1848
Hypocrites
Hypocrisie
Hypocrisie
Esclave
Liberté commerciale
Messieurs,(1)
L'abolition des lois
céréales(2)
en Angleterre est le plus grand triomphe que le libre-échange ait remporté au
XIXe siècle. Dans tous les pays où les fabricants parlent de
libre-échange, ils ont principalement en vue le libre-échange des grains et des
matières premières en général. Frapper de droits protecteurs les grains
étrangers, c'est infâme, c'est spéculer sur la famine des peuples. [De même aujourd'hui, selon le Département
d'Etat américain, frapper le Centre du commerce
mondial, c'est frapper la prospérité et les débouchés économiques.]
Du pain à bon marché, des
salaires relevés, cheap food, high wages, voilà le seul but pour lequel
les free-traders, en Angleterre, ont dépensé des millions, et déjà leur
enthousiasme s'est étendu à leurs frères du continent. En général, si l'on veut
le libre-échange, c'est pour soulager la condition de la classe laborieuse.
Mais chose étonnante ! le
peuple, auquel on veut à toute force procurer du pain à bon marché, est très
ingrat. Le pain à bon marché est aussi malfamé en Angleterre que le
gouvernement à bon marché l'est en France. Le peuple voit dans les hommes de
dévouement, dans un Bowring, un Bright et consorts, ses plus grands ennemis et
les hypocrites les plus
effrontés.
Tout le monde sait que la
lutte entre les libéraux et les démocrates s'appelle, en Angleterre, la lutte
entre les free traders et les chartistes.
Voyons maintenant comment
les free-traders anglais ont prouvé au peuple les bons sentiments qui
les faisaient agir.
Voici ce qu'ils disaient aux
ouvriers des fabriques :
Le droit prélevé sur les
céréales est un impôt sur le salaire, cet impôt, vous le payez aux seigneurs
territoriaux, à ces aristocrates du moyen âge ; si votre position est
misérable, c'est à cause de la cherté des vivres de première nécessité.
Les ouvriers demandaient à
leur tour aux fabricants :
Comment se fait-il que,
depuis les trente dernières années où notre industrie a pris le plus grand
développement, notre salaire ait baissé dans une proportion bien plus rapide
que le prix des grains n'a haussé ?
L'impôt que nous payons aux
propriétaires fonciers, comme vous le prétendez, fait sur l'ouvrier à peu près trois
pence (six sous) par semaine. Et cependant le salaire du tisserand à la
main est descendu de 28 sh. par semaine à 5 sh. (de 35 fr. à 7 fr. 25) depuis
1815 jusqu'à 1843 ; et le salaire du tisserand, dans l'atelier
automatique, a été réduit de 20 sh. par semaine à 8 sh. (de 25 fr. à 10 fr.)
depuis 1823 jusqu'à 1843.
Et pendant tout ce temps la
part d'impôt que nous avons payée n'a jamais été au-delà de trois pence. Et
puis ! En 1834, quand le pain était à très bon compte et que le commerce allait
très bien, qu'est-ce que vous nous disiez ? Si vous êtes malheureux, c'est
parce que vous faites trop d'enfants, et que votre mariage est plus fécond que
votre industrie !
Voilà les propres paroles
que vous nous disiez alors ; et vous êtes allé faire les nouvelles lois
des pauvres et construire les workhouses, ces bastilles des prolétaires.
C'est à quoi répliquaient
les fabricants :
Vous avez raison, messieurs
les ouvriers ; ce n'est pas seulement le prix du blé, mais encore la
concurrence entre les bras offerts, qui détermine le salaire.
Mais pensez bien à une
chose : c'est que notre sol ne se compose que de rochers et de bancs de
sable. Vous figurez-vous, par hasard, qu'on puisse faire venir du blé dans des
pots à fleurs ? Ainsi, si, au lieu de prodiguer notre capital et notre
travail sur un sol tout à fait stérile, nous abandonnions l'agriculture pour
nous livrer exclusivement à l'industrie, toute l'Europe abandonnerait les
manufactures, et l'Angleterre formerait une seule grande ville manufacturière,
qui aurait pour campagne le reste de l'Europe.
Tout en parlant de la sorte
à ses propres ouvriers, le fabricant est interpellé par le petit commerçant qui
lui dit :
Mais si nous abolissons les
lois céréales, nous ruinerons, il est vrai, notre agriculture, mais nous ne forcerons
pas pour cela les autres pays de se fournir dans nos fabriques et d'abandonner
les leurs.
Qu'en résultera-t-il ?
