NOTES 8
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Qu’est-ce que la représentation ? Bolzano et la
philosophie autrichienne (Paul
Rusnock)
Bolzano, phénomène et apparition
Esquisse d’une ontologie des faits sociaux (Fabrice Clément et Laurence Kaufmann)
► Schizosophie corrige le professeur Lebesgue
À quoi servent les économistes (André Orléan)
Bolzano, phénomène et apparition [zBolzano] Rapprochement de l’édition Gallimard (page 135) et du fac
simile de l’édition originale de 1837.
Quand Bolzano veut dire « phénomène », il écrit „Erscheinungsding“ ou „Phänomen“, c’est à dire les choses qui apparaissent, ce qui apparaît, les apparaissants. Quand il veut dire « Apparition », il écrit „Erscheinung“ : « La représentation est donc, dans cette signification, le nom général pour les apparitions dans notre esprit dont nous désignons les genres particuliers par les dénominations : voir, entendre, sentir, percevoir, s’imaginer, penser, etc., pourvu que ce ne soient pas des jugements ni des affirmations qui seraient soutenues (sic). » (pages 143-144) L’apparition n’est pas un apparaissant. Donc, l’apparition n’apparaît pas car apparaître est un privilège réservé aux apparaissants. Si « ce qui apparaît », un apparaissant, un phénomène, était la même chose qu’une apparition, il n’y aurait pas lieu, pour « ce qui apparaît », qu’il apparaisse. Notons encore que « les apparitions dans notre esprit » ne sont pas dans notre esprit parce qu’elles sont notre esprit même. Présent. Voix médio-passive. λύω : délier (Grammaire grecque)
Dictionnaire Électronique des Synonymes (Université de Caen)
« APPARITION : angélophanie, apparaissance (vieux mot
français, 1170), approche, arrivée, avènement, commencement, création, éclosion, émergence, entrée, épiphanie, éruption, esprit, évocation, explosion, fantôme, forme, hallucination, introduction, invention, irruption, magie, manifestation, naissance, poussée, production, publication, revenant, seuil, spectre, survenance, survenue, théophanie, venue, vision, vue. »
Absence de « phénomène » dans les synonymes mais présence de « manifestation ». « PHÉNOMÈNE :
accident, aigle, anomalie, apparence,
bizarre, chose, énergumène, épiphénomène,
excentrique,
fable, fait, individu, lascar, loustic, manifestation,
merveille,
miracle, mirage, monstre, monstruosité,
olibrius, original, ostrogoth, outil, phénix, prodige, rareté, singularité,
type » Absence de « apparition » mais présence de « manifestation ». Robert
des synonymes « APPARITION ♦ I. Au propre. 1. Sens général : arrivée, avènement, introduction, manifestation, surgissement. survenance, venue. 2. D’un phénomène : commencement, création, éclosion, émergence, éruption, explosion, genèse, germination, naissance, production. 3. D’une œuvre : création, publication. 4. Locution : Faire son apparition : entrée. II. Par analogie. 1. Épiphanie, vision. 2. Esprit, fantôme, revenant, spectre. » « PHÉNOMÈNE ♦ I. Quelque
chose. 1. Au propre :
apparence, épiphénomène, fait, manifestation. 2.
Merveille, miracle, prodige. II. Quelqu’un. 1. Favorable →
phénix. 2. Non favorable : excentrique, original. 3. Méd. :
monstre. III.
Locution. Phénomène sismique :
catastrophe, séisme, tremblement de terre. » Robert « Apparition
♦ 1° Action d’apparaître, se montrer aux yeux. V. Manifestation.
Apparition d’un
phénomène. Apparition d’une comète. Apparition de boutons sur
la peau. (…) » Manifestement, selon les dictionnaires, « phénomène » n’est pas « apparition » puisqu’il y a « apparition de phénomène ». Il ne peut y avoir apparition d’apparition, ni phénomène de phénomène. Cependant : il y a apparition puisqu’il y a apparaissants. L’apparition n’apparaît pas, cependant elle a lieu. |
Esquisse d’une ontologie des faits sociaux (Fabrice Clément et Laurence Kaufmann) →
Précisions sur l’éminente question du prix du boudin Réponse à un lecteur. Il est amusant que les mathématiques puissent servir d’auxiliaire pour la compréhension de la grammaire d’un mot et démontrer que tel énoncé ; « Le prix du boudin est une grandeur pour le boudin » ou « L’argent est la mesure de toute chose » est une absurdité.
