Seconde réponse à M. Bueno


Posted by Jean-Pierre Voyer sur le Debord off on August 03, 1997


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Cher M. Bueno,

Ce n'est pas moi qui ai écrit : « Le capitalisme parvenu au stade de l'abondance des marchandises disperse ses représentations du bonheur, et donc de la réussite hiérarchique, en une infinité d'objets et de gadgets exprimant, réellement et illusoirement, autant d'appartenance à des stratifications de la société de consommation. Le spectacle des objets multiples qui sont à vendre invite à tenir des rôles multiples parce qu'il vise à obliger chacun à se reconnaître, à se réaliser, dans la consommation effective de cette production répandue partout. N'étant que réponse à une définition spectaculaire des besoins, une telle consommation demeure elle-même essentiellement spectaculaire en tant qu'elle est pseudo-usage : elle n'a de rôle effectif qu'en tant qu'échange économique nécessaire au système. Ainsi la nécessité réelle n'est pas vue ; et ce qui est vu n'a presque pas de réalité. L'objet est d'abord montré, pour qu'on veuille le posséder ; puis il est possédé pour être montré en réponse. Des ensembles d'objets admirables sont donc constitués, qui ont pour fonction de signifier un standing précis, et même une pseudo-peronnalité, exactement identique aux objets qui la représentent. » I.S. N° 10, mars 1966, page 45.

Ce n'est pas moi qui ai défini le spectacle comme usage spectaculaire des marchandises, comme pseudo-usage et pseudo besoins induits, comme dispersion de représentations du bonheur dans une infinité de gadgets, comme consommation essentiellement spectaculaire parce que réponse à une définition spectaculaire des besoins, comme spectacle des objets multiples qui sont à vendre, n'en jetez plus la cour est pleine. Si cela n'est pas une définition du spectacle comme usage spectaculaire des marchandises, alors qu'est-ce que c'est?

Le spectacle, c'est donc ça, une dispersion de représentations du bonheur. Or, cela porte un nom, c'est la pub mon cher Monsieur ou la propagande. Le spectacle c'est la pub [ Ce texte cité du n° 10 de l'IS figure précisément sous la reproduction d'une affiche publicitaire, qui représente quelques crétins lors d'une surprise partie. Ils boivent du cidre doux ! ]. Ou bien, le spectacle est « le spectacle des objets multiples qui sont à vendre » [ dans les vitrines, je suppose, ce qui est une grande nouveauté de notre époque, mais qui était totalement inconnue du temps de Marx qui médite pourtant devant l'une d'elle, brillamment éclairée, dans une rue de Londres (fameux texte des Grundrisse) La véritable nouveauté de notre époque et qui n'existait pas du temps de Marx est que Henry Ford comprit que s'il voulait vendre ses voitures bon marché (volkswagen ah ! ah ! Hitler imitateur de Henry Ford et Henry Ford mécène de Hitler) il fallait pour cela que les ouvriers soient payés convenablement et les agences du pub américaines surent faire par la suite ce qu'il fallait pour donner aux gens l'envie d'achat pour le cas où ils ne l'auraient pas eu déjà. Les ouvriers n'entraient pas dans la boutique de Londres devant laquelle méditait Marx. Evidemment une fois que les ouvriers eurent acheté des Ford T, ils se firent les meilleurs propagandistes des productions de M. Ford, certainement mieux que les agences de pub. Conclusion  : le spectacle est le spectacle des gens qui ont acheté des marchandises. Or ce spectacle est un triste spectacle sauf quand passe une Rolls-Royce ou une Bugatti. Debord dit ailleurs que les gens se donnent en spectacle les uns aux autres. Boorstin, que Debord a lu, disait déjà cela en 1961 : non seulement les marchandises sont bien connues, mais il est bien connu qu’elles sont bien connues. De là, selon Boorstin provient leur prestige ce qui ne résout pas, cependant, la question primordiale et toujours non résolue : pourquoi le prestige est-il prestigieux, pourquoi le prestige est-il recherché ? Boorstin donnait ainsi, en 1961, la formule de la célébrité, vingt ans avant Barwise. Il montre déjà que dans cette situation la connaissance de la situation est un élément de la situation. Mais de cela, Debord ne souffle mot et expédie Boorstin en une phrase ou deux. Il ne pouvait faire autrement que de le citer puisque, contrairement à Anders, Boorstin connaît un grand succès aux Etats-Unis, tandis que : qui connaissait la revue Dissent où est publié Anders, sinon Debord ? Voici quels sont les termes de Boorstin (L’Image, 2, III) : « La célébrité est une personne connue pour être bien connue. Ses qualités — son absence de qualités devrait-on plutôt dire — illustrent bien quel problème particulier est le nôtre. Cette personne n’est ni bonne ni mauvaise, ni noble ni mesquine : c’est le pseudo événement humain, qui a été fabriqué tout exprès pour satisfaire nos espoirs chimériques en matière de grandeur humaine », « Leur notoriété les rend notoires » Et voici ce qu’il dit des objets multiples qui sont à vendre (5, IV, 2) : « Le produit dont on fait la publicité sur le plan national et une célébrité du monde de la consommation. Il est connu pour sa renommée, qui constitue l’un de ses composants les plus attirants » Oui les marchandises aussi sont bien connues pour être bien connues. C’est là que réside leur prestige. Boorstin, contrairement à ce que prétend Debord à son égard, entend « image » dans un sens très large. Debord, le plagiaire et le dissimulateur permanent. 2006]. Comme c'est original. Mais alors, tout est spectacle. Les monts d'Auvergne sont aussi un spectacle. On comprend que devant l'inconsistance d'une telle définition, M. Debord ait travaillé à l'obscurcir avec art dans son livre. Il savait bien que plus ses thèses deviendraient fumeuses, plus il deviendrait fameux ; mais que la simplicité de Weierstrass ou de Poincaré lui seraient fatale car ces auteurs étaient plus qualifiés que lui pour construire une théorie exacte.