Je perdrai les pratiques que j'ai maintenant à la campagne, et le commerce
intérieur perdra ses marchés.
Le fabricant, tournant le dos
à l'ouvrier, répond à l'épicier :
Quant à ça, laissez-nous
faire. Une fois que l'impôt sur le blé sera aboli, nous aurons de l'étranger du
blé à meilleur marché. Puis nous abaisserons le salaire, qui haussera en même
temps dans les autres pays dont nous tirons les grains.
Ainsi, outre les avantages
que nous avons déjà, nous aurons encore celui d'un salaire moindre, et avec
tous ces avantages, nous forcerons bien le continent à se fournir chez nous.
Mais voilà que le fermier et
l'ouvrier de la campagne se mêlent à la discussion.
Et nous, donc, que
deviendrons-nous ? disent-ils.
Irions-nous porter un arrêt
de mort sur l'agriculture qui nous fait vivre ? Devrions-nous souffrir
qu'on nous otât le sol de dessous nos pieds ?
Pour toute réponse l'Anti-corn
law league s'est contentée d'assigner des prix aux trois meilleurs écrits
traitant l'influence salutaire de l'abolition des lois céréales sur
l'agriculture anglaise.
Ces prix ont été remportés
par MM. Hope, Morse et Greg, dont les livres furent répandus à la campagne
par des milliers d'exemplaires.
L'un des lauréats s'attache
à prouver que ce n'est ni le fermier ni le laboureur salarié qui perdra par la
libre importation du grain étranger, mais seulement le propriétaire foncier.
Le fermier anglais, s'écrie-t-il,
n'a pas à craindre l'abolition des lois céréales, parce qu'aucun pays ne
saurait produire du blé d'aussi bonne qualité et à aussi bon marché que
l'Angleterre. Ainsi quand même le prix du blé tomberait, ça ne pourrait vous
faire du tort, parce que cette baisse porterait seulement sur la rente qui
aurait diminué et nullement sur le profit industriel et sur le salaire, qui
resteraient les mêmes.
Le second lauréat,
M. Morse, soutient, au contraire, que le prix du blé haussera à la suite
de l'abolition des lois céréales. Il se donne infiniment de peine, pour
démontrer que les droits protecteurs n'ont jamais pu assurer au blé un prix
rémunérateur.
A l'appui de son assertion,
il cite le fait que toutes les fois qu'on a importé du blé étranger, le prix du
blé montait considérablement en Angleterre et quand on en importait peu, il y
tombait extrêmement. Le lauréat oublie que l'importation n'était pas la cause
du prix élevé, mais que le prix élevé était la cause de l'importation.
Et, tout à l'opposé de son
co-lauréat, il affirme que toute hausse dans le prix des grains tourne au
profit du fermier et de l'ouvrier, et non pas au profit du propriétaire.
Le troisième lauréat,
M. Greg, qui est un grand fabricant et dont le livre s'adresse à la classe
des grands fermiers, ne pouvait pas s'en tenir à de semblables niaiseries. Son
langage est plus scientifique.
Il convient que les lois
céréales ne font hausser la rente qu'en faisant hausser le prix du blé et
qu'elles ne font hausser le prix du blé qu'en imposant au capital la nécessité
de s'appliquer à des terrains de qualité inférieure, et cela s'explique tout
naturellement.
A mesure que la population
s'accroît, le grain étranger ne pouvant entrer dans le pays, on est bien forcé
de faire valoir des terrains moins fertiles, dont la culture exige plus de
frais et dont le produit est, par conséquent, plus cher.
Le grain étant d'une vente
forcée, le prix s'en réglera nécessairement sur le prix des produits des
terrains les plus coûteux. La différence qu'il y a entre ce prix et les frais
de production des meilleurs terrains constitue la rente.
Ainsi, si à la suite de
l'abolition des lois céréales, le prix du blé et, par conséquent, la rente
tombent, c'est parce que les terrains ingrats cesseront d'être cultivés. Donc
la réduction de la rente entraînera infailliblement la ruine d'une partie des
fermiers.
Ces observations étaient
nécessaires pour faire comprendre le langage de M. Greg.
Les petits fermiers, dit-il,
qui ne pourront pas se tenir dans l'agriculture, trouveront une ressource dans
l'industrie. Quant aux grands fermiers, ils doivent y gagner. Ou les
propriétaires seront forcés de leur vendre à très bon marché leurs terres ou
les contrats de fermages qu'ils feront avec eux seront à des termes très
prolongés. C'est ce qui leur permettra d'engager de grands capitaux à la terre,
d'y faire l'application des machines sur une plus grande échelle et
d'économiser ainsi sur le travail manuel qui, d'ailleurs, sera à meilleur
marché par la baisse générale des salaires, conséquence immédiate des lois
céréales.