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8___________________________________________________Valeur et richesse
(…) /137/ Théories endogène et exogène de la richesse. — La réponse à la question de l’origine de la richesse dépend des points de vue déjà exposés (cf. p. 125-128). 1) Point de vue intérieur : la richesse provient des sujets, de leur activité, de leur travail, et d’eux seuls. Le commerce extérieur n’entre en ligne de compte que pour solde, comme dans la comptabilité nationale. On se place en pensée à l’intérieur d’une société abstraite ayant en elle-même ses propres lois ; le monde extérieur est un décor, ou une coulisse. C’est le point de vue endogène de la richesse ; il sous-tend la notion de production nationale ou intérieure, énoncée par Boisguilbert et systématisée par les physiocrates et Smith. Mais l’idée que la source de la richesse réside dans la nation ou dans le peuple est un lieu commun des premiers économistes ; cette richesse des sujets nourrit celle du prince. La distinction richesse du roi/richesse des sujets est un préalable à toute théorie de la richesse. 2) Point de vue extérieur : on se place au poste d’observation mondial. Sur la scène mondiale, la richesse des nations se confond avec leur puissance, et se répartit le long des lignes de forces du monde. Elle est donc purement relative et dépend de la place des nations dans l’ordre mondial. Chacune est riche à proportion de la part qu’elle prend à la richesse mondiale commune. Cette part résulte des échanges commerciaux et financiers et se présente comme le solde de la balance du commerce extérieur (au sens large de la balance des paiements). D’où l’idée mercantiliste que la richesse égale la réserve d’or et d’argent de l’État. Cette théorie exogène donne le premier rôle à la circulation mondiale. (…) /138/ Théorie substantielle et théorie nominale de la valeur. — A partir de là, les choses se gâtent. De la valeur = mesure de la richesse ♦, les économistes en sont venus à prendre la valeur pour la richesse elle-même ♦♦, à abandonner la notion de richesse et, a fortiori, celle de puissance dont elle n’était que la traduction dans le discours économique. Ce glissement sera achevé par Ricardo et par Marx, qui démarre Le Capital par un exposé de la substance de la valeur, qui séduit l’intellect, mais qui met en scène des personnages conceptuels imaginaires, à l’existence desquels Marx croit dur comme fer [c’est bien vrai].
À l’opposé de cette théorie substantielle de la valeur, une théorie nominale : la valeur est le nom donné à la mesure commune de ces réalités physiques ♦ qu’on appelle biens, services, marchandises, denrées, commodities, conveniences, ou collectivement richesse. La valeur des choses est leur mesure du point de vue de la richesse, comme la longueur, la surface, le volume est leur mesure du point de vue de l’espace, la durée, leur mesure du point de vue du temps, ou la pesanteur, leur mesure du point de vue de la gravitation ♦♦. Mesure de l’espace, mesure du temps et mesure de la force sont les trois mesures de base de l’esprit [ ! au sens de Cantillon ? ]. Les autres sont construites à partir d’elles, car les phénomènes du monde sont des combinaisons de force, d’espace et de temps [ ! cela ressemble au monde selon Searle]. La richesse est le nom économique donné à la puissance ; nous pouvons donc présumer qu’elle a une relation avec le concept de force ♦♦♦.
L’opposition entre théories substantielle et nominale de la valeur rejoint le débat philosophique médiéval entre réalistes et nominalistes. Pour éviter toute ambiguïté, j’annonce ma couleur : nominaliste. Je le suis devenu : « valeur est le nom de la puissance sociale » (cf. p. 125) est encore substantialiste. C’est pourquoi je /139/ conserve le vieux mot de richesse pour désigner la réalité physique dont la valeur est la mesure ♦. La valeur est la représentation, quantitative de la richesse/puissance ; c’est un rapport ♦♦. Les rapports entre valeurs donnent des informations d’ordre quantitatif, des proportions, des ordres de grandeur : c’est essentiel. Combien de fois, en lisant les historiens, ai-je pesté contre tel ou tel qui donnait un chiffre sans point de comparaison : autant ne rien dire ; le chiffre seul ne signifie rien ♦♦♦. Pas la moindre information. L’information, c’est la relation à un autre chiffre ♦♦♦♦.