Vous avez bien lu : une telle consommation demeure spectaculaire parce qu'elle est pseudo-usage. [ Alors qu'elle est spectaculaire parce qu'elle est le vrai et le seul usage social — qui a déjà lieu dans les sociétés archaïques où des pyramides d’objets admirables sont déjà constituées  mais que cet usage échoue pitoyablement (ce qui n’est pas le cas dans les sociétés archaïques). Cet échec ne trompe personne ce qui entraîne que ce spectacle est très peu spectaculaire. C'est pourquoi on voit partout se développer des milices d'imposture de la satisfaction, des milices de la pseudo satisfaction, dont les plus connues et les plus infectes sont les pédés revendicatifs, les patineurs à roulette, et les crétins techno. Ils donnent en spectacle la fierté qu'est censée donner leur satisfaction. Ces gens donnent le spectacle de la satisfaction qu'est censée leur procurer leur hardie soumission. Des cohortes de conformistes s'affichent comme d'extravagants originaux (thème déjà présent chez Baudelaire). Ils prétendent faire de leur soumission une révolte. Ce n'est pas le monde réellement renversé, bla bla bla, c'est la révolte réellement renversée, le spectacle de la révolte, la soumission arrogante (pride signifie fierté mais aussi arrogance). Dans une autre époque, ces gens auraient été gauchistes, certains l'ont d'ailleurs été, les vichy-rouge. Les ouvriers de M. Ford ne suffisent plus mais les mœurs du temps ont pourvu le monde de suffisamment de canailles pour les remplacer. Ce sont des meutes de Homais. Ho ! mais, satisfait. A quand un ministre de la révolte, un ministre de la satisfaction et un ministre de la fierté. Paris a déjà un maire et des adjoints qui mettent en scène la satisfaction et la fierté qu'elle procure à leur concitoyens. Mais tout cela ne nous donne pas une définition générale du spectacle qui permettrait d'affirmer que la spectacle est la société même. Ici c'est seulement cinq cent mille connards qui s'affichent, c'est à dire rien ou presque — quoiqu'à Nuremberg aussi ils n'étaient que cinq cent mille, et cinq cent mille à Nuremberg ou à Paris ne peuvent pas se tromper (argument du maire suriné), n'est-ce pas ? — Propagandastaffel à l'Hôtel de ville. Pendant ce temps des bédouins bombardent New York. ] Tandis que si cette consommation consistait à boire de la vraie bonne bière parce qu'elle est bonne et à manger de vraies bonnes tomates parce qu'elles sont bonnes, tout en devisant avec des gens de bonne compagnie, alors là on n'aurait plus de pseudo-usage et donc de consommation spectaculaire. Et évidemment, le seul rôle effectif de cette consommation spectaculaire est comme échange économique nécessaire au système. Tout s'explique donc finalement. C'est magnifique ne trouvez-vous pas? Cette originale conception tombe sous la malicieuse remarque de Weber dans De l'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales : « La soi-disant “conception matérialiste de l'histoire” dans le vieux sens primitif et génial du Manifeste du parti communiste, n'exerce sans doute plus d'empire de nos jours (1904) que sur quelques profanes et dilettantes. En effet, c'est dans ce milieu que se trouve encore répandue cette curieuse idée que le besoin d'explication causale d'un phénomène historique n'est pas satisfait aussi longtemps que l'on n'a pas trouvé (ou apparemment trouvé), d'une façon quelconque, l'intervention de causes économiques. » [ que dirait Weber aujourd’hui ? ]

