foutus. Toute la communication et toute la reconnaissance ont lieu dans le commerce et selon les modalités du commerce, et cela donne cette misère que vous voyez. Le commerce n'est pas une chose parmi d'autres, il n'est pas non plus la dernière instance chère à Marx, il est la seule instance. Voilà, Monsieur, pourquoi votre fille est muette. Marx le dit, mais il n'y prête pas attention, il le dit en passant ou bien il s'abrite derrière Goethe, Balzac ou Shakespeare. Le commerce est l'aliénation de la communication et de la reconnaissance. Dans le commerce, la communication et la reconnaissance deviennent étrangères. Il faut s'aviser que les mots ont peut-être un sens, même chez Hegel et ne pas imiter ces trous du cul qui utilisent le mot aliénation à tout bout de champs. Tu fais ceci ou cela, alors t'es aliéné, la bagnole t'aliène, la consommation t'aliène, bla bla. La communication aliénée et la reconnaissance aliénée revêtent l'aspect d'une nature, nature qui est pour Hegel, comme chacun sait, l'être autre de l'esprit. Vous ne pouvez que contempler la nature à laquelle vous participez malgré vous. Vous ne pouvez que contempler la communication aliénée à laquelle vous participez malgré vous. L'aliénation est quelque chose de terrible qui est décrit dans l'Apocalypse ou dans Hegel et qui s'épanouit maintenant sous nos yeux mais qui n'en demeure pas moins invisible. Que ceci soit bien clair : vous pouvez contempler la communication aliénée, vous ne pouvez faire autrement; mais vous ne pouvez voir l'aliénation pour autant ce qui entraîne que vous ne voyez pas non plus la communication. C'est parce que l'aliénation n'est pas visible que la nature a l'air naturelle.

Le commerce continue à dominer parce qu'il est l'unique et universelle forme de communication et de reconnaissance qui a lieu dans le monde, et que pour qu'il cesse de dominer il faudrait communiquer autrement ce qui est supposer le problème résolu. Je vais prendre le problème dans l'autre sens, le commerce continue à dominer parce que rien ne s'oppose à lui sinon le sub-commandante Marcos et ses compagnons. Elémentaire, mon cher Bueno.

{2}. Pour la nième fois je répète (j'ai déjà donné de nombreuses preuves de mon opiniâtreté) que l'économie (economy) n'est pas une idéologie, c'est seulement un mot vide de sens. Quand à l'économie (economics) c'est une science, une idéologie si vous y tenez, mais peu m'importe ce que economics reflète, peut m'importe qu'il s'y congèle ou non un moment de la réalité (j'abandonne economics aux économistes), seul m'importe que economy n'existe pas. Economy n'est rien, seulement un mot vide de sens répété par des perroquets bien dressés. Economy est une superstition au même titre que Dieu. La religion est peut-être une idéologie et une pratique mais Dieu non, Dieu est seulement une superstition. C'est la même chose pour economics et economy.

{5}. C'est quand même un comble de se voir reprocher d'appeler les choses par leur nom, de nommer commerce le commerce plutôt que de le nommer économie. C'est quand même un comble de voir taxée de jonglerie théorique le fait d'appeler une chose par son nom [de remplacer un mot, économie, que personne ne comprend (à commencer par les économistes), qui ne désigne aucune chose mais seulement une notion, par un mot, commerce, que tout le monde comprend et qui désigne une chose que tout le monde connaît]. Monsieur, vous ne vous sentez plus pisser. On en a vu d'autres et on en verra encore. Je vois que vous êtes un adepte de la solution finale. Moi pas. Je suis un adepte des commencements modestes. Le remplacement d'économie par commerce a au moins l'avantage d'empêcher d'écrire une sottise du genre "les Fidjiens vivent dans un commerce de chasse et de cueillette" alors qu'il se trouve des trous du cul pour écrire tranquillement que "les Fidjiens vivent dans une économie de chasse et de cueillette". Le plus étonnant est qu'indépendamment du fait qu'ils vivent dans des îles, les Fidjiens vivent en fait dans un commerce puisque commerce a aussi un sens plus général qui signifie "avoir des relations avec" comme dans l'expression "le commerce des filles vous expose à la chaude pisse". De même le remplacement d'économie par commerce a pour humble mérite de rappeler que commerce suppose commerçants et de rappeler ainsi l'existence de ces derniers qui n'ont de cesse de se faire oublier, qui n'ont de cesse de se dissoudre dans l'intérêt général et dans la classe universelle. Or il est clair que le commerce est seulement l'intérêt des commerçants, tandis que le mot économie a pour but de faire oublier l'existence du commerce et surtout des commerçants. C'est bien connu, nous répète le singe Minc en agitant ses quatre petites mains, l'économie existe de toute éternité et existera donc de même. On ne peut en dire autant du commerce. Et si l'économie existe de toute éternité (il faut bien vivre n' est-ce pas ?) comment les commerçants pourraient-ils être tenus pour responsables de quoi que ce soit ? Et comment pourrait-on imaginer pouvoir se passer d'eux et des quatre petites mains du singe Minc ?