Mais le rapport de valeur ♦ ne donne jamais aucune information de causalité ♦♦. C’est la limite absolue de la pensée économique. Pour établir des relations de causalité, nous devons sortir du monde homogène et uniforme de la valeur et « voir » le monde de la richesse dont elle n’était qu’une mesure. Mais la richesse elle-même n’étant qu’une réduction économique de la puissance, nous devrons « voir » les rapports de force, les réseaux, les circuits de captage, etc., bref : être généalogiste, et non comptable.
La richesse implique conceptuellement la valeur. — Pourquoi les mercantilistes et Petty considéraient-ils que la richesse n’était qu’une partie de la richesse mondiale totale ? Parce que, dans le mot même de richesse, comme dans celui de puissance, est déjà inclus un rapport quantitatif entre ce dont on parle et l’ensemble de la richesse/puissance du monde. Quand on dit de quelqu’un qu’il est riche, c’est toujours par rapport à une échelle, fût-elle implicite, ou même oubliée. Une personne riche dans la France d’après guerre nous paraît pauvre aujourd’hui, etc. Dans la désignation « riche » et « pauvre », on sous-entend une quantité totale de richesse inégalement répartie. C’est parce que cette quantité est limitée ou rare qu’il y a égalité, ou inégalité. Si la quantité était infinie, le concept égal/inégal n’aurait pas de sens. Dans l’atmosphère abondante, « non mesurée », de la campagne, l’air qu’on respire n’est pas réparti à chaque individu : chacun y puise à volonté. Il n’y a répartition, donc égalité/inégalité, que s’il y a rareté. La grandeur de la richesse est donc incluse dans le concept même de richesse ; même chose pour la puissance. Il n’y a grandeur qu’à partir du moment où la pensée peut énoncer : « égal à », « plus grand que », « plus petit que ». Une grandeur déterminée suppose une grandeur totale à laquelle elle est implicitement rapportée ♦. Quand je dis : « j’ai respiré une grande quantité d’air », j’entends : /140/ par rapport à mon maximum de capacité respiratoire, et non par rapport à la quantité totale de l’atmosphère, ce qui n’aurait aucun sens : le rapport serait infiniment petit. Quand j’écrivais que « le pourcentage est le mode privilégié de représentation de la quantité » [1980, p. 371], en vérité, je me trompais : il n’y en a pas d’autre ♦♦. La quantité est, en soi, relation à un ensemble. Donc, le sens du mot richesse s’épuise dans son rapport à un ensemble, bien que nous ne sachions pas encore en quoi elle consiste physiquement. Dans le concept même de richesse réside le concept de valeur défini comme pure mesure de la richesse. Il n’y a pas d’un côté des choses qu’on appelle « richesses », et de l’autre une valeur-mesure de ces choses. Non. Il y a des tas de choses qui ne sont « richesses » que si, implicitement, on les compare à un ensemble de choses analogues. De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre richesse et valeur ; c’est pourquoi les économistes se sont si facilement laissés avoir par la conception substantielle.