Le
docteur Bowring a donné à tous ces arguments une consécration religieuse, en
s'écriant, dans un meeting public :
Jésus-Christ, c'est le free-trade ;
le free-trade, c'est Jésus-Christ ! [Et Mohammed, c'est le Free-Trade Center par terre !]
On comprend que toute cette hypocrisie n'était pas
propre à faire goûter aux ouvriers le pain à bon marché.
Comment d'ailleurs les
ouvriers auraient-ils pu comprendre la philanthropie soudaine des fabricants,
de ces gens qui étaient occupés encore à combattre le bill des dix heures, par
lequel on voulait réduire la journée de l'ouvrier de fabrique de douze heures à
dix heures.
Pour vous faire une idée de
la philanthropie de ces fabricants, je vous rappellerai, messieurs, les
règlements établis dans toutes les fabriques.
Chaque fabricant a pour son
usage particulier un véritable code où il y a des amendes fixées pour toutes
les fautes volontaires ou involontaires. Par exemple, l'ouvrier payera tant,
s'il a le malheur de s'asseoir sur une chaise, s'il chuchote, cause, rit, s'il
arrive quelques minutes trop tard, si une partie de la machine se casse, s'il
ne livre pas les objets d'une qualité voulue, etc., etc. Les amendes sont
toujours plus fortes que le dommage véritable ment occasionné par l'ouvrier. Et
pour donner à l'ouvrier toute facilité d'encourir des peines, on fait avancer
la pendule de la fabrique, on fournit de mauvaises matières premières pour que
l'ouvrier en fasse de bonnes pièces. On destitue le contremaître qui ne serait
pas assez habile pour multiplier les cas de contravention.
Vous le voyez, messieurs,
cette législation domestique est faite pour enfanter des contraventions, et on
fait faire des contraventions pour faire de l'argent. Ainsi, le fabricant
emploie tous les moyens pour réduire le salaire nominal et pour exploiter
jusqu'aux accidents dont l'ouvrier n'est pas le maître.
Ces fabricants, ce sont les
mêmes philanthropes qui ont voulu faire croire aux ouvriers qu'ils étaient
capables de faire des dépenses énormes, uniquement pour améliorer leur sort.
Ainsi, d'un côté, ils
rognent le salaire de l'ouvrier par les règlements de fabrique de la manière la
plus mesquine, et de l'autre, ils s'imposent les plus grands sacrifices pour le
faire rehausser par l'Anti-corn law league.
Ils construisent à grands
frais des palais, où la League établissait, en quelque sorte, sa demeure
officielle ; ils font marcher une armée de missionnaires vers tous les
points de l'Angleterre, pour qu'ils prêchent la religion du
libre-échange ; ils font imprimer et distribuer gratis des milliers de
brochures pour éclairer l'ouvrier sur ses propres intérêts, ils dépensent des
sommes énormes pour rendre la presse favorable à leur cause, ils organisent une
vaste administration pour diriger les mouvements libre échangistes, et ils
déploient toutes les richesses de leur éloquence dans les meetings publics.
C'était dans un de ces meetings qu'un ouvrier s'écria :
Si les propriétaires
fonciers vendaient nos os, vous autres fabricants, vous seriez les premiers à
les acheter, pour les jeter dans un moulin à vapeur et en faire de la farine.
Les ouvriers anglais ont
très bien compris la signification de la lutte entre les propriétaires fonciers
et les capitalistes industriels. Ils savent très bien qu'on voulait rabaisser
le prix du pain pour rabaisser le salaire et que le profit industriel
augmenterait de ce que la rente aurait diminué.
Ricardo, l'apôtre des free
traders anglais, l'économiste le plus distingué de notre siècle, est sur ce
point parfaitement d'accord avec les ouvriers.
Il dit dans son célèbre
ouvrage sur l'économie politique :
"Si, au lieu de
récolter du blé chez nous, nous découvrons un nouveau marché où nous pourrions
nous procurer ces objets à meilleur compte, dans ce cas les salaires doivent
baisser et les profits s'accroître. La baisse du prix des produits de
l'agriculture réduit les salaires non seulement des ouvriers employés à la
culture de la terre, mais encore de tous ceux qui travaillent aux manufactures
ou qui sont employés au commerce."