M. Debord savait ce qu'était le véritable usage, de même que son complice Lebovici savait, lui, qui avait critiqué Marx et même Hegel ; mais ils ont emporté leur secret dans la tombe et le durafour crématoire. Ni M. Debord, ni M. Lebovici ne nous ont dit, avant de rendre l'âme, pourquoi une pyramide d'ignames à Kirivina ou une pyramide de marchandises à Paris sont admirables. La question intéressante n'est pas de savoir si c'est bien ou mal que des ensembles d'objets soient admirables, mais pourquoi ils le sont effectivement. S'ils ne l'étaient pas effectivement dans un monde ou si peu de choses sont effectives, personne ne se donnerait la peine d'en établir.

L'essence des choses ne paraît jamais. Si elle paraissait, toutes les questions possibles et imaginables seraient résolues. Le but est précisément que l'essence paraisse enfin. Cependant on ne peut pas dire que ce qui apparaît n'est pas essentiel et que ce qui est essentiel ne paraît pas. Si les pyramides en question on tant de pouvoir c'est justement parce que l'essence des choses s'y manifeste, mais comme à Delphes. Tout a un sens mais on ne sait pas lequel, on sait seulement qu'il en a. Ainsi, plus une personne célèbre est connue pour sa nullité et son insignifiance, plus la puissance, l'effectivité et le mystère de son prestige apparaissent en pleine lumière tandis que lorsque ce prestige repose sur des qualités et talents reconnus, comme dans le cas de César, de Napoléon ou de Hitler, on est encore tenté d'imputer une relation de cause à effet entre ces talents et ce prestige. Quand un imbécile est célèbre et prestigieux, comme M. Lévy, on a affaire au prestige pur. Le côté récursif du prestige apparaît en pleine lumière. Les gens célèbres sont célèbres parce qu'ils sont célèbres. Le cas de M. Lévy n'est pas sans évoquer la fonction récursive universelle de Church : M. Lévy, aussi bien que ses collègues, philosophes de télévision, pour reprendre l'expression du professeur Bourdieu dont le physique de garçon charcutier libidineux m'est de plus en plus sympathique, est une lambda personne. Son couple est bien assorti car sa poupée Barbie est une lambda poupée. Tout homme rêve, comme un vulgaire sinus x, qu'on lui applique, contre, tout contre, une lambda poupée au moins une fois dans sa vie. Et on se moque bien des vrais besoins non spectaculaires, de la vraie bonne bière et des vraies bonnes tomates. Cela dit, il faudrait quand même empaler ceux qui font des mauvaises tomates et de la mauvaise bière, simplement parce qu'ils manquent de respect à eux-mêmes et qu'en se manquant de respect ils manquent de respect à l'humanité qui est en eux. Toute l'affaire des Arginuses est là. Les anciens Grecs ne plaisantaient pas avec ces questions. Un jour, Debord me confia que lui et Brigitte Bardot auraient formé un beau couple. Je pense, pour ma part, que lui et Mitterand en auraient formé un encore meilleur.