{3}. Ma foi, pour que la théorie du spectacle puisse être critiquée, il faudrait d'abord qu'elle existe. Dans l'état actuel des choses je ne peux que critiquer les extravagantes prétentions de Debord à avoir fait la théorie exacte (ce mot dont il ne mesure pas toute la cruauté est de lui) de cette société. L'électro-dynamique quantique due, entre autres, à Feynman, obtient une dizaine de décimales de précision et pourtant la renormalisation de l'électron est tenue pour un ingénieux bricolage. A combien de décimales prétend donc l'exorbitant Debord pour qualifier sa théorie d'exacte. Qu'y a-t-il de plus cruel, pour une théorie exacte, de n'avoir aucune conséquence mesurable. Au moins on a fait trente millions de morts au nom de Marx qui avait prétendu que sa théorie était scientifique. Et une théorie exacte de ce monde n'aurait d'autre effet que d'exciter quelques journalistes post-pédés ou quelque vieux poupon joufflu, ridé et bordelais ? Debord s'est contenté de faire de la phrase et phraser n'est pas penser. Un jour ou l'autre ça finit par de la lumière frisante sur les peupliers.

{6}. Je serais heureux que vous me montriez un passage de mon œuvre, permettez moi ce mot puisque vous semblez y croire et surtout vous en satisfaire ce qui n'est pas mon cas, où je me livre à l'inversion du génitif. Vous en trouverez peut-être un ; mais je doute que vous en trouviez deux. Le pluriel que vous employez me semble excessif.

Vous me traitez ailleurs de Schrödinger de je ne sais plus quoi. Si vous permettez je préférerai Gödel. D'abord, ce Schrödinger était un vilain monsieur qui mit un chat dans une chambre à gaz. Oh ! en pensée seulement. Mais, preuve qu'on ne peut plaisanter avec les chambres à gaz, les nazis, pour le remercier d'avoir eu cette excellente idée, assassinèrent un de ses fils en 1942. [Il me semble que c'est en fait un des fils d'Heisenberg.] Ensuite Gödel ruina, en un an de travail, tous les espoirs des formalistes en mathématique Il ne peut exister de machine à produire toutes les propositions vraies d'un système formalisé. Il ne peut exister de machine à prouver la non contradiction d'un système formalisé. C'est pas de chance pour Leibniz. Gödel montra qu'à un moment ou un autre on en est nécessairement réduit à seulement voir la vérité, car, dans un système formalisé donné, on peut prouver qu'on ne peut la prouver tandis qu'on voit qu'elle est vraie puisque cette proposition dit d'elle même qu'elle n'est pas démontrable. "Il apparaît immédiatement, dès lors que l'on remarque que [R(q) ; q] affirme d'elle-même qu'elle n'est pas démontrable, que [R(q) ; q] est vraie, puisque de fait [R(q) ; q] est indémontrable (étant indécidable). Ainsi la proposition qui, dans le système PM, est indécidable peut pourtant être décidée par des considérations métamathématiques." Sur les propositions formellement indécidables... Kurt Gödel, 1931. Les formalistes ne voulaient rien d'autre qu'éliminer l'observateur en mathématique. C'est la solution finale en mathématique. Peine perdue, Gödel a prouvé la nécessité éternelle de l'observateur en arithmétique. C'est l'OBservateur, l'observateur avec un gros OB. Je lutte moi aussi contre ceux qui veulent éliminer l'observateur.