Et ne croyez pas, messieurs,
que ce soit chose tout à fait indifférente pour l'ouvrier de ne recevoir plus
que 4 francs, le blé étant à meilleur marché, quand auparavant il a reçu
5 francs.
Son salaire n'est-il pas
toujours tombé par rapport au profit ? Et n'est-il pas clair que sa
position sociale a empiré vis-à-vis du capitalisme. Outre cela, il perd encore
dans le fait.
Tant que le prix du blé
était encore plus élevé, le salaire l'étant également, une petite épargne faite
sur la consommation du pain suffisait pour lui procurer d'autres jouissances,
mais du moment que le pain et en conséquence le salaire est à très bon marché,
il ne pourra presque rien économiser sur le pain pour l'achat des autres
objets.
Les ouvriers anglais ont
fait sentir aux free-traders qu'ils ne sont pas les dupes de leurs
illusions et de leurs mensonges, et si, malgré cela, ils se sont associés à eux
contre les propriétaires fonciers, c'était pour détruire les derniers restes de
la féodalité et pour n'avoir plus affaire qu'à un seul ennemi. Les ouvriers ne
se sont pas trompés dans leurs calculs, car les propriétaires fonciers, pour se
venger des fabricants, ont fait cause commune avec les ouvriers pour faire
passer le bill des dix heures, que ces derniers avaient vainement demandé
depuis trente ans, et qui passa immédiatement après l'abolition des droits sur
les céréales.
Si, au congrès des
économistes, le docteur Bowring a tiré de sa poche une longue liste pour faire
voir toutes les pièces de bœuf, de jambon, de lard, de poulets, etc., etc. qui
ont été importées en Angleterre, pour être consommées, comme il dit, par les
ouvriers, il a malheureusement oublié de vous dire qu'au même instant les
ouvriers de Manchester et des autres villes manufacturières, se trouvaient
jetés sur le pavé par la crise qui commençait.
En principe, en économie
politique, il ne faut jamais grouper les chiffres d'une seule année pour en
tirer des lois générales. Il faut toujours prendre le terme moyen de six à sept
ans -- laps de temps pendant lequel l'industrie moderne passe par les
différentes phases de prospérité, de surproduction, de stagnation, de crise et
achève son cycle fatal.
Sans doute, si le prix de
toutes les marchandises tombe, et c'est là la conséquence nécessaire du
libre-échange, je pourrai me procurer pour un franc bien plus de choses
qu'auparavant. Et le franc de l'ouvrier vaut autant que tout autre. Donc, le
libre-échange sera très avantageux à l'ouvrier. Il y a seulement un petit
inconvénient à cela, c'est que l'ouvrier, avant d'échanger son franc pour
d'autres marchandises, a fait d'abord l'échange de son travail contre le
capital. Si dans cet échange il recevait, toujours pour le même travail le
franc en question, et que le prix de toutes les autres marchandises tombait, il
gagnerait toujours à ce marché. Le point difficile, ce n'est pas de prouver que
le prix de toute marchandise baissant, j'aurai plus de marchandises pour le
même argent.
Les économistes prennent
toujours le prix du travail au moment où il s'échange contre d'autres
marchandises. Mais ils laissent tout à fait de côté le moment où le travail
opère son échange contre le capital.
Quand il faudra moins de
frais pour mettre en mouvement la machine qui produit les marchandises, les
choses nécessaires pour entretenir cette machine qui s'appelle travailleur,
coûteront également moins cher. Si toutes les marchandises sont à meilleur
marché, le travail, qui est aussi une marchandise, baissera également de prix,
et, comme nous le verrons plus tard, ce travail marchandise baissera
proportionnellement beaucoup plus que les autres marchandises. Le travailleur,
comptant toujours sur l'argumentation des économistes, trouvera que le franc
s'est fondu dans sa poche, et qu'il ne lui reste plus que cinq sous.
Là-dessus les économistes
vous diront : Eh bien. nous convenons que la concurrence parmi les
ouvriers, qui certes n'aura pas diminué sous le régime du libre-échange, ne
tardera pas à mettre les salaires en accord avec le bas prix des marchandises.
Mais d'autre part le bas prix des marchandises augmentera la consommation, la
plus grande consommation exigera une plus grande production, laquelle sera
suivie d'une plus forte demande de bras, et à cette plus forte demande de bras
succédera une hausse de salaires.