Vous le dites très bien vous même dans votre réponse, M. Bueno. Ecrire que le spectacle consiste dans l'usage spectaculaire de la marchandise, c'est à dire dans le pseudo-usage, comme consommation essentiellement spectaculaire, est une pure sottise, prétentieuse en plus [ C'est une sottise mais pas évidemment comme peut l'entendre un crétin du calibre de Bueno. C'est une sottise de bon utilitariste parce que ce prétendu pseudo usage est, dans toute autre société que la « nôtre », le véritable usage, l'usage social, le seul usage qui vaille. Et le fait que notre société soit une société de marchandises, où les besoins ont remplacé l'espoir (songez à la dégoûtante définition du socialisme : à chacun selon ses besoins), fait justement que cet usage social échoue ici lamentablement par une dégoûtante parodie d'usage social dans une solitude totale. L'usage social dans une solitude totale (mais pourquoi appeler cela spectacle ? Qu'est-ce que ça apporte sinon de l'obscurité comme le souligne très bien Le Manach). Lisez Houellebecq. Les pédérastes ont l'air d'avoir une vie passionnante. C'est ce que Debord appelle ailleurs l'imposture de la satisfaction. Et il est vrai que dans un certain sens, certains pédés se vantant de se faire enculer mille fois par an, en effet, de ce côté (Guermantes ou Swann ?) ils sont satisfaits. Quel est le véritable usage qui s’oppose à l’usage utilitariste, à l’usage du système des besoins, à l’usage de la société civile (c’est à dire de la société non pas des citoyens mais des bourgeois comme Hegel prend la peine de le préciser en français dans sont texte) ? Le véritable usage de ce qui est connu pour être bien connu serait la bonne connaissance. Élémentaire ] Tout est dans le ton sentencieux. Mais ce n'est pas moi qui l'ai écrit. Ce n'est pas moi qui rabaisse le point de vue de mon adversaire, il se rabaisse tout seul. Ce n'est pas moi non plus qui ai écrit le ridicule Panégyrique. Après tout chacun est libre d'écrire comme il veut, mais pas quelqu'un qui, trente ans auparavant, s'est moqué de Henri Lefèvre parce ce dernier écrivait des poèmes comme on n'osait plus en écrire depuis 25 ans. Mais Lefèvre n'a jamais osé recourir, lui, à la lumière frisante. Seul Paul Géraldy pouvait le faire.

Je ne vois pas la différence qui existe entre la citation ci-dessus et ce que dit le célèbre crétin Baudrillard quand il parle de la société de consommation ou des simulacres. Il faut quand même rendre à Baudrillard ce qui revient à Baudrillard quand il répondit fort bien à la pub d'une banque dont j'ai déjà oublié le nom et qui disait « Votre argent m'intéresse. Donnant, donnant. Vous me prêtez votre argent, je vous prête ma banque. » : « Donnant, donnant, vous me prêtez vos fesses, je vous encule. » C'est effectivement ce que disait cette pub et que tout le monde avait parfaitement compris, comme quoi l'essence paraît parfois.

Cependant, quand un acteur joue, avec talent ou même avec génie, une pièce de Shakespeare, c'est réellement l'esprit de Shakespeare qui est présent, esprit qui est lui-même une manifestation de l'esprit en général. C'est la même chose avec le spectacle des objets multiples qui sont à vendre. L'esprit s'y manifeste. C'est en quoi ils sont admirables et admirés. La seule question intéressante est : pourquoi le prestige est-il prestigieux, pourquoi la célébrité est-elle célèbre? J'ai pensé, autrefois, que Debord voulait traiter de cette question. Je ne le pense plus. Ce qui m'intéressait à l'époque dans cette supposée pensée, c'était un côté antimatérialiste et anti-économiste que ma seule générosité interprétative lui prêtait. J'ai dû me rendre à l'évidence, Debord était seulement un grossier marxiste matérialiste économiste qui savait envelopper sa pensée obscure dans un tour hégélien et surréaliste, un gauchiste un peu moins bête que les autres. Ce n'est pas moi qui ait écrit cette imbécillité : "Le spectacle n'est rien que l'économie se développant pour elle-même." Comme c'est profond. Ça, c'est de la pensée. Le point de vue de mon adversaire est suffisamment prétentieux et ridicule pour que je n'ai pas besoin de le rabaisser, comme vous me le reprochez. Il me suffit de le citer.

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