Mais la valeur en soi n’existe pas plus que la grandeur en soi. « Grandeur » n’a de sens que quand on précise : « grandeur de tel objet », c’est-à-dire son rapport à un autre objet, ou à l’ensemble des objets du même genre ♦. Il en est de même pour la valeur « valeur » tout court n’a pas de sens, à moins de préciser : « valeur de telle marchandise » ♦♦, par quoi on mesure le rapport de cette marchandise à l’ensemble des marchandises considérées sous l’angle de leur valeur. Il en est de même de la puissance. Dire d’un pays qu’il est une « grande puissance » ne signifie rien d’autre que : il « peut » beaucoup par rapport à la moyenne, c’est-à-dire à l’ensemble de la puissance répartie entre les différents pays. En vérité, « puissance » est un concept vide ; il ne signifie rien d’autre qu’un pur rapport quantitatif à un ensemble. Dans le langage politique le plus chargé affectivement, le mot ultime, c’est « grandeur », un mot vide : la grandeur de la France fut le but ultime du général de Gaulle et des patriotes en général. Sous-entendu grandeur par rapport à la grandeur du monde, ou à la moyenne des grandeurs nationales. Même chose quand on dit que la France doit tenir son rang dans le monde. Quel rang ? Le quatrième ou le dixième dans l’échelle des grandeurs mondiales ♦♦♦.
Valeur ne contient rien de plus que le mot grandeur ♦ : une relation, une proportion. Il n’a de sens que dans un contexte sémantique où il est question de biens, services, marchandises, etc. A cette réserve près, il est aussi vide que lui, et il ne peut s’employer, dans le langage, qu’à sa place.
/141/ Une expression irrationnelle : la « mesure de la valeur ». — Si « valeur » est le nom donné à la mesure de la richesse ♦, parler de « mesure de la valeur » paraît plutôt bizarre. Étant elle-même une mesure, la valeur n’a pas de mesure, pas plus que la longueur n’a de longueur, ou la pesanteur de pesanteur. On peut mesurer la longueur d’un champ ou la valeur d’une marchandise, mais pas la longueur ou la valeur tout court. La « mesure de la valeur » est donc une expression irrationnelle. Quand on parle de « mesure de la valeur », sans s’en rendre compte on substantialise la valeur, on la confond avec la réalité dont elle est la mesure, à savoir la richesse.
Cette confusion n’est pas contingente : elle est constitutive de l’économie politique depuis Adam Smith. C’est d’ailleurs un expert en confusion : ayant déclaré que « le travail est la mesure réelle de la valeur », il parle dans la phrase suivante de « valeur du travail » ♦, autrement dit : la mesure de la mesure réelle de la mesure... de quoi ? De la richesse, sans doute ! [WN, I, 5.] En revanche, ce qui n’est pas irrationnel, c’est la détermination de l’unité de mesure, de l’étalon, du langage de cette unité. Le poids s’exprime en grammes, l’espace en mètres, etc. L’unité est généralement conventionnelle. Quelle est l’unité de la valeur ? Ce problème fut un vrai casse-tête pour les anciens, comme en témoigne les écrits de Petty, de Turgot et de Smith.
La comptabilité nationale ne se pose pas ces problèmes métaphysiques sur la nature de la valeur et son étalon. Elle appelle prix ce que nous venons d’appeler valeur et se borne à compter ou comptabiliser ( = enregistrer sous forme de comptes) les prix tels qu’ils s’inscrivent sur les documents sociaux, mercuriales, factures, comptabilités d’entreprises ou d’administrations, indices de prix, etc. Elle dispose d’une unité de compte propre à chaque monnaie, le franc, le dollar, etc. Autrefois, on mesurait en livres, une unité de compte elle-même mesurée par une unité de poids — car une nouvelle unité de mesure prend appui sur un autre système de mesure déjà existant. Ainsi le joule ou le kilogrammètre est la combinaison d’une unité de poids et d’une unité de longueur, etc. [je suis parfaitement d’accord] A l’âge classique, les économistes s’interrogent sur l’efficacité de la monnaie comme unité de compte. Ils constatent que cette monnaie a la forme d’une marchandise métallique et qu’elle est donc elle-même soumise à des fluctuations. D’où la recherche par Petty ou Smith d’un étalon immuable qu’ils croient trouver l’un dans la terre et le travail, l’autre dans le travail. Mais comme pour /142/ Smith la « valeur du travail » se trouve elle-même dans les biens de subsistance [le prix de revient de l’esclave salarié, le prix de ses moyens de subsistance], il est ramené à une autre unité et sa pensée se dilue, faute d’ancrage. L’habileté du travail est difficilement mesurable ; on pose que le travail qualifié est un multiple du travail supposé simple. Cette réduction étant faite, une