Toute cette argumentation
revient à ceci : Le libre-échange augmente les forces productives. Si
l'industrie va croissant, si la richesse, si le pouvoir productif, si, en un
mot, le capital productif augmente la demande du travail, le prix du travail,
et, par conséquent, le salaire, augmente également. La meilleure condition pour
l'ouvrier, c'est l'accroissement du capital. Et il faut en convenir. Si le
capital reste stationnaire, l'industrie ne restera pas seulement stationnaire,
mais elle déclinera, et, en ce cas, I'ouvrier en sera la première victime. Il
périra avant le capitaliste. Et dans le cas où le capital va croissant, dans
cet état de choses que nous avons dit le meilleur pour l'ouvrier, quel sera son
sort ? Il périra également. L'accroissement du capital productif implique
l'accumulation et la concentration des capitaux. La centralisation des capitaux
amène une plus grande division du travail et une plus grande application des machines.
La plus grande division du travail détruit la spécialité du travail, détruit la
spécialité du travailleur et, en mettant à la place de cette spécialité un
travail que tout le monde peut faire, elle augmente la concurrence entre les
ouvriers.
Cette concurrence devient
d'autant plus forte, que la division du travail donne à l'ouvrier le moyen de
faire à lui seul le travail de trois.
Les machines produisent le
même résultat sur une beaucoup plus grande échelle. L'accroissement du capital
productif, en forçant les capitalistes industriels à travailler avec des moyens
toujours croissants, ruine les petits industriels et les jette dans le
prolétariat. Puis, le taux de l'intérêt diminuant à mesure que les capitaux
s'accumulent, les petits rentiers qui ne peuvent plus vivre de leurs rentes
seront forcés de se lancer dans l'industrie pour aller augmenter ensuite le
nombre des prolétaires.
Enfin, plus le capital
productif augmente, plus il est forcé de produire pour un marché dont il ne
connaît pas les besoins, plus la production précède la consommation, plus
l'offre cherche à forcer la demande, et, en conséquence, les crises augmentent
d'intensité et de rapidité. Mais toute crise, à son tour, accélère la
centralisation des capitaux et grossit le prolétariat.
Ainsi, à mesure que le
capital productif s'accroît, la concurrence entre les ouvriers s'accroît dans
une proportion beaucoup plus forte. Le rétribution du travail diminue pour
tous, et le fardeau du travail augmente pour quelques-uns.
En 1829, il y avait à Manchester,
1.088 fileurs occupés dans 36 fabriques. En 1841, il n'y en avait plus que 448,
et ces ouvriers étaient occupés à 53.353 fuseaux de plus que les 1.088 ouvriers
de 1829. Si le rapport du travail manuel avait augmenté proportionnellement au
pouvoir productif, le nombre des ouvriers aurait dû atteindre le chiffre de
1848, de sorte que les améliorations apportées dans la mécanique ont enlevé le
travail à 1.100 ouvriers.
Nous savons d'avance la
réponse des économistes. Ces hommes privés d'ouvrage, disent-ils, trouveront un
autre emploi de leurs bras. M. le docteur Bowring n'a pas manqué de
reproduire cet argument au congrès des économistes mais il n'a pas manqué non
plus de se réfuter lui-même.
En 1833, M. le docteur Bowring
prononçait un discours à la Chambre des communes, au sujet des 50.000
tisserands de Londres qui depuis très longtemps se meurent d'inanition , sans
pouvoir trouver cette nouvelle occupation que les free-traders font
entrevoir dans le lointain.
Nous allons donner les
passages les plus saillants de ce discours de M. le docteur Bowring.
"La misère des
tisserands à la main, dit-il, est le sort inévitable de toute espèce de
travail qui s'apprend facilement et qui est susceptible d'être à chaque instant
remplacé par des moyens moins coûteux. Comme dans ce cas la concurrence entre
les ouvriers est extrêmement grande, le moindre relâchement dans la demande
amène une crise. Les tisserands à la main se trouvent en quelque sorte placés
sur les limites de l'existence humaine. Un pas de plus et leur existence
devient impossible. Le moindre choc suffit pour les lancer dans la carrière du
dépérissement. Les progrès de la mécanique, en supprimant de plus en plus le
travail manuel, amènent infailliblement pendant l'époque de la transition bien
des souffrances temporelles. Le bien-être national ne saurait être acheté qu'au
prix de quelques maux individuels. On n'avance en industrie qu'aux dépens des
traînards; et de toutes les découvertes, le métier à vapeur est celle qui pèse
avec le plus de poids sur les tisserands à la main. Déjà dans beaucoup
d'articles qui se sont faits à la main, le tisserand a été mis hors de combat,
mais il sera battu sur bien des choses qui se font encore a la main.