Je profite de cette réponse pour récuser les vues erronées de Pallais ou de vous-même sur ce site Web. Ce site n'est ni anar ceci ou debordiste cela. Contrairement à un torchon comme Libération-Chargeurs où le fait d'y écrire tache votre pensée (et pas seulement vos doigts), ici écrit qui veut et lit qui veut, y compris nos amis les bêtes de la NSA, de la CIA, du FBI, du GCHQ, de la DGSE, sans oublier mes fidèles lecteurs des renseignements généraux. Ce qui caractérise ce site est, jusqu'à présent, qu'il n'y a pas eu l'ombre d'une tentative de censure, ce qui n'existe nulle part ailleurs que je sache. Ainsi, mes lettres falsifiées par le tandem Debord-Lebovici sont désormais visibles dans le monde entier. Il est bien clair que s'ils n'avaient pas falsifié ces lettres, je n'aurais jamais songé à les publier. Les deux compères n'avaient certainement pas prévu cela (malgré leur théorie exacte !) et ils avaient tout à fait raison de se défier de l'informatique et du langage binaire de l'ordinateur. Mais là n'est pas l'important. Contrairement à la presse ou au livre, ce qui s'écrit et se lit ici, s'écrit et se lit en public. Ici, vous voulez répondre, vous répondez, comme à Athènes. C'est pourquoi je ne veux entretenir aucune correspondance électronique privée. Le lecteur n'est jamais le bon. C'est toujours peine perdue. Surtout avec vous, M. Bueno, qui n'êtes jamais content, comme chacun a pu s'en rendre compte. C'est la raison qui fit que je publiai votre lettre sur ce site parce que c'est seulement là que j'accepte d'y répondre. Cela écarte une des deux objections de Proust à la conversation : on ne saurait se mettre, ici, à la portée de son interlocuteur, puisqu'on ne connaît pas son véritable interlocuteur, c'est à dire celui qui tirera profit de sa lecture. L'immensité du monde (Wide Wild World) fait qu'il existe certainement au moins un tel lecteur ce qu'exclut pratiquement la conversation. Il n'est dialogue que de sourds excepté ceux de Platon puisque c'est lui qui faisait les demandes et les réponses. Ces dialogues sont en fait des monologues. Evidemment, on s'expose ainsi à quelques désagréments. Sur cette Pnyx, ça et là, quelques roquets peuvent vous mordre les mollets. C'est un des ces légers inconvénients de la démocratie. Mais cet inconvénient n'est qu'apparent car ainsi chacun peut révéler son caractère au su de tous. Aristophane fut féroce et surtout injuste avec son ami Socrate.

L'aliénation chez Weber.


Citation de Weber. Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive. 1913.
[Le progrès que l'on constate dans la différentiation et la rationalisation sociale signifie donc, sinon toujours, du moins normalement quand on considère le résultat, que, dans l'ensemble, les individus s'éloignent de façon croissante de la base rationnelle des techniques et des règlements rationnels qui les concernent pratiquement et que, dans l'ensemble, cette base leur est d'ordinaire plus cachée que le sens des procédés magiques du sorcier ne l'est au " sauvage". La rationalisation de l'activité communautaire n'a donc nullement pour conséquence une universalisation de la connaissance relativement aux conditions et aux relations de cette activité, mais le plus souvent elle aboutit à l'effet opposé. Le "sauvage" en sait infiniment plus des conditions économiques et sociales de sa propre existence que le "civilisé", au sens courant du termes, des siennes.]

Je profite de ce passage pour vous faire remarquer que si vous ôtez "économiques et sociales" de l'expression "conditions économiques et sociales de son existence", le sens ne change absolument pas. Un mathématicien dirait que ces termes sont des éléments neutres dans une opération de mystification qui a pour seul but de faire savant. Ces termes n'ajoutent absolument rien, ce qui a pour conséquence que leur suppression n'ôte absolument rien. Perroquets. Je reviendrai sur ce point par un commentaire de certains autres passages de Max Weber.