unité de mesure s’impose : le temps de travail, objectivement divisible, calculable et négociable entre travailleurs et patrons. La mesure de la richesse par le temps de travail fait partie de la vie quotidienne : on parle de millions d’heures de travail perdues par grève, ou gagnées par une invention technique [ce qui n’a rien à voir avec le prix des moyens de subsistance de l’esclave salarié. Distinction parfaitement établie dans Le Capital]. Ici la mesure rejoint la réalité qu’elle mesure : la quantité de travail globale dont dispose une nation, et qu’elle dépense au cours d’une année de compte, mesure toute la richesse qu’elle crée au cours de cette année. C’est une ancienne intuition économique ; Petty fut le premier à vouloir faire du travail un instrument de mesure pour évaluer la richesse/puissance dans le cadre d’une comparaison européenne — c’était le but même de l’arithmétique politique. Mais ici se pose le problème aigu — le plus difficile de toute l’économie politique — de l’articulation entre le travail et l’utilité de la quantité de travail dépensé suffit-elle à mesurer la valeur d’une marchandise ? L’utilité de cette marchandise ne convient-elle pas ? Ce problème fut posé et, je crois, résolu par Turgot dans sa théorie de la « valeur estimative » (cf. p. 237). Valeur virtuelle, valeur actuelle. — Voici une autre idée qui trouvera son plein sens quand nous aborderons la découverte de Turgot ; mais je souhaite que le lecteur l’ait en tête d’ici là. La valeur, étant mesure de la richesse physique, mesure une certaine quantité d’objets existant dans l’espace à un moment du temps. S’agissant d’une marchandise, son évaluation se fait au moment de la vente, donc après qu’elle a été produite. Elle a été produite selon un calcul de probabilité : combien vaudra-t-elle au moment de la vente ? Elle porte en elle un certain coût, somme des valeurs des ingrédients — une certaine quantité de travail (vivant ou figé en biens de production) augmentée d’un profit moyen en vigueur au moment de sa fabrication. Une marchandise a donc deux valeurs la valeur calculée au moment de sa production ♦, et la valeur fixée effectivement au moment de la vente ♦♦.
J’appelle valeur virtuelle celle qui est calculée au moment de la production [pourquoi pas prix de revient ?], qu’on considère parfois (langage substantialiste) « incorporée » ou, comme dira Ricardo, « réalisée » ou « fixée » [en fait, il s’agit d’argent dépensé réellement pour la production de la marchandise, il n’y a rien de fixé ou de réalisé ou d’incorporé. Il y a seulement argent réellement dépensé] /143/ dans la marchandise ; et valeur actuelle celle qui est déterminée au moment de la vente [même remarque que ♦♦ ci-dessus], et qui est égale à son prix [en fait, il s’agit de deux prix : le prix escompté par le vendeur et le prix effectivement payé par l’acheteur]. (Je mets de côté pour l’instant la différence entre prix de marché et prix naturel, que nous examinerons p. 130.) Contrairement aux apparences, la valeur prétendument « réalisée » dans la marchandise est irréelle ; c’est une valeur escomptée [non pas « une valeur escomptée » mais un prix escompté (Cf. Pérette et le pot-au-lait)], c’est-à-dire comptée à l’avance comme probable [comme possible avec une certaine probabilité], c’est l’objet même du calcul économique ; c’est pourquoi je l’appelle « potentielle » ou « virtuelle ». Seule la valeur actuelle est réelle [elle n’est donc plus une valeur, un prix escompté], et elle n’a d’autre réalité que son prix [une valeur ne saurait avoir de prix puisqu’elle est publication d’un prix, représentation d’un échange possible]. Je justifierai ces affirmations par la suite. Faisons une comparaison avec... la puissance ♦, justement. Quand on parle de « puissance », on se représente un pur potentiel : « telle nation est puissante », c’est une grande puissance en ceci qu’on l’estime capable de vaincre les autres en cas de guerre déclarée. C’est tout le problème : la « puissance » d’une nation mesure ce qu’elle pourrait accomplir en cas d’affrontement, mais ce qu’elle accomplit en fait, réellement, est une tout autre affaire [oui on le voit en effet depuis trente ans !] : la puissance révèle ce qu’elle peut (c’est-à-dire ce qu’elle vaut) en tant que puissance actuelle, en acte, ici et maintenant [une puissance en acte n’est plus une puissance mais une contradiction dans les termes], dans l’action elle-même, et pas ailleurs, pas demain. La guerre est le moment de vérité des évaluations de puissance. Telle nation que l’on croyait puissante s’effondre sur le champ de bataille, comme la France en 1940.