Je tiens, dit-il plus
loin, entre mes mains une correspondance du gouverneur général avec la
Compagnie des Indes orientales. Cette correspondance concerne les tisserands du
district de Dacca. Le gouverneur dit dans ses lettres : il y a quelques
années la Compagnie des Indes orientales recevait six à huit millions de pièces
de coton, qui étaient fabriquées par les métiers du pays; la demande en tomba
graduellement et fut réduite à un million de pièces environ.
Dans ce moment, elle a
presque complètement cessé. De plus, en 1800, l'Amérique du Nord a tiré des
Indes presque 800.000 pièces de coton. En 1830, elle n'en tirait même pas
4.000. Enfin, en 1800, on a embarqué, pour être transférées en Portugal, un
million de pièces de coton. En 1830, le Portugal n'en recevait plus que 20.000.
Les rapports sur la détresse
des tisserands indiens sont terribles. Et quelle fut l'origine de cette
détresse ?
La présence sur le marché
des produits anglais; la production de l'article au moyen du métier à vapeur.
Un très grand nombre de tisserands est mort d'inanition ; le restant a
passé à d'autres occupations et surtout aux travaux ruraux. Ne pas savoir
changer d'occupation, c'était un arrêt de mort. Et en ce moment, le district de
Dacca regorge des fils et des tissus anglais. La mousseline de Dacca, renommée
dans tout le monde pour sa beauté et la fermeté de sa texture, est également
éclipsée par la concurrence des machines anglaises. Dans toute l'histoire du
commerce, on aurait peut être de la peine à trouver des souffrances pareilles à
celles qu'ont dû supporter de cette manière des classes entières dans les Indes
orientales."
Le discours de M. le
docteur Bowring est d'autant plus remarquable que les faits qui y sont cités
sont exacts, et que les phrases dont il cherche à les pallier, portent tout à
fait le caractère d'hypocrisie
commun à tous les sermons libre-échangistes. Il représente les ouvriers comme
des moyens de production qu'il faut remplacer par des moyens de production
moins coûteux. Il fait semblant de voir dans le travail dont il parle, un travail
tout à fait exceptionnel, et dans la machine qui a écrasé les tisserands, une
machine également exceptionnelle. Il oublie qu'il n'y a pas de travail manuel
qui ne soit susceptible de subir d'un jour à l'autre le sort du tissage.
"Le but constant et la
tendance de tout perfectionnement dans le mécanisme est, en effet, de se passer
entièrement de l'homme ou d'en diminuer le prix en substituant l'industrie des
femmes et des enfants à celle de l'ouvrier adulte ou le travail de l'ouvrier
grossier à celui de l'habile artisan. Dans la plupart des filatures par métiers
continus, en anglais throst-mills, la filature est entièrement exécutée
par des filles de seize ans et au-dessous. La substitution de la mule-jenny
automatique à la mule-jenny ordinaire a pour effet de congédier la plupart des
fileurs et de garder des enfants et des adolescents."
Ces paroles du libre
échangiste le plus passionné, M. le docteur Ure, servent à compléter les
confessions de M. Bowring. M. Bowring parle de quelques maux
individuels, et dit, en même temps, que ces maux individuels font périr des
classes entières ; il parle des souffrances passagères dans le temps de
transition, et, en même temps qu'il en parle, il ne dissimule pas que ces
souffrances passagères ont été pour la plupart le passage de la vie à la mort,
et pour le restant le mouvement de transition dans une condition inférieure à
celle dans laquelle ils étaient placés auparavant. S'il dit, plus loin, que les
malheurs de ces ouvriers sont inséparables du progrès de l'industrie et
nécessaires au bien-être national, il dit simplement que le bien être de la
classe bourgeoise a pour condition nécessaire le malheur de la classe
laborieuse.
Toute la consolation que
M. Bowring prodigue aux ouvriers qui périssent, et, en général, toute la
doctrine de compensation que les free-traders établissent, revient à
ceci :
Vous autres, milliers
d'ouvriers qui périssez, ne vous désolez pas. Vous pouvez mourir en toute
tranquillité. Votre classe ne périra pas. Elle sera toujours assez nombreuse
pour que le capital puisse la décimer, sans avoir à craindre de l'anéantir.
D'ailleurs, comment voulez-vous que le capital trouve un emploi utile, s'il
n'avait pas soin de se ménager toujours la matière exploitable, les ouvriers,
pour les exploiter de nouveau ?