Essai de définition de l'économie

Le postulat matérialiste et économiste, de Marx notamment, est que l'homme se caractérise par le fait qu'il doive subvenir à ses besoins. L'économie serait donc, suivant ce postulat, l'activité de l'homme quand il subvient à ses besoins. Or que doit faire l'homme pour subvenir à ses besoins ? Il doit entrer dans des rapports déterminés (c'est Marx qui le dit), autrement dit il doit communiquer, il doit être reconnu. S'il ne communique pas, s'il n'est pas reconnu, il ne peut subvenir à ses besoins. Donc qu'est-ce que cette fameuse activité économique par laquelle l'homme subvient à ses besoins ? C'est la communication. Toutes les activités particulières ont lieu dans la communication et sont déterminées par la communication y compris les besoins d'ailleurs. L'économie est donc la communication ce qui revient à dire que l'économie n'existe pas. (Marshall Sahlins conclut, lui, l'économie est donc la culture. Il argumente : si l'économie est un moment de la culture, l'économie n'existe pas, elles est culturelle; inversement si la culture est un moment de l'économie, la culture n'existe pas, elle est économique de part en part. (Ce que soutient le professeur Bourdieu) Il n'y a pas de place pour les deux, c'est l'une ou c'est l'autre. Sahlins est encore généreux, l'économie n'est pas même un moment de quoi que ce soit, elle n'existe pas du tout, elle est seulement une superstition.) Donc l'économie n'existe pas puisqu'elle n'est qu'un autre nom de la communication. Et cet autre nom n'est pas innocent. Il est une dénégation de l'existence de la communication. Cachez cette communication que je ne saurais voir dit le tartufe utilitariste. Pourquoi ce nom est-il plus qu'un nom vide, sans objet, sans référent ? Parce que sous ce nom est accumulé depuis plus de deux siècles, par une propagande bourgeoise incessante (propagande dans laquelle les savants ont joué un rôle important. C'est la raison pour laquelle, comme le note Malraux, l'art, de pro-aristocratique qu'il était, devient au XIXe siècle anti-bourgeois. Aujourd'hui ce qui se prétend art est pro-bourgeois, c'est à dire post-pédé.), une montagne de préjugés matérialistes et utilitaristes. Il n'est donc pas un simple nom vide mais le mot magique qui fait immédiatement surgir dans l'esprit la nébuleuse confuse des préjugés utilitaristes qui peut se condenser en un "il faut bien vivre, n'est-ce pas ?" qu'il faut entendre comme un "il faut bien manger, n'est-ce pas ?" car c'est ainsi que ces gens là conçoivent la vie, tel ce Debord finalement, incapable de remplir son contrat anti-utilitariste, et Marx évidemment. En fait les bourgeois feignent seulement de concevoir ainsi la vie puisqu'ils se réservent la meilleure part, la passionnante activité de communication et de reconnaissance qu'est le commerce. Cependant cette passionnante activité ne doit pas être totalement satisfaisante car sur ce point le riche bourgeois Lévy pense comme Lacenaire : rien ne vaut une éclatante revanche littéraire. Cependant, ce pauvre M. Lévy n'a pas de chance. A peine manifeste-t-il une vague velléité de révolte contre sa condition bourgeoise que paf !, son riche papa lui achète une maison d'édition. Hélas, ce pauvre M. Lévy n'a pas eu la chance de naître dans une épicerie de banlieue, il n'a pas dû se faire lui-même. Le mot économie joue le même rôle que le mot Dieu dans une autre époque. C'est bien parce qu'il est vide de sens qu'on peut remplir ce mot avec des marchandises de contrebande introduites en fraude. Si ce mot avait un sens il expulserait de lui-même tout contenu frauduleux.

Enfin, les utilitaristes sont bien capables d'admettre que l'homme subvient à ses besoins par la communication mais ce sera pour ajouter aussitôt que le but c'est de subvenir à ses besoins et que le moyen c'est la communication, qu'il est donc souhaitable de laisser ce moyen dans des mains avisées (quatre dans le cas du singe Minc) pour que chacun puisse atteindre le but qui est de manger. Or la communication est le but, le seul but, le seul enjeu. Et le seul moyen. Elle est donc nécessaire et suffisante.

Quand le prétendu objet "economy" se fait-il jour ? Quand les Anglais enclosent leurs champs pour y élever du bétail et en chasser les paysans, quand ils suppriment les lois sur le blé, préfèrent en importer à bon marché, faisant de ce fait des paysans qui le produisaient à grand frais en Angleterre une main-d'œuvre disponible pour les fabriques. C'est alors que des masses immenses d'hommes sont tenues à l'écart de toute communication ce qui fournit une preuve facile de la non existence de cette communication. Les hommes dans leur grande majorité étant devenus du bétail, c'est bien la preuve que la communication n'existe pas ou bien qu'elle est peu de chose. Le bétail ne veut-il pas avant tout être nourri ? Comment oseriez vous parler de communication et de reconnaissance alors que ce bétail a à peine de quoi manger et que sa sécurité sociale est en grand déficit ? Or c'est la confiscation de la communication, son accaparement par une classe qui fait de ces hommes du bétail. Vous vouliez du raisonnement circulaire, en voilà, mais il n'est pas de mon fait. Les commerçants sont des gens qui s'autorisent du mal qu'ils ont déjà fait pour exiger le droit de continuer à en faire. Si personne n'y met fin, ça peut durer encore longtemps.

 

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M. Ripley s'amuse