Autre exemple. On a coutume de chiffrer la puissance relative des pièces d’échecs ; c’est une indication facilitant les calculs, notamment au moment où l’on accepte un échange de pièces. Mais ce que la pièce vaut réellement c’est la position qu’elle occupe ici et maintenant sur l’échiquier. Une tour clouée derrière une rangée de pions ne vaut rien ; elle ne vaut que potentiellement ; si on ne libère pas son champ d’action, elle n’aura jamais l’occasion de déployer sa puissance. Inversement, un pion, qui en théorie ne vaut pas grand-chose, peut valoir, dans une conjoncture précise, beaucoup plus que la reine elle-même. La valeur-travail de la marchandise n’a pas plus d’existence que la puissance d’une nation avant la bataille ou celle d’une pièce d’échecs avant l’engagement. La seule valeur existante, c’est la valeur actuelle ; ce n’est pas une chose, mais une pure relation. La vente est à la valeur ce que l’engagement est à la puissance [exact]. Voici une énigme philosophique : pourquoi, pour désigner la puissance, cette réalité si mystérieuse de la vie, utilise-t-on le substantif dérivé du verbe « pouvoir » en langue romane (latin potentiu), en anglais (may, might) ou en allemand (mögen, die Macht) ? [ Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur (XVIe XVIIIe siècles). La Découverte 1989-2002 ] |
Le rapport dans lequel s’échangent les produits du travail… est l’échange lui-même ! La valeur n’est que l’idée de ce rapport Selon Lebesgue, une grandeur est un nombre. Contrairement au prix, la valeur n’est pas un nombre mais l’idée d’un rapport. Or ce rapport n’est pas un nombre non plus. Ce rapport est un échange. La valeur est l’idée d’un échange, c’est à dire, selon Frege, le sens de la relation modale à deux places : « Il est possible d’échanger x de machin contre y de truc », x et y étant des grandeurs (c’est à dire des nombres), mais x n’étant une grandeur que pour les corps de la famille de machin et y n’étant une grandeur que pour les corps de la famille de truc. Cette expression dont la valeur est le sens se note généralement sur l’étiquette : « y francs / 1 litre » ou « y francs / 1 kilo » ce qui n’a pas peu contribué à la confusion entre valeur et proportion, entre valeur et rapport de deux nombres (il a fallu deux mille ans pour comprendre que le rapport de deux grandeurs est un nombre. De la théorie des proportions à la théorie des nombres réels, par Éliane Cousquer). Dans l’échange marchand, la famille de truc est toujours l’argent ou l’or ou ce qui en tient lieu. La valeur est donc le sens de l’expression complète : « Il est possible d’échanger x de machin contre y d’or », le prix, le nombre y, n’étant qu’une partie de l’expression tandis que la valeur est le sens de l’expression complète. Michel « prends l’oseille et tire toi » dirait : la valeur est publication de la possibilité d’un échange. L’or a le privilège d’être le pouvoir dans l’achat : c’est lui qui décide si la proposition d’échange sera effectuée, si l’échange aura lieu au prix proposé (sauf pendant les guerres où le vendeur a le pouvoir de vente dans le marché noir. Alors, l’argent supplie qu’on veuille bien l’accepter). Grâce à Lebesgue, je montre