Mais aussi, pourquoi poser
encore comme problème à résoudre, I'influence que la réalisation du
libre-échange exercera sur la situation de la classe ouvrière ? Toutes les
lois que les économistes ont exposées, depuis Quesnay jusqu'à Ricardo, sont établies
dans la supposition que les entraves qui enchaînent encore la liberté
commerciale n'existent plus. Ces lois se confirment au fur et à mesure que le
libre-échange se réalise.
La première de ces lois,
c'est que la concurrence réduit le prix de toute marchandise au minimum de ses
frais de production. Ainsi le minimum de salaire est le prix naturel du
travail. Et qu'est-ce que le minimum du salaire ? C'est tout juste ce
qu'il faut pour faire produire les objets indispensables à la sustentation de
l'ouvrier, pour le mettre en état de se nourrir tant bien que mal et de
propager tant soit peu sa race.
Ne croyons pas pour cela que
l'ouvrier n'aura que ce minimum de salaire, ne croyons pas, non plus, qu'il
aura ce minimum de salaire toujours.
Non, d'après cette loi, la
classe ouvrière sera quelquefois plus heureuse. Elle aura parfois plus que le
minimum ; mais ce surplus ne sera que le supplément de ce qu'elle aura eu,
moins que le minimum, dans le temps de stagnation industrielle. Cela veut dire
que, dans un certain laps de temps qui est toujours périodique, dans ce cercle
que fait l'industrie, en passant par les vicissitudes de prospérité, de
surproduction, de stagnation, de crise, en comptant tout ce que la classe
ouvrière aura eu de plus et de moins que le nécessaire, on verra qu'en somme
elle n'aura eu ni plus ni moins que le minimum ; c'est-à-dire la classe
ouvrière se sera conservée comme classe après bien de malheurs. de misères et
de cadavres laissés sur le champ de bataille industriel. Mais qu'importe ?
La classe subsiste toujours et, mieux que cela, elle se sera accrue.
Ce n'est pas tout. Le
progrès de l'industrie produit des moyens d'existence moins coûteux. C'est
ainsi que l'eau-de-vie a remplacé la bière, que le coton a remplacé la laine et
le lin, et que la pomme de terre a remplacé le pain.
Ainsi, comme on trouve
toujours moyen d'alimenter le travail avec des choses moins chères et plus
misérables, le minimum du salaire va toujours en diminuant. Si ce salaire a
commencé à faire travailler l'homme pour vivre, il finit par faire vivre
l'homme d'une vie de machine. Son existence n'a d'autre valeur que celle d'une
simple force productive, et le capitaliste le traite en conséquence.
Cette loi du travail
marchandise, du minimum du salaire, se vérifiera à mesure que la supposition
des économistes, le libre-échange, sera devenue une vérité, une actualité.
Ainsi, de deux choses l'une : ou il faut renier toute l'économie politique
basée sur la supposition du libre-échange, ou bien il faut convenir que les
ouvriers seront frappés de toute la rigueur des lois économiques sous ce
libre-échange.
Pour nous résumer :
Dans l'état actuel de la société, qu'est-ce donc que le libre-échange ?
C'est la liberté du capital. Quand vous aurez fait tomber les quelques entraves
nationales qui enchaînent encore la marché du capital, vous n'aurez fait qu'en
affranchir entièrement l'action. Tant que vous laissez subsister le rapport du
travail salarié au capital, l'échange des marchandises entre elles aura beau se
faire dans les conditions les plus favorables, il y aura toujours une classe
qui exploitera, et une classe qui sera exploitée. On a véritablement de la
peine à comprendre la prétention des libre-échangistes, qui s'imaginent que
l'emploi plus avantageux du capital fera disparaître l'antagonisme entre les
capitalistes industriels et les travailleurs salariés. Tout au contraire, tout
ce qui en résultera, c'est que l'opposition de ces deux classes se dessinera
plus nettement encore.
Admettez un instant qu'il
n'y ait plus de lois céréales, plus de douane, plus d'octroi, enfin que toutes
les circonstances accidentelles, auxquelles l'ouvrier peut encore s'en prendre,
comme étant les causes de sa situation misérable, aient entièrement disparu, et
vous aurez déchiré autant de voiles qui dérobaient à ses yeux son véritable
ennemi. I1 verra que le capital devenu libre ne le rend pas moins esclave que le capital vexé par
les douanes.
Messieurs,
ne vous en laissez pas imposer(3)
par le mot abstrait de liberté. Liberté de qui ? Ce n'est pas la
liberté d'un simple individu, en présence d'un autre individu. C'est la liberté
qu'a le capital d'écraser le travailleur.
Comment voulez vous encore
sanctionner la libre concurrence par cette idée de liberté quand cette liberté
n'est que le produit d'un état de choses basé sur la libre concurrence ?