que le nombre prix est défini pour toutes les marchandises mais qu’il n’est pas une grandeur pour toutes les marchandises, il l’est seulement pour une seule : l’argent. Le nombre prix n’est une grandeur que pour l’argent, il ne l’est pas pour le boudin, même s’il est défini pour le boudin. Il est défini pour le boudin par une étiquette tandis qu’il est défini pour l’argent par une mesure. Lebesgue : « Ainsi, un nombre est ou non une grandeur suivant le corps auquel on l’attache ; il n’y a pas identité nécessaire entre la famille des corps pour lesquels il est défini et la famille de ceux pour qui il est une grandeur. » Par exemple, le nombre longueur du diamètre du boudin n’est pas une grandeur pour le boudin, mais est une grandeur pour la peau des boudins de la famille des boudins d’un mètre. Si le diamètre double, l’aire de la peau double. Étonnant, nan ? Je crois bien qu’avant de vous perdre dans des raisonnements échevelés sur la valeur et la mesure des grandeurs vous feriez bien de lire le petit livre de Lebesgue, petit livre destiné aux professeurs de lycée et qui ne comporte donc aucune difficulté. Tout le monde peut lire Bolzano, tout le monde peut lire Frege, tout le monde peut lire Lebesgue, du moins, en ce qui concerne Lebesgue, ce petit livre. Il est dommage que ni Turgot, ni Marx n’aient pu lire ce petit livre, ce qui leur aurait évité bien des erreurs. C’est d’ailleurs ce que je me suis dit en arrivant à la page 136 du livre de Fourquet, au chapitre « Valeur et richesse », Nature et mesure de la richesse. Je me suis dit : « Encore ! Il est temps de lire le professeur Lebesgue » car je suis à peu près aussi nul en maths que Turgot ou Marx l’étaient pour leur époque. Autrement dit : dans l’échange marchand, le seul rapport est l’échange lui-même [il n’y a pas d’ambiguïté en anglais qui dispose des quatre mots : relation, report, return, et ratio], il n’y a pas de rapport au sens de quotient (du latin quotiens : combien de fois), au sens de mesure. Les objets échangés sont mesurés, le boudin en mètres ou en kilogrammes, l’argent en onces ou en dollars (comme le canon après qu’il a tiré un coup qui met, pour se refroidir… un certains temps, ils sont nécessairement… d’une certaine quantité quand bien même auraient-t-ils été tirés au sort) ; mais l’échange marchand n’est pas une mesure, un rapport au sens de quotient, et l’expression « l’argent sert à mesurer la valeur » est dénuée de sens. C’est une pure sottise. Donc la valeur n’est pas une grandeur, une mesure, elle ne mesure rien, elle ne peut être elle-même mesurée. La valeur n’a pas de mesure. L’expression « mesure de la valeur » n’a pas de sens. Contrairement à ce que dit Turgot : « Le prix est toujours l’énonciation de la valeur », c’est exactement l’inverse qui a lieu : la valeur est toujours l’énonciation d’un prix, autrement dit, la proposition d’un échange. Fourquet se trompe sur ce point (page 239, Richesse et Puissance). La valeur est énonciation, la valeur est publication. La vente, ou l’achat, qui ne peuvent avoir lieu l’un sans l’autre, sont réalisation de la valeur, c’est à dire réalisation d’un échange jusqu’alors seulement existant en pensée. Meuh !
Voir : Marx lit Aristote et La lettre volée Turgot : Valeur et Monnaie (GF Flammarion) août 2006, alors, je n’avais pas encore lu Lebesgue. En relisant Turgot aujourd’hui, je vois que c’est plein de « mesure » et de charabia. Commentaire à venir. Ce qui est valable pour Fourquet est valable pour Turgot. |
Le hasard fait bien les choses, je tombe sur ce texte de Grothendieck :
Ce qui me satisfaisait le moins, dans nos livres de maths, c’était l’absence de toute définition sérieuse de la notion de longueur (d’une courbe), d’aire (d’une surface), de volume (d’un solide). Je me suis promis de combler cette lacune, dès que j’en aurais le loisir. J’y ai passé le plus clair de mon énergie entre 1945 et 1948, alors que j’étais étudiant à l’Université de Montpellier. Les cours à la Fac n’étaient pas faits pour me satisfaire. Sans me l’être jamais dit en clair, je devais avoir l’impression que les profs se bornaient à répéter leurs livres, tout comme mon premier prof de maths au lycée de Mende. Aussi je ne mettais les pieds à la Fac que de loin en loin, pour me tenir au courant du sempiternel « programme ». Les livres y suffisaient bien, au dit programme, mais il était bien clair aussi qu’ils ne répondaient nullement aux questions que je me posais. À vrai dire, ils ne les voyaient même pas, pas plus que mes livres de lycée ne les voyaient. Du moment qu’ils donnaient des recettes de calcul à tout venant, pour des longueurs, des aires et des volumes, à coups d’intégrales simples, doubles, triples (les dimensions supérieures à trois restant prudemment éludées), la question d’en donner une définition intrinsèque ne semblait pas se poser, pas plus pour mes professeurs que pour les auteurs des manuels. D’après l’expérience limitée qui était mienne alors, il pouvait bien sembler que j’étais le seul être au monde doué d’une curiosité pour les questions mathématiques. Telle était en tous cas ma conviction inexprimée, pendant ces années passées dans une solitude intellectuelle complète, et qui ne me pesait pas. À vrai dire, je crois que je n’ai jamais songé, pendant ce temps, à approfondir la question si oui ou non j’étais bien la seule personne au monde susceptible de s’intéresser à ce que je faisais. Mon énergie était suffisamment absorbée à tenir la gageure que je m’étais proposé : développer une théorie qui me satisfasse pleinement. Il n’y avait aucun doute en moi que je ne pourrai manquer d’y arriver, de trouver le fin mot des choses, pour peu seulement que je me donne la peine de les scruter, en mettant noir sur blanc ce qu’elles me disaient, au fur et à mesure. L’intuition du volume, disons, était irrécusable. Elle ne pouvait qu’être le reflet d’une réalité, élusive pour le moment, mais parfaitement fiable. C’est cette réalité qu’il s’agissait de saisir, tout simplement — un peu, peut-être, comme cette réalité magique de « la rime » avait été saisie, « comprise » un jour. En m’y mettant, à l’âge de dix-sept ans et frais émoulu du lycée, je croyais que ce serait l’affaire de quelques semaines. Je suis resté dessus pendant trois ans. J’ai trouvé même moyen, à force, de louper un examen, en fin de deuxième année de Fac — celui de trigonométrie sphérique (dans l’option « astronomie approfondie », sic), à cause d’une erreur idiote de calcul numérique. (Je n’ai jamais été bien fort en calcul, il faut dire, une fois sorti du lycée. . . ) C’est pour ça que j’ai dû rester encore une troisième année à Montpellier pour y terminer ma licence, au lieu d’aller à Paris tout de suite – le seul endroit, m’assurait-on, où j’aurais l’occasion de rencontrer les gens au courant de ce qui était considéré comme important, en maths. Mon informateur, Monsieur Soula, m’assurait aussi que les derniers problèmes qui s’étaient encore posés en maths avaient été résolus, il y avait vingt ou trente ans, par un dénommé Lebesgue. Il aurait développé justement (drôle de coïncidence, décidément !) une théorie de la mesure et de l’intégration, laquelle mettait un point final à la mathématique. Monsieur Soula, mon prof de « calcul diff », était un homme bienveillant et bien disposé à mon égard. Je ne crois pas qu’il m’ait convaincu pour autant. Il devait déjà y avoir en moi la prescience que la mathématique est une chose illimitée en étendue et en profondeur. La mer a-t-elle un « point final » ? Toujours est-il qu’à aucun moment je n’ai été effleuré par la pensée d’aller dénicher le livre de ce Lebesgue dont Monsieur Soula m’avait parlé, et qu’il n’a pas dû non plus jamais tenir entre les mains. Dans mon esprit, il n’y avait rien de commun entre ce que pouvait contenir un livre, et le travail que je faisais, à ma façon, pour satisfaire ma curiosité sur telles choses qui m’avaient intrigué. Récoltes et Semailles, §2.1. La magie des choses |
À quoi servent les économistes par André Orléan (Pour la science, 1999). →
Sur la réflectivité des êtres collectifs, cf. Y-a-t-il une différence entre un tout et une collection ?
68 000 signes