Nous avons fait voir ce que
c'est que la fraternité que le libre-échange fait naître entre les différentes
classes d'une seule et même nation. La fraternité que le libre-échange
établirait entre les différentes nations de la terre ne serait guère plus
fraternelle. Désigner par le nom de fraternité universelle l'exploitation à son
état cosmopolite, c'est une idée qui ne pouvait prendre origine que dans le
sein de la bourgeoisie. Tous les phénomènes destructeurs que la libre
concurrence fait naître dans l'intérieur d'un pays se reproduisent dans des
proportions plus gigantesques sur le marché de l'univers. Nous n'avons pas
besoin de nous arrêter plus longuement aux sophismes que débitent à ce sujet
les libre-échangistes, et qui valent bien les arguments de nos trois lauréats,
MM. Hope. Morse et Greg.
On nous dit, par exemple,
que le libre échange ferait naître une division du travail internationale qui
assignerait à chaque pays une production en harmonie avec ses avantages
naturels.
Vous pensez peut-être,
Messieurs, que la production du café et du sucre, c'est la destinée naturelle
des Indes occidentales. Deux siècles auparavant, la nature, qui ne se mêle
guère du commerce, n'y avait mis ni café, ni canne à sucre.
Et il ne se passera peut
être pas un demi-siècle que vous n'y trouverez plus ni café ni sucre, car les
Indes orientales, par la production à meilleur marché, ont déjà victorieusement
combattu cette prétendue destinée naturelle des Indes occidentales. Et ces
Indes occidentales avec leurs dons naturels sont déjà pour les Anglais un
fardeau aussi lourd que les tisserands de Dacca, qui, eux aussi, étaient
destinés depuis l'origine des temps à tisser à la main.
Une chose encore qu'il ne
faut jamais perdre de vue, c'est que, de même que tout est devenu monopole, il
y a aussi de nos jours quelques branches industrielles qui dominent toutes les
autres et qui assurent aux peuples qui les exploitent le plus, l'empire sur le
marché de l'univers. C'est ainsi que dans le commerce international le coton à
lui seul a une plus grande valeur commerciale que toutes les autres matières
premières employées pour la fabrication des vêtements, prises ensemble. Et il
est véritablement risible de voir les libre-échangistes faire ressortir les
quelques spécialités dans chaque branche industrielle pour les mettre en
balance avec les produits de commun usage, qui se produisent à meilleur marché
dans les pays où l'industrie est le plus développée.
Si les libre échangistes ne
peuvent pas comprendre comment un pays peut s'enrichir aux dépens de l'autre,
nous ne devons pas en être étonnés, puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas
non plus comprendre comment, dans l'intérieur d'un pays, une classe peut
s'enrichir aux dépens d'une autre classe.
Ne croyez pas, messieurs,
qu'en faisant la critique de la
liberté commerciale nous ayons l'intention de défendre le système
protectionniste.
On se dit ennemi du régime
constitutionnel, on ne se dit pas pour cela ami de l'ancien régime.
D'ailleurs, le système
protectionniste n'est qu'un moyen d'établir chez un peuple la grande industrie,
c'est-à-dire de le faire dépendre du marché de l'univers, et du moment qu'on
dépend du marché de l'univers on dépend déjà plus ou moins du libre-échange.
Outre cela, le système protecteur contribue à développer la libre concurrence
dans l'intérieur d'un pays. C'est pourquoi nous voyons que dans les pays où la
bourgeoisie commence à se faire valoir comme classe, en Allemagne, par exemple,
elle fait de grands efforts pour avoir des droits protecteurs. Ce sont pour
elle des armes contre la féodalité et contre le gouvernement absolu, c'est pour
elle un moyen de concentrer ses forces, de réaliser le libre-échange dans
l'intérieur du même pays.
Mais en général, de nos
jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du
libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse
à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le
système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement
dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du
libre-échange.
Extrait de : Karl Marx, Misère de la philosophie. Réponse à la
Philosophie de la Misère de M. Proudhon, Éditions sociales, Paris,
pp. 197-213.
Notes :
l. Ce
discours, prononcé à la séance publique du 7 janvier 1848 de l'Association
démocratique de Bruxelles est conforme au texte de la brochure originale
publiée à Bruxelles en 1848, aux frais de l'Association.
2. Ici,
comme dans la suite de ce texte, Marx désigne par "lois céréales" les
"lois sur les céréales" (N. R.).
3. Marx
avait écrit : "... ne vous laissez pas en imposer."